Sénèque, Médée

 

< Deuxième acte : Scène I >

v. 116-178

 

 

Au fil du texte

 


 

 

< Medea, nutrix pro domo >

 

MEDEA (= M)

 

116      Occidimus : aures pepulit hymenaeus meas.
117      Vix ipsa tantum, uix adhuc credo malum.
            Hoc facere Iason potuit, erepto patre
            patria atque regno sedibus solam exteris
120      deserere durus ? Merita contempsit mea
121      qui scelere flammas uiderat uinci et mare ?
            Adeone credit omne consumptum nefas ?
123      Incerta, uaecors, mente uaesana feror
            partes in omnes ; unde me ulcisci queam ?
125      Vtinam esset illi frater ! Est coniunx : in hanc
            ferrum exigatur. Hoc meis satis est malis ?
            Si quod Pelasgae, si quod urbes barbarae
            nouere facinus quod tuae ignorent manus,
            nunc est parandum. Scelera te hortentur tua
130      et cuncta redeant : inclitum regni decus
131      raptum et nefandae uirginis paruus comes
            diuisus ense, funus ingestum patri
            sparsumque ponto corpus et Peliae senis
            decocta aeno membra ; funestum impie
135      quam saepe fudi sanguinem et nullum scelus
            irata feci : saeuit infelix amor.
137      Quid tamen Iason potuit, alieni arbitri
            iurisque factus ? Debuit ferro obuium
            offerre pectus : – melius, a melius, dolor
140      furiose, loquere. Si potest, uiuat meus,
            ut fuit Iason ; si minus, uiuat tamen
142      memorque nostri muneri parcat meo.
143      Culpa est Creontis tota, qui sceptro impotens
            coniugia soluit quique genetricem abstrahit
145      (g)natis et arto pignore astrictam fidem
            dirimit : petatur solus hic, poenas luat
            quas debet. Alto cinere cumulabo domum ;
            uidebit atrum uerticem flammis agi
            Malea longas nauibus flectens moras.

 

NVTRIX (= N)

 

150      Sile, obsecro, questusque secreto abditos
            manda dolori. Grauia quisquis uulnera
            patiente et aequo mutus animo pertulit,
            referre potuit : ira quae tegitur nocet ;
            professa perdunt odia uindictae locum.

M
155      Leuis est dolor qui capere consilium potest
            et clepere sese : magna non latitant mala.
157      Libet ire contra.
N                                 Siste furialem impetum,
            alumna : uix te tacita defendit quies.
M
       Fortuna fortes metuit, ignauos premit.
N
160  Tunc est probanda, si locum uirtus habet.
M        Numquam potest non esse uirtuti locus.
N
        Spes nulla rebus monstrat adflictis uiam.
M
        Qui nil potest sperare, desperet nihil.
N         Abiere Colchi, coniugis nulla est fides
165      nihilque superest opibus e tantis tibi.
M
        Medea superest, hic mare et terras uides
            ferrumque et ignes et deos et fulmina.
N         Rex est timendus.
M                                    Rex meus fuerat pater.
N
        Non metuis arma ?
M                                    Sint licet terra edita.
N
170   Moriere.
M                     Cupio.
N
                                Profuge.
M                                             Paenituit fugae.
N         Medea…
M                        Fiam.
N                                  Mater es.
M                                                  Cui sim uides.
N172   Profugere dubitas ?
M
                                      Fugiam, at ulciscar prius.
N
173   Vindex sequetur.
M                                   Forsan inueniam moras.
N         Compesce uerba, parce iam, demens, minis
175      animosque minue : tempori aptari decet.

MEDEA

176      Fortuna opes auferre, non animum potest ;
177      sed cuius ictu regius cardo strepit ?
            Ipse est Pelasgo tumidus imperio Creo.

