VIRGILE

Didon et Énée

 

Énéide IV, 54-89

 

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impenso : cette leçon est attestée dans le manuscrit F avant correction et dans le commentaire du Deutéro-Servius (aussi appelé le Servius auctus, parce qu'il est une version longue du commentaire de Servius ; voir l'introduction de J. Perret dans la CUF, p. LXII) qui note : alii non incensum, sed impenso legunt, attestant ainsi à date ancienne l'instabilité textuelle du passage. En revanche, avant correction, le manuscrit P note penso, qui n'est cependant pas possible métriquement. Une deuxième main a corrigé ces deux manuscrits en notant incensum, suivant ainsi les manuscrits M R, le commentaire de Servius et les Interpretationes Vergilianae de Tiberius Claudius Donatus. Même si le mot est inconnu par ailleurs chez Virgile et si son sens est un peu inhabituel en l'occurrence, je propose de choisir la leçon impenso retenue dans la CUF : à l'avantage de cette leçon qui est une lectio difficilior, je retiens l'ancienneté du Fulvianus qui l'atteste et la conjonction de F et P, même fautif ; par ailleurs, la leçon incensum ferait double emploi avec le verbe inflammauit. Cela dit, Virgile connaît par ailleurs l'image d'un « esprit enflammé » (cfr. IV, 197).

amore… pudorem : assonance en fin de vers sous la forme d'une rime : l'amor grandit proportionnellement à l'affadissement du pudor.

inflammauit : attesté par M, une correction de P, et les commentaires de Servius et de Tibère Donat ; en revanche, FR et P avant correction notent la forme simple flammauit, que l'on trouve aussi dans le Deutéro-Servius. Les deux leçons sont métriquement possibles, puisque l'élision animum inflammauit neutralise l'ajout d'une syllabe. Conformément à l'édition de la CUF, je choisis la leçon inflammauit : Virgile ne connaît pas le verbe simple flammare dans un sens transitif (sauf dans l'emploi du participe parfait passif) ; d'autre part, la forme préfixée inflammauit induit dans le vers une deuxième élision qui provoque un effet rythmique inhabituel et remarquable : l'effacement des césures 5 et 7 donne une peinture métrique de la passion haletante et brûlante dont souffre le cÏur de Didon ; au centre du vers, il se consume, à peine audible, dactyle isolé entre des spondées, privé d'une partie de lui-même et de respiration.

soluitque : il n'a pas fallu longtemps pour que devienne obsolète le serment rhétorique de la reine aux v. 25-27 : Virgile reprend le même verbe (re)soluere pour en montrer toute la fragilité. Cfr. le cri de Médée dans APOLL. RHOD., III, 785-786 : « Maudite soit la pudeur et maudite la gloire. »

exquirunt : le rejet spondaïque souligne la gravité de la démarche religieuse des deux femmes.

ipsa : Didon accomplit elle-même les sacrifices, usurpant ainsi les fonctions réservées aux prêtres, comme si elle voulait s'en assurer l'issue favorable. Par ailleurs, elle est, pour la dernière fois, pulcherrima, au moment d'accomplir un rite solennel : la libation du vin faite sur la tête de la victime fait partie du rite sacrificiel romain (cfr. VI, 244) ; Didon marche rituellement autour de l'autel (ou des autels) (spatiatur), en un rythme souligné par plusieurs allitérations, pour célébrer un sacrifice en l'honneur des divinités de la vie, comme l'indique la couleur blanche de la victime.

candentis : plus tard, Énée accomplira, en compagnie de la sibylle, un sacrifice similaire, mais sur des vaches noires offertes aux puissances infernales (voir VI, 243 sq).

instauratque diem : Instaurare est un terme d'origine religieuse qui évoque le renouvellement d'une offrande ou le recommencement d'un rite dans le cas où il y aurait eu un défaut, un vice de forme, une irrégularité lors la première cérémonie. En particulier, quand les auspices ne sont pas favorables, il arrive que l'on tienne pour nulles les procédures qui ont abouti à ces mauvaises réponses, et de recommencer la cérémonie. Appliquée au « jour », l'expression est ici quelque peu obscure :

• Didon pourrait renouveler ses sacrifices pendant toute la journée pour s'assurer qu'elle obtiendra vraiment la « paix » (v. 56) en multipliant les offrandes aux dieux. Il y aurait alors hypallage : au lieu de dire dona die toto instaurat (« Didon renouvelle ses offrandes pendant toute la journée »), Virgile écrit : « Didon renouvelle le jour avec ses offrandes » (cfr. STAT., Theb. II, 87 : sociorum sanguine fuso/ instaurare diem).

