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THOMAS MORE

 

Utopia

 

 

Au fil du texte

 


 

PRAEFATIO

LIBER PRIMVS

 

 

PRAEFATIO

Thomas Morus Petro Aegidio S.P.D.

 

 

Praefatio : sans doute écrite en octobre 1516, cette lettre est à la fois une présentation de l'auteur par l'auteur à son public et une préface de More à son Utopie. Le titre de la lettre retenu ici, qui est celui de l'édition de M. Delcourt, est celui de la première édition de Louvain (décembre 1516). Ce titre fut rayé dès la deuxième édition (Paris, 1517), lorsque la lettre de More a été précédée d'une épître liminaire de Guillaume Budé, le célèbre humaniste français, à Thomas Lupset, ancien élève d'Érasme à Cambridge, qui lui avait envoyé le livre de More ; ce dernier texte a, par la suite, été considéré comme la meilleure préface d'Utopia, dans la mesure où Budé y met en évidence les idées indispensables à une bonne intelligence de l'œuvre. Le mot praefatio a cependant été maintenu dans le titre courant de la lettre à Pierre Gilles.

Structure de cette préface :

A. Un auteur en retard sur son programme

1. Un peu de rhétorique (invention / rédaction)
2. Ses excuses (obligations professionnelles / obligations familiales)

B. More a besoin de ses amis

1. Il sollicite l'avis de Gilles sur un certain nombre de sujets
2. Un évêque pour l'Utopie

C. More se fait scrupule de publier l'Utopie

1. Pour ménager son véritable auteur, Raphaël Hythlodée
2. Par crainte de la critique malveillante, peu éclairée, ingrate

D. Conclusion: le sort de l'Utopie est entre les mains des amis.

 

Petrus Aegidius : né à Anvers vers 1486, cet humaniste flamand a neuf ans de moins que More. Il avait 29 ans au moment de la rencontre mentionnée au début de l'Utopie, à l'occasion de la mission de More aux Pays-Bas, soit un an avant la présente lettre. Il appartenait à une famille de gens de robe. Son père était trésorier-adjoint de la ville d'Anvers, dont Pierre devint secrétaire général en 1510. Quentin Metsys a peint un portrait de Gilles, dont une copie ancienne se trouve aujourd'hui à Longford Castle en Angleterre ; ce portrait a été peint en compagnie d'un portrait d'Érasme ; les deux humanistes ont offert leur portrait respectif à leur ami More, lors d'une mission de ce dernier à Calais en 1517. Érudit, il correspondait avec Érasme, Jérôme Busleyden, membre du Grand Conseil de Malines et fondateur du célèbre Collège des Trois Langues de Louvain, Budé, Vivès, Lefèvre d'Étaples, Thierry Martens, Dürer, Metsys,… Pierre Gilles fut surtout un éditeur : il prépara notamment pour Thierry Martens, alors installé à Louvain, les premiers recueils des lettres d'Érasme et, en 1516, l'editio princeps de l'Utopie.

S.P.D. : « salutem pie dicit » : pie : avec tendresse, avec affection (ou bien s[alutem] p[lurimam] d[icit] ; s[alutem] p[er] D[eum]).

libellum : l'Utopie est effectivement un livre court. Elle compte quelque 18 000 mots latins imprimés sur 167 pages dans l'édition de Bâle, de format 18 cm x 13, 5 cm. La première partie se lit en trois heures, la seconde en six ou sept heures.

inueniendi : More reprend ici des termes techniques employés dans les traités de rhétorique depuis l'antiquité : inuenire, dispositio, recitare. Les cinq chapitres de la rhétorique ancienne sont en effet : inuentio, dispositio, recitatio, elocutio, dictio, que traduisent respectivement l'invention, le plan, la récitation, le style et l'élocution. À la fin du premier siècle PCN, Quintilien avait expliqué et illustré ces techniques dans son De institutione oratoria, selon un classicisme conforme aux traditions cicéroniennes. À son exemple, les humanistes se sont plu à développer ces chapitres, connotant ainsi leurs œuvres d'une part rhétorique cruciale qui en détermine les modes de lecture. En particulier pour l'Utopie, il importe d'en avoir toujours conscience pour faire le tri entre les niveaux de lecture, même si bientôt More se défend d'avoir eu à se préoccuper de ces choses pour rester au plus près de la simplicité du récit du héros : cette « modestie » littéraire est précisément aussi un topos rhétorique de la captatio beneuolentiae.

narrantem Raphaelem : Raphaël Hythlodée est effectivement le héros-narrateur de toute l'histoire d'Utopie. Nous aurons l'occasion de revenir plus tard sur le sens de ce nom étrange et sur le rôle précis du personnage dans l'œuvre de Thomas More. Mais observons déjà ici le prénom, qui apparaît plus de vingt fois dans l'œuvre. Raphaël est un prénom hébreu, bien connu au Portugal et riche de multiples connotations. Dans la Bible et plus particulièrement dans le Livre de Tobie, l'ange Raphaël est le patron des voyageurs ; le vaisseau de Vasco de Gama qui ouvrit la route des Indes en 1498 s'appelait le São Rafaël. Si l'on en croit dès lors ce premier symbolisme, Raphaël Hythlodée serait d'abord le guide qui emporte le lecteur pour un lointain voyage, et qui le protège. Mais Raphaël est aussi, dans la Bible, l'ange du « Dieu qui guérit », en particulier, de la cécité (voir Tobie, 11). Raphaël Hythlodée serait alors aussi celui qui guérit le monde pour lui permettre de sortir des ténèbres de son aveuglement. Pic de la Mirandole, dont More traduisit la biographie, avait écrit dans son traité De dignitate hominis : « Appelons à notre aide Raphaël, le médecin céleste, afin qu'il apporte les remèdes salutaires qui nous débarrasseront de l'éthique et de la dialectique. » Sur l'importance du prénom Raphaël dans l'Utopie, voir Elizabeth Mc Cutcheon, Studies in English Literature, t. 9 (1969), p. 1-21 ; G. Marc'hadour, The Bible in the works of saint Thomas More, tome 5, p. 123-126.

subitarius atque extemporalis : More prétend que ce récit est pour une large part improvisé. Si la gestation des idées fut longue (six ans de réflexion depuis la suggestion qu'en fit Érasme dans l'Éloge de la Folie en 1509), la naissance de l'œuvre fut effectivement rapide. More écrit au cardinal Warham, archevêque de Cantorbéry, en janvier 1517 : « C'est un ouvrage qui m'a échappé plutôt qu'il n'a été élaboré. » Cela dit, nonobstant les traces d'improvisation que l'on repère à certains endroits de l'œuvre, il faut faire ici la part de modestie rhétorique et d'affabulation, nécessaire pour rendre le récit plus vivant, plus spontané et plus vraisemblable.

latine… graece : l'importance du grec est souvent soulignée dans l'Utopie. En nommant le grec, More évoque l'attrait d'une langue littéraire qui s'est souvent prêtée à l'affabulation et à l'ironie (Socrate, Lucien), mais aussi à la création de puissantes constructions intellectuelles et notamment utopiques qui, dans la lignée de Platon et de Plotin, font de l'auteur de l'Utopie le créateur d'un mythe universel.

ueritati… soli : cette dernière observation ne manque pas d'ironie, puisque cette « seule vérité » n'est en tout cas pas celle d'un récit dont on sait par avance qu'il est mensonger dans son premier degré. Ce premier paragraphe contient déjà plusieurs idées qui sont autant de signaux pour une bonne intelligence de l'œuvre:

• l'importance de la rhétorique : More connaît bien les divisions de la rhétorique et s'il affirme ne pas devoir s'en soucier, c'est pour mieux souligner leur présence, par paradoxe ;

• le souci d'une recherche de la vérité, dont on sait à l'avance qu'elle ne cessera de côtoyer le mensonge, puisqu'il s'agit d'une affabulation utopique ; les toponymes des cités de l'île confirmeront cette mixité de la vérité et du mensonge dans le propos de More ;

• l'entrée dans la fable, puisqu'apparaît déjà ici, dès les premières lignes de l'œuvre, le héros et le narrateur fictif de toute cette histoire, Raphaël Hythlodée, sous la forme familière de son prénom qui indique que le personnage est bien connu des deux interlocuteurs tout en étant encore inconnu du lecteur. La vraisemblance de son discours fictif est elle-même soulignée par son caractère improvisé, non construit, simple, familier, direct, qui suggère la réalité d'un dialogue ;

• le futur narrateur est un humaniste : il connaît le latin, mais surtout le grec, et s'inscrit par là dans une longue tradition antique qui avait souvent pratiqué la construction d'utopies.

• l'ironie de l'auteur est, enfin, elle aussi bien présente, puisque l'on sait, à l'avance, que cette prétention de ne dire que la vérité est désavouée par le genre utopique qui est, par définition, au delà du réel.

nihil erat negotii : en ce début de deuxième paragraphe, More prolonge avec insistance l'idée qu'il lui restait peu de travail pour achever un livre dont, en définitive, tout doit indiquer qu'il n'en est pas l'auteur, en tout cas pas l'auteur principal ; les termes excogitatio et oeconomia redisent que ni l'invention (et donc le sujet) ni le plan (et donc l'ordonnance des idées) ne lui incombaient ; il n'avait eu à s'occuper que de retranscrire ce qu'il avait entendu, et encore dans le langage simple et sans fard du narrateur, s'épargnant ainsi un long travail de récriture. Thomas More n'est donc que le « scripteur » de la narration d'un autre que lui, et les idées qu'il y expose ne sont pas nécessairement les siennes, en tout cas dans le contexte historique et social immédiat ; elles sont celles d'un autre, qui a vécu et raconte une expérience unique, invérifiable, mais communicable et exploitable.

officii… negotii :les occupations personnelles de More fin 1515, début 1516 sont effectivement écrasantes : délégué anglais à la Conférence de Bruges, il rentre en Angleterre fin octobre 1515 ; avocat de la corporation des Merciers et membre de la Cour des Échevins, il plaide dans des procès d'ordre professionnel ; en janvier 1516, il fait ses débuts à la Cour, où il est appelé par Henry VIII et son ministre Wolsey ; professeur, il est Gouverneur de Lincoln's Inn, l'école de Droit, où il donne des cours ; il enseigne également à Furnivall's Inn. Le 10 juin 1516, il est nommé conseiller juridique auprès de la commission désignée pour fixer le prix des denrées alimentaires à Londres. L'étude des prix et des marchés insérée dans le premier livre de l'Utopie est le fruit des observations de More à cette occasion. Enfin, depuis le 3 décembre 1514, il fait partie de la société savante dite des Doctors' Commons, réservée aux hommes de loi. Dans une lettre à Érasme, datée du 14 janvier 1517, More avoue : « Je n'ai pas le temps d'écrire, ni le goût de penser, tant m'accablent la presse des affaires et le pétrin du métier d'avocat. »

uxore… liberis… ministris :la vie de famille tient une place importante dans les préoccupations de More. Sa correspondance parle abondamment de ses enfants et de leur éducation ; il a le souci de ses gens. L'importance accordée en Utopie aux scènes de la vie familiale reflète cet intérêt que Thomas More n'a cessé de porter aux siens, jusque dans les derniers jours de son existence, pour lesquels nous avons conservé une correspondance abondante et émouvante, visant à réconforter les membres affligés de son entourage.

comparescorrumpas : ce souci de bonté et de générosité à l'égard des membres de la famille et de la maison, tout en conservant rigoureusement les hiérarchies entre les différentes personnes, est également affirmé dans l'organisation familiale utopienne.

somno… cibo : c'est un lieu commun stoïcien que de critiquer le temps excessif passé à manger ou à dormir ; par ailleurs, même quand ce temps n'est pas excessif, la morale stoïcienne recommande de prendre sur lui pour se livrer aux tâches de l'esprit. L'idée que l'on rattrape ou que l'on récupère sur le sommeil le temps qui nous manque pour l'intelligence est déjà présente plusieurs fois dans les lettres de Sénèque à Lucilius.

