Sénèque, Médée

 

< Troisième acte : Scène I >

v. 380-430

 

 

Au fil du texte

 

 


 

< Nutrix, Medea pro palatio >

 

NVTRIX

380      Alumna, celerem quo rapis tectis pedem ?
            Resiste et iras comprime ac retine impetum.
382      Incerta qualis entheos gressus tulit
            cum iam recepto maenas insanit deo
            Pindi niualis uertice aut Nysae iugis,
385      talis recursat huc et huc motu effero,
            furoris ore signa lymphati gerens.
            Flammata facies ; spiritum ex alto citat,
            proclamat, oculos uberi fletu rigat,
            renidet : omnis specimen affectus capit.
390      Haeret ; minatur, aestuat, queritur, gemit.
            Quo pondus animi uerget ? ubi ponet minas ?
            ubi se iste fluctus franget ? Exundat furor.
            Non facile secum uersat aut medium scelus ;
            se uincet ; irae nouimus ueteris notas.
395      Magnum aliquid instat, efferum, immane, impium :
            uultum Furoris cerno. Di fallant metum !

 

MEDEA            

397      Si quaeris odio, misera, quem statuas modum,
398      imitare amorem. Regias egone ut faces
            inulta patiar ? Segnis hic ibit dies
400      tanto petitus ambitu, tanto datus ?
401      Dum terra caelum media libratum feret
            nitidusque certas mundus euoluet uices
            numerusque harenis derit et solem dies
            noctemque sequentur astra, dum siccas polus
405      uersabit Arctos, flumina in pontum cadent,
            numquam meus cessabit in poenas furor
            crescetque semper. Quae ferarum immanitas,
            quae Scylla, quae Charybdis Ausonium mare
            Siculumque sorbens quaeue anhelantem premens
410      Titana tantis Aetna feruebit minis ?
            Non rapidus amnis, non procellosum mare
            Pontusue Coro saeuus aut uis ignium
            adiuta flatu possit inhibere impetum
            irasque nostras : sternam et euertam omnia.
415      Timuit Creontem ac bella Thessalici ducis ?
            Amor timere neminem uerus potest.
            Sed cesserit coactus et dederit manus :
            adire certe et coniugem extremo alloqui
            sermone potuit.  Hoc quoque extimuit ferox ;
420      laxare certe tempus immitis fugae
421      genero licebat : liberis unus dies
422      datus est duobus. Non queror tempus breue :
            multum patebit. Faciet, hic faciet dies
            quod nullus umquam taceat : inuadam deos
425      et cuncta quatiam.

 

NVTRIX

                                                Recipe turbatum malis,
426      era, pectus, animum mitiga.

MEDEA

426                                           Sola est quies,
            mecum ruina cuncta si uideo obruta :
428      mecum omnia abeant. Trahere, cum pereas, libet.

NVTRIX

            Quam multa sint timenda, si perstas, uide :
430      nemo potentes aggredi tutus potest.

 


v. 382 sq : Médée ignore l’apostrophe de la nourrice. A parte, la nourrice donne alors un portrait de sa maîtresse en fureur, dont on retrouve un écho dans un chant du chœur aux vers 849 et suivants (cfr. aussi le portrait que fait la nourrice de Déjanire possédée par la jalousie et la passion, dans HO, 233 sq). Ce type de portrait donne à l’écrivain l’occasion d’un morceau rhétorique de bravoure, mais, en même temps, il permet à Sénèque de mettre en scène les ravages d’une pathologie extrême à laquelle il s’est intéressé dans son dialogue De ira. Les signes extérieurs de cette pathologie montrent que celui qui est possédé par la colère présente réellement les traits d’un dément : voir SEN., dial. III (= de ira, I), 1, 4 : flagrant ac micant oculi, multus ore toto rubor exaestuante ab imis praecordiis sanguine, labra quatiuntur, dentes comprimantur, horrent ac surriguntur capilli, spiritus coactus ac stridens, articulorum se ipsos torquentium sonus, gemitus mugitusque et parum explanatis uocibus sermo praeruptus et complosae saepius manus et pulsata humus pedibus et totum concitum corpus " magnasque irae minas agens ", foeda uisu et horrenda facies deprauantium se atque intumescentium (cfr. epist. XVIII, 14-15). Ici, la métaphore file le portrait d’une ménade furieuse, agitée, vacillante, en proie à des élans contradictoires telle une vague ou un flot déchaînés. Ce compte rendu très visuel et haletant des mouvements de Médée est un argument qui a été avancé pour soutenir l’hypothèse d’une récitation des tragédies de Sénèque : si ce théâtre avait été réellement représenté, un tel discours n’aurait pas été nécessaire, puisque les délires du personnage auraient pu être mis en scène et être vus de tous, sans qu’il fût nécessaire de les décrire longuement.

incerta : cette instabilité de la démarche est une attitude récurrente chez Médée (voir v. 123).

