Sénèque, Médée

< Troisième chœur  : Ode argonautique >

v. 579-669

 

 

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< Chorus Corinthiorum in orchestra choream dans >

 

CHORVS

 

579     Nulla uis flammae tumidiue uenti
           tanta, nec teli metuenda torti,
           quanta cum coniunx uiduata taedis
           ardet et odit ;

           non ubi hibernos nebulosus imbres
          
Auster aduexit properatque torrens
585     Hister et iunctos uetat esse pontes
          
ac uagus errat ;

           non ubi impellit Rhodanus profundum,
           aut ubi in riuos niuibus solutis
           sole iam forti medioque uere
590     tabuit Haemus.

           Caecus est ignis stimulatus ira
           nec regi curat patiturue frenos
           aut timet mortem ; cupit ire in ipsos
           obuius enses.

595     Parcite, o diui, ueniam precamur,
596     uiuat ut tutus mare qui subegit.
597     Sed furit uinci dominus profundi
           regna secunda.

599     Ausus aeternos agitare currus
600     immemor metae iuuenis paternae
           quos polo sparsit furiosus ignes
           ipse recepit.

           Constitit nulli uia nota magno :
           uade qua tutum populo priori,
605     rumpe nec sacro uiolente sancta
           foedera mundi.

           Quisquis audacis tetigit carinae
           nobiles remos nemorisque sacri
           Pelion densa spoliauit umbra,
610     quisquis intrauit scopulos uagantes
           et tot emensus pelagi labores
           barbara funem religauit ora
           raptor externi rediturus auri,
           exitu diro temerata ponti
615     iura piauit.

           Exigit poenas mare prouocatum :
           Tiphys in primis, domitor profundi,
           liquit indocto regimen magistro ;
           litore externo, procul a paternis
620     occidens regnis tumuloque uili
           tectus ignotas iacet inter umbras.
           Aulis amissi memor inde regis
           portibus lentis retinet carinas
           stare querentes.

625     Ille uocali genitus Camena,
           cuius ad chordas modulante plectro
627     restitit torrens, siluere uenti,
           cui suo cantu uolucris relicto
           adfuit tota comitante silua,
630     Thracios sparsus iacuit per agros,
           at caput tristi fluitauit Hebro :
           contigit notam Styga Tartarumque
           non rediturus.

           Strauit Alcides Aquilone natos,
635     patre Neptuno genitum necauit
           sumere innumeras solitum figuras :
           ipse post terrae pelagique pacem,
638     post feri Ditis patefacta regna,
639     uiuus ardenti recubans in Oeta
640     praebuit saeuis sua membra flammis,
           tabe consumptus gemini cruoris
           munere nuptae.

           Strauit Ancaeum uiolentus ictu
           saetiger ; fratrem, Meleagre, matris
645     impius mactas morerisque dextra
646     matris iratae : meruere cuncti.
           Morte quod crimen tener expiauit
           Herculi magno puer inrepertus,
           raptus, heu, tutas puer inter undas ?
650     Ite nunc, fortes, perarate pontum
           fonte timendo ?

           Idmonem, quamuis bene fata nosset,
           condidit serpens Libycis harenis ;
654     omnibus uerax, sibi falsus uni
655     concidit Mopsus caruitque Thebis.
           Ille si uere cecinit futura
657     exul errabit Thetidis maritus ;
           igne fallaci nociturus Argis 
           Nauplius praeceps cadet in profundum
660      † patrioque pendet crimine poenas †
           
           fulmine et ponto moriens Oileus ;
662     coniugis fatum redimens Pheraei
           uxor impendes animam marito.
664     Ipse qui praedam spoliumque iussit
665     aureum prima reuehi carina,
666     ustus accenso Pelias aeno
667     arsit angustas uagus inter undas :
           iam satis, diui, mare uindicastis :
           parcite iusso.


