Sénèque, Médée
< Deuxième chur : Ode argonautique >
v. 301-379
Au fil du texte
< Chorus Corinthiorum in orchestra choream dans >
CHORVS
Audax nimium qui freta primus
rate tam fragili perfida rupit
terrasque suas post terga uidens
animam leuibus credidit auris,
305 dubioque secans aequora cursu
306 potuit tenui fidere ligno
inter uitae mortisque uias
nimium gracili limite ducto.
Nondum quisquam sidera norat,
310 stellisque, quibus pingitur aether
non erat usus, nondum pluuias
Hyadas poterat uitare ratis,
non Oleniae lumina Caprae,
nec quae sequitur flectitque senex
315 Arctica (uel Attica E Chau) tardus plaustra Bootes :
nondum Boreas, nondum Zephyrus
nomen habebant.
Ausus Tiphys pandere uasto
carbasa ponto
320 legesque nouas scribere uentis :
321 nunc lina sinu tendere toto,
nunc prolato pede transuersos
captare notos, nunc antemnas
medio tutas ponere malo,
325 nunc in summo religare loco,
cum iam totos auidus nimium
nauita flatus optat et alto
328 rubicunda tremunt sipara uelo.
329 Candida nostri saecula patres
330 uidere procul fraude remota.
Sua quisque piger litora tangens
patrioque senex factus in aruo,
paruo diues, nisi quas tulerat
334 natale solum, non norat opes.
335 Bene dissaepti foedera mundi
traxit in unum Thessala pinus
iussitque pati uerbera pontum,
partemque metus fieri nostri
mare sepositum. Dedit illa graues
340 improba poenas per tam longos
ducta timores, cum duo montes,
claustra profundi, hinc atque illinc
subito impulsu uelut aetherio
gemerent sonitu, spargeret aethram(aethram La Penna : astra A Chau astris E austris Peiper [cfr. OV., trist. I, 10, 33] arcis Madvig arces Leo Zwierlein)
345 nubesque ipsas mare deprensum.
Palluit audax Tiphys et omnes
labente manu misit habenas,
Orpheus tacuit torpente lyra
ipsaque uocem perdidit Argo.
350 Quid cum Siculi uirgo Pelori,
rabidos utero succincta canes,
omnis pariter soluit hiatus ?
Quis non totos horruit artus
totiens uno latrante malo ?
355 Quid cum Ausonium dirae pestes
uoce canora mare mulcerent,
cum Pieria resonans cithara
Thracius Orpheus solitam cantu
retinere rates paene coegit
360 Sirena sequi ? Quod fuit huius
pretium cursus ? Aurea pellis
362 maiusque mari Medea malum,
363 merces prima digna carina.
Nunc iam cessit pontus et omnes
365 patitur leges : non Palladia
compacta manu regum referens
inclita remos quaeritur Argo ;
quaelibet altum cumba pererrat ;
369 terminus omnis motus et urbes
370 muros terra posuere noua,
nil qua fuerat sede reliquit
peruius orbis : Indus gelidum
potat Araxen, Albin Persae
Rhenumque bibunt. Venient annis
375 saecula seris quibus Oceanus
uincula rerum laxet et ingens
pateat tellus Tethysque nouos
detegat orbes nec sit terris
ultima Thule.
audax : cfr. HOR., carm. I, 3, 25 et 27.
primus rate fragili credidit tenui fidere ligno : cfr. HOR., carm. I, 3, 10-12 : qui fragilem truci/ commisit pelago ratem/ primus ; en Phae., 530, Hippolyte fait un éloge de lâge dor, dont il reprend le lieu commun : nondum secabant credulae pontum rates.
v. 306 : seule lépaisseur du bateau préserve le marin de la mort en lui évitant la noyade. Cfr. IVV., XII, 57 sq : I nunc et uentis animam comitte, dolato/ confisus ligno, digitis a morte remotus/ quattuor aut septem, si sit latissima taeda (cfr. XIV, 289) ; SEN. RH., contr. VII, 1, 10 : scitis nihil esse periculosius quam etiam instructa nauigia : parua materia seiungit fata ; SEN., epist. XLIX, 11. Ce topos rhétorique sinspire dun mot du philosophe Anacharsis, rapporté par Diogène Laërce (I, 103) : " Quatre doigts mesurent aussi lintervalle qui sépare de la mort les navigateurs ", et il se demande ensuite sil faut les compter parmi les vivants ou parmi les morts.