Vtopiam : More donne ici lui-même le titre elliptique de son œuvre, sous lequel ce livre deviendra célèbre. Mais le titre choisi par les premiers éditeurs était beaucoup plus long, selon l'habitude de l'époque.

memoria : loin de dédaigner la mémoire, les humanistes, à la suite de Quintilien et de la conception antique de la rhétorique (Inst. V, 10, 54), en faisaient l'une des facultés maîtresses de l'esprit. More se félicite de l'avoir excellente. À en juger par le nombre de réminiscences contenues dans ses œuvres, par l'étendue de ses connaissances en latin et en grec, par les citations de la Bible et d'auteurs antiques dont sont émaillés ses propos, sa mémoire tenait du prodige.

Iohannes Clemens : John Clement est sans doute le fils spirituel le plus fidèle de Thomas More. Né peu avant 1500, il avait été éduqué à l'École Saint-Paul de Londres. Adolescent, il devint page chez More qui veilla au développement de son intelligence et de sa culture et le prit pour secrétaire avec lui lors de l'ambassade en Flandres. Bientôt il lui confia l'instruction de ses enfants, en particulier de Margaret à laquelle John Clement enseigna le latin et le grec. En 1516, on le trouve à Oxford au Collège Corpus Christi, où il enseigne la rhétorique et le grec. Les éloges de la profession médicale, regardée comme la plus honorable en Utopie, ne sont peut-être pas étrangers à la vocation de John Clement (Delcourt, trad. p. 106) : en 1519, en effet, il se consacre totalement aux études de médecine qu'il commence probablement à Louvain et qu'il poursuit à Padoue ; il reçoit son titre de docteur en médecine à Sienne en 1525. Il travaille alors avec Lupset à l'édition aldine des œuvres de Galien (médecin grec du IIe s. PCN). En 1526, il épouse Margaret Gigs, pupille et fille adoptive de More. À partir de 1527, il est membre du Collège des médecins. Il mourut en exil à Malines en 1572 : toute la famille dut, en effet, s'exiler aux Pays-Bas sous les règnes d'Edouard VI et d'Élisabeth. Son fils Thomas eut More pour parrain. Sa fille Winifred épousa William Rastell, neveu de More, éditeur des English Works de 1557, sous le règne de Marie Tudor (1553-1558). On a retrouvé la liste des livres de sa bibliothèque, sans doute enrichie de celle de More. Cette liste jette une certaine lumière sur l'Utopie en rappelant à quelles sources multiples s'alimentait la pensée de son auteur.

Hythlodaeus : depuis le premier paragraphe, nous connaissons déjà le prénom du héros de l'œuvre : Raphael. Nous rencontrons ici pour la première fois son nom : Hythlodée. Comme la plupart des noms de l'Utopie, celui du héros principal a été créé par More : il est formé de deux mots grecs : hythlos (vain babillage, non-sens) et dáïos (adroit) : étymologiquement, Hythlodée est donc « l'expert en balivernes », l'homme adroit à éblouir ses auditeurs par des propos sans consistance, le maître du non-sens ou du vain babil ; mais on peut aussi trouver une autre étymologie qui verrait à côté d'hythlos le mot latin « deus », ce qui autoriserait à lire dans les nom et prénom du héros les trois grands repères linguistiques de la Renaissance humaniste : l'hébreu Raphaël — l'ange messager, « Dieu qui guérit » ou « la guérison de Dieu » —, le grec hythlos, le latin deus, et ce nom au triple sens pourrait se traduire dans une phrase énigmatique : « Dieu guérit par le non-sens de Dieu ». Dans la conclusion générale de ce cours, je remettrai ce nom dans la perspective d'une compréhension globale de l'œuvre. Tel est, en tout cas, le nom du héros de l'Utopie, du marin qui raconte son aventure et son voyage merveilleux et dont Thomas More dresse un rapide portrait physique au début du premier livre (Delcourt, trad. p. 9). Mais ce n'est pas n'importe quel marin, c'est une sorte de marin-philosophe, un porte-parole de la plus haute sagesse et du message utopique, dont il faut retenir dès à présent que son nom inclut une référence au non-sens et au Vain Babil : le récit qu'il tient donne toutes les apparences d'une vérité extérieure, mais peut-être n'est-ce là qu'un discours vain dont il faut chercher ailleurs la vérité : le réel et l'invisible, le vrai et le faux se mélangent dans le nom même du héros-narrateur, qui est le seul à connaître ce dont il parle. Notons que le nom d'Anémolius, l'auteur du sizain d'envoi de l'œuvre et le neveu d'Hythlodée, comporte lui aussi sa part de vanité, car il désigne « celui qui est léger ou vide comme le vent », ou même « le vaniteux », à l'image du peuple des Anémoliens qu'évoque Hythlodée lui-même au livre II en stigmatisant leur faste ostentatoire.

Amauroticum : (Amauroticus, a, um) d'Amaurote : Amaurotum est la ville-capitale d'Utopie ; Hythlodée la décrit au début du second livre ; elle est le siège du Sénat et il y a vécu pendant cinq années de suite. Son nom vient de l'adjectif verbal grec amaurôtón (amauróô : j'obscurcis, j'affaiblis) et signifie donc : « qui est rendu obscur. » En français, l'amaurose est une cécité plus ou moins complète ; en grec amaúrôma est l'éclipse. More a peut-être pensé à la ville de Londres, que les brouillards obscurcissent souvent, mais, plus probablement, ce nom désigne-t-il « la Ville qui s'estompe », la « Ville-Mirage », la « Ville-Éclipse », la « Ville difficilement discernable » de l'insaisissable Utopie. Au livre II, une variante textuelle de la première édition de Louvain (1516) suggère que la ville portait un autre nom au départ : au lieu des mots in senatu Amaurotico (Delcourt, p. 129, 17), cette édition notait, en effet, l'expression in senatu Mentirano, abandonnée dès la deuxième édition de Paris (1517). Le premier nom d'Amaurote aurait donc pu être Mentira, « la Ville-Mensonge », créée sur le verbe latin mentiri « ne pas dire la vérité, décevoir, mentir, feindre », à mettre en rapport avec la dernière phrase de ce paragraphe : potius mendacium dicam, quam mentiar. En changeant le nom de la capitale d'Utopie, More souligne qu'il ne s'agit précisément pas d'un mensonge, tout en maintenant une part d'obscurité. Par ailleurs, il faut aussi observer que le synonyme du verbe amauróô, le verbe mauróô, permet d'affirmer que, contrairement à d'autres toponymes utopiens, la première lettre d'Amaurote n'est pas un /a/ privatif, mais bien plutôt un intensif : la capitale d'Utopie ne désigne pas une privation, une inexistence, une absence d'être, mais une entité précise, douée d'un caractère remarquable et particulier qui relève certes de l'insaisissable mais qui n'en est pas moins bien réel. Dans l'étude qu'il a consacrée aux vocables de l'Utopie, le philologue et humaniste néerlandais Gerard-Joseph Vossius (1577-1649) (Epist., 548, in Opera, t. 4, Leyde, 1664, p. 341) cite et interprète maladroitement ce toponyme en écrivant : « amaurón, c'est-à-dire obscure, car jusqu'à présent personne ne l'a vue et l'on ne peut la voir. » Or, il ne s'agit pas d'une ville obscure parce qu'irréelle ou non-réelle, mais d'une ville obscure parce qu'invisible : Amaurote est la capitale d'un monde réel, mais invisible ; elle est comme une parabole, qui raconte un récit fictif, parfois paradoxal, mais qui vise un objet précis et accessible aux seuls initiés : « Entende qui a des oreilles » (Mt 13, 9 sq). Le rôle primordial de cette ville est d'ailleurs affirmé par sa position géographique : elle est sita in umbilico terrae, « au nombril de la terre » ; cette qualification est doublement empruntée à la cartographie médiévale de Jérusalem, la Ville par excellence, au centre du monde, et aux pays de nulle part dans l'antiquité, comme le domaine de Calypso, qui se trouve dans « une île au milieu de la mer ». Par le truchement du vocable d'Amaurote, More ne veut donc pas dire qu'il s'agit d'une ville mensongère ou inexistante, une ville trop belle ou trop parfaite pour être vraie ; elle est, au contraire, bien réelle, mais à la façon d'une parabole d'autre chose, qui est insaisissable, plus parfait encore, d'un idéal dont elle n'est que le mirage et auquel elle donne son sens, comme Jérusalem qui donne son sens à l'histoire du monde. À ce titre, le symbole du prénom de Raphaël n'en est que plus significatif : en guérissant les hommes de leur aveuglement, il leur permet finalement de voir cette ville qui existe bel et bien, mais qui leur est obscure tant que leurs yeux ne se sont pas ouverts à la vérité.

Anydrus : le nom du fleuve principal d'Utopie vient également du grec : il forme un oxymore et est composé, cette fois, d'un /a/ privatif (/an/ devant voyelle) et de hydôr (eau) : le fleuve de Nulle-Part ou du Non-Lieu ne pouvait être que le « Fleuve Sans-Eau ». Le lecteur se meut dans le monde et les dimensions étranges de l'Ailleurs. Il en est ainsi pour à peu près tous les noms d'Utopie, qu'il s'agisse de toponymes géographiques, de noms des peuples qui l'habitent, ou des noms de fonctions. L'auteur interdit de chercher le sens de l'œuvre au niveau du récit, dans la littéralité des détails, institutions ou coutumes, qui sont évoqués sur le mode de la privation ou de l'absence ; pour autant, Utopie a bien un sens, mais il est ailleurs, au-delà de la fiction narrative

quingentos passus : l'ironie de Thomas More pointe sans doute dans le scrupule qu’il manifeste ici à l’égard d’un détail métrique, assurément infime et négligeable, et que lui-même ne pouvait pas ne pas considérer comme tel. Il faut y voir un signe de la distance que l’auteur prend par rapport à sa propre œuvre, de l'invitation qu'il tend au lecteur à s'affranchir des détails de la fiction pour rechercher le sens profond de la parabole. Mais en même temps, ce passage montre qu’Utopia et son auteur peuvent se tromper, au moins sur un détail ; pourquoi ne pourrait-il dès lors pas y avoir également d’autres erreurs dans le livre, sur d’autres points du récit et, à la limite, sur l'ensemble du récit ? Le nom même d'Hythlodée invite, du reste, à la prudence : Vain-Babil, sans pour autant mentir, ne dirait-il pas lui-même des mensonges, selon la subtile nuance que More va bientôt établir à la fin de ce paragraphe ? Et, de toute façon, il est seul à avoir vu et vécu ce qu’il raconte, interdisant ainsi toute validation extérieure de son expérience. Où est la réalité, où est le mensonge ? En toute hypothèse, le détail du récit ne doit pas être entendu comme une vérité à prendre au pied de la lettre, puisque ce détail peut prêter au doute, comme le montre More par cette anecdote. Un des messages de l'Utopie est précisément celui-ci : son auteur peut se tromper, soit parce que sa mémoire lui fait défaut, soit parce qu’il ne peut vérifier l’exactitude des propos de son narrateur. Et, en l'occurrence, l'erreur ou le « mensonge » sont doubles, et en même temps s’annulent, puisqu'ils portent sur la mesure exacte de la largeur d'un fleuve qui de toute façon n'existe pas : c'est toute l'ambiguïté d'un « mensonge » ou d'une tromperie qui n'en sont pas, dès l’instant où personne n'est évidemment dupe de la fiction.

mendacium… prudens : cette phrase est un souvenir d'Aulu-Gelle, critique littéraire et grammairien du IIe siècle PCN : dans ses Noctes Atticae, il rapporte les propos du philosophe néo-pythagoricien P. Nigidius Figulus († 45 ACN), qui marquait la différence entre mendacium dicere (qui appartient à l'ordre du style, à l'art de dire, à la rhétorique) et mentiri (qui relève de l'ordre moral) : « Celui qui ment ne se trompe pas lui-même, mais il tente de tromper l'autre ; celui qui dit un mensonge se trompe lui-même… L'homme honnête doit s'efforcer de ne pas mentir, l'homme avisé de ne pas dire de mensonge. » (NA, XI, 11).