 

nulla uis : les meilleures définitions de Médée sont des définitions négatives : Médée est en dehors de la norme, elle est une accumulation de forces destructrices. Les trois premières strophes soulignent cette « négativité » du personnage qu'aucune violence naturelle ne peut égaler : nulla, nec ; non ubi.

flammae : répond au dernier vers de la tirade de Médée (v. 578), et donne à cette « flamme » annoncée une intensité outrancière.

coniunx uiduata : association expressive de ces deux termes contradictoires, qui sont effectivement la cause ultime de la colère de Médée : elle n'était qu'épouse, or Jason la déchoit de ce qui faisait sa raison d'être. La conséquence ne peut être qu'un déchaînement de violence, comme un atome que l'on coupe.

ardet et odit : magie sonore des allitérations de dentales. Toute cette strophe est, du reste, animée d'une grande expressivité musicale, où l'on peut entendre à la fois l'éclat de la flamme, le souffle du vent et la rage de la passion.

non ubi (v. 583, 587, 588) : la même séquence introduit deux strophes à caractère « géographique » : au centre des deux strophes, le chœur évoque deux grands fleuves en crue, qui sont sortis de leur lit, mais avec des conséquences différentes : le Danube a envahi les terres, détruisant les ponts et les digues ; le Rhône a envahi le territoire de la mer, repoussant jusque dans les flots la vase et les boues de son delta. En chiasme, le vent du midi et le mont Hémus sont également opposés :

• par la saison qu'ils suggèrent : l'Auster apporte les pluies d'hiver (hibernos imbres) ; la fonte des neiges transforme les pentes de l'Hémus en torrents de boue au milieu du printemps (medioque uere) ;

• par l'état du ciel qu'ils supposent : les nuages pour l'Auster (nebulosus) ; le soleil pour la fonte des neiges (sole iam forti) ;

• par leur mode d'activité : agressivité de l'Auster qui « apporte » les pluies ; passivité de l'Hémus qui « se défait » en rivières boueuses.

Nonobstant cette symétrie des thèmes en miroir, Sénèque attribue à chaque terme géographique une identité syntaxique : l'activité de l'Auster est caractérisée par la rencontre des deux adjectifs hibernos nebulosus ; celle de l'Hister, par les trois verbes properat, uetat, errat ; celle du Rhône par un seul verbe antéposé impellit ; celle de l'Hémus par un tableau qui analyse le processus de décomposition à travers trois ablatifs.

Auster, tri : m. Auster, vent du midi.

(H)ister, tri : m. Ister, nom du Danube inférieur. Les deux mots jouent phonétiquement en tête de vers.

Rhodanus, i : m. le Rhône. Silius Italicus décrit ainsi le Rhône : Ingentemque extrahit amnem/ spumanti Rhodanus proscindens gurgite campos,/ ac propere in pontum lato ruit incitus alueo (III, 448-450). Le delta du Rhône donne l'impression que la force du fleuve repousse la mer, en particulier au printemps lorsque le fleuve est gonflé de la fonte des neiges dans les Alpes.

Haemus, i : m. mont Hémus en Thrace, issu de la métamorphose en montagne du fils de Borée et d'Orithye. Cette montagne semble se déliter quand les neiges fondent et se transforment en torrents boueux.

caecus est ignis… : il s'agit du feu de la jalousie amoureuse, annoncé dans le verbe ardet du v. 582. L'alliance de l'amour et de la colère est une caractéristique que le chœur observera encore chez Médée aux v. 866-869 : Frenare nescit iras/ Medea, non amores ;/ nunc ira amorque causam/ iunxere : quid sequetur ?

enses : la présence conjointe du feu et des armes dans la même strophe rappelle les premiers vers, où le chœur décrivait la violence de Médée supérieure à toute flamme et toute arme de jet.

v. 596 : désigne Jason, le chef de l'expédition des Argonautes. Tutus : que vive en sécurité sur terre celui qui a réussi à prendre la mesure de tous les dangers de la mer.

v. 597-598 : le chœur considère que le châtiment des Argonautes est la conséquence de la fureur de Neptune, même si la tradition mythologique ne dit rien à ce sujet.

regna secunda : après la défaite de Cronos au début du monde, l'univers a été divisé en trois royaumes entre ses fils : Zeus (Jupiter) a obtenu le royaume du ciel et de la terre, comme roi des hommes et des dieux ; Poséidon (Neptune) le royaume de la mer, et Hadès (Pluton) le royaume souterrain des enfers. On retrouve une allusion semblable au « deuxième royaume » de Neptune dans HF, 599 et Phae., 904.