 

 


 

occidimus…meas : même s’il n’a rien d’exceptionnel pour désigner une première personne du singulier, le pluriel de occidimus mérite d’être observé ici, en relation avec le possessif meas et le ipsa credo du vers suivant, qui semblent exclure l’interprétation comme " pluriel de majesté ". Comme on l’a déjà observé dans le prologue, Médée souffre parfois d’une sorte de dédoublement de la personnalité qui l’amène à distinguer " je " de son " animus " ; en l’occurrence, " je " (= ipsa) ne parvient pas à croire ce que ses oreilles (aures meas) ont entendu. Le pluriel semble indiquer que c’est Médée tout entière, " corps et âme ", qui meurt au bruit de l’hyménée.

v. 117 : le discours même de Médée montre à quel point elle est ébranlée : l’ordre syntaxique éclaté isole en tête de vers les mots de son désarroi : en séparant tantum et malum, Médée souligne d’abord l’immensité du mal qui l’atteint ; ipsa, qui est apposé au sujet de credo, s’oppose à aures du v. précédent : les oreilles ont entendu physiquement, mais Médée " elle-même ", son cœur, son esprit n’osent pas y croire ; répétition de l’adverbe uix qui ponctue l'incroyable vérité en tête de chaque hémistiche, avant la chute désolée du vers sur l’évidence du malheur. Le souvenir d’Ovide est très présent dans ces premiers vers : cfr. OV., epist. XII, 137-138 : ut subito nostras Hymen cantatus ad aures/ uenit… (141) pertimui nec adhuc tantum scelus esse putabam.

erepto… : Médée semble oublier que si Jason l’a effectivement enlevée à son père, sa patrie et son royaume, c’est, en réalité, avec son consentement et sa collaboration. Voir OV., epist. XII, 109 : Proditus est genitor, regnum patriamque reliqui ; 161 : deseror amissis regno patriaque domoque, où Médée évoquait déjà ce triple renoncement familial, géographique et dynastique.

solam…durus : la versification est expressive : Médée isole à la fin du vers 119 les deux adjectifs qui soulignent son éloignement radical, solam exteris, aussitôt confirmé par le rejet du v. 120, deserere durus, scandé par l’allitération initiale du [d] et interne du [r]. D’erepto à deserere, c’est toute l’histoire tragique de l’isolement absolu de Médée, désormais privée de tout ; durus retentit alors comme un reproche de mauvais augure.

v. 121 : les " flammes " sont celles du souffle des taureaux d’Héphaïstos dont Jason a pu éviter les brûlures grâce aux onguents magiques de Médée (v. 466), celles aussi, sans doute, du dragon qui protégeait la Toison d’or et que Jason a pu endormir grâce à une herbe magique. Pour la " mer ", Médée pense sans doute à la façon dont elle a échappé à son père Aeétès en répandant sur les flots les membres disloqués de son jeune frère. Le scelus qui est mis en évidence au début du vers ne porte, en réalité, que sur cette deuxième " victoire " sur la mer.

nefas : est un des mots-clés du personnage de Médée (voir nefandae au v. 131). Il est vrai que Médée n’a pas épuisé toutes les ressources de son nefas : elle reconnaîtra plus tard que son infanticide est un dirum nefas (v. 931), qui, en tant que tel, l’exclut du monde des hommes.

v. 123 : contrairement à la pièce d’Euripide, la Médée de Sénèque manifeste consciemment, dès le début de la tragédie, des transports furieux et déments qui se traduisent, notamment, par une démarche mal assurée (incerta), à l’image d’une ménade possédée par le dieu, selon l’image même qu’utiliseront bientôt la nourrice, le chœur et Médée elle-même (v. 382 sq, v. 675, 738, 805 sq, 849 sq, 862 sq). Sénèque s’est peut-être inspiré du portrait de la Médée d’Ovide tel qu’on peut l’entrevoir dans le vers conservé par Sénèque le Rhéteur (suas. III, 7) : feror huc illuc ut plena deo.

Vtinam esset illi frater ! : sc. " pour que je puisse me venger de Jason en réservant à son frère le même traitement que j’ai réservé à mon propre frère Absyrte ".

ferrum exigatur : Médée utilisera la même formule au v. 1006 au moment où elle s’apprêtera à tuer son deuxième enfant devant les yeux de Jason.

