VIRGILE

Didon et Énée

 

Énéide IV, 296-330

 

NOTES COMPLÉMENTAIRES

texte


 

 

A. Eadem impia Fama

B. Le discours de Didon

C. Toi, moi, nous

 

 

A. Eadem impia Fama

La syntaxe du deuxième hémistiche du v. 298 est obscure : les trois mots eadem impia Fama présentent chacun un /a/ bref, mais les rapports syntaxiques entre ces trois mots ne sont pas évidents :

1. eadem impia (acc. plur.) / Fama (nom. sing.). Trad. :  « La Renommée lui rapporta les mêmes impiétés » ; elle confirme, jusque dans la reprise du même vocabulaire, les préparatifs du départ d’Énée qui sont autant de « sacrilèges ». Les prop. inf. armari classem cursumque parari du v. 299, qui recoupent l'ordre d'Énée à ses compagnons : arma parent au v. 490, seraient alors l'explication de eadem impia ; elles exprimeraient l'opinion de Didon, aux yeux de qui ces préparatifs constituent effectivement une impiété, alors que pour Énée ils sont l’occasion de redevenir pius en respectant l’ordre divin. Il s’agirait d’une sorte de discours indirect libre, qui traduit la façon dont Didon interprète la situation : en préparant son départ, Énée viole les droits de l'hospitalité et est donc impius. C'est une insulte compensatrice qui permet à Didon de se venger de son amant infidèle. Pour autant, rien dans le texte n'indique que ces paroles doivent être attribuées à la pensée de Didon et, en toute hypothèse, Virgile ne peut pas prendre cette expression à son compte : il ne peut pas appeler, en son propre nom, impiété ou sacrilège l'accomplissement d’un ordre divin qui permet à Énée de poursuivre sa mission. Plus loin, Énée sera dénoncé comme impius, mais alors ce sera très clairement une parole de Didon (impia facta, v. 596). Ce qui est pieux pour Énée est impie pour Didon, mais l'avis de Virgile ne change pas. Cette interprétation est renforcée par le fait que eadem impia forme un bloc métrique qui l'isole de Fama, qui lui-même allitère avec furenti.

2. eadem (acc. plur.) / impia Fama (nom. sing.). Trad : « La Renommée impie lui rapporta les mêmes choses ». Dans ce cas, les propositions infinitives seraient apposées à eadem, mais on pourra trouver que le pronom est très éloigné de ses appositions. Par ailleurs, certains n'acceptent pas le groupement impia Fama, car on ne voit pas d'intention perverse dans la Fama, à moins de considérer l’adj. comme une épithète de nature, mais qui conviendrait mal à cet endroit : comment la Renommée serait-elle impie en rapportant des faits qui, en l’espèce, sont véritables et seront de toute façon bientôt connus de tous. Cela étant, dans la longue description qu’il a donnée de la Fama aux vers IV, 173-197, Virgile en a déjà dénoncé le rôle néfaste et insidieux : malum (174), monstrum horrendum (181), subter (182), gaudens (190). Si la Fama rapporte ici la vérité, et ne fait que cela, elle terrifie aussi les cités en annonçant le vrai comme le faux et en déformant la réalité (187-188).

3. eadem impia Fama : tout au nominatif. On reconnaît ici l'association impia Fama, dans le fil de la première description qu’en a donnée Virgile. Mais eadem reste surprenant et il faut alors en enrichir le sens : la renommée pourrait être mal informée, mais ici elle ne l'est pas parce qu'elle est « la même » que ce que Didon avait déjà pressenti, parce qu'elle rapporte à Didon quelque chose que la reine avait déjà deviné. En l’occurrence, la Renommée n'a qu'un pouvoir de confirmation. Eadem serait alors moins un déterminant qu’un adjectif qualificatif à valeur d'attribut et signifierait « identique » : la Renommée coïncide avec ce que Didon a pressenti avant même qu’elle ne le lui enseigne. D'où « la même renommée, une renommée identique », car elle correspond aux soupçons préalables de Didon. C'était l'interprétation déjà donnée par Servius et Donat et reprise par la plupart des commentateurs. Du point de vue de la construction de la phrase, il faut alors comprendre que Virgile aurait pu écrire, sans ellipse : Impia fama, (quae erat) eadem, detulit. Trad : « Identique à ce que Didon savait déjà, la Renommée impie lui rapporta. »

 

B. Le discours de Didon

Ces variations dans le caractère de Didon sont une marque du grand art psychologique de Virgile.