• Mais il s'agit peut-être aussi d'évoquer des efforts renouvelés au début de jours successifs (diem collectif) pour obtenir les signes que la journée sera favorable.

• Ou encore, à l'intérieur du même jour (diem singulier), Didon, recommençant indéfiniment les sacrifices, annulerait ceux qui n'aboutissent pas selon ses vÏux, feignant ainsi à chaque nouvel essai de commencer la journée à neuf jusqu'au moment où elle obtiendra les signes que cette journée sera favorable. Cette dernière interprétation correspondrait le mieux à l'usage romain de recommencer une cérémonie jusqu'au moment où l'on recevait des auspices favorables.

urituruagatur : le vers est entouré de deux verbes de trois syllabes de forme passive ; au centre du vers, le malheur de Didon s'étire, solitaire, en de pesants spondées (cfr. I, 712) : Didon n'est désormais plus que solitude, passivité, brûlure et errance.

ostentat : le fréquentatif traduit à la fois l'orgueil et l'insistance de Didon à montrer l'opulence de sa ville aux Troyens démunis de tout ; par cette démarche, la reine espère les garder à Carthage et renforcer l'amour de leur chef : « Un amour passionné est alimenté par les richesses » dit Ovide après avoir donné l'exemple de Thésée qui n'aurait pas épousé Phèdre si elle avait été pauvre (remed. amor., 743-746).

paratam : en réalité, Carthage est un immense chantier, mais pour les Troyens errants et notamment pour Énée, cette cité en construction est une tentation d'arrêter leur quête ; cette ville a déjà concrétisé ce qu'Énée doit encore réaliser, à savoir la fondation d'une nouvelle cité. En ce sens, Didon se plaît à montrer à Énée une ville « prête » à la fois parce qu'elle peut l'y accueillir, mais aussi parce qu'elle espère ainsi qu'il renoncera à la quitter pour une ville qui n'existe pas encore.

incipitresistit : aux deux extrémités du vers, ces deux verbes expriment toute l'ambivalence du cÏur et du comportement de Didon. En tant que reine, elle montre avec fierté les richesses de sa ville, mais ces gestes d'accueil sont aussi des gestes de séduction par lesquels elle désire retenir Énée auprès d'elle. Il y a en elle un combat intérieur qui provoque une rupture dans le tissu de sa vie psychologique : elle commence à parler, puis elle s'arrête au milieu de sa phrase, comme inhibée par un trouble qui l'empêche d'aller trop loin, de dire une parole ou un sentiment qui affleure trop précisément à sa conscience. Voudrait-elle dire son amour pour Énée, elle en est aussitôt empêchée par une inquiétude intérieure qui la retient ; est-ce le souvenir de Sychée qui continue de la hanter ? Toujours est-il que Didon manifeste un comportement schizophrène, où une partie de son être se dresse contre une autre partie pour exprimer en même temps deux sentiments contraires.

eadem conuiuia : à la tombée du jour, Didon veut renouveler le banquet (I, 695-756) au cours duquel Énée a raconté ses souffrances et celles de Troie pendant toute la nuit. La fébrilité du personnage est traduite dans la répétition de l'adverbe iterum.

demens : synonyme de furens, l'adjectif exprime la folie de Didon sur un mot spondaïque au milieu du vers après la coupe 5.