—  prudens : = « sagace » : voir G. Marc'hadour, Symbolisme de la Colombe et du Serpent, dans Moreana, n°1, septembre 1963, p. 47-63 ; article repris dans ID., Thomas More, Paris, Seghers, 1971 (Coll. Philosophes de tous les temps), p. 116-123. La prudentia latine (prudens = pro-uidens : qui prévoit, qui sait d'avance, qui agit en connaissance de cause) est le correspondant de la phrónèsis grecque ou sagesse pratique qui rend l'homme apte à délibérer sur ce qui regarde son propre intérêt. Il ne s'agit pas ici de la vertu cardinale de prudence, connexe à la vertu en général ou honnêteté. Dans l'Éthique à Nicomaque (VI, 8 1141b), Aristote explique que la politique et la prudence dépendent d'une seule et même disposition ; dans sa forme la plus haute, la sagesse pratique est identique à la sagesse politique ; dans la Politique (III, 4, 7), il approfondit cette notion et fait de la prudence la vertu nécessaire du chef d'une communauté politique, chez qui elle est conscience du devoir en même temps que principe de décision au service du bien commun ;

— la dernière phrase de ce paragraphe est une phrase-clef pour l'intelligence de l'Utopie. Elle définit exactement la convention littéraire qui sera celle de l'ensemble de l'œuvre, à savoir une convention « ironique ». More invite ici le lecteur à ne pas chercher dans son œuvre un discours véridique ; il le prévient qu'elle cachera un certain nombre de mensonges, et, en cela, il se prémunit contre le reproche de mensonge, car il aura prévenu son lecteur ; au lecteur avisé de faire face à toutes les feintes et à tous les pièges du jeu rhétorique de l'écrivain. Selon l'exégèse d'Aulu-Gelle, More dira des mensonges, mais il ne mentira pas. L'ironie est un ton littéraire qui consiste à « dire » le contraire de ce que l'on pense afin de mieux faire apparaître la vérité profonde de son propos. L'ironie de More avait besoin dès le début de l'œuvre de cette distinction entre le dicere mendacium et le mentiri, pour rendre le lecteur complice et non pas dupe du discours utopique, mensonger depuis l'affabulation du récit d'aventure et la nature même du mythe du non-lieu. L'onomastique paradoxale et symbolique de l'Utopie est significative de cette complicité que More cherche à établir avec son lecteur : en plus des noms qui viennent d'être évoqués, on peut encore signaler les Achorii, « qui n'ont pas de territoire », le chef Ademos, « qui n'a pas de peuple », les Alaopolitai, « qui sont les citoyens d'un peuple inexistant », les Polyleritai, « qui sont un peuple dont on parle beaucoup, mais que personne n'a jamais vu », les Nephelogetai, « qui habitent les nuages », les Anemolii, « qui ne sont que du vent », et bien d'autres énigmes. Emprunté à un vers du poète satiriste latin Martial, le nom du compagnon d'Hythlodée, Tricius Apinatus, confirme cette dimension ironique d'une œuvre dont le sens est ailleurs que là où on l'attend : « Sunt apinae tricaeque et si quid uilius istis » : « ce sont là bagatelles et babioles et n'importe quoi de moindre encore si c'est possible », à propos de la dédicace de son livre au lecteur (epigr. XIV, 1, 7) ;

— l'énigme de cette dernière phrase peut être mise en perspective avec deux autres phrases de l'œuvre qui en prolongent l'expression paradoxale. Après avoir exposé les principes de la morale utopienne, Hythlodée déclare, dans un détachement apparemment contradictoire avec ses convictions : « Nous nous sommes donné la tâche de décrire leurs institutions et non pas de les défendre » (Narranda eorum instituta, non etiam tuenda, suscepimus). (Delcourt, trad. p. 104). Et, à la dernière ligne du livre, juste après avoir déclaré qu'il ne pouvait donner son adhésion à tout ce qu'a dit Hythlodée, More conclut : « Il y a en Utopie bien des choses qu'on souhaite voir dans nos républiques, sans cependant l'espérer » (Confiteor permulta esse in Vtopiensium republica, quae in nostris ciuitatibus optarim uerius quam sperarim) (Delcourt, trad. p. 152). Le texte de l'Utopie est un texte « piégé » ; il parle un langage particulier qui nécessite un décryptage minutieux, comme l'indiquent l'alphabet utopien et le quatrain en langue utopienne que Pierre Gilles a mis en tête de son édition. Ces pièces annexes sont, en effet, le signe que cette œuvre a une signification invisible, ésotérique, non directement accessible : pour lire l'Utopie, il faut parler l'utopien, établir entre les signes des équivalences qui ne se révèlent pas à la première lecture, découvrir une vérité qui ne se donne qu'à celui qui accepte de pénétrer dans l'Ailleurs et de se situer en lui. C'est une des idées maîtresses de l'œuvre : le lecteur est en face d'une « affabulation avouée », d'un mensonge qui dit son nom, devant une longue « parabole » qu'il faut interpréter comme telle. More demande à son lecteur de ne pas accorder la valeur principale aux circonstances extérieures, aux acteurs, à ce qui est dit, aux incohérences et aux contradictions du récit, mais à chercher ailleurs la vérité de l'Utopie. La facétie et la gratuité se joignent ici à la puissance d'expression du mythe pour donner à cette œuvre son charme, sa poésie et son sens.

theologus : une note apparue pour la première fois en 1624, dans une édition de la traduction anglaise de Ralph Robynson, précise que cet ecclésiastique humaniste, qui a « joué le jeu » de l'affabulation jusqu'à envoyer un billet à More pour lui faire part de sa candidature éventuelle à l'évêché d'Amaurote, aurait été Rowland Philips, curé de Croydon dans le Surrey (comté d'Angleterre au sud de Londres). More lui-même écrira bientôt qu'en rêve il s'est vu roi d'Utopie.

feliciter ibi coeptam : de nombreux Utopiens ont, en effet, été baptisés par Hythlodée et ses compagnons (Delcourt, trad. p. 133). Le dernier chapitre du livre II, qui est aussi le dernier chapitre de l'œuvre, est consacré aux religions des Utopiens (de religionibus Vtopiensium).

ut mittatur a Pontifice : le candidat à l'épiscopat en Utopie tenait à se conformer aux règles canoniques romaines et pontificales. Peut-être est-ce une correction à la thèse du « sacerdoce universel » défendue par les Utopiens baptisés, mais qu'ils n'avaient pas encore mise en pratique au moment du départ d'Hythlodée (Delcourt, trad. p. 133) : à l'instar des disciples de Jan Huss (réformateur tchèque de la seconde moitié du XIVe siècle, brûlé vif après sa condamnation au Concile de Constance), eux-mêmes influencés par les doctrines de Wycliff (réformateur anglais du XIVe siècle, précurseur de la Réforme, qui a notamment nié le dogme de la transsubstantiation et traduit la Bible en anglais), les Utopiens baptisés discutaient sur la possibilité d'instituer une forme de sacerdoce dont la nature rendrait inutile l'ordination des prêtres par un évêque. Les doctrines hussites étaient bien connues des humanistes ; or les Hussites radicaux, en particulier la secte des Taborites, prêchaient un évangélisme absolu qui mettait en avant le sacerdoce ministériel des laïcs, la communauté des biens et la souveraineté du peuple, trois principes qui sont à la base des institutions utopiennes.

falsi aut ueri : More veille à ce que dans son œuvre ne traîne aucune erreur, ni ne manque aucune vérité, comme par exemple le lieu précis où se situe l'île d'Utopia, notamment pour permettre à son ami prêtre d'introduire une demande en règle de charge épiscopale auprès des Utopiens. Cette phrase est fort intéressante du point de vue de la convention ironique : puisque l'œuvre a été publiée dans son état, c'est que rien de cette œuvre n'est faux ; par ailleurs, puisque, à la fin de sa lecture, le lecteur ne sait toujours pas où se situe l'Utopie et peut donc regretter l'absence d'une vérité, c'est que cette œuvre n'est pas non plus tout à fait vraie et qu'en tout cas il y manque des vérités. Où est la vérité, où est le mensonge ? Une fois encore, c'est un indice pour chercher la vérité au-delà du sens premier : on ne pourra jamais dire où se situe précisément l'Utopie, puisque, dès ce moment-là, elle serait condamnée à ne plus être une utopie ; mais l'utopie ne peut pas non plus être totalement fausse, auquel cas elle serait tout à fait inutile et nuisible. Quant au souhait de prendre contact avec Hythlodée pour connaître son sentiment à propos de l'œuvre, on en mesure toute l'affabulation, à moins qu'Hythlodée ne représente finalement le type d'une sagesse amenée à se prononcer sur la valeur du projet de More.

praeripere : More fait ici allusion à la piraterie littéraire, fréquente à son époque, et rappelle discrètement les écrivains à la courtoisie en suggérant que peut-être Hythlodée ne serait pas heureux de voir que tout son récit a été « pillé » par More dans un livre composé à partir de ses aventures. Érasme était très chatouilleux sur ce point ; il revendique la paternité exclusive non seulement des œuvres, mais aussi celle des genres littéraires. Il écrit à Polydore Virgile : « C'est moi, non vous, qui ai créé le genre des Adages… Avant de publier d'autres ouvrages, consultez donc des amis avertis tels que More, Tunstal, Linacre, Latimer. » Cela étant, More dira plus loin qu'Hythlodée n'a pas l'intention d'écrire ; le philosophe sait trop bien que ceux qui auraient le plus besoin de ses conseils ne prendront jamais la peine de lire ses livres (Delcourt, trad. p. 39).

barbarus : les humanistes souffrent du manque de culture du grand public. Il existe un fossé infranchissable entre le lettré et le barbare. L'épisode du bouffon et du religieux sans culture (pratiquant un latin lamentable, citant la Bible à tort et à travers, n'ayant aucun sens de l'humour) illustrera cette idée : voir Delcourt, trad. p. 35-38. La lutte contre les Barbari menée par les humanistes se cristallisait autour des Antibarbari d'Érasme. Le dessein de ces traités, commencés à Paris en 1495, était la défense de la culture. La composition atteignit quatre volumes. Seul le premier a survécu, imprimé à Bâle par Froben en 1520.

obsoletis…uetera : critique de l'antiquaillerie, de la vénération stérile pour une antiquité désuète et les archaïsmes du langage où le plaisir de l'ancien ignore les exigences du temps présent.

sales : le texte de More est effectivement rempli d'humour et d'ironie et le lecteur qui méconnaîtrait la nature ironique des propos de Hythlodée se ferme à l'intelligence de l'œuvre.

nasum : ces propos, qui évoquent la finesse de l'odorat et du goût, sont inspirés par le thème platonicien du banquet de l'esprit ou symposium ;un des dialogues les plus célèbres de Platon s’intitule, du reste, « Le Banquet ».

uelut aquam ab rabido morsus cane : à rapprocher du proverbe populaire : « Chat échaudé craint l'eau froide » : le malade auquel le chien enragé a communiqué la fièvre ne supporte plus le contact de l'eau froide. Il y en a qui sont tellement grimaçants, tellement coincés et fermés à l'ironie, qu'un simple persiflage les fait fuir.

