VIRGILE

Didon et Énée

 

Énéide IV, 296-330

 

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at : forte opposition qui nous ramène au personnage de Didon, comme au premier vers de ce chant qui commençait par les mêmes mots. Il répond au at du v. 279 qui avait marqué le début du revirement d’Énée après l’intervention de Mercure. Un nouveau chapitre commence dans les relations entre Didon et Énée. Didon retrouve sa dignité de reine, après qu’elle en a déchu au début du chant IV.

praesensit : en rejet et bientôt amplifié par motusque… futuros. Didon pressent ce qui va se passer, avant même que la Fama ne la mette au courant. Extrême sensibilité de la femme amoureuse toujours inquiète et craignant un événement catastrophique ; son amour est trop passionné pour ne pas redouter un revers douloureux qui doit bousculer son bonheur. Cette hypersensibilité de Didon est exprimée dans un nouveau rejet allitérant au v. 298 : omnia tuta timens, où l’adjectif tuta a une valeur d’attribut à sens concessif : même quand la situation est sûre, Didon est inquiète, et donc, au moindre dérèglement, elle est en alerte. Au plus profond d’elle-même, Didon n'est jamais tranquille. Ce trait psychologique est aussitôt confirmé par les rumeurs de la Fama.

armari…parari : en lien avec eadem impia fama, les deux inifinitifs confirment les ordres d'Énée à ses compagnons en IV, 290.

v. 300-303 : Virgile fait ici une comparaison classique entre la fureur de Didon et le délire sacré de la Bacchante. La comparaison est fidèle au vocabulaire descriptif des cérémonies, aux rites qui s’y déroulent, au lieu, au temps et à la périodicité des célébrations. L’emploi des termes grecs requis identifie très précisément le comparant. Ces quatre vers développent des allitérations de gutturales et de dentales, qui donnent une impression de bruit, de cacophonie ; Virgile prend plaisir à faire retentir les sonorités sauvages des rites, à en recréer la frénésie orgiaque. Voir une autre comparaison expressive avec la fureur bacchique, en VII, 373-405, lorsque la reine Amata, excitée par la Furie, préside une véritable orgie dionysiaque pour empêcher l’union de sa fille avec Énée. Depuis la célèbre affaire des Bacchanales (186 ACN), la loi romaine interdisait la pratique des rites bacchiques, qui pouvaient donner lieu à des dérèglements graves dans la cité ; ils n’en restaient pas moins populaires dans l’esprit et l’imaginaire des Romains, tant la violence de ces célébrations était impressionnante.

saeuitbacchatur : les deux verbes, qui ponctuent la comparaison avec la bacchante déchaînée, sont mis en évidence respectivement par « l’énoncé-fonction » en tête de phrase et le rejet, mais aussi par la lecture verticale. Didon est dans un état assez proche de celui que Virgile avait décrit lors de la comparaison avec la biche, mais alors elle ignorait qu'elle était prise au piège de l'amour ; ici, sa fureur est pleinement consciente.

Thyas, Thyadis : f. Thyade, prêtresse du culte de Dionysos ; la force du comparant est soulignée par le rejet. Les transes hallucinatoires, délirantes et mutilatoires des Thyades devaient réveiller le dieu endormi, lors d’une cérémonie qui avait lieu tous les deux ans en novembre. Les rites bacchiques ont été célébrés de manières diverses selon les régions, mais ils ont en commun la pratique d’un délire sacré que l’on atteint en mâchant des plantes hallucinogènes, en se livrant à l’ivresse du vin et à des danses effrénées au rythme de musiques percussives et violentes.

audito Baccho : les célébrations bacchiques sont ponctuées du cri : « Eu(h)oe Bacche » (cf. VII, 389 ; Catvll., LXIV, 255).

