Sénèque, Médée

 

< Deuxième acte : Scène I >

v. 116-178

 

 

Synthèse finale

 

 


 

A. Médée, coupable d'aimer

B. Un débat rhétorique

 

 

A. Médée, coupable d’aimer

 

Le chant d’hyménée a confirmé l’imminence du mariage de Jason et Créuse. Médée prend réellement conscience de son état d’isolement total. Elle n’est plus en sécurité à Corinthe, mais elle ne peut pas non plus retourner dans son pays après les crimes qu’elle y a commis pour sauver Jason (v. 118-120). Le rejet allitérant des mots deserere durus (v. 120) traduit tout le désarroi de cette femme cruellement abandonnée. Elle connaît en ce moment le sort précaire et incertain de l’exilée, qu’elle appelait de ses vœux contre Jason dans le prologue (v. 20-23).

La précarité physique de Médée est doublée d’une haute conscience de sa culpabilité eu égard aux crimes familiaux qu’elle a perpétrés. Ce sentiment l’enferme un peu plus dans son isolement, intérieur cette fois, celui qui engendre la folie ou la démence (v. 123-124 : incerta, uaecors, mente uaesana feror/ partes in omnes). Si Jason a trahi, elle s’est aussi rendue coupable d’infidélités, et elle le reconnaît haut et fort ; cette impudeur de l’aveu de ses fautes la distingue de Jason qui, certes, se sait fautif (e. g. v. 434 sq), mais avec une discrétion pusillanime et un arsenal d’excuses convenues. Médée s’accuse elle-même, jusqu’à l’obsession, du meurtre du jeune Absyrte, du vol de la Toison d’or, de l’abandon de son père, de son pays, de son royaume, du meurtre du vieux Pélias, autant de scelera dont elle n’hésite pas à souligner le nombre et l’impiété (funestum impie/ quam saepe fudi sanguinem) (v. 125 sq, 129-136 ; cfr. 238 sq, 276-280, 465-476, 483-489).

Pourtant, ce sentiment aigu de culpabilité n’arrête pas Médée dans sa folie criminelle ; au contraire, il en est le moteur et les nouveaux crimes qu’elle accomplira bientôt seront, objectivement, encore plus odieux que les précédents, comme Médée elle-même l’a annoncé dès le v. 50 : maiora iam me scelera post partus decent. Mais il y a, chez Médée, une blessure, une fêlure qui brise littéralement l’unité du personnage, emporté en tous sens (feror/ partes in omnes v. 123-124), déchiré au piège de ses divisions intérieures. Le comportement et le discours de Médée sont ceux d'un schizophrène : ambivalence des pensées et des sentiments, conduite paradoxale, éclatement de la personnalité. Elle s’interroge à la première personne sur les moyens de sa vengeance : Vnde me ulcisci queam ? (v. 124). Elle se persuade à la deuxième personne (v. 128-129), comme dans le prologue (v. 41 sq), de mettre en œuvre toutes les ressources de cette vengeance : ses origines barbares, et surtout ses crimes passés. Mais Médée est aussi une troisième personne, qu’elle voudrait éloigner d’elle-même, car il y a en elle une faute insoutenable : la mort du jeune Absyrte. Certes, elle inclut ce crime, avec une complaisance malsaine et descriptive, dans la liste de ses scelera (v. 131-133), mais elle en parle à la troisième personne : il était le compagnon d’une " vierge impie " (v. 131), et non pas " mon " ou " ton " compagnon. Médée ne peut se résoudre d’avoir accompli ce forfait, et, quand elle le peut, elle préfère l’imputer à une autre elle-même, à une vierge certes capable du pire, mais irresponsable et " simple " au sens où Ovide parlait d’une puella simplex (epist. XII, 90).

L’origine de cette blessure, qui provoque en elle une véritable aliénation, Médée la crie dans les v. 135-136 : oui, elle est coupable, mais elle ne l’a pas été pour elle-même ; toutes les fautes qu’elle a commises, c’était pour Jason ; elle ne les a jamais commises sous l’emprise de la colère, mais sous celle de l’amour : irata et amor s’opposent aux deux extrémités du v. 136, isolant, au milieu, le verbe qui illustre le mode d’action habituel de Médée : la sauvagerie (saeuit). Certes, Médée invoquera plus tard la colère et la suppliera de lui montrer le chemin de la solution : Ira, qua ducis, sequor (v. 953) ; Ira sera alors l’instrument qui donnera à Médée les moyens d’objectiver sa passion et de mettre en œuvre une vengeance ou un mal cette fois pleinement responsables, prémédités, organisés. Mais, en dernière analyse, la violence criminelle de Médée a toujours été et sera toujours le dénouement d’un effroyable mal d’amour.