sidera stellisque : respectivement les constellations et les étoiles qui dirigent la progression des marins sur la mer. Les figures astrales qui seront évoquées dans les v. 311-315 sont toutes annonciatrices dintempéries et donc de menaces pour les marins qui prennent la mer.
Hyadas : les Hyades (Hyades, um ou Hyadae, arum ; gr. hyádes) sont un groupe de sept étoiles à la tête de la constellation du Taureau, dont le lever et le coucher étaient annonciateurs des saisons de pluie de printemps et dhiver (h´yein), périodes pendant lesquelles on évitait précisément de prendre la mer. Pluuius est une épithète traditionnelle et redondante des Hyades : cfr. VERG., Aen. I, 744. Le catastérisme des surs dHyas est raconté dans OV., fast. V, 179-182.
Oleniae Caprae : la Chèvre dOlène est une étoile issue du catastérisme dAmalthée, la chèvre qui allaita Jupiter près dOlène en Achaïe (sur les bords du golfe de Patras), alors que lenfant se cachait de Cronos qui voulait le dévorer. Cette étoile (aussi appelée Capella) se lève pendant la mauvaise saison et illumine les nuits dhiver dans la constellation du Cocher (Auriga). En fast. V, 111-128, Ovide rapporte une tradition selon laquelle lanimal appartenait à la Naïade Amalthée, qui aurait caché et nourri Jupiter du lait de sa chèvre dans les bois de lIda en Crète.
senex tardus Bootes : la vaste constellation boréale du Bouvier du nom de son étoile principale et de première grandeur, aussi appelée Arcturus, une des plus brillantes de lunivers se situe dans le prolongement de la Grande Ourse quelle semble ainsi " pousser " ou " conduire " ; elle est visible au printemps et en été dans lhémisphère nord ; son lever et son coucher correspondent à des périodes de pluie et de mauvais temps. Les auteurs anciens et modernes confondent souvent létoile et la constellation du même nom (Bootes en grec, Arcturus en latin, désignant tantôt lastre tantôt la constellation dans son ensemble), ce qui rend parfois difficile linterprétation exacte des textes. Le Bouvier est habituellement qualifié de tardus, serus ou piger à cause de la lenteur avec laquelle il disparaît à lhorizon : en parlant de la constellation, Aratos dit que " dans la période où son coucher coïncide avec le déclin du soleil, le Bouvier sattarde à délier ses bufs jusquaprès la moitié du chemin de la nuit ; aussi, ces nuits-là sont-elles nommées daprès son coucher tardif " (v. 582-585 ; ce dernier vers est négligé par tous les traducteurs latins dAratos) ; en réalité, la " nuit du Bouvier " ou " nuit dArcturus " désignait dans lexpression populaire le coucher de létoile : lorsquelle a commencé de se coucher au crépuscule, sa disparition nest totale quaprès minuit (ce qui se produit au mois de novembre) ; cette nuit marque le début de la mauvaise saison pour les marins, et cest à elle que songe Homère en Od. V, 272 : en automne, au début de la nuit, la brillante étoile se montre au-dessus de lhorizon où elle va plonger, et cest la saison des tempêtes qui sannonce. Le coucher vespéral des premières étoiles de la constellation du Bouvier se situe aux environs de léquinoxe dautomne. De même, à son coucher matinal, le Bouvier semble sarrêter à lhorizon occidental et prendre tout son temps avant de disparaître (Ovide a donné diverses dates pour ce coucher matinal : 5 mars [fast. III, 405], 26 mai [fast. V, 733], 7 juin [fast. VI, 235]) : cfr. CATVLL., LXVI, 67-68 ; OV., met. II, 176-177 ; PROP., III, 5, 35 ; par ailleurs, létoile du Bouvier connaît une longue course sur un cercle élevé dans le ciel, à la poursuite de la Grande Ourse qui jamais ne plonge dans les eaux de locéan et se tient toujours au-dessus de lhorizon.