Hoc meis satis est malis : interrogation rhétorique qui induit un discours délibératif dans les vers suivants, où Médée s’exhorte à la deuxième personne (tuae, te, tua) puis à la troisième personne (uirginis nefandae). Cfr. v. 41: si uiuis, anime,…

Pelasgae  ( Pelasgo : v. 178) : (Pelasgus, a, um) la Pélasgie est l’ancien nom du Péloponnèse ; c’est aussi le nom d’une partie de la Thessalie habitée par les Pélasges, tribu préhellénique d’origine incertaine, ou encore le nom de Lesbos. Les Pélasges désignent des peuples variés établis dans la Thessalie, la Carie, l’Étrurie ou le Latium. Pelasgus est dès lors devenu un adjectif poétique pour signifier " grec ".

urbes barbarae : Médée oppose ici les " villes grecques " et les " villes barbares ", c’est-à-dire " non grecques ". Barbarus n’a pas ici le sens de " sauvage ". Elle pense sans doute à sa propre patrie.

scelera : sont énumérés du v. 130 au v. 134 : enlèvement de la Toison d’or, assassinat d’Absyrte, assassinat de Pélias, tous crimes que Médée a commis au nom de son " amour malheureux " pour Jason (v. 136). La mort de son jeune frère est le crime qu’elle rappelle avec le plus d’insistance et, sans doute, d’émotion (v. 131-133).

cuncta redeant : = " qu’ils me reviennent à la mémoire et qu’ils recommencent ".

inclitum regni decus : i.e. la Toison d’or.

v. 131 : d’autres versions rapportent qu’Absyrte a été tué par Jason, alors qu’il poursuivait les deux amants en fuite (APOLL. RH., Arg. IV, 303 sq ; HYG., fab., 23) ; ou encore que Médée a tué son frère dans le palais d’Aeétès (EVR., Med., 1334). Sénèque ne nomme jamais Absyrte. Cicéron (nat. deor. III, 48) rapporte que Pacuvius l’appelait Aegialeus (comme Diodore de Sicile en IV, 45). Chez Sénèque, le meurtre d’Absyrte, plus que tout autre forfait, pèse sur la conscience de Médée, à l’inverse d’Euripide, chez qui Médée ne fait aucune allusion elle-même à l’assassinat de son jeune frère : l’adjectif paruus souligne l’émotion de Médée au souvenir de ce crime dont elle se rappelle avec obsession tous les détails sordides.

Peliae…membra : la mort de l’usurpateur Pélias dans le chaudron de jouvence appartient au fonds ancien et commun de la légende de Médée (voir e.g. PIND., Pyth. IV, 250 ; OV., epist. XII, 129-130 ; met. VII, 297 sq). La façon dont Médée a gagné la confiance des filles de Pélias varie selon les versions :

• la légende commune rapporte qu’elle a d’abord rajeuni Éson, le père de Jason ;

• une variante plus rationnelle apparaît chez Diodore de Sicile (IV, 51-52) : alors qu’Éson est déjà mort, Médée se déguise en vieille femme et redevient jeune devant les filles ; elle fait ensuite bouillir un bélier dans la marmite pour le rajeunir, mais l’auteur dit explicitement que l’animal qui en sort rajeuni est en réalité un mannequin.

funestum impie : mis en évidence en contre-rejet.

irata…amor : le vers est entouré des deux mots qui traduisent l’écartèlement de Médée entre ces deux passions, la colère et l’amour. Cfr. 397-398 ; 866 sq ; et le célèbre distique de Catulle, carm. LXXXV : Odi et amo…

saeuit : ce verbe a étonné les éditeurs qui l’ont corrigé inutilement : suasit (Peiper) ; mouit (Leo). Cfr. VERG., Aen. IV, 532 : saeuit amor. L’emploi du présent (/i/ bref) souligne l’actualité de la passion de Médée pour Jason : tous ces crimes, elle les a commis par amour pour Jason, et ceux qu’elle commettra, ce sera toujours à cause de cet amour, certes déçu.

v. 137 : après avoir prononcé le mot amor, Médée revient à des sentiments moins agressifs à l’égard de Jason : du v. 137 au v. 142, elle est partagée entre le désir d’excuser Jason et la déception de ne pas l’avoir vu résister à Créon ; et pourtant, elle lui souhaite, non sans une certaine tendresse désespérée, de vivre, même si ce n’est pas avec elle. Elle rejette ensuite sur Créon toute la responsabilité de la trahison de son amant et toute la rancœur qu’elle en éprouve, menaçant le tyran d’un châtiment extrême. Cette tendresse de Médée pour Jason ne se trouve pas dans la pièce d’Euripide ; Sénèque la doit certainement à Ovide, chez qui Médée exprime clairement son amour pour Jason en epist. XII, 185 sq. Les hésitations de Médée entre ses sentiments contradictoires ressortissent au genre rhétorique du discours délibératif.