Médée se sait et se reconnaît coupable, mais au service d’autrui, et pour protéger son amour : tout ce qu’elle a accompli, c’était pour sauver l’expédition du navire Argo et les héros grecs (v. 225-245, 276-280, 449, 477, 487-489) ; elle demandera bientôt à Jason de reconnaître l’innocence de celle qui l’a perdue à son service (v. 500-504). Virgile avait déjà compris cette blessure fondamentale de Médée dans l’unique phrase qu’il lui a consacrée : Saeuus Amor docuit natorum sanguine matrem/ commaculare manus (" C’est le cruel amour qui apprit à une mère à souiller ses mains du sang de ses enfants ") (VERG., ecl. VIII, 47-48). Car, nonobstant le sacrifice expiatoire du meurtre d’Absyrte, c’est également, et paradoxalement, par amour que Médée tuera ses propres enfants : par amour déçu pour Jason, par amour maternel pour ses enfants qu’elle enlève ainsi définitivement au pouvoir d’un père qui a trahi et d’une mère qui n’est pas la leur (v. 949-951, après que le chœur a très justement comparé Médée à une " tigresse privée de ses petits " au v. 863).

Les mots saeuus amor du vers de Virgile annoncent même l’amor saeuit de Médée, tant il est vrai que, chez les héros tragiques de Sénèque, l’amour est aussi une passion destructrice, sauvage, comme il l’était déjà, du reste, plusieurs fois dans les poèmes virgiliens en accord avec les condamnations épicuriennes de Lucrèce contre l’amour-passion. Plus tard, le chœur s’effraiera de cet " amour sauvage ", car il connaît la démesure des oppositions internes de Médée pour le cas où l’amour et la colère s’épauleraient l’un l’autre : v. 849-851 : Quonam cruenta maenas/ praeceps amore saeuo/ rapitur ?… (866-869) Frenare nescit iras/ Medea, non amores ;/ nunc ira amorque causam/ iunxere : quid sequetur ? (" Où se précipite la sanglante Ménade emportée par son amour sauvage ?… Médée ne sait freiner ni ses colères ni ses amours ; maintenant, colère et amour ont fait cause commune : quelle sera la suite ? "). Médée ressentira encore toute l’acuité de cette douloureuse division juste avant de tuer son premier enfant : v. 938 sq, où, en un long monologue délibératif, elle se demande à elle-même : (Quid) uariamque nunc huc ira, nunc illuc amor/ diducit… ? (" Pourquoi colère et amour me conduisent-ils, instable, tour à tour en sens opposé ?… ") ; et quand elle cherche à prendre la mesure de sa haine, elle prend comme étalon la puissance de son amour : Si quaeris odio, misera, quem statuas modum/ imitare amorem (" Tu cherches, malheureuse, jusqu’où doit aller ta haine ? Qu’elle soit à l’image de ton amour " v. 397-398).