v. 82 : la solitude et la désolation de Didon sont fortement soulignées dans ce vers qui s'ouvre sur l'adjectif sola ; au centre, uacua est isolé entre les césures 5 et 7 ; cette dernière césure met également en évidence, en contre-rejet, stratisque relictis, où Virgile évoque les lits désertés du banquet sur lesquels avaient pris place Didon et son hôte ; pour la désolation de la reine, on observera le relief de maeret, isolé entre les césures 3 et 5, et le rejet de incubat, dont le rythme dactylique, opposé à la pesanteur des spondées du vers 83, simule la fébrile inertie de Didon et l'insécurité de sa passion. Tout cela dans un décor cosmique qui oppose à la souffrance de la reine la paix de la nuit qui s'achève et le calme d'une nature endormie : en l'absence de césure forte, le v. 81 suggère lui-même l'avènement du repos, jusque dans la réduction syllabique des trois derniers mots (4+3+2) (cadentia sidera somnos) ; Virgile reprend ici les mots mêmes d'Énée en II, 9, mais alors Didon était tout impatiente d'entendre le récit de son hôte et, malgré son insistance, elle ne voulait pas dormir, tandis que maintenant, alors qu'Énée a quitté le palais, elle ne peut pas dormir.

v. 83 : Didon apparaît ici comme un être halluciné qui entend et voit Énée alors qu'il est absent : Énée est absent physiquement, Didon est absente mentalement ; dans le palais vide, ils sont absents l'un à l'autre. L'imagination et les sens —  la vue et l'ouïe, unies par le redoublement de l'enclitique -que  —  de Didon sont totalement investis par cette présence de l'absent. Le polyptote absens absentem souligne, dans le cÏur de Didon, le rapprochement fusionnel des deux êtres, renforcé par les élisions qui l'entourent et par le polysyndète des deux verbes : la passion est en l'occurrence un désir frustré qui déchire le cÏur de la reine pourtant appelé à se fondre dans le ravissement amoureux.

detinet : rejet expressif :

• Didon reporte sur l'enfant tous les comportements qu'elle n'ose ou ne peut pas manifester à l'égard du père : à défaut de pouvoir embrasser Énée, Didon peut retenir Ascagne dans ses bras, car il n'est qu'un enfant, mais pour Didon il est d'abord le substitut d'Énée. Le désarroi de la reine est d'autant plus grand qu'elle est parfaitement consciente de cette simulation qui détourne sur le fils un « amour qui ne peut se dire » pour le père : infandum est un adjectif très fort que Virgile emploie pour évoquer des réalités insupportables à dire ou même à concevoir étant donné la charge de souffrance qu'elles véhiculent, comme les épreuves d'Énée (II, 3) ou l'adultère Clytemnestre (XI, 267).

• À moins qu'il ne s'agisse ici aussi d'une hallucination de Didon qui revit, seule dans son palais, la scène du chant I où elle a embrassé Cupidon sous les traits d'Ascagne, déjà pour tromper un amour qui commençait de naître pour le père.

v. 86 : le rythme spondaïque marque le ralentissement et l'arrêt des travaux induits par la somnolence de la reine toute à sa passion : la ville suspend ses constructions ; les tours ne s'élèvent plus ; la jeunesse ne s'exerce plus au métier des armes ; la sécurité n'est plus assurée. L'anaphore de non souligne ces effets néfastes.

tuta parant : le rejet souligne l'enjeu de cette léthargie : par son comportement dément, Didon menace la sécurité de son propre peuple.

pendent : mise en évidence du verbe en tête de phrase, que l'on appelle parfois en stylistique un « énoncé-fonction » : le verbe antéposé énonce une action que faisait prévoir le contexte antérieur ; il exprime ce qui se passe quand sont réalisées des conditions précédemment énoncées, surtout si l'action ainsi exprimée doit produire un effet de surprise. Tel est bien le cas ici : l'oisiveté de la reine laissait prévoir une désorganisation complète de la cité en construction ; elle se traduit par la suspension du chantier qui révèle un paysage surréaliste de murs et d'édifices inachevés, de grues et d'échafaudages inactifs, de « grands travaux inutiles ».

minaequeaequataque : l'enclitique -que est ici explicatif de opera : il s'agit d'un polysyndète qui visualise et particularise les travaux interrompus : la construction des murs et des édifices de la cité.

v. 89 : la musique du vers fait entendre un effet de vacarme dans les allitérations de dentales et de /a/, en contraste avec le silence assourdissant des chantiers interrompus.

 

Responsable académique : Paul-Augustin Deproost
Analyse : Jean Schumacher
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Dernière mise à jour : 5 décembre 2019