melius, a melius, dolor : cfr. 930 : melius, a demens furor. Nouvelle apostrophe de Médée à une partie d’elle-même, sa propre souffrance, comme en un dédoublement d’une personnalité fondamentalement écartelée entre des sentiments contradictoires. Le cri de Médée culmine sur l'ictus qui frappe l'interjection, elle-même entourée du même adverbe melius frappé d'un ictus inversé : mélius á meliús.

uiuat meus : après le trépignement des syllabes brèves au début du vers, les deux derniers pieds marquent un tendre souhait qui contraste avec celui du v. 20, où Médée souhaitait aussi à Jason de vivre, mais pour un exil sans fin. Le possessif meus est mis en évidence à la fin du vers, et appelle le meo, deux vers plus loin à la même place ; entre temps, Médée a renouvelé le subj. uiuat, entre les deux vers, au même cinquième pied, et l’adverbe tamen traduit toute la tendresse résiduelle qui habite encore le cœur blessé de cette femme ; de même, les deux conditionnelles si potest, si minus, placées sous le même crétique au même endroit du vers, laissent ouvertes à Jason toutes les alternatives pour renouer avec Médée, pourvu qu’il montre ce soupçon de complicité qu’est en droit d’attendre son ancienne épouse.

v. 142 : le sens de ce vers n’est pas transparent. Au lieu de muneri (A), le manuscrit E note muneris, ce qui en fait un génitif complément de memor, et nostri deviendrait alors un déterminant possessif de muneris ; fort de cette variante, G. Richter (Teubner, 1902) a corrigé meo en mihi, qui serait le D. complément de parcat, et L. Herrmann (Budé, 1961) y a ajouté la jolie conjecture pereat pour parcat : " sinon, qu’il vive quand même et que, gardant le souvenir de nos bienfaits, il ne soit perdu que pour moi seule ". Nonobstant l’ingéniosité de ces corrections, ce choix me paraît peu satisfaisant car il implique que nostri (muneris) et mihi renvoient à la même personne, à savoir Médée, qui passerait ainsi de la première personne du pluriel à la première du singulier en l’espace d’un hémistiche, et le dédoublement du personnage perceptible au v. 116 ne se justifie plus ici. Je pense, au contraire, que Médée joue ici sur les personnes du pluriel et du singulier, pour inviter d’abord Jason à se souvenir du passé qui les a réunis, elle et lui (memor nostri), et pour lui demander ensuite de protéger le cadeau de la vie, qu’elle lui a fait en le sauvant de Colchide, et qui a été comme sa contribution à leur union, selon le mot d’Ovide, en epist. XII, 203 : dos mea tu sospes : " Ma dot c’est ton salut " ; le fait même de vivre, Jason le doit à Médée qui l’a protégé, et en vivant il rend hommage au cadeau de son épouse, mais Médée lui demande de préserver ce cadeau en gardant au moins le souvenir de leur union passée et en n’oubliant pas qu’il lui en est redevable. Voir aussi OV., epist. XII, 205-206 : Quod uiuis, quod habes nuptam socerumque potentis,/ hoc ipsum, ingratus quod potes esse, meum est (" Que tu vives, que tu aies une épouse et un beau-père puissants, même que tu puisses être ingrat, c’est mon ouvrage ").

coniugia…(g)natis…dirimit : ces trois mots sont mis en évidence en tête de vers, soulignant, en une lecture verticale, l’enjeu latent du conflit qui oppose Médée à Créon : " il rompt les liens du mariage par les enfants ", comme si Médée annonçait d’une façon cryptée que Créon est au départ du cataclysme criminel imminent : Créon a, bien sûr, brisé le mariage de Médée en imposant à Jason d’épouser Créuse, mais, plus fondamentalement, c’est le meurtre des enfants qui consommera définitivement la rupture de cette union, et Créon en est la cause. Parallèlement, les derniers mots des vers 143-145 impotens abstrahit fidem autorisent une autre lecture verticale : elle souligne la tyrannie destructrice de Créon, qui, " dans sa violence, a éloigné le lien de fidélité conjugale " entre Jason et Médée.