v. 599 : cette strophe évoque l'histoire tragique de Phaéton, le fils du Soleil, qui est considéré comme un exemplum de présomption. Pour avoir un signe qui authentifiait sa naissance, Phaéton a demandé à son père, le Soleil, la permission de conduire son char. Après bien des hésitations, le Soleil y consentit et il lui fit mille recommandations, en particulier celle de suivre le chemin qu'il avait tracé dans la voûte céleste et qui est ici désigné par le mot meta. La tradition mythologique raconte ensuite qu'effrayé par l'altitude à laquelle il se trouvait et par les animaux qui figurent le Zodiaque, Phaéton quitta la route qui lui était tracée. Il descendit trop bas et risqua de mettre le feu à la terre ; il monta trop haut et les astres se plaignirent à Zeus, si bien que celui-ci, pour éviter une conflagration universelle, le foudroya et le précipita dans le fleuve Éridan (voir OV.., met. II, 1-332). En associant le destin des Argonautes à celui de Phaéton, le chœur déforme donc la vulgate de la légende, puisque, dans la version reçue, la faute de Phaéton n'est pas due à son impiété, à sa désobéissance (immemor…paternae) ou à son audace (ausus, qui rappelle la faute du premier marin au v. 301 : audax nimium), mais à son imprudence et à sa témérité.

sacro…sancta…mundi : il s'agit de la leçon de E, usuellement acceptée contre la leçon sancti…mundi…sacra de A.

foedera mundi : cfr. v. 335. La suite du chœur va confirmer ce conseil en racontant le jugement de ceux qui ont précisément rompu ces lois. Hygin donne également un compte rendu du destin de quelques-uns des Argonautes, en fab. XIV, 25-29.

audacis : rappelle ausus du v. 599 et l'adjectif audax qui introduisait le troisième chœur au v. 301

nobiles remos : hypallage pour désigner les « célèbres marins » qui ont touché les « rames d'Argô » (cfr. v. 366-367 ; 455).

Pelion, ii : n. (Pelios, ii m.) montagne de Thessalie, voisine de l'Olympe et célèbre pour ses forêts de pins (cfr. Thessala pinus v. 336).

scopulos uagantes : il s'agit des Rochers Errants ou Planctae (plusieurs îles du Pont-Euxin), souvent identifiés aux monts Symplégades sur le Bosphore, dont il a aussi été question dans la première ode argonautique (v. 341 sq) (voir PLIN., HN VI, 13 : insulae in Ponto Planctae siue Cyaneae siue Symplegades). Homère situe même ces rochers à proximité des écueils du détroit de Messine, Charybde et Scylla (HOM., Od. XII, 59 sq).

Tiphys : Tiphys est mort de maladie pendant l'escale des Argonautes chez le roi Lycos, au pays des Mariandynes en Bithynie, sur les bords du Pont-Euxin (voir APP. RH., II, 854 sq).

domitor profundi : suggère que Tiphys est mort parce qu'il a voulu s'égaler au vrai dominus profundi (v. 597), déjà dominator maris au v. 4.

indocto…magistro : chez Apollonios de Rhodes (II, 894 sq) et Hygin, la place de Tiphys à la barre d'Argô a été reprise par Ancée, le fils de Neptune ; chez Valérius Flaccus (V, 65), Erginus, un autre fils de Neptune, a succédé à Tiphys. Loin d'être indoctus, Ancée est présenté par Apollonios comme un pilote remarquable ; en utilisant cet adjectif caricatural, le chœur l'oppose sans doute à Tiphys qui avait reçu sa formation de Pallas elle-même (voir v. 2-3).

a paternis…regnis : Tiphys était originaire de Siphae en Béotie.