Pindus, i : m. Pinde, chaîne montagneuse située aux confins de la Thessalie et de l’Épire. L’un des sommets était consacré à Apollon et aux Muses. En Oed., 435, Sénèque localise cette montagne par erreur en Thrace et y situe également les célébrations des mystères bacchiques.

Nysa, ae : f. Nysa, montagne, ville ou pays consacrés à Bacchus ; le lieu exact en est inconnu : on l’a situé en Thessalie, en Inde, en Éthiopie, ou en Afrique : c’est le pays où Zeus a transporté son fils adultérin Dionysos-Bacchus pour le protéger contre la jalousie d’Héra et y être nourri par les nymphes qui deviendront la constellation des Hyades ; l’enfant y a été transformé en chevreau pour ne pas être reconnu. Ce pays, où le dieu aurait inventé le vin, a donné une étymologie approximative du nom de Dionysos. Nyseus est ensuite devenu un des noms du dieu. Des sommets du Pinde à ceux de Nysa réunis dans le même vers, d'Apollon à Bacchus, la nourrice évoque, en même temps, les deux divinités dont l'inspiration suscite les manifestations les plus spectaculaires chez leurs prêtresses.

se uincet : le crime auquel songe Médée l’emportera sur tous ses forfaits antérieurs ; cfr. 49-50 ; 422-425; 904 sq.

uultum Furoris : cfr. 386, 392 : Médée apparaît comme une incarnation de la Fureur ; elle est une Furie.

v. 397-398 : toute l’outrance de Médée s’exprime dans ces deux vers : la mesure de sa haine sera celle de son amour pour Jason, comme le chœur le confirmera plus loin : Frenare nescit iras/ Medea, non amores (866-867). On observera le rejet allitérant imitar(e) amorem.

inulta patiar : rejet expressif qui souligne les deux attitudes insupportables à Médée : l’absence de vengeance et la résignation.

dies : il s’agit, bien sûr, du délai d’un jour que Médée vient d’obtenir de Créon au prix de ses " manœuvres " (ambitus) de suppliante. Elle se convainc ici de ne pas passer ce jour dans l’oisiveté ; elle le consacrera entièrement à sa vengeance.

v. 400 : l'allitération massive des dentales semble traduire le trépignement de Médée.

v. 401 sq : aussi longtemps que perdurera l’ordre naturel des choses et des mouvements du monde, la passion de Médée n’aura de cesse de se réaliser. L’expression de la durée par l’évocation des lois immuables de l’ordre cosmique est usuelle : voir e.g ; Oed., 503 sq ; VERG., Aen. I, 607 sq.

solem… astra : la construction de ces deux hémistiches présente un chiasme dans les fonctions syntaxiques des mots lexicalement apparentés : les astres, aux deux extrémités, sont respectivement COD (solem) et sujet (astra) de sequentur ; au centre et au passage du vers, le jour (dies) est sujet et la nuit (noctemque) est COD du même verbe.

terra…media : allusion à la conception géocentrique de l’univers qui fait de la terre le centre du monde, donnant l’impression de porter sur elle la voûte céleste.

siccas…Arctos : les Ourses, effectivement, ne se couchent jamais, et restent donc toujours " au sec " au-dessus de la mer. Voir déjà HOM., Il. XVIII, 489 ; Od. V, 275.

numquam…crescetque semper : on observera la mise en évidence des deux adverbes au début et à la fin de la proposition, et le rejet expressif qui souligne l’infinie démesure du personnage.

Scylla, ae : cfr. v. 350.