Saeuit infelix amor : peut-être ces mots sont-ils même une métonymie de Médée, totalement identifiée à son amour malheureux, vécu ou déçu, mais, en tout cas, à l’origine de sa folie criminelle, à tel point que ses crimes mesurent l’intensité de son amour. Si, pour le chœur, la cause du drame est le désordre universel engendré par la quête argonautique, pour Médée, dès le premiers vers de la tragédie, qui s’ouvrait sur l’invocation aux dieux conjugaux et à Lucine, c’est l’amour qui a mis en branle la folie destructrice et aliénante. Ici encore, le mot même d’amor provoque en elle un sursaut imprévu de tendresse pour Jason, qui l’amène à reporter la totalité de la faute sur Créon : " Et pourtant, qu’aurait pu faire Jason ? " (v. 137 sq). Viuat (v.140-141) : après avoir souhaité qu’il vive pour l’exil, dans le prologue, elle lui souhaite ici tout simplement de vivre, pour elle ou au moins avec son souvenir ; et effectivement, Jason vivra, il sera, avec Médée, le seul rescapé de ce désastre. Bien sûr, il faut que Jason vive pour qu’il puisse témoigner à décharge du passé de Médée auprès de Créon et des hommes ; bien sûr, à l’exemple de Didon abandonnée par Énée, le souvenir obsédant de l’épouse trahie est une des punitions que Médée appelle sur Jason vivant (voir v. 22). Mais il y a plus que cette exigence narrative et imitative. Médée est, reste et prétend rester l’épouse de Jason, affectivement et juridiquement : plusieurs fois dans la pièce, elle est prête à quitter Corinthe, à renoncer à ses titres royaux, à être condamnée pour ses crimes, à partir pour un nouvel exil, pourvu que ce soit en compagnie de Jason ; ses dialogues avec Créon et Jason peuvent se réduire à cette épure : " Créon, rends-moi mon époux ! ", " Jason, reviens avec moi ! " : v. 246 : redde crimen ; 272 sq : redde comitem ; 482 : redde supplici felix uicem ; 489 : redde fugienti sua, et toutes ces formules renvoient peu ou prou à la formule juridique iudicium redde, car Médée considère qu’il s’agit pour elle d’un droit, eu égard à son statut d’épouse légitime de Jason (voir A. PERRENOUD, L’expression " redde crimen " dans la Médée de Sénèque, dans Latomus, t. 22 [1963], p. 489-497).

L’amour a fait et continue de faire littéralement " tourner la tête " de Médée ; il est, en définitive, sa " faute originelle ", celle qui a mis en branle le mécanisme destructeur de la culpabilité de Médée et de ses divisions intérieures. Tout le travail dramatique de l’héroïne tragique sera un long effort de recomposition personnelle pour reconquérir l’unité perdue, la virginité primitive, mais elle ne pourra jamais effacer l’amour, qui est la cause ultime de ces déchirements ; tout au plus en annulera-t-elle les causes secondes. Car, dans les derniers vers, Médée renoncera à tuer le traître, et donc à abolir l’origine de sa culpabilité : Coniugem agnoscis tuam ? (" Reconnais-tu ton épouse ? ") (v. 1021) : à l’issue du drame, elle redevient l’épouse de Jason qu’elle n’a jamais cessé d’être, mais après avoir annulé les crimes qui l’avaient aliénée : " Tu m’invites à la pitié ", se dit-elle une dernière fois à elle-même. " C’est bien ; c’est fini. Ma douleur, je n’ai pas plus à te sacrifier " (v. 1018-1020). Elle " est " de nouveau Médée, elle " est devenue " la seule chose qui lui " restait " : Médée (Medea superest : v. 166 ; Medea fiam : v. 171 ; Medea nunc sum v. 910), primitive, barbare et criminelle, mais définitivement coupable d’amour. Après avoir commis ses forfaits, Médée est redevenue, comme elle l’avait annoncé, " la mer et la terre et le fer et la flamme et les dieux et la foudre " (v. 166-167), elle a retrouvé l’unité indifférenciée d’une sorte de chaos originel, elle s’est dépouillée de toutes les compromissions meurtrières qui ont souillé et dispersé sa virginité naturelle et elle a récupéré la dot criminelle de son mariage, mais, en même temps et paradoxalement, elle est retournée à cet état de séduction sauvage où Jason l’a trouvée en Colchide et désirée pour épouse. Sans doute a-t-elle troqué sa fureur de vierge, son puellaris furor pour l’épanouissement adulte du mal qui lui a permis d’ " être maintenant Médée " (v. 909-910), mais, elle a aussi reconquis cette simplicitas, dont parlait Ovide, d’une femme " simple ", totalement réunifiée avec elle-même après avoir résolu ses divisions internes, définitivement apaisée, entièrement et tragiquement ouverte à l’amour qui ne connaîtra plus de divisions parce qu’il ne peut plus se donner à personne : elle est devenue ce visage angélique qu’ont aimé les artistes depuis l’antiquité romaine, irrémédiablement tendu vers ailleurs en victime solitaire de l’amour.