Aulis : avant son départ pour la guerre de Troie, toute la flotte grecque avait été retardée dans le port béotien d'Aulis, sur l'Euripe, le détroit entre la Béotie et l'Eubée, suite à l'absence de vent (c'est toute l'histoire du sacrifice d'Iphigénie). Sénèque rapporte que ce retard ou cette oisiveté forcée était en réalité une vengeance du port d'Aulis pour la perte de son roi. L'association entre les deux expéditions (Troie et les Argonautes) semble être une invention de Sénèque, mais elle est pleine de sens : la guerre de Troie y apparaît comme une conséquence de l'impiété des Argonautes, que paieront aussi les Grecs morts pendant cette guerre (voir les dernières strophes de l'ode). Si le présent retinet est pris au sens strict, le chœur suppose que la flotte grecque est actuellement rassemblée à Aulis, et il doit imaginer que l'expédition troyenne aura lieu dans peu de temps, dans le « temps de Médée » ; on peut cependant aussi considérer retinet comme un « présent prophétique » (cfr. mactas v. 645).

ille : il s'agit d'Orphée, dont le chœur résume ici la légende : sa naissance divine, la puissance de son chant capable d'arrêter le cours de la nature, sa première descente aux enfers, son démembrement par les femmes de Thrace, l'errance de sa tête sur les flots de l'Hèbre (cfr. VERG., georg. IV, 520 sq ; OV., met. XI, 1 sq pour la mort d'Orphée). Il a déjà été question d'Orphée dans la première ode argonautique, lorsque le chœur a évoqué son silence devant le fracas des roches Symplégades (v. 347), et la puissance de son chant qui a réussi à dompter la voix tentatrice des Sirènes (v. 355-360).

Camena, ae : la Camène. Les Camènes sont d'anciennes nymphes ou divinités romaines de l'eau, qui ont été identifiées aux Muses au moins depuis le premier vers de l'Odissia de Livius Andronicus. Plus précisément, la mère d'Orphée est la Muse Calliope.

v. 627-629 : la vulgate du mythe d'Orphée rapporte effectivement que le chant du poète immobilisait les torrents, imposait le silence aux vents, entraînait à sa suite les animaux, et notamment les oiseaux devenus silencieux, les forêts et les arbres de toute espèce.

Thracios sparsus : allusion au démembrement du poète, tué par les femmes thraces.

Hebrus, i : m. Hèbre, fleuve de Thrace. La tête d'Orphée, continuant de chanter sur les eaux de l'Hèbre après la mort du poète, est une des images fortes du mythe.

notam : parce qu'Orphée était déjà descendu une première fois aux enfers pour tenter d'en ramener son épouse Eurydice.

L'adonique non rediturus rappelle le participe rediturus du v. 613, qui évoquait le retour des Argonautes après le « rapt » de la Toison d'or : cette fois, Orphée n'a plus la même chance que lorsqu'il est descendu aux enfers pour chercher Eurydice ; il y reste définitivement, payant ainsi le « retour » sacrilège des Argonautes.

strauit : le même verbe introduit deux strophes consécutives (v. 634, 643) qui évoquent la double violence d'Hercule et du sanglier de Calydon.

Alcides, ae : m. Alcide, descendant d'Alcée (= Hercule). Le chœur évoque le sort d'Hercule, car il était du nombre des Argonautes : il tua lui-même trois de ses compagnons de voyage, et il connut une fin horrible racontée dans la tragédie Hercules Oetaeus. Le nom d'Alcide est un patronyme d'Hercule tiré du nom de son grand-père, Alcée ; il évoque en grec l'idée de force physique (alkè).

Aquilone natos : ce sont les sati Borea du v. 231, plus particulièrement les deux fils jumeaux Calaïs et Zétès qui ont pris part à l'expédition des Argonautes et qui leur conseillèrent d'abandonner Hercule en Mysie, lorsque le héros s'était attardé à la recherche d'Hylas.

Neptuno genitum : il s'agit de Périclymène, qui fut tué par Hercule lors de son expédition contre Pylos, en Messénie ; en réalité, Neptune est le grand-père de Périclymène, qui est plus exactement le fils de Nélée, le roi de Pylos, qui avait irrité Hercule en refusant de le purifier après le meurtre d'Iphitos. Périclymène avait reçu de son grand-père le don de métamorphose et, dans la guerre qui l'opposa à Hercule, il se transforma notamment en abeille pour attaquer le héros ; prévenu par Athéna, Hercule le reconnut à temps et l'écrasa entre ses doigts. Sénèque confond sans doute ici le petit-fils de Neptune et un autre Périclymène, qui était effectivement le fils de Neptune, mais qui appartient au cycle de Thèbes, dont il fut un défenseur lors de l'attaque des Sept Chefs.