genetricem abstrahit gnatis : il s’agit ou bien d’une considération générale, où Médée considère que le remariage de Jason va la priver de ses propres enfants, ou bien d’une anticipation prophétique de son état de mère exilée : Médée ne sait pas encore qu’elle sera bannie (v. 190) et contrainte d’abandonner ses enfants (v. 284), ou bien encore d'une anticipation prophétique de son état de mère criminelle, Créon étant la cause ultime du meurtre des enfants. Chez Euripide, à l’inverse, Créon ordonne à Médée d’emmener ses enfants dans son exil (v. 272-273).

v. 143-147 : Médée parle en femme romaine, inspirée par une morale à caractère très juridique : la faute de Créon est aussi une faute contre le droit conjugal (soluit coniugia ; arto pignore…dirimit), et elle ne peut pas rester impunie : il faut que Créon paie ce qu'il doit (poenas luat/ quas debet). Il y a peut-être un jeu de mots sur soluit (v. 144) / luat (v. 146), qui répond aussi à dirimit au début du vers : la faute de Créon est d’avoir " dénoué " les liens de fidélité les plus étroits ; à lui de " dénouer " maintenant sa dette.

alto cinere cumulabo domum : voir 885 sq ; chez Euripide, Médée songe un instant à brûler le palais de Créon (v. 378), mais renonce finalement à ce forfait.

atrum uerticem flammis agi : " le noir sommet du palais dévasté par les flammes " ou, plus probablement, " un tourbillon noir projeté par les flammes ".

Malea (U – U) : Malée (promontoire qui se trouve à l’extrême pointe sud-est du Péloponnèse) : cfr. LVCAN., VI, 58 : et ratibus longae flexus donare Maleae (" épargner aux vaisseaux les longs détours de Malée "). On apercevra les flammes du palais en feu à travers tout le Péloponnèse, de Corinthe au cap Malée, tout au bout de la Laconie. Alors qu’Euripide évoquait seulement le feu comme l’un des modes possibles de la vengeance (v. 378), et que les Métamorphoses d’Ovide mentionnaient à peine l’incendie du palais (met. VII, 395), Sénèque suggère un incendie de la ville, un embrasement total tel qu’on pourra en voir les flammes depuis le cap Malée ; aux v. 885-887, le messager annonce l’incendie du palais et les menaces du feu sur la ville. Ce détail a été versé au dossier du problème de la datation de la pièce, dont on a suggéré qu’elle devait être voisine du grand incendie de Rome en 64 (voir Arcellaschi, p. 329-345, surtout p. 342-343).

nutrix : l’arrivée de la nourrice sur scène n’a pas été annoncée. Tous les manuscrits signalent sa présence en tête de la scène, juste avant le v. 116 ; on peut effectivement imaginer qu’elle est entrée sur la scène au bruit de la procession nuptiale et qu’elle écoute avec une crainte croissante le monologue enflammé de Médée. Elle y réagit en demandant d’abord à Médée d’imposer le silence à sa rancœur (v. 150-151), puis en alignant plusieurs sententiae philosophiques où s’exprime le bon sens commun (v. 151-154) : cfr. les nourrices " philosophiques " d’Euripide (Hipp., 186 sq ; Med., 190 sq), mais aussi, ailleurs chez Sénèque, les nourrices de Phèdre (Phae., 129 sq), Déjanire (HO, 256 sq), Clytemnestre (Ag., 108 sq). Dans la Médée de Sénèque, le rôle de la nourrice est plus important que chez Euripide, où elle disparaît après le v. 203 ; chez Sénèque, la nourrice reprend, en fait, à son compte, les sympathies du chœur féminin d’Euripide pour Médée. Elle corrige également les excès du furor de Médée, en rappelant certains aspects de la morale stoïcienne, dont le vers 175 qui est peut-être le vers le plus stoïcien de la tragédie: animosque minue : tempori aptari decet. Médée lui répond par un autre slogan stoïcien, en lui disant que les hasards de la fortune ne pourront rien contre son animus ; la complicité dialectique des deux femmes incarne des aspects complémentaires de l'éthique stoïcienne.