Arctica plaustra : la tradition manuscrite est partagée sur ladjectif : Arctica (A) / Attica (E) ; ladjectif arcticus est très rare en latin et explique peut-être la correction érudite Attica, souvent adoptée par les éditeurs, dont Chaumartin dans la CUF. Les deux leçons renvoient aux deux identifications mythiques du Bouvier, attestées dans les dénominations concurrentes des constellations qui lui sont liées, les Ourses ou les Chariots :
Arctica évoque les liens entre le Bouvier et les deux Ourses : Arcturus, létoile principale du Bouvier, est aussi appelé Arctophylax, le " gardien de lourse ". Avant son catastérisme, cette étoile était Arcas, le fils de la vierge Callisto consacrée à Diane ; après avoir été séduite par Jupiter et être devenue mère, elle fut chassée de la troupe de Diane et changée en ourse par Junon, jalouse de sa rivale. Arcas, devenu chasseur, fut sur le point de la tuer ; pour les sauver, Jupiter les transporta tous les deux dans le ciel où ils formèrent la Grande Ourse et Arcturus (OV., met. II, 401-530 ; fast. II, 181-190 ; HYG., astr. II, 4) ; la Petite Ourse est le catastérisme du chien de Callisto. Sur la popularité de létoile Arcturus, voir e.g. le prologue du Rudens de Plaute, où lastre proclame notamment quil est " la plus orageuse des étoiles : terrible à mon lever, je suis, à mon coucher, plus terrible encore " (v. 70-71).
Attica évoque les liens entre le mythe du Bouvier et le mythe de lathénien Icarius qui apprit aux Grecs lart de cultiver la vigne (voir HYG., astr. II, 4 ; PROP., II, 33, 23-24, qui évoque les " bufs dIcarius " : Non audis et uerba sinis mea ludere, cum iam/ flectant Icarii sidera tarda boues , avant de maudire linventeur du vin et de rappeler sa mort violente [v. 27-30] ; VAL. FLAC., II, 68 : Actaeus Bootes). Ayant appris de Bacchus lart de faire du vin, Icarius lenseigna aux paysans de lAttique et il parcourait le pays en transportant le vin de Bacchus sur un Chariot avant den donner à boire aux paysans qui devenaient ivres ; se croyant empoisonnés, ils tuèrent et déchirèrent Icarius. Après avoir découvert le cadavre sans sépulture de son père, grâce aux hurlements de sa chienne Maera, Érigoné sest pendue de douleur à larbre au pied duquel se trouvait le corps. Jupiter les plaça tous dans le ciel : Icarius devint le Bouvier, à cause de son chariot ; Érigoné et sa chienne sont devenues respectivement les constellations de la Vierge et de la Canicule.
Si on adopte la leçon Arctica, lexpression arctica plaustra mélangerait ainsi les deux identifications mythiques du Bouvier, lOurse renvoyant au mythe dArcas, les Chariots renvoyant à celui dIcarius. Le pluriel plaustra peut désigner poétiquement le seul Chariot de la Grande Ourse (cfr. OV., met. X, 447 : flexerat obliquo plaustrum temone Bootes) ou réellement les deux Chariots.
Zephyrus : vent douest, doux et tiède, qui amène la fonte des neiges et annonce le retour du printemps.
v. 320 : en tant que pilote du navire Argô, Tiphys (cfr. v. 3) avait appris à faire usage des vents et donc, dune certaine manière, à les maîtriser, à les domestiquer, à les contrôler, à leur prescrire de " nouvelles lois ". De la même manière, aux v. 364-365, " désormais la mer a cédé et subit toutes les lois ".