Cithaeron, onis : m. cette montagne, qui sépare la Béotie de la Mégaride et de l’Attique, était le théâtre des fêtes en l’honneur de Bacchus.

v. 305 : le discours de Didon commence de façon agressive et s'éteint peu à peu dans les larmes. Didon prend l'initiative et ne laisse pas l'occasion à Énée de prendre la parole le premier : il ne trouvera donc jamais les mollissima tempora fandi (v. 293-294) qu'il recherchait tout à l'heure et n'aura jamais la possibilité de se défendre sur un terrain qu'il aura choisi.

dissimulare : le premier mot du discours de Didon est pour reprocher à Énée non pas sa trahison, mais la volonté d’avoir voulu la dissimuler. Elle fait ainsi écho à l’ordre qu’Énée avait donné à ses compagnons au v. 291, dans un rejet qui mettait également le verbe en tête de vers. L’accusation sera reprise au vers suivant dans l’adjectif tacitus. Comme le font remarquer J. Soubiran et V. Marin ce mot « contient et résume tous les reproches de Didon » : l’attaque brusque du discours apparaît dès l’élision de dissimulare etiam ; le rythme de ce premier vers est dactylique jusqu’à la coupe 5, comme si « les mots se bouscul[ai]ent dans la bouche de Didon… Les reproches se suivent avec des accents tour à tour véhéments (le rythme des v. 305-306 est holodactylique) et plaintifs (grâce aux spondées répétés comme nec te… nec te au v. 307 et au molosse crudelis mis en rejet au v. 311, créant ainsi un effet saisissant par son rythme long et sourd). »

v. 307-308 : observer l’anaphore de te, le rapprochement te-noster le premier hémistiche qui réunit les deux amants, et la brisure de la phrase où la fonction du pronom te n'est connue qu'au vers suivant et où Didon retarde au maximum son propre nom (Dido) dont elle espère que le son pourra encore émouvoir Énée.

noster amor : peut être compris en deux sens : « notre amour » à nous deux ou bien « notre (= mon) amour pour toi » ; en tout état de cause, le premier sens surévalue le sentiment d’Énée ; le deuxième sens manifeste un amour à sens unique.

dextera : chacun des mots de Didon est un reproche cinglant pour un héros comme Énée respectueux des valeurs traditionnelles, parmi lesquelles éminemment la fides et la pietas. Or la reine lui reproche précisément son impietas (nefas), sa perfidie et son mépris de la parole donnée (perfide, dextera).

moritura : ce terme apparaît plusieurs fois dans le chant IV ; il est comme le glas des espérances de Didon (v. 415, 519, 604). Cette mort n'est pas une imprévisible menace à l'horizon, mais une mort que Didon aura elle-même choisie. Pour l’instant, cette première allusion à l'issue fatale du chant IV exprime seulement toute l’amertume d'une mort de chagrin, sans qu'il soit déjà question des modalités de cette mort.

crudeli funere : deuil cruel ou mort cruelle ? Une fois Énée parti, Didon va se consumer de désespoir. Mais il ne faut sans doute pas voir déjà ici l'annonce du suicide de Didon : elle ne viendra que progressivement à cette idée, après un long calvaire, au moment où le suicide lui apparaîtra comme la seule solution. Or ici, elle garde encore un certain espoir.

v. 309-310 : observer l’effet des deux mots spondaïques hiberno moliris au milieu du vers, qui contrastent avec les rapides dactyles du vers suivant. Cette opposition rythmique semble souligner l’imprudence de l’empressement d’Énée à vouloir prendre la mer en plein hiver.

crudelis : en rejet expressif, Didon condamne la cruauté d’Énée qui la quitte, mais aussi qui risque sa vie en pareille saison.

mene fugis : Didon en arrive à la conclusion désolée, désespérée que la cause du départ précipité d'Énée ne peut être qu’elle-même. L’opposition mene… ego dans le même vers marque le passage à un nouveau développement dans l’argumentation de Didon qui va maintenant souligner la détresse personnelle dans laquelle Énée la plonge en la quittant. Plus tard, dans ses hallucinations, elle croira être poursuivie par Énée qui l’a prise en horreur (v. 465-466). Cette interrogation angoissée trouvera un écho en VI, 466 : quem fugis ?, mais alors c'est Énée qui parlera et Didon qui se séparera de lui, dans les enfers, au moment de l’ultime rencontre dans les « champs de douleur ». De la même manière, Énée reprendra alors les mots que Didon se sera appliqués à elle-même : infelix Dido (cf. IV, 596 et VI, 456) et, en réponse, sincère mais maladroite, à la parole qu’elle aura adressée à sa sœur Anna, il lui dira qu’il n’avait jamais imaginé que son départ aurait pu lui causer une telle douleur (cf. IV, 419 et VI, 463-464).