pacem : pour le thème d'Hercule, pacificateur du monde, voir HF, 250, 882 sq. Hercule est le héros stoïcien par excellence, champion de la nature humaine et maître de la paix dans le monde par les victoires qu'il a obtenues contre les monstres et les tyrans. Sénèque en a fait le héros d'au moins une de ses tragédies (Hercule furieux) ; sa mort dans l'Hercule sur l'Œta est une des grandes figures de la sagesse stoïcienne.

v. 638 : Hercule s'est ouvert la porte des enfers pour en ramener le chien Cerbère à la surface.

Dis, Ditis : Pluton, le dieu des enfers ; Dis, qui est la contraction de Diues, est le correspondant latin de l'Hadès grec, aussi appelé Ploútôn ou Pluton, soit le dieu « riche » en âmes ; le dieu des enfers est effectivement celui qui règne sur le plus grand nombre de sujets, puisque toutes les âmes arrivent tôt ou tard dans son royaume.

v. 639 sq : ces vers évoquent la mort d'Hercule, qui est l'objet de la tragédie Hercules Oetaeus. Pour s'assurer la fidélité de son époux, Déjanire a envoyé à Hercule un vêtement trempé dans le sang du Centaure Nessus, croyant qu'il s'agissait d'un irrésistible « philtre d'amour » ; ce sang était, en réalité, un violent poison qui s'est emparé de toutes les chairs d'Hercule dès qu'il s'est revêtu du manteau au moment d'offrir un sacrifice à Jupiter. Se sachant perdu, Hercule a fait élever un bûcher sur le mont Œta, où il est mort héroïquement en présence de sa mère Alcmène, avant d'être admis au rang des dieux.

Oeta, ae : f. montagne du centre de la Grèce, située entre la Thessalie et l'Étolie, sur laquelle est mort Hercule, non loin de Trachis (voir la tragédie de Sophocle, Les Trachiniennes).

saeuis…flammis : l'ordre des mots semble traduire le mouvement de la flamme qui entoure le corps d'Hercule.

gemini : allusion à la forme hybride du Centaure, à la fois homme et cheval ; certains ont pensé que cet adjectif évoquait le contenu hybride du « philtre », constitué à la fois du sang du Centaure Nessus et du sang de l'hydre de Lerne, abattue par Hercule. Cette dernière interprétation est attestée par certaines traditions, mais Sénèque ne semble pas la connaître.

munere : apposition ironique à tabe, mais il s'agissait réellement d'un cadeau dans l'esprit naïf de Déjanire.

Ancaeus : l'Arcadien Ancée, fils de Lycurgue, fut tué par le sanglier de Calydon : voir OV., met. VIII, 391, sq. Il ne faut pas le confondre avec un des fils de Neptune qui, selon Apollonios de Rhodes et Hygin, a succédé à Tiphys à la barre d'Argô (v. 618).

Meleager (-grus/-gros) : fils d'Œnée et Althée, Méléagre était le chef de la chasse au sanglier de Calydon. Une version de sa mort raconte qu'après avoir tué le monstre, ils s'est querellé avec les frères de sa mère et les a tués ; pour les venger, Althée a jeté dans le feu le tison auquel était attachée la vie de son fils depuis que les Moires, ou les Fées du Destin, lui avaient prédit, peu après la naissance de Méléagre, que l'enfant mourrait si ce tison venait à se consumer entièrement. L'histoire de la chasse de Méléagre et de sa mort est racontée dans OV., met. VIII, 270-525 ; voir aussi infra, v. 779-780.

matris… matris : la répétition souligne à la fois l'impiété de l'acte de Méléagre et celle de son châtiment.

impius : en tuant ses oncles, Méléagre a violé les lois sacrées de la famille, qui sont placées sous la garde des Euménides, invoquées par Althée dans le récit d'Ovide. Rapproché du verbe mactas, lui aussi emprunté au vocabulaire religieux, l'adjectif n'en est que plus expressif.