 

B. Un débat rhétorique

 

Cette scène entre Médée et la nourrice est un bel exemple de " débat " dramatique chez Sénèque, et illustre bien à la fois les qualités et les faiblesses du style déclamatoire : simplicité et économie de la phrase, sens de l’épigramme, mais aussi artifice, manque de vraisemblance par rapport à un vrai dialogue, impression d’entendre une pièce rhétorique issue tout droit d’un exercice d’école. L’art de la tragédie chez Sénèque a souvent été considéré comme une mise en œuvre complète de toutes les techniques rhétoriques étudiées à l’école des " suasoires " et des " controverses " ; un auditeur ou spectateur moderne pourra sourire de ces échanges guindés, qui réservent notamment une grande place à l’art un peu fade et peu réaliste de la sententia, mais Sénèque sacrifie ici au goût rhétorique de son temps, dont on trouve aussi, du reste, de nombreuses illustrations dans son œuvre philosophique et dans sa correspondance " de direction morale " avec Lucilius.

Avocate du bon sens et de la modération, la nourrice prend l'initiative des échanges en invitant Médée à se taire. Elle sait cependant que pour justifier une telle attitude, il est inutile de mettre Médée en garde contre le danger de ses propos dévastateurs : Médée n'a que faire de telles menaces. En revanche, la nourrice fait valoir l'efficacité d'une apparente résignation, espérant ainsi convaincre sa maîtresse de changer son comportement : en cachant sa colère, on conserve l'occasion d'une réplique plus efficace. Dès la réponse de Médée, cependant, la nourrice perd l'initiative, car Médée part littéralement à l'assaut — libet ire contra (v. 157) — en lançant une stichomythie qui contraint la nourrice à entrer dans un jeu dialectique et rhétorique qu'elle ne maîtrise pas. Dans le commentaire linéaire, j’ai relevé les jeux de mots qui ponctuent les échanges entre les deux femmes d’une stichomythie à l’autre. Au fil du dialogue, les arguments de la nourrice sont systématiquement balayés par Médée qui en annule chaque fois le mot central. Du reste, ces arguments deviennent de moins en moins crédibles, tant il est vrai que l'orgueil de Médée ne craint évidemment ni les armes (v. 168), ni la mort (v. 169). La nourrice a réservé pour la fin l'argument qui aurait pu être décisif : Mater es (v. 171) ; un pronom interrogatif suffit à le vider de toute efficacité (cui v. 171).

On pourrait également observer que, conformément à l’art de la controverse, un même argument peut susciter deux attitudes affrontées : ainsi, aux v. 164-165, la nourrice dit à Médée que " son époux ignore la parole donnée ; il ne te reste rien d’une si grande puissance ", espérant convaincre sa maîtresse de mettre un terme à sa folie ; Médée rebondit sur l’argument pour proclamer son fameux Medea superest et s’enfoncer plus loin dans sa démence. Et il en est de même de tous les arguments de la nourrice qui provoquent chaque fois la réaction contraire à celle qui est attendue : v. 168 (" Le roi est redoutable ") ; 169 (" Tu ne crains pas les armes ? ") ; 170 (" Tu mourras ") ; 171, où l’argument ultime de sa maternité suscite l’indignation de Médée contre le père de ses enfants plutôt que sa pitié maternelle ; 172, où elle donne l’illusion d’enfin obéir à l’invitation de fuir, aussitôt corrigée par son désir de vengeance ; 173, où elle balaie la menace d’un vengeur avec un cynisme redoutablement prophétique : " Peut-être lui trouverais-je des obstacles. " Nous retrouvons ici un procédé dramatique que j'ai déjà évoqué précédemment à propos de l'opposition entre le premier monologue de Médée et le premier chœur, constitutive du véritable " prologue " de la tragédie. Le style de Sénèque procède volontiers par antithèse ; il en va de même ici pour l'expression de sa pensée qui se constitue dans la complémentarité dialectique des propos alternativement tenus par la nourrice et par Médée, à la façon des " controverses " déclamatoires ; et cette complémentarité est particulièrement flagrante dans les dernières répliques respectives de l'une et de l'autre, à propos de l'attitude qu'il faut adopter en face des revers de la Fortune.

 

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Dernière mise à jour : 8 novembre 2020