per ego… : observer l'effet du monosyllabe terminal te (cfr. IV, 132) qui, de surcroît, est très éloigné du verbe oro dont il dépend (v. 319). Ce vers 314 est très expressif du désarroi de Didon, avec l'insertion du pronom élidé ego entre per has, l'accumulation des monosyllabes, le jeu et la rencontre des pronoms et adjectifs de la première et de la deuxième personnes, la place des ictus métriques, le nombre croissant puis décroissant des syllabes pour terminer dans une sorte de souffle sur le monosyllabe te précédé du possessif de la deuxième personne tuam. J. Soubiran fait observer à cet endroit qu'il s'agit d'une clausule extrêmement rare où un monosyllabe final est précédé d'un mot iambique (29 cas seulement chez Virgile), ce qui en fait « le cri le plus pathétique de la passion ».

dextramque tuam : l’infidélité est au cœur des reproches de Didon (cf. v. 307 : data dextera), qui assimile Énée aux séducteurs de la tradition mythologique (e.g. Jason ou Thésée).

aliud : Didon ne peut plus tenter de convaincre Énée que par ses larmes et par l’engagement qu’il lui a donné : tout le reste, elle l’a perdu pour lui et elle ne peut plus espérer s’en servir pour le persuader, à savoir sa puissance royale, la confiance de son peuple et de son armée, sa propre pudeur ; la construction de sa ville s’est arrêtée, son royaume menace de s’écrouler sous la menace étrangère, sa maison royale s’effondre en l’absence d’héritier.

v. 316 : ce vers présente un rythme inhabituel et solennel : SDDSDS ; après une intonation lente (3 syllabes longues), on ne trouve pas de césure forte au 3e pied ni au 4e pied, mais le vers est divisé entre deux parties presque égales après nostra, à la coupe trochaïque troisième. Par ailleurs, le quadrisyllabique terminal dérègle la structure rythmique normale au cinquième pied, où l’ictus coïncide habituellement avec l’accent du mot : l'ictus devrait porter sur inceptos hymenaeos, si l'on voulait respecter l'accentuation du mot, mais il porte ici sur inceptos, dont on observera aussi le rythme molosse (cf. IV, 215). De plus, le deuxième pied présente une structure très rare chez Virgile, alors qu'elle est usuelle chez Lucrèce : la fin du pied coïncide avec la fin du mot (conubia) (cf. IV, 372, 385 ; georg. III, 344). Enfin, ce vers est un bel exemple de la manière dont Virgile cite un poète qui l'a précédé : Catvll., carm. 64, 141 : sed conubia laeta, sed optatos hymenaeos, dans un contexte similaire, puisqu’il s’agit des plaintes d'Ariane (cf. aussi VI, 460 : inuitus, regina, tuo de litore cessi et Catvll., carm. 66, 39 : inuita, o regina, tuo de uertice cessi, où Catulle évoquait, sur un ton plus léger, le catastérisme d’une boucle de la chevelure de la reine Bérénice).

conubia : il s’agit d’un tragique malentendu : ce qui est mariage pour Didon ne l'est pas pour Énée qui, comme il le dira bientôt, n’a jamais « mis en avant les droits d’un époux et n’est pas venu à Carthage pour de tels engagements » (v. 338-339). Toute la question est de savoir quelle valeur légale il faut accorder à l’union de Didon et Énée dans la grotte, en présence de Junon pronuba (v. 165-172) : Didon l’a appelée coniugium (v. 172), mais il est clair que tous les attendus du mariage romain n’ont pas été respectés, même si Junon avait annoncé à Vénus qu'elle unirait Didon et Énée « par les lois du mariage (conubio)… ce sera leur hyménée (hymenaeus) » (v. 126-127). Sur cette question, voir notamment un article de Vincent Marin.

v. 317 : un des plus longs vers de l'Énéide au point de vue du nombre de mots : 10 mots (cf. III, 155 ; VII, 466 ; IX, 409 ; X, 242. 903 ; XII, 48. 917). À comparer avec les 4 mots du vers IV, 542.

oro : placée au premier pied du vers sur un rythme spondaïque, l’incise est ici plus emphatique et plaintive que si elle se trouvait à un autre endroit du vers.

v. 320 sq : Didon fait à présent allusion aux terribles dangers qu’Anna avait déjà évoqués au début du chant IV et contre lesquels elle avait encouragé sa sœur de se prémunir : la convoitise des nations voisines, qu'elle devait contenir en épousant Énée. Mais sa position est maintenant encore plus dangereuse, puisqu'elle doit affronter en plus la jalousie de Iarbas, son ancien prétendant.

te propter : anastrophe de la préposition propter, et anaphore du groupe te propter dans les vers 320-321. Cette inversion n’est pas usuelle. Elle met le pronom te en évidence et elle répond à une raison métrique : éviter que le premier pied ne soit occupé par un seul mot spondaïque dénué de poids signifiant : propter.