v. 646 sq : lors de l'escale des Argonautes à Cios en Mysie sur leur route vers la Colchide, Hylas, le jeune page d'Hercule s'était éloigné vers une source et avait été enlevé dans les flots par une nymphe qui s'était éprise du jeune garçon. Pendant qu'Hercule recherchait vainement son compagnon, les autres Argonautes avaient repris leur voyage, sur l'instigation des fils de Borée (v. 634). Les éditeurs ponctuent différemment le texte à cet endroit : Chaumartin place un point après cuncti au vers 646 et oppose la mort méritée des Argonautes que vient d'évoquer le chœur, et celle, imméritée, du jeune Hylas, interprétant dès lors quod comme un adjectif interrogatif qui induit le point d'interrogation après undas au v. 649 : selon cette interprétation, le chœur s'interroge sur la faute qu'a pu commettre ce jeune garçon pour mériter la mort. En revanche, plusieurs éditeurs considèrent une seule phrase à partir de meruere, et interprètent alors quod comme un adjectif relatif accordé avec crimen attiré dans la proposition relative : le crime qui est reproché à Hylas devient celui dont se sont rendus coupables tous les Argonautes, à savoir qu'ils ont tous pris part à une expédition impie : « Ils ont tous mérité le reproche qu'a expié le tendre garçon par sa mort ». Personnellement, je serais d'avis de conserver la ponctuation de Chaumartin, qui respecte mieux le sentiment du chœur à cet endroit : le chœur semble distinguer Hylas des autres Argonautes, en manifestant des signes de regret pour une mort qu'il estime non méritée : répétition de puer, interjection heu, adjectif tener.

tutas : le jeune garçon a disparu en s'approchant d'une source, apparemment sans danger ; que dire alors de ceux qui s'aventurent en mer ? Le chœur omet de dire qu'Hylas a été enlevé « par une nymphe », ce qui lui permet de mieux souligner le contraste entre cette mort « en eau douce » et celle de ceux qui parcourent la mer.

ite nunc : tournure ironique (cfr. v. 1007). Fortes s'oppose également de façon ironique à tener.

Idmon, onis : Idmon passe pour être un fils d'Apollon. C'est le devin des Argonautes, chargé d'interpréter les présages pour l'expédition. Il avait prévu sa propre mort, mais n'avait, pour autant, pas hésité à rejoindre l'équipage d'Argô. Sénèque confond ici deux légendes : Idmon a été tué par un sanglier lors de l'escale chez les Mariandynes, et c'est Mopsus qui a été tué par un serpent en Lybie.

v. 654 : contrairement à Idmon, le devin Mopsus pouvait prévoir l'avenir pour tout le monde, sauf pour lui-même.

Mopsus : l'Argonaute Mopsus, un autre prophète de Thessalie, fut le devin ordinaire de l'expédition après la mort d'Idmon. Il est confondu ici avec le thébain Mopsus, fils de Mantô et petit-fils de Tirésias ; mais cette confusion a souvent été commise par les mythographes. Sénèque ne donne aucune précision sur la mort de Mopsus, peut-être parce qu'il souhaite entretenir l'ambiguïté entre les personnages : l'Argonaute est effectivement mort au cours de l'expédition, piqué par un serpent en Libye ; le thébain est mort lors d'un duel avec un confrère ˆ Mallos en Cilicie.

ille : = Mopsus. Le chœur des Corinthiens énonce quelques unes des prophéties de Mopsus, qui annonce les punitions de Pélée, Nauplius, Oïlé et Admète. Les verbes principaux qui suivent la conditionnelle doivent dès lors s'entendre au futur et des corrections aux manuscrits ont été nécessaires : Gruter a corrigé les leçons errauit (v. 657) et cadit (v. 659) respectivement par errabit et cadet.

v. 657 : Pélée, le mari de Thétis et le père d'Achille, a connu plusieurs exils, après le meurtre de son demi-frère Phocus, dont il jalousait la force physique, et le meurtre accidentel de son beau-père Eurytion pendant la chasse du sanglier de Calydon. Il trouva notamment refuge à la cour d'Acaste, le fils de Pélias, d'où, selon une autre tradition, il fut aussi exilé plus tard. Pélée est, en tout cas, un exemplum de l'exilé, comme l'atteste HOR., ars  96 : Telephus et Peleus, cum pauper et exsul uterque…