éxô bélous : proverbe grec qui signifie : « hors des traits », dont les censeurs criblent impunément les autres. L'expression est extraite des Adages d'Érasme : Extra telorum iactum. L'Utopie contient quantité d'allusions à ce recueil d'Érasme, alors célèbre dans toute l'Europe. Ces proverbes, forme littéraire qui, en une phrase pittoresque, imagée, elliptique, exprime la sagesse propre à un cercle d'hommes cultivés, avaient été choisis par Érasme, dès 1500, comme l'un des moyens privilégiés pour saisir et transmettre les trésors de la sagesse des anciens ; il en reprit plusieurs milliers dans les littératures classiques et les groupa en les encadrant d'un commentaire souvent très hardi ; un célèbre tableau de Breughel atteste le rôle, dans la sagesse de ce temps, des proverbes, ou plutôt des formules qui donnent à réfléchir. Concises, aisément retenues par la mémoire, ces formules se présentaient, en outre, comme d'excellents instruments de connaissance à l'usage des amateurs de langues anciennes. L'intérêt culturel et pédagogique des Adages fut tel qu'il suscita soixante éditions du vivant d'Érasme qui, maître de beau langage autant que de sagesse, ne cessait d'enrichir la collection et de polir le style des gloses qui accompagnaient chaque adage.

leues et abrasi : ils sont tondus et rasés comme des lutteurs qui ne veulent laisser aucune prise à l'adversaire.

conuiuio : Thomas More poursuit la comparaison avec le banquet de l’esprit, le symposium platonicien, et il la termine en adressant à Pierre Gilles un encouragement ironique à préparer à grands frais un repas pour des invités aussi indélicats.

uale : après l'amertume et la récrimination contre les barbares succèdent la courtoisie, l'aménité de la dédicace, qui faisaient le charme des relations humaines au sein de la République des Lettres. Ce caractère affable des humanistes est toujours présent dans les formules finales de leur correspondance.

<hic finit praefatio> : plusieurs éléments apparaissent déjà dans cette préface, qui sont déterminants pour une saine compréhension de l'œuvre dans son ensemble :

— outre les préoccupations rhétoriques manifestées dès le premier paragraphe, l'ironie de Thomas More pointe à divers endroits de sa lettre dédicatoire à propos de l’œuvre et de ce qu’il sait ou croit savoir du récit qu'il va rapporter, de la part respective de vérité et de mensonge qu'il y mêlera. Comme Socrate dans les dialogues platoniciens, More joue constamment de l'ironie. Cependant, ce procédé, qui consiste à dire le contraire de ce que l'on exprime afin de mieux faire entendre la vérité profonde, ne peut opérer sans un signal entre l'écrivain et le lecteur, une connivence plus ou moins dissimulée qui avertit du travesti du langage. Elle apparaît dès la préface de l'Utopie dans les binômes « mendacium dicere / mentiri »; « quicquam falsi… quicquam ueri » ;

— dans la lettre à Gilles, More multiplie les mystifications : le nom d'Hythlodée et l’irruption intempestive de son prénom dès les premières lignes, comme si le personnage était bien connu de tous, l'attention feinte apportée à des détails géographiques futiles et sans importance, l'ignorance de l'endroit précis où se situe l'île, etc.

— More apporte aussi dès à présent des corrections à des propos plus radicaux qu'il tiendra plus tard : ainsi le souci du respect des règles ecclésiastiques manifesté par le prêtre s'oppose à la théorie du sacerdoce universel défendue par les Utopiens ;

— l'auteur devance aussi la critique et il parodie, à ses propres dépens, l'accueil qu'elle réservera à son œuvre, en prévoyant qu'il sera mauvais, parce que la majorité des lecteurs ne comprennent pas ce qu'ils lisent : « plurimi litteras nesciunt ; multi contemnunt » ;

— le caractère élitiste, sinon initiatique, de l’œuvre contraste avec le portrait très vivant et amer du barbarus, auquel More reproche surtout de ne pas avoir de nez, de ne pas être sensible au langage codé des mots d'esprit, de l'humour, de l'ironie précisément ;

— le détail relatif au religieux qui veut devenir le premier évêque d'Utopie n'est pas non plus gratuit : c'est la seule réaction qui est évoquée par More à son récit dans cette préface composée après la rédaction du traité, or elle est d'ordre religieux. Le propos de More est, effectivement, avant tout autre, d'ordre spirituel : le but recherché par l'auteur, avant d'engager l'ordre politique ou économique, se trouve ailleurs que dans les institutions décrites ici : il est dans une conversion intérieure de l'homme, dans ce que l'on a pu appeler l' « utopie intérieure », qui doit amener l'homme à devenir meilleur, mais ce langage n'est pas accessible au barbarus, qui ne se met pas dans les conditions nécessaires à une bonne compréhension de la parabole.

Le « mode d'emploi » de l'œuvre est donné, et tel est bien l'objectif d'une préface.

 

LIBER PRIMVS

 

Sermo… uicecomitem : le titre de l'ouvrage s'interprète plus facilement s'il est replacé dans le contexte du traité d'Aristote sur la Politique. Au livre II de son traité, Aristote étudie la meilleure forme de gouvernement pour une communauté politique. Il commence par définir la méthode qu'il suivra. Selon lui, trois points de vue différents permettent d'aborder le problème :

— la manière idéaliste, comme le font Socrate et Platon, ce qui répond à la question : quelle est la forme de gouvernement idéale ? Ce point de vue théorique fait abstraction de ce qui existe dans la réalité.

— à l'opposé, la manière historique pose la question : quelle est actuellement, parmi toutes celles qui existent, la meilleure forme de gouvernement ?

— enfin, la manière didactique et réaliste s'inquiète de savoir quelle est la forme de gouvernement qui répond le mieux aux aspirations de la nature humaine. Aristote choisit cette dernière manière.

— More reprend la question posée par Aristote : quelle est la meilleure forme de république ? Mais il la situe dans une perspective originale. Aux trois points de vue mentionnés par Aristote, il en ajoute un quatrième qui sera à proprement parler la manière utopique. Cette méthode propose une solution prophétique, réaliste et descriptive : prophétique et « messianique », elle néglige les étapes indispensables à sa mise en place et projette dans l'imagination une société achevée, que sa transcendance même rend irréalisable ; la méthode est cependant réaliste dans sa forme littéraire, celle du récit de voyage qui situe la société utopique dans le temps et l'espace, dans les catégories de l'expérience humaine la plus immédiate ; descriptive, enfin, elle suit avec intérêt le jeu des diverses institutions du modèle que le voyageur explore. Dans les éditions contemporaines de More, le mot « utopie » apparaît peu dans les titres, qui soulignent plutôt le « discours d’Hythlodée sur la meilleure forme de gouvernement » ; ce n’est qu’après More que le mot « utopie » deviendra célèbre au point de passer au premier plan et de désigner seul le traité.

non exigui momenti : ces « affaires » (negotia) importantes avaient un aspect politique et un aspect commercial :

— Aspect politique : la mort du roi de France, Louis XII, le 1er janvier 1515, et l'accession au trône de François Ier avaient provoqué un renversement d'alliances. Alors qu’après le décès de sa deuxième épouse, Anne de Bretagne, le roi Louis XII venait d’épouser en troisièmes noces Mary, la sœur d’Henry VIII, scellant ainsi la paix entre la France et l’Angleterre, la diplomatie dictait au Prince Charles de Castille (15 ans), futur empereur Charles-Quint, le désir d'épouser Renée, fille cadette de Louis XII et d’Anne de Bretagne et belle-sœur du nouveau roi de France, alors âgée de 5 ans ! Comme on le sait, ce projet de mariage n’aboutira pas suite à la méfiance de François Ier qui ne souhaitait pas qu’une héritière d’Anne de Bretagne épousât un prince trop puissant. Cette politique d’alliances faisait perdre à la Couronne d’Angleterre toute prétention sur le continent et Henry VIII s’est senti évincé de la nouvelle configuration européenne qui se dessinait.

— Aspect commercial : par représailles, l'Angleterre décide de relever les taxes sur la laine anglaise exportée vers les Pays-Bas, où les « fabricants » avaient besoin des matières premières anglaises. Par mesure de rétorsion, les Flamands dénoncent l’Intercursus Magnus du 24 février 1496, qui privilégiait les transactions commerciales des Pays-Bas avec l’Angleterre dans le cadre du commerce de la laine, et le Malus Intercursus du 20 avril 1506, qui avait renforcé les privilèges anglais au détriment de la Flandre. C'est au tour des éleveurs et des marchands anglais de se plaindre. La question politique était du ressort de Cuthbert Tunstal, alors évêque de Londres, qui était le véritable « Ambassadeur » d’Henry VIII en l’occurrence. La question commerciale, liée à la première, fut confiée à Thomas More.

rex Henricus : en 1516, Henry VIII avait 25 ans et régnait depuis 7 ans. Son avènement avait été salué avec joie par le peuple et les humanistes ; les titres élogieux que lui décerne More étaient mérités.

Castellae principe Carolo : le prince Charles de Castille, futur Charles-Quint, était né à Gand en 1500 et était le fils de Philippe Ier le Beau (1478-1506), archiduc d'Autriche et fils lui-même de l'empereur Maximilien d'Autriche (1459-1519), et de Jeanne la Folle, fille de Ferdinand d'Aragon, dit le Catholique (1452-1516) et d'Isabelle la Catholique (morte en 1504). Au moment de l'ambassade de More à Bruges, Charles était Prince de Castille depuis la mort de son père Philippe en 1506. Il venait d'être proclamé, le 5 janvier 1515, duc de Bourgogne ; c'est à ce titre que l'Angleterre avait affaire à lui. Le décès de Ferdinand le Catholique le 23 janvier 1516 fera de Charles le roi de Castille. La mort en 1519 de l'empereur Maximilien lui permettra de briguer la couronne impériale. Il l'obtint par élection, contre François Ier et Henry VIII, le 28 juin 1519, à la diète de Francfort. En octobre 1520, il sera expressément autorisé par Rome à porter le titre d'empereur. Il sera sacré et couronné « Maître du monde entier » à Bologne par Clément VII, le 24 février 1530.

oratorem : le véritable ambassadeur de la délégation n’était pas More, mais Tunstal ; cependant, le fait de faire partie de la délégation officielle lui permettait de jouir de l'immunité diplomatique.