v. 321-328 : (cfr. LVCAN., V, 426-429) ces vers se répartissent en deux paires de manuvres alternatives, ponctuées par la répétition de ladverbe nunc :
la première paire (v. 321-323) évoque deux façons de tirer les voiles du bateau en ajustant les écoutes ou les cordages : ou bien on place la voile perpendiculairement au navire, en lattachant symétriquement à bâbord et à tribord, pour attraper les vents qui soufflent par derrière, et les cordes sont tendues quand la voile se gonfle de vent (sinu toto) ; ou bien on déplace une écoute vers lavant (prolato pede) pour tirer la voile en oblique et attraper les vents de côté (transuersos notos). Lina (v. 321) désigne donc les câbles ou les cordages, et non les voiles que lon trouve dans plusieurs traductions.
la deuxième paire (v. 323-328) évoque deux façons de placer les vergues du bateau (antemnae) à mi-mât ou au sommet, pour déployer partiellement ou totalement les voiles.
tutas : valeur adverbiale : " prudemment ", " en sécurité ", cest-à-dire en ne déployant pas les voiles sur toute leur surface face au vent ; soppose à lauidus nimium nauita qui ouvre complètement la voile pour attraper les vents, et risque donc de la déchirer.
loco : i.e. malo, mais Sénèque évite ainsi la répétition du même mot.
rubicunda sipara : au début de sa lettre 77 à Lucilius, Sénèque explique que le siparum est un insigne distinctif des bateaux courriers dAlexandrie qui annoncent une flotte transportant du blé ; le " bourset de hune " ou voile supérieure accrochée au sommet du mât et de la voilure constitue le moteur principal du bateau, le vent soufflant par en haut étant le plus puissant. La couleur rouge permettait dapercevoir le pavillon de loin (voir LVCIAN., Nau., 5).
v. 329-334 : ces vers recoupent le lieu commun de lâge dor (cfr. Phae., 525-539), dont on retrouve deux caractéristiques récurrentes : la générosité spontanée et suffisante de la terre, et labsence de navigation (cfr. e.g. HESIOD., op., 109 sq ; ARAT., phaen., 100 sq ; OV., met. I, 89 sq ; SEN., epist. XC, 36 sq).
sua litora tangens : peut avoir deux sens :
les bateaux ne saventuraient pas vers le large et se contentaient de longer les côtes (cfr. Phae., 530-531 : sua quisque maria norat ; HOR., carm. II, 10, 3-4) ;
mais le mythe de lâge dor autorise un sens encore plus restrictif : la navigation nexistait pas, et les hommes se contentaient de rester sur la terre ferme de leurs propres rivages sans se risquer sur les flots (OV., met. I, 96).
paruo diues : bel oxymore en tête de vers (cfr. HOR., carm. I, 5, 5 : simplex munditiis).
v. 335-336 : expression concentrée pour signifier que la nature a prudemment cloisonné le monde en éloignant les terres et les mers (mare sepositum, v. 339) ; en permettant aux hommes de voyager sur les flots, le navire Argô a rapproché et mélangé ces deux éléments (in unum [mundum] traxit) : cfr. HOR., carm. I, 3, 21-24 : Nequiquam deus abscidit/ prudens Oceano dissociabili/ terras, si tamen impiae/ non tangenda rates transiliunt uada ; OV., met. I, 69 : uix ita limitibus dissaepserat omnia certis ; LVCAN., III, 193-197 : cum rudis Argo/ miscuit ignotas temerato litore gentes/ primaque cum uentis pelagique furentibus undis/ composuit mortale genus, fatisque per illam/ accessit mors una ratem. La cosmologie ancienne avait établi quaprès le chaos originel, les éléments naturels sétaient séparés les uns des autres ; le navire Argô a rompu ce cloisonnement naturel et entraîné le retour à une forme de chaos.
foedera mundi : cfr. v. 606 ; il s'agit des " règles " ou des " alliances " primitives que les hommes ont violées en imposant leurs propres lois (leges v. 320, 365) au monde et à la nature (cfr. la même opposition dans la description célèbre de LVCR., V, 1110-1160).