v. 150 : conseil typique d’une nourrice : cfr. la nourrice de Déjanire dans HO, 276-277 : questus comprime et flammas doma ;/ frena dolorem. Les premiers mots de la nourrice sont conformes à son profil bas : " Pas de vagues ! "

secreto abditos : insistance des deux adjectifs : " que tes plaintes soient secrètes, que ta douleur le soit aussi ". Disposition en chiasme des adjectifs et des substantifs.

ira quae tegitur nocet : lieu commun rhétorique notamment attesté chez SEN. RH., contr. I, praef., 21 : magis nocent insidiae quae latent (" les pièges les plus dangereux sont les pièges cachés ").

v. 157 sq : ce type d’échange serré entre deux personnages qui se répondent de vers à vers ou se partagent même des portions de vers est courant dès la tragédie grecque et chez Sénèque (voir encore 493 sq entre Médée et Jason ; Thy., 204 sq entre Atrée et le courtisan). Cette technique rhétorique de la stichomythie donne au discours un débit tranché et accéléré : elle oppose pied à pied des arguments contradictoires et trouve idéalement sa place dans des réparties à caractère épigrammatique. Notre passage illustre à merveille toutes les virtualités littéraires de cette technique en faisant chaque fois brutalement rebondir d'abord la nourrice puis surtout Médée sur un des mots prononcés dans la répartie précédente : ire contra/ impetum (157) ; fortes (159)/ uirtus (160) ; locum uirtus (160)/ uirtuti locus (161) ; spes (162)/ sperare (163) ; superest (165, 166) ; rex (168) ; profuge/fugae (169), profugere/fugiam (172). À l’occasion de ces échanges, les protagonistes peuvent jouer sur les mots de leur propre répartie, renforçant davantage le caractère épigrammatique de leur sententia : e.g. v. 163, typique du goût de Sénèque pour les acrobaties verbales et rhétoriques.

fortuna fortes metuit : Médée donne une variante hautaine à un proverbe bien connu : Fortes fortuna iuuat, dont on trouve la trace e.g. en VERG., Aen. X, 284.

rex… rex : respectivement Créon et Aeétès. Le fait que son père était roi n’a pas empêché Médée de s’opposer à lui au moment d’aider Jason à fuir la Colchide ; le fait que Créon soit roi ne l’arrêtera donc pas plus maintenant.

sint licet terra edita : Médée ne craint aucune armée, pas même celles qui " sortent de terre " comme le terrigena miles (v. 470) que Jason a vaincu avec son aide dans le champ d’Arès.

v. 170-171 : les échanges des deux protagonistes découpent le vers en quatre parties ; cette division exceptionnelle n’est attestée ailleurs chez Sénèque qu’en Thy., 257 et HO, 438.

fiam : les manuscrits A ont la leçon fugiam, métriquement possible, et qui serait une délibération rhétorique de Médée après le v. 170 : " Moi, je fuirais ? ", sans rapport évident avec la stichomythie en cours. La leçon fiam est plus satisfaisante dans le fil serré et imprévisible du dialogue : Médée interrompt brutalement la nourrice en s’entendant interpeller, pour lui dire, contre toute attente, qu’elle deviendra Médée, annonçant le v. 910 : Medea nunc sum. La variante fugiam a pu s’introduire sous l’influence du v. 172.

cui : Médée profite ici aussi des propos de la nourrice pour les détourner, car cui désigne Jason et non les enfants de Médée. La nourrice fait observer à Médée qu’elle est mère, l’invitant implicitement à prendre garde à elle à cause de ses enfants ; Médée lui rétorque aussitôt qu’elle devrait considérer non pas " de qui " elle est la mère, mais " pour qui " elle joue ce rôle, pour quel père indigne, responsable de sa maternité.