Cuthbert Tunstal (1474-1559) : âgé de 41 ans au moment de l'ambassade, il avait étudié à Oxford, à Cambridge et à Padoue ; il était versé en grec, en hébreu, en mathématiques, en droit civil et en théologie. Il connaissait Latimer et Pace et surtout Jérôme Busleiden auquel il présenta More durant le séjour en Flandres. Il fit partie de plusieurs missions diplomatiques avec More, en Flandres en 1515, à Cambrai en 1529 pour négocier la paix des Dames : signé le 3 août, ce traité mettait fin à 36 années de guerres incessantes entre la France, l'Angleterre et l'Espagne ; More, selon son épitaphe toujours visible en l'église de Chelsea depuis 1532, demeura justement fier de cette paix honnête qui devait durer 15 ans. Évêque de Londres en 1522, Tunstal fut promu à Durham en 1530. Le titre de Maître des Archives Royales lui fut conféré peu après l'ambassade en Flandres, le 12 mai 1516. Cette page d'introduction historique au récit ou au « discours » de Hythlodée est donc postérieure au 12 mai 1516. Comme le rappelle l’édition de Marie Delcourt, « Tunstal était lié à Érasme, More et Pierre Gilles, duquel une fille fut sa filleule. Il accepta l'Acte de Suprématie, se séparant là de son ami More. Mais il refusa de faire les concessions qu'Édouard VI demandait au clergé et fut privé de son siège épiscopal. Restauré par Marie Stuart, il fut de nouveau déposé par Élisabeth, quelques semaines avant sa mort. C'était un homme d'une grande tolérance qui ne prononça aucune condamnation à mort contre un hérétique. »

scriniis : la deuxième édition (Paris, 1517, revue par Guillaume Budé) a ajouté l'adjectif sacris, qui affecte d'un caractère sacré tout ce qui touche à l'autorité : influence aussi du vocabulaire de la chancellerie byzantine où le terme technique scrinia était toujours accompagné de l'adjectif sacer : Budé était un savant helléniste, notamment éditeur d'un commentaire des Pandectes de Justinien.

nisi uelim solem lucerna ostendere : nouvelle allusion à un Adage d'Érasme : Lucernam adhibere in meridie (« Employer une lanterne en plein midi ») ou, sous une forme légèrement différente : solem adiuuare facibus (« Aider le soleil avec des torches, des flambeaux ») (Adages, Opera, t. II, Prov. col. 556 D).

Brugis : en 1515, Bruges est la capitale commerciale et artistique des Flandres. Les Anglais y envoient la laine, les Scandinaves le bois, les Slaves les fourrures et l'ambre, les Lombards les draps d'or, les Vénitiens et les Gênois les soieries et les produits d'Orient, les Flamands leur drap. Tout ce trafic d'un port international sera évoqué dans l'Utopie. Une telle activité requiert une organisation politique, la Hanse. Bruges a contribué, au XIIIe siècle, à la formation de cette ligue commerciale à laquelle présidait la ville allemande de Lübeck. En 1515, Bruges accueille la conférence destinée à renouveler le Magnus Intercursus qui réglait les conventions commerciales privilégiées entre l’Angleterre et les Pays-Bas ; ce traité commercial veillait également à la répression de la piraterie maritime, qui avait nécessité la formation de la Hanse (ce problème crucial de la piraterie est également évoqué dans l'Utopie).

Georgius Temsicius : Georges de Temsecke, conseiller ecclésiastique au Grand Conseil de Malines, alors résidence impériale, vers 1500. Docteur en droit civil et en droit canonique, il fut prévôt de Saint-Pierre à Cassel, de Notre-Dame à Courtrai, de Saint-Bavon à Gand, de Sainte-Gudule à Bruxelles. Plus tard, il fut conseiller privé et fit partie de nombreuses missions diplomatiques. Il mourut vers 1536.

Cassiletanus : Cassel est une ville située à 30 km. au sud-est de Dunkerque, sur une colline qui domine la plaine de Flandre ; la ville avait été fortifiée par les Romains, d'où son nom Castellum. L'hôtel de ville (la Noble Cour) date du temps de More.

Bruxellas : le 14 mai 1516, Charles avait été proclamé roi de Castille en la Cathédrale Sainte-Gudule à Bruxelles.

Antuerpiam : Anvers était alors la rivale de Bruges qu'elle commençait, du reste, à supplanter. C'était une des plus belles villes d'Europe, « l'une des fleurs du monde », écrira Sampson, membre de la délégation anglaise. La splendeur des édifices a dû inspirer More quand il décrit la capitale d'Utopie, Amaurote au début du livre II (Delcourt, trad. p. 61-64). Après la découverte de la route des Indes, les Portugais ont fondé à Anvers un comptoir qui distribue en Europe les cargaisons d'épices et d'objets précieux. La ville compte alors plus de 100 000 habitants ; la Bourse du Commerce attire des représentants de toutes les nations. L'imprimeur Plantin s'y installera en 1555.

confero : les détails géographiques et diplomatiques signalés par More en ce début du premier livre répondent au dessein de la littérature utopique : enraciner l'imaginaire dans l'événement historique. L'esprit du lecteur ainsi placé dans la réalité qu'il connaît restera à ce niveau de crédibilité quand l'affabulation développera insensiblement ses mécanismes propres. Après l'insertion dans l'histoire politique et économique, More déplace son récit vers une évocation moins sérieuse, moins officielle, moins académique qui introduit progressivement à l'entrée dans la fiction : il va évoquer son séjour à Anvers et surtout sa rencontre avec son ami Pierre Gilles, qui sont certes des événements historiques, mais où l'affabulation commence de trouver son décor et son implantation. Anvers, la ville d'où émergeront bientôt le récit imaginaire et l'utopie, s'oppose à Bruges, la ville-prétexte à ce voyage, le lieu des discussions politiques et économiques qui l'ont rendu nécessaire, la ville de l'histoire qui permet à l'utopie de s'enraciner dans le temps de l'actualité. En même temps, le temps du verbe change : après l'imparfait ou le passé de l'histoire, qui situe le contexte événementiel du récit utopique, More passe au présent de l'imaginaire et de la fiction : Ego me… confero, avec, on l'observera, un mélange d'imparfait et de présent dans cette dernière phrase, où ferebat rappelle encore l'exigence historique. Dès le paragraphe suivant, le récit passe résolument au présent, et dans les pages qui suivent, les deux temps alterneront.

neminiprudentior : observons le parallélisme antithétique de l’expression pour traduire une même idée : abest/inest ; nemini/nulli ; longius/ prudentior ;  fucus/simplicitas.

plus quatuor mensibus : exactement depuis le 12 mai 1515. Le traité commercial sera signé le 24 janvier 1516. Le dialogue avec Raphaël Hythlodée se situerait donc entre ces deux dates. Tout ce qu'il renferme et qui était déjà en gestation depuis longtemps dans la pensée de More, comme nous le savons par ailleurs, a sans doute déjà fait l'objet de nombreux échanges de vue avec Pierre Gilles.

confabulatio : ce mot, qui évoque à la fois une conversation et l’histoire que l’on raconte, fait la transition entre la réalité des nombreux entretiens que More a eus avec son ami Pierre Gilles et la fiction de l’entretien que les deux amis ont eu avec Raphael Hythlodée et dont l’histoire commence au paragraphe suivant. Cette dernière phrase multiplie les superlatifs élogieux et les préfixes cum- ou con-, qui soulignent la qualité de l’amitié entre More et Gilles.

templum diuae Mariae : l'église Notre-Dame, cathédrale d'Anvers, commencée en 1352, n'était pas encore achevée à l'époque où la vit More ; on travaillait à la flèche qui sera terminée en 1518, et qui est l'une des œuvres d'architecture les plus remarquables de la Flandre. L'église sera achevée en 1521.

nauclerus : Hythlodée est un capitaine de navire avant de devenir capitaine de la conversation, du récit qui va se dérouler ; il est un marin-philosophe qui prend en mains son propre destin et qui impose sa volonté aux événements, comme le pilote du navire impose sa volonté aux éléments. Dans l'iconographie, la longue barbe est un des attributs habituels du prophète et du philosophe ; l'âge et le visage hâlé sont des signes de l'expérience, de la connaissance de la vie, de ses difficultés, de ses errances ; le marin est par excellence celui qui a parcouru le monde, connu et affronté ses mystères.

Palinurus : Palinure est le pilote d’un des navires de la flotte d’Énée, mais il s'est endormi au gouvernail et est tombé à la mer (voir VERG., Aen. V, 833-861 et VI, 337-383). Au contraire, Hythlodée est un marin bien éveillé ; il observe et maîtrise la destinée, car l’Utopien comme l’humaniste gardent leur esprit critique sans cesse en éveil pour ne pas se laisser surprendre par les dangers de la vie ou de la société. Alors que les yeux de Palinure se sont fermés « noyés de songe », le regard de Raphaël « guérit les hommes de l’aveuglement » pour qu’ils ouvrent les yeux sur leur destinée.

Ulysses : les voyages vers le Nouveau Monde et les tentatives de voyages autour du monde évoquaient des souvenirs classiques, dont l'archétype est sans nul doute les errances d'Ulysse dans l'Odyssée.  Le nom d'Ulysse revient souvent dans la correspondance et les récits de voyage de ce temps, par exemple dans la préface de la relation des « Quatre Voyages » par Amerigo Vespucci, bientôt citée. Ulysse avait aussi son Utopie, l'île des Phéaciens, où la tempête l’avait jeté sans qu'il pût jamais la situer (Odyssée, VI). Mais Hythlodée se distingue d'Ulysse dans la mesure où, à l’inverse du héros grec qui accomplit son voyage pour rentrer dans sa patrie et retrouver son royaume, le marin de More a quitté sa patrie et est resté volontairement sur la côte américaine pour partir à la recherche de l'inconnu, animé par le désir humaniste de curiosité.