Charybdis, is : f. monstre marin femelle associé à Scylla dans le détroit de Messine et qui engloutit les bateaux. Circé donne une longue description de ces deux monstres en HOM., Od. XII, 73-126 ; voir aussi VERG., Aen. III, 420-432. Charybde était fille de la Terre et de Poséidon. Pour la punir d’avoir dévoré des animaux volés aux troupeaux de Géryon ramenés par Hercule, Zeus la précipita dans la mer, où elle continue de manifester une extrême voracité : trois fois par jour, elle absorbe une grande quantité d’eau de mer, attirant dans son gosier tout ce qui flotte, dont les bateaux qui s’aventurent dans le détroit, puis elle rejette l’eau en un immense tourbillon.

Ausonium : la leçon Ionium de A, géographiquement plus précise, ressemble à une correction savante. Elle pose, en effet, des difficultés métriques, en impliquant un quatrième pied anapestique, dont je ne connais pas d'autre exemple chez Sénèque, et un cinquième pied iambique, tout à fait exceptionnel ; même en pratiquant une synizèse longue /Io/ au quatrième pied, on ne résout pas l'irrégularité du cinquième pied.

Titana : (acc. grec de Titan) cfr. v. 5.

Aetna, ae : f. avant d’être le volcan sicilien qui domine la ville de Catane, Aetna était une nymphe, fille d’Ouranos et de Gè. La fumée des volcans provient de l’haleine enflammée des géants foudroyés et retenus prisonniers sous la Terre en punition de leur révolte contre les Olympiens ; celle de l’Etna, en particulier, est la respiration monstrueuse du géant Typhée, selon certaines versions, ou Encélade, selon d’autres, dont Virgile donne une description haute en couleurs en Aen. III, 570-587 (cfr. HO, 1157 sq).

nostras : juxtaposition, dans le même vers, des premières personnes du pluriel et du singulier pour désigner Médée. Par ailleurs, dès les premiers vers de son monologue, Médée s'était adressée à elle-même à la deuxième personne du singulier (v. 397-398). On retrouve ici ce dédoublement si caractéristique du personnage, toujours écartelé entre ses sentiments, contradictoires et paroxystiques, d'amour et de haine : comme Médée le rappelle précisément au début de ce passage, pour connaître la mesure de sa haine, il lui suffit de prendre celle de son amour. Nonobstant des raisons purement métriques, nostras pourrait rassembler ici les deux " rages ", amoureuse et haineuse, de la double Médée, qu'aucune force naturelle ne pourra jamais arrêter, alors que la puissance reconquise du personnage réunifié et égotiste (sternam/ euertam) entreprendra de mettre à bas l'univers qui lui faisait obstacle. Dans le même temps, la double élision de la désinence de la première personne du singulier renforce le sentiment d'instabilité du personnage qui ne maîtrise pas les débordements de son exaltation.

timuit : sc. Iason. Comme quand elle parlait à Créon, Médée n’éprouve pas le besoin de citer le nom de celui qui hante ses pensées. Le débat intérieur de Médée contre Jason sous la forme d’un soliloque rappelle celui des v. 137 sq, mais son ressentiment est ici beaucoup plus marqué : contrairement au début de la pièce, où Médée tentait encore de décharger Jason de sa responsabilité, elle ne lui reconnaît ici plus aucune excuse.

bella : métonymie pour désigner les armées.

Thessalici ducis : sc. Acaste.

coactus : contraint d’épouser Créuse comme condition de sa sécurité : cfr. EVR., Med., 586-587.

adire…alloqui : le vers est entouré de deux infinitifs composés du préverbe ad- : ce qui importe avant tout à Médée, c’est que Jason soit près d’elle, " à côté d'elle ".

extimuit ferox : juxtaposition ironique et oxymorique qui souligne la lâcheté du personnage fanfaron incapable de commettre le moindre écart par rapport à l’ordre royal.

v. 421-422 : avant de se résigner à la brièveté du délai qui lui est accordé, Médée regrette que Jason n’ait pas trouvé le moyen de retarder le moment de son exil : on ne lui a accordé qu’un seul jour pour dire adieu à ses deux enfants, où Médée oppose les ordinaux unus et duobus. Nonobstant cette lecture au premier degré, ces deux vers cachent mal l’ambiguïté de l’attitude de Médée par rapport à ses enfants à ce moment de la pièce : comme précédemment aux v. 23 sq et aux v. 37-40, le spectateur, qui connaît l’issue de la pièce, ne peut pas ne pas comprendre dans ces vers une annonce voilée de l’infanticide, mais rien ne permet non plus d’affirmer que cette intention est clairement présente à l’esprit de Médée avant les v. 549-550 où l’héroïne, pour la première fois, envisage la possibilité d’une vengeance sur les enfants. Ici, malgré les vers inquiétants qui suivent, les projets de vengeance qui s’installent dans le cœur de Médée restent diffus, sans qu’elle en explicite pour l’instant les modalités précises. Cfr. SEN., dial. VI (= consolatio ad Marciam), 14, 2 : quis minus potest quam unum diem duobus filiis dare ?, qui évoque le chagrin d’un jour de L. Bibulus à la mort de ses deux fils.