Nauplius : était le père de Palamède, qui fut lapidé injustement par les Grecs pendant la guerre de Troie. Pour se venger de la mort de son fils, Nauplius commença par circonvenir toutes les femmes des héros grecs absents et par leur susciter des amants : il réussit auprès d'un grand nombre d'entre elles, mais échoua auprès de Pénélope. Il tira également vengeance d'un grand nombre de chefs grecs à leur retour de Troie : comme le convoi principal de l'armée grecque était arrivé à la hauteur des Gyres (les Roches Rondes, au sud de l'Eubée), Nauplius alluma, pendant la nuit, un grand feu (igne fallaci) sur les récifs. Les Grecs, pensant qu'ils étaient au voisinage d'un port, mirent le cap sur la lumière, et leurs navires furent fracassés. C'est dans ce naufrage que périt le « petit » Ajax, fils d'Oïlé, dont il est question dans le vers suivant. À propos de la mort de Nauplius, le chœur semble se faire l'écho d'une tradition qui l'attribuait à une perfidie analogue à celle dont il s'était rendu coupable à l'égard de la flotte grecque.

v. 660 : ce vers, attesté par tous les manuscrits, pose un important problème critique.

• La structure de l'ode semble, en effet, indiquer que Sénèque a fait suivre les sept premières strophes saphiques régulières de sept autres strophes composées de huit hendécasyllabes et d'un adonique ; si l'on remonte en arrière à partir du v. 669, à la fin de l'ode, l'adonique de la sixième strophe de la deuxième partie aurait dû être un vers constitué des mots crimine poenas au v. 660, et, dans ce cas, les mots patrioque pendet appartiendraient au vers précédent, constituant ainsi le deuxième hémistiche d'un saphique incomplet. La métrique confirme ce découpage : tel qu'il se présente, le v. 660 est constitué de la deuxième moitié d'un saphique, et d'un adonique. Mais alors la strophe contiendrait un vers en trop. Certains ont suggéré de supprimer le v. 657, prétextant que Pélée avait payé de l'exil des crimes qui n'avaient rien à voir avec sa participation à l'expédition des Argonautes, et que, d'autre part, il était le seul de la liste à ne pas avoir été puni d'un châtiment mortel. Ceci dit, cet adonique est le seul dans le chœur, et peut-être même dans les tragédies de Sénèque, qui ne conclut pas une phrase. Il est vrai que le passage d'une strophe à l'autre associe étroitement les personnages : Nauplius et Oilus sont aux deux extrémités de la phrase ; la mort d'Ajax est survenue lors du stratagème vengeur de Nauplius ; Nauplius et Oïlé ont tous les deux perdu leur fils comme châtiment de leur participation à l'expédition des Argonautes, et, donc,  le v. 660 convient aux deux fils.

• D'autre part, dans le fil du destin de Nauplius, l'hémistiche manquant devait contenir une référence au fils d'Oïlé, le « petit » Ajax, étant donné qu'il s'agit ici clairement de sa mort qui est décrite comme la cause du chagrin de son père Oïlé, et non de la mort d'Oïlé lui-même : l'Argonaute Oïlé n'avait pas à expier la faute de son père, mais, dans la logique du chœur, Ajax devait, lui, payer l'impiété d'Oïlé qui avait pris part à l'expédition : selon les versions, réunies ici par Sénèque, Ajax périra effectivement frappé par la foudre d'Athéna, qui l'avait empruntée à son père, ou par Neptune qui le noya, mais pas pour les raisons qu'invoque le chœur (voir infra). Pour un état de la question sur tout ce passage, voir E. COURTNEY, dans CR, t. 20 (1970), p. 200.