1. v. 305-308 : ligne ascendante, agressive : exorde de 4 vers : colère indignée ;

2. v. 309-313 : raisonnement : Didon quitte le plan passionnel et fait valoir à Énée le danger de prendre la mer pour une destination inconnue en plein hiver.

3. Transition angoissée et désespérée sur l'interrogation Mene fugis ?

4. v. 314-323 : nouveau raisonnement, mais sur un mode plus passionné que le précédent. Didon fait valoir à Énée qu’en la quittant, il compromet la sécurité de sa maison. Le départ d’Énée atteint doublement le héros : il viole les lois de l’hospitalité ; il met en danger une femme qui a tout donné pour lui, depuis sa dignité royale jusqu’à sa dignité de femme uniuira.

5. v. 323-326 : ce raisonnement n'ayant aucun pouvoir sur Énée, Didon renonce à argumenter ; elle se fait suppliante et elle demande tout simplement à Énée de la protéger.

6. v. 327-330 : la fin du discours est une plainte ultime et déchirée : si au moins Énée lui avait laissé un enfant.

Ce discours est composé dans la tradition rhétorique des plaintes de Médée abandonnée par Jason dans Euripide (e.g. 465 sq) ou Apollonios de Rhodes (e.g. IV, 355 sq). En faisant entendre les plaintes d’Ariane abandonnée par Thésée, Catulle a repris cette tradition et il a, du reste, influencé Virgile qui n’hésite pas à le citer (voir Catvll., carm. LXIV, 132 sq). Mais la force de la personnalité de Didon transcende toute rhétorique. Quand Ariane gémit sur la trahison de Thésée, elle paraît inefficace et surtout épuisée ; et il faut relire la manière dont Ovide traite le désespoir de Didon dans sa septième Héroïde, qui est une compilation de tous les discours de Didon dans le chant IV de l'Énéide, pour comprendre non seulement l'art suprême de Virgile, mais aussi la sympathie et la compréhension sensible du poète pour la folie amoureuse de Didon, et, par dessus tout, l'originalité dans sa création littéraire du personnage.

 

Toi, moi, nous

Dès le début de son discours, au v. 307, Didon met cette question au centre de son argumentaire dans l’anaphore de te, liée au déterminant possessif noster. Cependant, ego n’apparaît pas encore : « moi » est pris en charge par l’ambigu noster — qui peut être un majestatif ou un collectif — et la troisième personne Dido qui conclut le v. 308, espérant que le nom de la reine serait plus doux aux oreilles d’Énée que le « je » agressif et furieux qui a commencé d’interpeller l’infidèle. Il faut attendre le v. 314 pour que les trois personnes soient réunies dans un vers et une phrase qui résument toute la relation entre Didon et Énée, où un toi et un moi n'ont pas réussi à faire un nous, à réaliser une vraie communion d'âme. Le vers est totalement enfermé entre les deux pronoms me/te ; l'espace qui les sépare est comme le signe même  du fossé qui sépare les deux amants. Dans le même vers, on retrouve le moi au nominatif dans une posture délirante, où le sujet est enserré entre la préposition per et son régime. La syntaxe du vers est bouleversée, mais usuelle dans les serments ou les adjurations, prouvant ainsi qu’il s’agit bien de cela dans les paroles de Didon (voir KÜhner-Stegmann, Lateinische Grammatik, II, p. 592 sq ; cfr. TER., Andr., 289 : per ego te hanc nunc dextram oro ; OV., fast. II, 841 : Per tibi ego hunc iuro fortem castumque cruorem ; et plus loin Aen. XII, 56 sq : Turne, per has ego te lacrimas, per si quis Amatae/ tangit honos animum). De plus, cet ego est, en réalité, le sujet en suspens de l'incise du v. 319, oro, ainsi longuement anticipé. De même, le te du v. 314 n'est en fait que le complément du même oro au v. 319. Du v. 314 au v. 319, ego (sujet), te (COD) et oro (verbe) sont comme les lambeaux déchiquetés d'une syntaxe qui est à l’image du cœur de Didon.

D’autre part, toujours dans ce même vers 314, avant de rappeler le passé, Didon prend à témoin ses « larmes présentes », où has est le démonstratif de la première personne et de la chose que l'on montre proche. À quoi succède aussitôt le rappel de l’engagement d’Énée doublement ponctué par le possessif tuam et le pronom te. Ce vers atteste ainsi deux fois les personnes du moi et du toi, en espérant peut-être que le has pourrait enfin devenir un nous et aussi s’appliquer à des larmes qu’Énée ne veut pas verser.

 

Responsable académique : Paul-Augustin Deproost
Analyse : Jean Schumacher
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Dernière mise à jour : 14 février 2016