Nomades, um : m. pl. ce sont les Numidae du v. 41, mais très précisément, le mot désigne les Nomades, une tribu errante de Numidie. Le mot s'applique aussi aux Éthiopiens, aux Arabes, aux Parthes, aux Indiens et aux Scythes. En évoquant les tyranni, Didon pense, sans citer son nom, à Iarbas, l’ancien prétendant qu’elle a éconduit et contre lequel Anna l’avait également mise en garde.

odere : mis en évidence par le rejet, ce verbe traduit tout le danger de la situation de Didon.

infensi Tyrii : de la même manière que les compagnons d'Énée lui ont reproché son séjour prolongé à Carthage, ainsi les Carthaginois reprochent à Didon de trop s'attacher à Énée.

pudor : Didon déplore ici la perte de son pudor, auquel elle avait fait un serment de fidélité au début du chant, manifestant ainsi emphatiquement son désir de garder intacte sa dignité de femme uinuira (IV, 27. 55).

sola : peut être compris de deux manières : « mon renom de jadis est la seule qualité qui m’ouvrait le ciel de l’immortalité glorieuse ; aujourd’hui, je les ai perdus tous les deux » ou bien « mon renom de jadis suffisait à m’ouvrir ce ciel, tant était connue ma vertu de femme fidèle ».

moribundam : cf. moritura (v. 308) : comme tout à l’heure, Didon n’évoque pas encore son suicide, mais l’extinction de son être dans le chagrin et le désespoir.

hospes : Didon fait ici appel aux liens d'hospitalité qui la lient désormais à Énée et qui exigent la reconnaissance. Si Énée refuse d'être le mari de la reine, il ne peut nier lui être au moins redevable de son statut d’hospes ; bientôt, Didon emploiera un mot phonétiquement voisin, mais sémantiquement très différent : hostis, pour demander à sa sœur Anna de tenter une dernière démarche auprès d’Énée (v. 424).

Pygmalion : le frère de Didon qui a déjà tué son mari Sychée et qui a provoqué son exil pour Carthage. Son histoire a été racontée en I, 340 sq.

Gaetulus : les Gétules sont un peuple du nord-ouest de l’Afrique, dont Iarbas était le roi. Privée de la protection d’Énée, Didon est maintenant à la merci de son assassin de frère ou d’une captivité infamante auprès de son ancien prétendant. Le nom des deux menaces contre Didon entourent la phrase : Pygmalion — Iarbas, après la mise en évidence du possessif mea.

saltem : le regret de Didon est mis en évidence dans cet adverbe spondaïque qui occupe à lui tout seul le premier pied du vers.  J. Soubiran observe que cet adverbe est « anormalement placé en début de phrase, alors qu’il suit d’ordinaire le mot sur lequel il porte ».

paruolus : unique dans l'Énéide, cet adjectif au diminutif exprime toute la tendresse de Didon : à la fin de son discours, Didon n'apparaît plus comme une reine d'épopée, mais comme une femme tendre, animée par l'instinct maternel. Rare dans la poésie épique, l’adjectif est usuel dans le langage intime et familier des poètes lyriques ou satiriques. Voir une étude détaillée de l’emploi des diminutifs chez les poètes augustéens, dans un article de A.S.F. GOW, dans CQ, t. 26 (1932), p. 150-157. Le désir maternel de Didon se double ici du geste rituel de la reconnaissance officielle de l'enfant dans le participe suscepta.

Aeneas : une des rares fois où Didon cite le nom d'Énée.

tamen : la seule chose qui puisse compter pour Didon c'est de voir Énée dans un enfant, peu importe ce qu'il a fait et où il est : cf. v. 83 : illum absens absentem auditque uidetque.

capta ac deserta : devant le siège probable de la cité. Didon achève son discours sans défense et complètement brisée.

 

Responsable académique : Paul-Augustin Deproost
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Dernière mise à jour : 14 février 2016