Oileus : même si l'on maintient ce nom au nominatif, il ne peut pas désigner l'Argonaute Oïlé, le roi des Locriens, mais son fils, Ajax, et il faut alors le traduire par « l'Oïlé ». Certains éditeurs ont suggéré de corriger en Oilei, après avoir complété le saphique mutilé : patrio <gnatus proprio>que pendet / crimine poenas // fulmine et ponto moriens Oilei : « le fils d'Oïlé paiera le crime de son père et le sien propre, en mourant par la foudre et sur la mer. » Zwierlein suggère, quant à lui, la correction Oilei, mais en complétant l'hémistiche manquant <pro suo gnatus> patrioque pendet / crimine poenas : « le fils paiera le châtiment pour son crime et celui de son père ». Effectivement, le « petit » Ajax, qu'il faut distinguer du célèbre fils de Télamon, fut tué par Athéna et Poséidon pendant le naufrage causé par la trahison de Nauplius, pour le sacrilège qu'il a commis contre la déesse, à l'occasion du rapt et du viol de la « prophétesse » Cassandre pendant le sac de Troie (voir VERG., Aen. I, 39 sq ; SEN., Ag., 528 sq [en particulier, v. 556 : igne uictus et pelago iacet]). Sénèque ne dit rien de ce sacrilège ; en revanche, il attribue implicitement la mort d'Ajax à la faute de son père qui a participé à l'équipage d'Argô.

Les v. 662-663 évoquent l'histoire d'Alceste qui a donné sa vie pour sauver de la mort son mari, l'Argonaute Admète, roi de Phères en Thessalie (cfr. OV., ars III, 19-20). Apollon avait obtenu pour celui-ci de ne pas mourir au jour fixé par le sort s'il se trouvait quelqu'un qui consentît à mourir à sa place. Alceste était la fille de Pélias, mais cette filiation avec le commanditaire de l'expédition argonautique n'est ici qu'une coïncidence : ce qui intéresse le chœur, c'est que, selon lui, sa mort a été le prix payé pour le châtiment de l'Argonaute Admète. Ces deux vers sont entourés par les noms qui désignent l'époux et l'épouse, comme pour exprimer, jusque dans la versification, la force proverbiale de cet amour conjugal : coniugis, Pheraei, uxor, marito.

v. 664 sq : le chœur termine par le châtiment de Pélias, le roi de Thessalie qui a ordonné l'expédition d'Argô en Colchide pour éloigner son neveu Jason de son royaume. Avec la complicité naïve de ses filles, Médée s'est chargée elle-même du châtiment de Pélias.

v. 666-667 : la « pointe » précieuse, sinon douteuse, du v. 667 arsit angustas uagus inter undas reproduit, dans la punition de Pélias, la faute des Argonautes, qui, eux, ont « erré sur la mer ou le large » pour aller conquérir la Toison d'or, peut-être « en brûlant » de cupidité. Pélias meurt par où il a péché ou plutôt par où il a fait entrer l'impiété dans le monde : en poussant les hommes à errer pour la première fois sur la mer, il s'est condamné lui-même à périr en errant dans les eaux étroites d'un chaudron. Après les mots qui évoquent la chaleur (ustus, accenso, arsit), le récit de la mort de Pélias se termine sur les mêmes mots que celui de la mort d'Hylas (v. 649) : inter undas, l'eau et le feu étant les deux éléments naturels qui reviennent le plus souvent dans les punitions des Argonautes. Par ailleurs, l'adjectif uagus, qui est une allusion aux membres épars du corps de Pélias, rapproche ce châtiment de la mort atroce du jeune Absyrte, démembré par Médée sur l'océan, d'autant plus que la magicienne a elle-même associé ces deux crimes aux v. 132-134.

iam satis : une prière finale en faveur de Jason termine l'ode et répond à celle que l'on trouvait déjà dans la première partie (v. 595-596) : de part et d'autre, deux vers pour implorer la grâce des dieux pour Jason, et le même impératif parcite. Ici, au dernier vers du poème, le chœur plaide la clémence en faisant valoir que Jason s'est contenté d'obéir aux ordres et a agi sous la contrainte. Ce type d'argument n'a rien perdu de son actualité dans le cadre de grands procès contemporains où des inculpés jugés pour crimes de guerre, génocide ou crimes contre l'humanité ont souvent plaidé l'obéissance aux ordres pour justifier leur conduite (Nuremberg, Rwanda, ex-Yougoslavie) (cfr. Tro., 870-871 : ad auctorem redit/ sceleris coacti culpa).

 

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Dernière mise à jour : 24 avril 2007