Thessala pinus : désigne le navire Argô qui était construit à partir des pins abattus dans les forêts des pentes du Mont Pélion en Thessalie (cfr. Ag., 120).
uerbera : les coups des rames.
partemque metus mare sepositum : la mer, jusque là inviolée parce quinconnue et éloignée de tout contact avec lhomme (rejet expressif de mare sepositum), est devenue une partie des terreurs du genre humain : cfr. PROP., III, 7, 31-32 : Terra parum fuerat, fatis adiecimus undas:/ fortunae miseras auximus arte uias ; LVCAN., III, 193 sq ; SEN., NQ V, 18, 8 : quid maria inquietamus ? parum uidelicet ad mortes nostras terra late patet itaque eamus in pelagus et uocemus in nos fata cessantia. En epist. XC, 43, Sénèque emploie une tournure similaire pour opposer à la paix naturelle de lâge dor le luxe inquiétant des habitations de son temps, devenues des lieux deffroi : nunc magna pars nostri metus tecta sunt.
duo montes : il sagit des Symplégades (ou Cyanées) (lat. Symplegades, um f. ; gr. Symplègádes = " qui sentrechoquent "), deux écueils situés dans le Bosphore à lentrée du Pont-Euxin qui, suivant la légende, sécartaient puis se rapprochaient pour briser les bateaux (cfr. v. 456). Le navire Argô a navigué au milieu des deux écueils en perdant seulement une partie de sa poupe. Certains auteurs rapportent que lincident sest produit à laller (PIND., Pyth. IV, 208 sq ; APOLL. RHOD., II, 549 sq ; THEOCR., XXII, 27-28 ; VAL. FLAC., IV, 561 sq) ; dautres au retour (HOM., Od. XII, 69-70 ; EVR., Med., 432 sq ; 1263 sq ; OV., am. II, 11, 1-6). Le phénomène est décrit en HF, 1210 sq. Les descriptions de tempêtes et de naufrages comptent parmi les sujets de prédilection des écoles de rhétorique : voir P.-A. DEPROOST, La tempête dans l'" Historia apostolica " d'Arator. Sources et exégèse d'un cliché littéraire, dans De Tertullien aux Mozarabes, t. 1. Antiquité tardive et christianisme ancien (IIIe - VIe siècles). Mélanges offerts à Jacques Fontaine (Collection des Études Augustiniennes. Série Antiquité, t. 132), Paris, Institut d'Etudes Augustiniennes, 1992, p. 479-495.
aethram : la leçon astra de A a fait difficulté aux éditeurs : d'un point de vue métrique, elle est le seul endroit de l'ode qui présente une syllabe brève en fin de vers, rompant ainsi la synaphie régulière du poème ; par ailleurs, ils ont aussi été étonnés par lhyperbole et linsistance nubes ipsas, alors que les étoiles sont plus hautes que les nuages ; certains ont préféré lui substituer des arces (arcis) moins élevées. En réalité, cette hyperbole est un lieu récurrent dans lecphrase de la tempête (voir DEPROOST, p. 488 ; cfr. Phae., 1007-1008 ; Ag., 471 ; VERG., Aen. III, 423 ; LVCAN., X, 320). La leçon astris de E se comprend mal en face de lacc. nubesque qui lui est coordonné, et la conjecture austris de Peiper, inspirée par un passage dOvide, ne change rien à la difficulté syntaxique. A. LA PENNA, Seneca, Med., 344, dans Maia, t. 37 (1985), p. 261-262 propose une belle conjecture aethra(m), paléographiquement très plausible par rapport à astra, moins hyperbolique, et moins incohérente par rapport aux nubes ipsas. Lauteur a cependant choisi une colométrie différente de la CUF : il fait commencer la phrase Dedit illa graues au v. 340, repoussant ainsi mare deprensum en rejet au début du v. 346, symétriquement au rejet mare sepositum du v. 339. Dans ce cas, au lieu de terminer le dimètre anapestique du v. 344, les mots spargeret astra commencent le v. 345, créant une difficulté métrique au deuxième pied, éliminée par la lecture aethram, qui maintient un spondée à cet endroit. Aethram, qui est un mot rare et poétique, serait un substitut de caelum, et désignerait plus particulièrement le " ciel lumineux, serein " par opposition au ciel nuageux (nubes). Si on retient la colométrie de la CUF, la lecture aethram permet de respecter la synaphie régulière des dimètres anapestiques, en conservant au dernier pied un spondée qui permet la jonction avec le vers suivant sans syllabe douteuse (syllaba anceps) ; on observera cependant que cette disposition nest pas non plus sans poser une anomalie métrique dans lhiatus obligé à la césure du v. 342 (profundi hinc), atténuée par la colométrie de La Penna, qui suit en loccurrence la vieille édition de Leo. Enfin, on pourra regretter la répétition maladroite aetherio / aethram, mais elle ne dérangeait sans doute pas les anciens.