genero : après que Créon a, pour la première fois, parlé de son " gendre " au v. 184, Médée reprend le terme au v. 240, ici, et au v. 460, avec ironie et mépris, mais sans pour autant renoncer à son statut d’épouse qu’elle vient de rappeler au v. 418. " En tant que gendre du roi, Jason aurait pu montrer un peu plus d’élégance à l’égard de son ancienne épouse, d’autant plus que son nouvel état assure désormais sa sécurité. "

multum patebit : reprise par Médée d’une expression stoïcienne employée par ailleurs par Sénèque pour dire que, contrairement à la pensée commune, le temps de vie est largement suffisant, " s’étend fort loin " pour le sage qui sait en user correctement : cfr. dial. X (= breu. uit.), 1, 4 : aetas nostra bene disponenti multum patet ; 15, 5 : sapientis ergo multum patet uita… Longam illi uitam facit omnium temporum in unum collatio (" La réunion de tous ses moments en un seul rend pour lui la vie longue ").

inuadam deos : " en mettant en œuvre toutes les ressources de ma magie qui horrifiera les dieux " : cfr. v. 271, 673-674. Les pouvoirs de Médée sont tels qu’elle peut attaquer et faire fuir les divinités. Ces annonces éclairent peut-être les deux derniers vers de la tragédie où Jason crie à Médée l’absence des dieux dans l’univers qu’elle rejoint : Médée est aussi un personnage stoïcien dans l’extrême solitude dont elle s’entoure ; tout entière livrée à sa rage et à sa vengeance, les hommes et les dieux s’éloignent d’elle, car elle domine la fortune et le destin dans cette autosuffisance orgueilleuse et volontariste si caractéristique de l’éthique stoïcienne. Contrairement à Jason, à Créon et au chœur, Médée ne craint rien : ni les puissants de ce monde, ni ceux du monde divin, ni le pouvoir des hommes, ni celui des dieux.

v. 425-426 : cfr. Phae., 733, où la nourrice de Phèdre lui donne un conseil semblable : recipe iam sensus, era.

v. 426-428 : cette sententia apparaît sous plusieurs formes en plusieurs endroits chez Sénèque et devait être un lieu commun dans les exercices de rhétorique : voir SEN. RH., contr. IX, 6, 2 : morientibus gratissimum est commori ; SEN., Ag., 202 : mors misera non est commori cum quo uelis ; HO, 350 : felix iacet quicumque quos odit premit ; NQ VI, 2, 9 : si cadendum est cadam orbe concusso… quia ingens mortis solatium est terram quoque uidere mortalem ; (cfr. des pensées analogues en dial. III [= de ira I], 1, 1 ; de clem. II, 2, 2 ; LVCAN., VII, 654-655). Médée reste ici fidèle à la psychologie stoïcienne de Sénèque : contrairement à la femme qui, chez Ovide, recherchait dans sa féminité blessée, le motif de sa vengeance, le personnage de Sénèque rejette toute revendication de faiblesse, toute forme de sensiblerie. Médée ne songe qu’à la perte du monde entier et tient ici des propos outranciers dont elle bannit toute sensibilité pour affirmer, à travers un lieu commun rhétorique, la violence de sa détermination : chez Sénèque, Médée n’est pas le paradigme de la femme abandonnée, mais bien celui de la vengeance. Créon l’avait bien compris quand il redoutait chez Médée, en termes très durs, " une méchanceté toute féminine " associée à " une force toute virile " (v. 267-268).

mecum…mecum : mise en évidence à l’intonation de chaque vers, qui souligne, une fois de plus, l'égotisme du personnage : Médée ramène tout l’univers à elle-même ; elle le convoque à sa propre ruine.

 

Responsable académique : Paul-Augustin Deproost
Analyse : Jean Schumacher
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Dernière mise à jour : 10 décembre 2108