Plato : en même temps qu’il a été le premier grand créateur d’utopies en inventant le mythe de l'Atlantide, Platon a aussi été un voyageur, qui a notamment tenté, en Sicile, de convertir le tyran syracusain Denys en philosophe adepte de ses idées politiques ; Platon a aussi voyagé en Égypte et en Asie Mineure, où il a pu observer plusieurs formes de civilisation avant d'élaborer lui-même ses propres utopies. More passe imperceptiblement des voyages à travers le monde aux voyages dans l'univers intérieur. En faisant d’Hythlodée le navigateur des sphères philosophiques, il annonce le procédé littéraire des « correspondances », comme on l'appellera plus tard. Entre le monde physique du voyage et le monde imaginaire dans lequel l'écrivain utopiste entraîne le lecteur s'établissent des connotations symboliques. Le nom de Platon rappelle aussi que la République et les Lois sont aux sources de l'Utopia. Plus tard, Hythlodée rapportera d'ailleurs qu'il a donné aux Utopiens un certain nombre de livres, dont ceux de Platon occupent la première place (voir Delcourt, trad. p. 106). Raphaël n'est donc pas, comme Palinure, le pilote d'Énée, un simple artisan de la mer, ni même, comme Ulysse, un homme qui poursuit courageusement un voyage imposé par le sort. Il est, comme Platon qui se rend en Sicile à l'invitation de Denys, un philosophe qui choisit de voyager pour connaître le monde et devenir capable de conseiller les souverains.

latine : au moment où More rédige cette phrase, fait rage, entre les érudits d'Angleterre et de Flandre, une bataille intellectuelle à laquelle les étudiants d'Oxford et de Cambridge ont donné le nom de « Guerre de Troie » et dans laquelle les ennemis du grec sont les Troyens. Parmi eux se trouve le louvaniste Van Dorp (Dorpius) auquel More écrit une longue lettre, où il prend la défense du plus attaqué des « Grecs », Érasme. Le 29 mars 1518, dans une lettre à l'Université d'Oxford, More paraphrase le texte d’Utopia : « En philosophie, à l'exception de ce qu'ont laissé Cicéron et Sénèque, les écoles des latins n'ont rien de plus que le grec ou ce qui a été traduit du grec. » L'idée de la supériorité du grec sur le latin sera encore affirmée ailleurs dans l'Utopie (Delcourt, trad. p. 105), et Hythlodée pense même que les Utopiens descendent des Grecs (Delcourt, trad. p. 106). Observons cependant que les latins Sénèque et Cicéron sont les auteurs dont la pensée stoïcienne inspire les principes religieux et moraux invoqués par les Utopiens, et notamment la célèbre définition de la vertu : « Vivre selon sa nature » (secundum naturam uiuere) (Delcourt, trad. p. 91 sq).

Amerigo Vespucci (1451-1512) : ce Florentin dut à la vogue de son livre, paru en France à Saint-Dié (dans le cadre de la célèbre école de géographie et de cartographie fondée par les ducs de Lorraine) de donner son nom au Nouveau Monde américain récemment découvert par Christophe Colomb. On trouve, en effet, la relation plus ou moins fantaisiste de ses voyages dans les Quattuor Americi Vespucii nauigationes (« Les Quatre navigations d'Amerigo Vespucci »), publiées à la suite de la Cosmographiae Introductio du géographe Martin Waldseemüller, imprimée à Saint-Dié par Walter Ludel à la date du 25 avril 1507. Dans cet ouvrage, Waldseemüller propose de donner à cette terre nouvelle le « nom d'Americus ou America, puisque c'est Americus qui l'a découverte ». Dans ce livre, on trouve également une carte connue sous le nom de planisphère de Waldseemüller, où apparaît pour la première fois le mot « America » pour désigner la partie sud du continent américain. De nombreux traits pittoresques rapportés par Raphaël Hythlodée sont empruntés au récit de Vespucci. D'après le journal de l'explorateur, c'est le 10 juin 1503 que Vespucci quitta Lisbonne pour sa quatrième expédition ; au Nouveau Monde, il laissa derrière lui 24 hommes, dont Thomas More nous apprend que l'un d'entre eux s'appelait Hythlodée ! Il rentra à Lisbonne le 28 juin 1504.

extorsit : More insiste sur la volonté de Raphaël d'être abandonné à l’endroit ultime où était arrivée l’expédition. L’hésitation de Vespucci s'explique aisément dans le contexte de ce temps : l'abandon sur des rivages lointains était à cette époque le châtiment réservé aux condamnés. Mais dans l'expérience du discours utopique, ce renoncement et cet abandon volontaires suggèrent l’exigence de conversion dont on a déjà parlé à propos des toponymes utopiens souvent composés d'un alpha privatif. L'abandon volontaire sur ces rivages inconnus est le symbole de la générosité de l'humaniste qui s'élève vers l'Ailleurs, qui décide d'entamer une conversion intérieure.

Castello : dans le fort de « Castel » : contrairement à ce que laisse entendre l’édition de Marie Delcourt (p. 47, 19), le texte latin porte une majuscule à la première lettre de Castello, et traduit ainsi l'intention de l'auteur de donner à ce mot la forme d'un nom propre. Ralph Robynson, le premier traducteur de l'Utopie en anglais (1551) a choisi « Gylike », emprunté à un dictionnaire des toponymes, où la ville de Juliers ou Jülich ou encore Gulike, en Rhénanie, se dit, en latin, Castellum. Burnet suit la même filière et traduit Newcastle, sans compter que le toponyme latin castellum apparaît aussi, seul ou en composition, dans le nom de nombreuses autres villes de par le monde. Observons, à cet égard, que Castellum est un des noms latins de la Castille, dont le prince, le futur Charles-Quint, vient d’être cité au début du livre premier, à l’occasion du litige qui l’opposait au roi d’Angleterre Henry VIII et qui a provoqué la mission de Thomas More sur le continent, et donc indirectement sa rencontre avec Hythlodée. On notera cependant que Vespucci avait écrit : Relictis igitur in castello praefato christicolis XXIIII... (« Nous laissâmes dans le fort mentionné plus haut vingt-quatre de nos chrétiens avec 12 fusils, de nombreuses armes et des provisions pour six mois [Quattuor nauigationes, IV] »). More ajoute donc au texte de Vespucci un élément qui va dans le sens de l'affabulation utopique et qui doit brouiller les pistes, tout en n’excluant pas une référence à la réalité historique, qu’elle soit empruntée à la relation du découvreur, à l’existence d’un toponyme urbain précis ou au contexte politique de la rencontre de Bruges.

curioso : Hythlodée est plus avide de courir le monde et d'y faire des découvertes que de savoir où il sera enterré : en l'occurrence, il préfère être abandonné sur un territoire inconnu et y risquer un sort imprévisible que de retourner au pays et d'y attendre la mort. Il incarne ainsi le symbole de l'humaniste qui accepte et recherche l'inconnu, le non-conventionnel, qui cherche à sortir des sentiers battus et à accomplir sa destinée ailleurs que parmi le commun des mortels.

caelo… urnam : cette maxime est extraite de la Pharsale de Lucain (VII, 819). Elle est surtout citée par saint Augustin dans la Cité de Dieu (I, 12), dont More avait donné un commentaire public dans l'église Saint-Lawrence-Jewry, vers 1501. La Cité de Dieu et ses immenses perspectives théologiques et historiques ont contribué à donner à More cette vision prophétique qui fait la grandeur de l'Utopie. À cet endroit du texte, saint Augustin cite le vers de Lucain dans une réflexion où il démontre précisément que la privation de sépulture ne nuit en rien à la résurrection des corps et au salut. L'absence de sépulture est en harmonie avec le personnage mythique, car Hythlodée disparaîtra sans laisser de trace ; dans sa lettre à Jérôme Busleiden, Pierre Gilles écrit : « Assurément, je ne prendrai pas de repos avant d'avoir obtenu, sur ce point également, une complète information qui me permettra de vous donner avec précision non seulement la situation de l'île, mais aussi la hauteur du pôle à cet endroit… pourvu toutefois que notre Hythlodée soit sain et sauf ! Diverses rumeurs circulent en effet à son sujet. Certains affirment qu'il a péri en route ; d'autres, qu'il est bien retourné dans son pays natal mais que, en partie parce qu'il ne supportait pas le mode de vie des siens, en partie parce qu'il était tourmenté par le désir de revoir l'Utopie, il serait retourné habiter là-bas. » L'insistance de More et de ses amis, Budé et Gilles, à faire d’Hythlodée d'abord un personnage vivant et historique, et ensuite un être mystérieux et insaisissable, répond à l'esthétique de la fiction romanesque et de l’énigme ; elle appartient aussi à l'essence de l'Utopie, à son caractère polyvalent de modèle à la fois efficace et inaccessible.

undique… uiae : citation inspirée de Cicéron, Tusculanes, I, 43, 104, qui écrit précisément : undique ad inferos tantumdem uiae est. More a transposé ad superos. La tradition attribue cette réponse au philosophe Anaxagore qui se trouvait mourant à Lampsaque et auquel on proposait de le ramener à Clazomène sa ville natale.

La sagesse d’Hythlodée et celle de More ne sont pas purement verbales quand il s'agit d'évoquer le dernier acte de la vie humaine. En effet, dans sa prison, More reprendra cette phrase : à sa femme venue à la Tour de Londres lui exposer la folie de se laisser emprisonner alors qu'à Chelsea il retrouverait, avec la liberté, une maison agréable, il répond : « La demeure où je suis aujourd'hui n'est-elle pas aussi près des cieux que la mienne ? » La pensée de More accepte maintes prémisses du stoïcisme païen et les intègre à son humanisme, dont un des aspects est précisément la sérénité devant la mort, telle que l’exprime notamment le Dialogue du Réconfort dans l'Épreuve, telle que l’illustre éminemment l’attitude personnelle de More devant ses juges et son bourreau. Dès son plus jeune âge, l'Utopien s'habitue à considérer la mort comme un simple passage, comme une « pâque » : il apprend à l’apprivoiser, à en exorciser les angoisses, convaincu qu’elle est le dernier acte d’une existence qui conduit à la lumière de l’éternité. S'il la craignait, il attirerait sur lui la réprobation ; sur le champ de bataille, il fait preuve d'un intrépide courage, car la mort ne l'effraie nullement. Lors d'un décès, les honneurs que l'on prodigue à la dépouille mortelle témoignent plus de joie que de tristesse. On se plaît, au cours des cérémonies funèbres, à mettre en valeur les vertus du disparu et les exemples qu'il laisse. Cette évocation édifiante se prolonge d'autant plus aisément que l'assistance devine, près d'elle, la présence mystérieuse du défunt, avec lequel l’Utopien continue d’entretenir des conversations suivies et amicales.

L’administration officielle et rituelle de l’euthanasie aux malades (Delcourt, trad. p. 109) participe de cette familiarité avec le monde de l’au-delà. Il ne s'agit évidemment pas pour More, chrétien et vivant dans une société chrétienne, d’encourager la pratique de l'euthanasie, mais d’illustrer, par un exemple ultime, à quel point l'Utopien est serein devant la mort, qu’il inscrit dans une logique d’espérance et non dans une logique de destruction. Tout au long de sa vie, l'Utopien s'efforce d'échapper à tout ce qui avilit et inquiète l'homme : la cupidité, l'ambition, l'orgueil, mais aussi les servitudes du corps et la souffrance. Quand la nature, par la maladie et la vieillesse, lui signifie que l'instrument corporel est usé, a épuisé ses ressources et que l'heure est venue de s'en dépouiller pour que le désir de l'éternel puisse continuer sa course, on propose à l'Utopien de se débarrasser de ce corps, « qui a cessé d’être un bien pour devenir un mal ». En l’occurrence, plus que l’acte lui-même, c’est le symbole qu’il cache pour la conversion intérieure de chacun qui importe. Contrairement à ce qu’on lui a parfois fait dire, Hythlodée ne se fait pas l’avocat de l’euthanasie ; il en expose simplement l’usage utopien pour que le lecteur s’inspire non pas d’une pratique unanimement condamnée par la morale de l’époque, mais de la spiritualité qui la fonde : le désir de rejoindre au plus vite l’éternité, en se libérant de l’espace et du temps, et des scories qu’ils imposent tôt ou tard comme autant d’obstacles à cette aspiration.

deus : Hythlodée est protégé par la divinité ; cette protection lui donne un crédit tout particulier, qui ajoute au philosophe les qualités plus spécifiques du prophète.