Palluit audax : juxtaposition contrastée de deux mots antithétiques (cfr. HOR., carm. III, 27, 28, à propos dEurope qui " pâlit dans son audace " [palluit audax] au-dessus de locéan tourmenté).
uocem : le navire Argô pouvait parler avec une voix humaine parce quAthéna avait installé à la proue du bateau une poutre provenant des chênes parlants de loracle de Dodone : voir APOLL. RH., I, 524 sq ; IV, 580 sq.
uirgo : il sagit de Scylla, la fille monstrueuse du dieu marin Phorcus, traditionnellement ceinte dune meute de six chiens enragés qui dévorent tout ce qui passe à leur portée dans les écueils du détroit de Messine (cfr. VERG., Aen. III, 424 sq ; OV., met. XIV, 59 sq). Voir notre expression proverbiale : " Tomber de Charybde en Scylla ".
Pelori : le Pelorus est le promontoire nord-est de la Sicile où Scylla était embusquée dans une grotte.
totiens uno : rapprochement antithétique et expressif.
dirae pestes : il sagit des Sirènes, monstres moitié femmes, moitié oiseaux, qui vivaient sur une île à proximité de Scylla et Charybde, à lentrée du détroit de Sicile (et donc dans le mare Ausonium). Depuis lépisode célèbre de la tentation dUlysse dans lOdyssée, elles séduisaient les marins par leur chant ensorceleur et les entraînaient à la mort. Orphée, qui était resté muet de terreur lors du passage des Symplégades (v. 348-349), rivalise ici avec le chant des Sirènes (resonans : " renvoyant " aux Sirènes leur propre musique ; cfr. APOLLOD., I, 9, 25) et permet ainsi aux Argonautes déchapper à leurs enchantements.
cithara : la cithare est ici clairement un synonyme de la lyre (v. 348), même sil sagit, strictement parlant, dun instrument légèrement différent et de forme plus élaborée que la lyre.
Sirena sequi : allitération et rejet expressifs pour souligner ladynaton des Sirènes contraintes par Orphée de suivre le navire Argô, alors quelles détournent habituellement les bateaux et les marins de leur route. Lallitération en tête de vers semble faire écho à celle qui introduit le vers précédent, comme le chant dOrphée à celui des Sirènes : retinere rates (voir aussi la magie sonore et allitérante du v. 356 : uoce canora mare mulcerent).
v. 362 : allitération particulièrement remarquable des sons /m/ en tête des quatre mots du vers et de la syllabe /ma/ en tête de trois mots (cfr. v. 190 ; 933-934). Le vers est entouré dans lévocation du mal : maius malum. Distribution parallèle du nombre de syllabes : 3+2+3+2. Ce vers contraste de façon ironique avec aurea pellis en contre-rejet, qui laissait attendre une récompense plus glorieuse et éclatante que le " fléau " de Médée.
v. 363 : on observera la construction élaborée de ce vers : chiasme subst. adj. / adj. subst., et disposition enlacée des groupes syntaxiques : merces prima / digna carina.
Nunc iam : brusque retour au temps présent du chur : aujourdhui, la navigation est devenue une activité commune et un moyen de mélanger les peuples dispersés. Mais, en réalité, ce temps nest pas très éloigné du voyage des Argonautes, et on imagine difficilement que de telles conséquences aient déjà pu faire sentir tous leurs effets au moment où se passe laction de la pièce. En fait, il sagit ici dun anachronisme où le chur se fait linterprète de Sénèque lui-même qui connaît lextension des conquêtes hellénistiques et romaines.
omnes leges : y compris celles que lui a imposées Tiphys (v. 320).