v. 172 : à bout d’argument sous le feu des réparties de Médée, la nourrice reprend sous une forme interrogative l’injonction du v. 170 en utilisant le même verbe profugere. Le premier hémistiche de ce vers commence sur un double tribraque (cfr. v. 53) qui scande un rythme ternaire, tandis que la réponse de Médée au deuxième hémistiche lui oppose un rythme plutôt binaire.

v. 173 : pour une fois, la nourrice a un argument à opposer à Médée : sur ulciscar de la répartie précédente, elle poursuit avec uindex, laissant craindre un cycle infernal de vengeances successives. L’identité du uindex n’est pas précisée, mais Médée rebondit : sa réponse glace l’auditeur et la nourrice, qui savent quels obstacles elle a opposés jadis à celui qui avait osé se lancer à sa poursuite : le corps en morceaux du jeune Absyrte lancé devant son père. Le vengeur que Médée pressent contre elle sera probablement un père, Créon ou Jason, comme jadis son propre père Aeétès, et Médée annonce qu’ils trouveront devant eux un obstacle qui saura aussi les arrêter : c’est une nouvelle annonce voilée du meurtre final des enfants. La pensée de Médée est la suivante : " Si vengeur il y a, Créon ou Jason, je suppose, il n’a qu’à bien se tenir, car je connais les obstacles qui arrêtent les pères ! "

v. 175-176 : la scène se termine sur deux paroles qui incarnent deux aspects de la morale stoïcienne, respectivement placées dans la bouche de Médée et de la nourrice : il faut savoir s'adapter aux circonstances (la nourrice) ; les hasards de la Fortune ne peuvent rien contre la vaillance intérieure du sage (Médée). L'affrontement des deux femmes n'est donc pas de l'ordre de l'opposition, mais de l'ordre de la complicité entre des valeurs morales complémentaires plutôt qu'irréductibles l'une à l'autre. Selon un enseignement constant du stoïcisme, le sage est, en effet, quelqu'un qui acquiesce aux événements du monde et qui s'en accommode sans se révolter, mais la réponse de Médée pose clairement les balises de cette attitude : accepter les vicissitudes de la fortune n'induit pas, pour autant, que le sage se laisse aller lâchement au gré des vents contraires, à la façon d'une girouette ; il s'agit plutôt pour le sage d'être indifférent à ces vicissitudes, et de rester fidèle à la ligne de conduite intérieure qu'il s'est fixée quelles que soient les incertitudes du sort. La Fortune peut effectivement s’acharner contre le sage, le priver de ses ressources matérielles et même physiques (opes), mais elle ne peut entamer sa sérénité intérieure, sa valeur morale (animum). Sénèque développe longuement cette doctrine par ailleurs, notamment dans le de uita beata (e.g. XXVI, 4), ou en ben. IV, 10, 5 ou epist. XXXVI, 6. L’allusion à la fortuna fait écho au v. 159 et boucle ainsi l’ensemble du dialogue entre Médée et la nourrice ; Médée sait que la Fortune encourage la vaillance (159), et ne peut donc rien pour empêcher qu'elle s'accomplisse (176). La fortuna est un concept qui hante l'imaginaire de Sénèque ; du reste, elle anime les propos des exercices rhétoriques, friands de créer des situations tourmentées et instables ; Médée connaît la puissance de la fortuna, et cherche donc à s'en faire une alliée, mais, en même temps, elle n'en ignore pas l'arbitraire, et elle en prévient les caprices en armant son animus, seul capable d'en prendre la mesure : voir SEN., dial. I (= de prouidentia), 2, 8 : Ecce spectaculum dignum ad quod respiciat intentus operi suo deus… : uir fortis cum fortuna mala compositus.

v. 177-178 : détail de mise en scène qui semble montrer que Médée a bien été conçue et écrite pour être portée au théâtre (voir aussi d’autres détails de mise en scène aux v. 785-786 ; 840-842 ; 874 sq).

Creo : le dernier mot de Médée est pour dire le nom de Créon et le dernier vers pour résumer toute la prétention du personnage, gonflé par la suffisance de son pouvoir sur les Grecs. Parallèlement, dans la scène suivante, le premier mot de Créon sera pour dire le nom Médée et résumer en un vers le portrait de la magicienne : la confrontation entre les deux personnages est inéluctable.

 

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Dernière mise à jour : 8 novembre 2020