praeter spem : Thomas More applique à Hythlodée un détail dont faisaient état les Quattuor Nauigationes d'Amerigo Vespucci à propos du retour de son expédition : « À notre arrivée à Lisbonne…, nous fûmes reçus avec grand honneur et des réjouissances bien plus grandes qu'on aurait pu le penser. C'est que la cité tout entière croyait que nous étions définitivement perdus en mer. » D’autre part, l’Utopie voit en Hythlodée le premier Européen à accomplir le tour du monde d'ouest en est. En réalité, cet exploit ne fut réalisé que plusieurs années après la publication de l'Utopie, de 1519 à 1522, par Juan-Sebastián de El Cano, lieutenant de Magellan. Chose curieuse, de même qu’Hythlodée convertit les Utopiens, Magellan convertit au christianisme le roi de Zébu en 1521 ; de même que deux des compagnons d’Hythlodée ne purent rejoindre leur pays, Magellan mourut au cours du voyage. L'Utopie tient donc aussi du roman d'anticipation à la fois par sa technique littéraire et par l'intuition du futur.

scamno : les gravures des deux éditions de 1518 de l'Utopie représentent en frontispice du premier livre ce banc de gazon sur lequel sont assis Hythlodée, Thomas More et Pierre Gilles ; à gauche de la gravure, John Clement assiste debout à l'entretien et est représenté sous les traits d'un enfant (puer meus). C'est ici, après la mention du banc de gazon, que s'engageaient, dans le projet primitif, le discours d’Hythlodée, et donc le livre II de l'Utopie. Dans le texte définitif, More a finalement inséré ici ce qui est devenu le livre I, auquel le récit du voyage d’Hythlodée sert d'introduction. Du point de vue stylistique, on observera que la phrase hésite sans cesse entre le passé et le présent de narration.

conueniendo atque blandiendo : ce détail est encore emprunté aux Voyages de Vespucci : « Nous réussîmes à apprivoiser quelques-uns des habitants en leur donnant de petites clochettes, des miroirs, des morceaux de cristal et autres bagatelles. Par ce moyen nous les rendîmes familiers. Bientôt, ils vinrent à nous pour établir la paix et des liens d'amitié. »

excidit : comme par hasard ! car l'Utopie ne peut encore développer toutes ses virtualités, sous peine d'invraisemblance ; les noms des personnages rencontrés par Hythlodée n'apparaîtront que lorsqu'il aura mis le pied sur l'île.

sub aequatoris linea : il faut comprendre qu’il s’agit d’une ligne céleste « en-dessous » de laquelle Thomas More répartit, entre les deux tropiques du Cancer et du Capricorne, de manière symétrique, deux grandes régions désertiques et inhospitalières, selon une géographie inspirée de la division stoïcienne du ciel et de la terre en cinq zones, qui incluent aussi les zones froides des pôles  ; cet ordre cosmique situe le centre du monde en un inustus limes, « un sillon brûlé » comme l’appelle le poète Claudien lorsqu’il décrit la tapisserie de Proserpine, autour duquel s’étendent deux zones de vie, tempérées, douces et habitables à l’homme. Du reste, on trouve la même description de la zone torride située de part et d'autre de l’équateur dans le livre de Waldseemüller, Cosmographiae introductio, publié conjointement aux Quattuor Nauigationes de Vespucci. Plus loin, Hythlodée dira que l'Utopie est séparée de notre monde par l’équateur (Delcourt, trad. p. 118).

carina plana… : les détails de cette description des bateaux et de la navigation pratiquée par les peuples du Nouveau Monde sont tantôt empruntés mot pour mot aux récits de voyages contemporains, tantôt inspirés par eux. Ainsi, par exemple, on trouve dans le livre de bord du São Rafaël de Vasco de Gama : « Les navires de ce pays ont un pont et sont assez grands. Les clous n'entrent pas dans leur assemblage. Les planches sont fixées les unes aux autres à l'aide de cordes… Les voiles sont faites de joncs tressés. » Les pilotes mis à la disposition des voyageurs par les chefs des pays traversés, le port bien abrité, fermé par un pilier de rochers et défendu par une garnison, dont il est question au début du livre II, sont également des détails empruntés au récit de voyage de Vasco de Gama.

nostris similia : par un raisonnement d'inférence, typique de la littérature utopique, More établit une théorie de la symétrie des civilisations, fondée sur la symétrie des zones climatiques ; cette théorie est souvent reprise dans les utopies, qui se présentent alors comme un monde inverse du nôtre. Au-delà des zones brûlées par le soleil et livrées à la sauvagerie, et dès lors inaccessibles et théoriquement infranchissables, More, comme les autres créateurs d'utopies, imagine d'autres régions tempérées, symétriquement semblables à celles que l'on connaît dans l'hémisphère nord et civilisées comme elles.

magnetis usu : les propriétés de l'aiguille magnétique étaient connues depuis longtemps, mais elles ne paraissent pas avoir été utilisées pour la navigation avant le XVe siècle. De toutes les techniques apportées aux Utopiens par les Européens, More met en relief celles qui ont permis la transformation de la civilisation et de la culture au début du XVIe siècle : l'aiguille aimantée et l'art de l'imprimerie, dont il sera question dans le livre II. Ici, c'est la technique de la boussole qui est mise en valeur. Saint Augustin connaissait déjà les propriétés de l’aimant, qu’il décrit longuement et avec admiration en ciu. XXI, 4, 4 (voir aussi Platon, Ion, 536a-536b ; Lucrèce, VI, 906 sq ; Pline, HN, XXXVI, 25 ; etc.) Mais l'utilisation de l'aiguille aimantée pour la navigation fut découverte par les Chinois qui s'en servaient dès le VIIIe siècle ; transmise aux Arabes au XIe siècle, elle ne fut employée régulièrement par les navigateurs occidentaux qu'au XVe siècle. Dans un poème écrit vers 1180 par Guyot de Provins, il est fait mention, pour la première fois, d'une pierre laide et noire, appelée « marinette », c'est-à-dire « compagne des marins ». Cet instrument de navigation se perfectionna lentement. Le premier « compas » complet avec rose-des-vents semble dû au Portugais Ferrande en 1483. La fièvre provoquée par l'accélération des découvertes techniques alimente et stimule l'imagination créatrice des écrivains dans la ligne de l'Utopie.

imprudentiam : pour Thomas More, la prudentia est notamment la vertu qui permet de distinguer clairement la nature essentiellement bonne d'une chose ou d'une loi, et l'abus qu'on en fait, évitant ainsi de condamner la chose ou la loi au nom de cet abus. Il écrira en 1529 : « L'abus d'un usage bon en soi n'est pas une raison pour abolir cet usage ; car s'il nous fallait, pour le mauvais usage d'une chose bonne et pour le mal qui résulte de son abus, non seulement réformer l'abus mais bannir totalement la chose, il faudrait opérer d'étranges bouleversements dans le monde » (Dialogue concerning heresies, chap. 2). En l’occurrence, la boussole n’est pas seulement un objet technique qui permet d’améliorer la sécurité de la navigation en haute mer, non sans induire de nouveaux risques ; elle est aussi un objet symbolique qui désigne l'Utopie elle-même et ses risques de dérive. Grisés par les vertus de l'aiguille aimantée, les Utopiens se sont lancés à la conquête des océans avec une intrépidité sans limites, qui leur a fait perdre tout sens de la prudence et de la sécurité, tout confiants qu'ils sont devenus dans les possibilités de cet objet. Le regret d'Hythlodée dénonce le mirage des nouveautés, de la technique, et invite le lecteur à ne pas adopter une confiance absolue et non maîtrisée dans ces apports. La prudentia demeure toujours le critère de jugement qui doit régler l'usage des choses.

Il en est de même pour l’Utopie : comme son héros, More dut avouer plus tard que l'instrument qu'il avait inventé, l'Utopie, portait à la fois l'utile et le danger. L’Utopie était la boussole qui devait aider les hommes à oser fréquenter de nouveaux territoires politiques, mais, utilisée sans discernement, elle risquait de les emmener là où ils ne voulaient pas. More a pourtant multiplié les avertissements : il a d’abord répugné à voir son œuvre traduite en langue vulgaire ; il a averti ceux qui voulaient l'utiliser avant d'en connaître les mécanismes ; dans la Préface à Pierre Gilles, il a exprimé son hésitation à en entreprendre la publication, précisément à cause du risque d'être incompris (voir supra). Dans sa Réfutation de la réponse de Tyndale (1532), More proteste encore avec véhémence contre les interprétations maladroites ou malveillantes des œuvres d'Érasme et des siennes : « C'est pourquoi, en ces jours où les hommes, par leur propre faute, déforment la Divine Écriture elle-même et en retirent du mal, je dis que si quelqu'un, avant qu'il ne s'amende et devienne meilleur, voulait dès maintenant traduire en anglais l'Éloge de la Folie ou quelques-unes des œuvres que j'ai moi-même écrites avant celle-ci — bien qu'il n'y ait en elles aucun mal, mais parce que les gens sont enclins (comme ils le sont) à tirer le mal de ce qui est bon —, je voudrais que non seulement les livres de mon cher ami, mais aussi mes propres livres soient brûlés, les siens et les miens, de mes propres mains plutôt que des personnes (même si c'est de leur propre faute) en tirent quelque mal que ce soit. ».

institutum : l’image pittoresque des peuples du Nouveau Monde partant à l'assaut des océans clôt l'introduction de l'Utopie. Elle devait ouvrir sur l’objet même de l’ouvrage, à savoir l'étude des mœurs et des institutions des Utopiens, c'est-à-dire sur le livre II de l’œuvre. Mais au lieu de cela, More va aborder un autre sujet, non sans une transition quelque peu maladroite. C'est sans doute cette page que visait Érasme en parlant du caractère improvisé de certains passages de l'Utopie. En effet, More interrompt la narration de son héros pour dire qu’il reporte à plus tard l’examen de ce qu’Hythlodée a observé dans les pays traversés, en particulier les institutions et les modes de vie ; non sans ironie, il s’inscrit aussi contre le pittoresque qu’il a fait miroiter lui-même jusqu’ici et qui captivait l’intérêt des lecteurs de récits de voyage traditionnels, à savoir la curiosité pour les créatures fantastiques et monstrueuses qui peuplent les pays des confins. Quand il parle du « présent ouvrage » (huius operis), More désigne donc le livre I, auquel il travaille à Londres après que la rédaction du livre II eut été achevée en Flandres ; « un autre endroit » (alio loco) désigne le livre II, où il annonce déjà qu’il ne répondra pas aux questions d’une vaine curiosité mais il révélera une réalité plus vraie que les chimères. Avant cela, une longue digression va introduire les interlocuteurs et les lecteurs dans la discussion et la critique des institutions de l'ancien monde à travers un dialogue autour de faits d'actualité, pour répondre à un « cas de conscience » qui se pose au philosophe et que l’on pourra donc poser à Thomas More : le philosophe doit-il se mettre au service du prince ? En répondant par la négative, cette longue digression, qui met au jour la dystopie des sociétés humaines, pose bien l’enjeu politique de l’œuvre : le message de l’Utopie ne s’adresse pas prioritairement aux hommes politiques ou aux princes en place pour qu’ils corrigent un système qui sera toujours défaillant ; ce message s’adresse à tout homme soucieux de conversion intérieure pour qu’il adopte des valeurs et un comportement propres à induire une nouvelle manière de vivre en société.