Palladia manu : voir v. 2, où Médée invoquait la déesse " de qui Tiphys apprit à conduire le merveilleux navire ".
compacta inclita : se répondent en asyndète au début des vers 366 et 367 ; les deux adjectifs trisyllabiques sont placés chacun au centre de chaque apposition à Argo et suivis dun disyllabe : non Palladia / compacta manu ; regum referens / inclita remos. Inclita se rapporte, effectivement, plus spécifiquement au deuxième membre, qui évoque le retour des rois.
v. 369 : ce vers est une allusion aux constructions sur môle, notamment réalisées sur les bords du golfe de Baïes pour y accueillir les bâtiments, auberges et maisons d'une station thermale célèbre et fréquentée par des particuliers fortunés (voir SEN., epist. LXXXIX, 21) ; Horace s'en était déjà indigné en carm. II, 18, 18-22; III, 1, 33-37; III, 24, 3. L'empereur Néron lui-même avait commencé le creusement d'une piscine du cap Misène au lac Averne pour y conduire les eaux thermales de Baïes, suscitant cette interrogation indignée de Sénèque dans sa lettre 122 à Lucilius : Non uiuunt contra naturam qui fundamenta thermarum in mari iaciunt et delicate natare ipsi sibi non uidentur nisi calentia stagna fluctu ac tempestate feriantur ? (SEN., epist. CXXII, 8).
terra noua : évoque les entreprises de colonisation et dexpansion territoriale déjà très actives en Grèce dès lépoque archaïque, mais aussi, bien sûr, aux époques classique et hellénistique, et à Rome. Dans la Consolatio ad Helviam (VII, 5), Sénèque décrit la colonisation comme une forme dexil volontaire, en des termes fort proches des paroles du chur : illud utique manifestum est nihil eodem loco mansisse quo genitum est. Adsiduus generis humani discursus est ; cotidie aliquid in tam magno orbe mutatur : noua urbium fundamenta iaciuntur
peruius orbis : rejet expressif qui résume le bouleversement induit par linvention de la navigation : le monde est devenu accessible de toutes parts.
potat bibunt : lidentification géographique des peuples par le nom du fleuve dont ils boivent les eaux est un procédé usuel qui remonte à la poésie homérique (cfr. Il. II, 825-826 ; PIND., Ol. VI, 85 ; HOR., carm. II, 20, 20 ; IV, 15, 21 ; SEN., Oed., 427-428). LAraxe (Araxes, is m.) est un fleuve dArménie (act. Aras) ; lElbe (Albis, is m.) et le Rhin sont, bien sûr, deux fleuves dAllemagne. La phrase gelidum potat Araxen est répétée en Phae., 57-58 dans la même disposition métrique. Le chur corinthien de Sénèque commet ici quelque anachronisme plus proche dun Romain de lépoque de Néron que dun Grec de lépoque fabuleuse de Médée. Par ailleurs, la façon dont le chur évoque la réalité des déplacements nouveaux de population est dautant plus suggestive quelle correspond à un catalogue rhétorique dadynata, dont Virgile avait donné un exemple dans sa première Bucolique : voir VERG., ecl. I, 59-63 : Ante leues ergo pascentur in aethere cerui,/ et freta destituent nudos in litore piscis,/ ante pererratis amborum finibus exsul/ aut Ararim Parthus bibet aut Germania Tigrim,/ quam nostro illius labatur pectore uoltus.
annis seris : la navigation révélera que la terre est beaucoup plus large que ce que lon pouvait penser à lépoque du chur et de Sénèque. Cette question des limites de lunivers, en particulier la barrière ou la chaîne de lOcéan (Oceanus uincula rerum laxet), est au répertoire des lieux communs rhétoriques de lépoque de Sénèque : voir, en particulier, SEN. RH., suas. I : " Deliberat Alexander an Oceanum nauiget ", 4 : de Oceano tamen dubitant utrumne terras uelut uinculum circumfluat.
Tethysque : sur et femme de lOcéan, mère des fleuves et aïeule dAchille, elle personnifie souvent la mer. La leçon de E (thethisque) simpose ici contre A (yphisque), déformée en Tiphysque dans plusieurs manuscrits de cette famille ; Iphis est un Argonaute mort sur le rivage de la Scythie, qui ne reviendra donc pas de lexpédition (VAL. FLAC., I, 441).
ultima Thule : expression rhétorique et traditionnelle des confins géographiques de lunivers par lévocation dun pays mythique à lextrême-nord du monde (cfr. VERG., georg. I, 30).
Strabon (I, 63) rapporte que le voyageur grec Pythéas de Marseille aurait dit que l'île de Thulé se trouvait à six jours de navigation au nord de la Grande-Bretagne ; Pline l'Ancien confirme ce témoignage (HN II, 187), et Tacite, dont le beau-père Agricola a fait la carrière que l'on sait en Angleterre (anc. Bretagne), rapporte, dans la biographie qu'il lui a consacrée, que Thulé était réputée pour marquer la limite du monde connu (Agr. X, 6). La prophétie du chur pourrait dès lors s'inscrire dans un contexte lié à la politique extérieure de l'empereur Néron, préoccupé par l'instabilité qui régnait en Bretagne depuis la révolte de 61 à la répression de laquelle avait notamment participé Agricola, alors sous les ordres de P. Cérialis (Agr. V). Les Modernes ont identifié cette contrée avec lIslande ou la Norvège.
Au XVIe siècle, le géographe flamand Abraham Oertel considérait que ce passage célèbre était une lointaine prophétie, faite par un Espagnol, de la découverte de lAmérique par un futur serviteur de la couronne d'Espagne. À propos des mêmes vers, le fils de Christophe Colomb, Ferdinand Colomb, a écrit dans la marge de sa copie des tragédies de Sénèque : " Haec prophetia expleta est per patrem meum Christoforum Colon admirantem anno 1492. " Cette copie attestait notamment la variante Tiphysque au v. 378, auquel Colomb a pu facilement s'identifier comme " découvreur d'un nouveau monde ", après que l'habileté technique de l'Argonaute a été longuement démontrée aux v. 318-328. Sur cette " prophétie ", voir P.H. DAMSTÉ, Seneca fatidicus, dans Mnemosyne, t. 46 (1918), p. 134, et M. GRAZIA BAJONI, Il tema dei mondi sconosciuti in Seneca, Med. 375-379, dans L. CASTAGNA, Nove studi sui cori tragici di Seneca, Milano, Vita e Pensiero, 1996, p. 75-85 (surtout p. 82-85). Lexploration de Thulé par Pythéas et les survies de ce témoignage antique dans la culture occidentale ont été longuement étudiées dans plusieurs travaux de ma collègue M. MUND-DOPCHIE, Les explorations dHannon de Carthage et de Pythéas de Marseille : lectures plurielles de témoignages fragmentaires au XVIe et au XVIIe siècle, dans D. SACRÉ G. TOURNOY (éd.) Myricae. Essays on Neo-Latin Literature in Memory of Jozef Ijsewijn (Coll. Supplementa Humanistica Lovaniensia, t. 16), Leuven, University Press, 2000, p. 249-268 (pour une bibliographie des témoignages, voir surtout la n. 6) ; EAD., La survie littéraire de la Thulé de Pythéas. Un exemple de la permanence de schémas antiques dans la culture européenne, dans AC, t. 59 (1990), p. 79-97 ; EAD., L " ultima Thule " de Pythéas dans les textes de la Renaissance et du XVIIe siècle. La réalité et le rêve, dans Humanistica Lovaniensia, t. 41 (1992), p. 134-158 ; EAD., Lultima Thule dans limaginaire occidental. Les métamorphoses dune île réelle en un pays fabuleux, dans Los universos insulares. Cuadernos del Cemyr (La Laguna), t. 3 (1995 [1998]), p. 119-137.
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Dernière mise à jour : 4 décembre 2018 |