ciuiliter : Thomas More s'intéresse à l'organisation des hommes en société, et non aux faits incroyables, fabuleux, mythologiques, monstrueux, dont abondent de nombreux récits de voyage contemporains. Dans la dernière phrase de ce paragraphe, Thomas More souligne, du reste, la rareté des ciues préoccupés par le souci d’organiser la cité selon des institutions saines et sages. Ceux-là, on ne les rencontre que dans des lieux privilégiés, éloignés de l'expérience commune.

monstrorum : l'ironie de More par rapport à l’ancienneté des animaux fantastiques s'exerce aux dépens de la naïveté de ceux qui sont attirés par l'extraordinaire et le prodigieux. More se moque ici des récits de voyage qui séduisaient les lecteurs par une abondance d'inventions incroyables. Le plus célèbre de ces narrateurs était l'énigmatique Sir John Mandeville, qu’il faut peut-être identifier avec le chroniqueur belge Jean d’Outremeuse : ses Voyages dans un orient peuplé de pays et d’êtres fabuleux, écrits aux alentours de 1350, ont connu un immense succès ; on en a retrouvé 200 manuscrits dans presque toutes les langues de l'Europe, et après 1470, le recueil fut imprimé à de très nombreuses reprises. Ici encore, More entend situer son livre dans la lignée des « utopies sérieuses » et non dans celle des « utopies fantaisistes » à la Lucien. Observons cependant que More pousse l’ironie jusqu’à ne pas contester l’existence de ces chimères ; au contraire, il affirme qu’elles existent partout, reconnaissant ainsi le rôle des figures fantastiques et mythiques dans la culture des peuples, en particulier à la Renaissance, dont l’esthétique et la littérature sont nourries par les mythologies antiques. More prend plutôt soin de situer son Utopie par rapport à ces chimères : comme elles, l'Utopie appartient au monde fantastique, mais c'est pour atteindre à une réalité plus vraie que les figures mythologiques. Prévoyant que ses lecteurs pourraient confondre utopie et chimère, More répond d'avance en faisant le départ entre son mythe et ces illusions fantaisistes.

Scylla : fille de Phorcus, changée en monstre marin, elle est devenue un écueil dans la mer de Sicile. Celeno : est une des Harpyes. Ces deux personnages mythiques ont donné leur nom à des êtres chimériques : les Scylles ou chiens de mer ont chacun six têtes, une triple mâchoire, douze pieds et une ceinture garnie de têtes de chiens ; les Célènes sont des oiseaux à tête de femme. Ces deux monstres sont décrits dans l'Énéide (III, 209-258 et 424-432). Les Lestrigons sont des géants cannibales, habitant près de l'Etna, qui ont dévoré plusieurs compagnons d'Ulysse (Odyssée, X, 80-133).

populiuoros : ce néologisme et sa référence mythique ont peut-être été suggérés à More par un mot d’Érasme qui, à la suite d'Homère, avait appliqué au tyran l’expression populi deuorator (Institutio principis christiani, I, 71) . More reprendra ce thème lorsqu’il évoquera bientôt la fameuse affaire des moutons qui « deviennent aujourd'hui si voraces et si féroces qu'ils dévorent même les hommes » ; les moutons avaient, en effet, remplacé l'agriculture traditionnelle en Angleterre, car leur élevage était plus rentable depuis l'extension de l'industrie du textile, notamment dans les Pays-Bas (Delcourt, trad. p. 22 sq). On observera que les personnages chimériques évoqués par More sont tous liés à la navigation : ce sont des êtres dangereux pour les marins séduits par la perspective d'un arrêt sur une terre proche, mais inconnue et inhospitalière.

alio loco : ce qui était la matière d'un autre ouvrage dans la pensée de More au moment où il écrivait ces lignes est devenu, en 1516, à Londres, le dialogue « d'avant-midi », qui s'ouvre quelques pages plus loin. Le livre II, ou « discours de l'après-midi », formait primitivement la matière unique de l'œuvre. Il était introduit par « Narrauit ergo nobis » (Delcourt, p. 48, 21) et se poursuivait par « Atqui profecto, inquit Petrus Aegidius… » (Delcourt, p. 98, 11).

de moribus atque institutis : cette phrase annonce en réalité le livre II de l'Utopie. Les deux mots sont très proches l’un de l’autre, selon la définition de Lorenzo Valla : « Instituta mores sunt, consilio et ratione sumpti » — « Les institutions sont les coutumes consacrées par la réflexion et la raison » (L. Valla, Elegantiarum libri sex…, Venise, 1543, 4, 11). Raphaël est peut-être le premier personnage de globe-trotter dans la littérature d'imagination, qui s'intéresse moins aux paysages et aux curiosités des confins géographiques qu'aux singularités de la vie des hommes dans les sociétés nouvelles. La sociologie commence ici par la description d'une société ou de plusieurs sociétés fictives qui sont autant d'êtres nés de la raison servant de repoussoir à une réalité anglaise fermement et sévèrement jugée.

tractu : les deux livres de l'Utopie, malgré les apparences, s’inscrivent donc bien dans la continuité l'un de l'autre. Bien que la rédaction du discours sur les institutions utopiennes (livre II) ait chronologiquement précédé le livre premier, il était par nature la réponse aux maux sociaux et politiques dont souffraient les pays occidentaux au début du xvie siècle. L'équilibre de la composition exigeait donc un premier tableau pour obtenir un diptyque. Mais à l'équilibre esthétique et logique de l'œuvre s'ajoutait une dimension plus profonde encore, de nature dialectique, au sens hégélien du mot : c'est parce que tous les palliatifs, toutes les tentatives de réforme esquissées au livre I avaient échoué qu’Hythlodée s'autorisait de cette impuissance même pour faire appel à une solution radicale et à un projet plus révolutionnaire que réformateur. Bref, si l'idée d'un premier livre tel que nous le connaissons est apparue à More après coup, c'était là une idée de génie qui intensifiait la dynamique de l'œuvre.

regi : More pose ici le cas de conscience qui s'est posé à de nombreux humanistes confrontés à une réalité sociale ou politique qu’ils contestaient théoriquement : c'est toute la question de l'opposition entre le philosophe et le politique, et du choix auquel il faut se résoudre, selon que l’on privilégie l’efficacité du discours pratique ou l’indépendance du discours théorique. Si le philosophe Hythlodée, aussi chatouilleux qu'Érasme sur son indépendance, refuse toute ingérence directe dans les affaires publiques, More, conduit par les événements, finira par s'y consacrer totalement. More a écrit à son ami John Fischer en février 1518 : « Me voici bien malgré moi, comme chacun sait, au service du Roi : du moins est-ce un roi charmant. » Cette dislocation intime de l'homme politique, écartelé entre l'efficacité et la morale, fait apparaître dans l'Utopie de More la dimension dramatique dans laquelle tout homme est impliqué, en particulier tout intellectuel : le conflit entre l'efficacité concrète et quotidienne et les exigences d'un idéal qui transcende l'action.

dispartiui : Hythlodée manifeste ici un désintéressement volontaire, bien connu dans la tradition classique du sage stoïcien ; par ailleurs, Hythlodée met sa vie en accord avec les mœurs et les institutions des Utopiens dont il n'aurait pu être le porte-parole s'il était resté attaché aux richesses. Seul un homme qui a renoncé à ne rien posséder est pleinement qualifié pour déclarer équitable et bon un régime qui met tous les biens en commun. Raphaël est l'homme parfaitement détaché, de sa famille, de son pays, de ses biens, capable de juger les nations qu'il traverse d'après les seuls critères de sa raison et de sa foi religieuse.

abhorret : en renonçant à se mettre au service d'un roi, Raphaël se montre comme un idéaliste radical, persuadé de la vanité de toute action de détail à l'intérieur d'un système politique mauvais en soi. Ses interlocuteurs, dont More, raisonnent en réformateurs qui se placent sur le plan de la réalité concrète et qui attendent des progrès minimes, mais continus, d'une série de réformes sages, et qui, donc, continuent d'espérer en l'amélioration ou au changement des structures politiques existantes. En bon Utopiste, Raphaël ne peut que rejeter catégoriquement cette voie qui prend en compte la réalité concrète.

sic uiuo ut uolo : selon la définition que Cicéron a donnée de la liberté : « (libertas) cuius proprium est sic uiuere ut uelis » (off. I, 70), non sans induire une tension entre l’exigence individuelle de liberté et l’exigence collective de service.

publicis rebus accommodes : exprime l'opinion opposée à celle du philosophe jaloux de sa liberté individuelle : voir CIC., off. I, 7 : « Nous ne sommes pas nés pour nous-mêmes seulement ; notre pays revendique des droits sur nous », affirmant ainsi la responsabilité sociale et politique de l'intellectuel.

principi : le princeps désigne la personne ou le groupe qui détient le pouvoir souverain dans une société, quelle que soit la forme de gouvernement.

nihil promoueam : Hythlodée souligne ici la vanité des doctrines réformistes qui prétendent changer les habitudes et les institutions existantes ; il se fait l'avocat d'un changement radical de la société, car le pouvoir tel qu’il est exercé dans les cités historiques est ou bien le fait de princes plus soucieux de guerres et de conquêtes que de paix ou bien de conseillers jaloux de leurs prérogatives quand ils ne sont pas bassement flagorneurs.

noua regna : pour toute une école de légistes de la Renaissance, dont Machiavel, le premier devoir du roi est de maintenir et donc d’étendre la puissance publique, condition indispensable au maintien de l'ordre intérieur et extérieur. More ne méconnaît pas la nécessité de la puissance publique, mais il refuse qu'elle tienne une place exclusive dans la pensée des rois et qu'elle soit utilisée comme l'instrument de la cupidité royale ou d'une politique de puissance. Il partage cette pensée avec Érasme qui disait avec ironie à propos de la guerre : Dulce bellum inexpertis — « La guerre est douce à celui qui ne l'a pas expérimentée » (Adagia). Machiavel, Prince 14 : « Le seul objet auquel le prince doive donner ses pensées et dont il lui convienne de faire son métier est la guerre. C'est là la vraie profession de qui gouverne. »

placet : nouveau proverbe repris par Érasme sous la forme : « Canis cani uidetur pulcherrima, et boui bos et asina asino et sus sui » (Delcourt, p. 54, n.1). La pointe du proverbe est dans le fait que le corbeau précisément ne sourit jamais et que la guenon n’a rien de particulièrement charmant ; l’un et l’autre se méprennent, dès lors, sur les attraits de leur propre progéniture, poussant la complaisance en soi jusqu’à l’aveuglement qui confirme un défaut déjà noté dans la lettre-préface à Pierre Gilles : « La plupart des gens ne se complaisent que dans leurs propres œuvres ».

nostris maioribus : Hythlodée commence ici une critique de l'argument d'autorité dans la mesure où il s'oppose au progrès ; or l’on sait combien cet argument a été utilisé à mauvais escient, notamment au moyen âge et à la Renaissance en matière scientifique, dès l’instant où l’enseignement de la science semblait s’opposer à l’argument biblique. Hythlodée ne conteste pas la valeur de l’argument d’autorité, car il reconnaît que les anciens ont laissé des choses excellentes à la postérité (ut quicque optime consultum est), mais il en conteste le caractère absolu et il regrette que, lorsqu'il y renvoie, l'homme manque souvent de discernement. L’argument d’autorité est un signe positif d’attachement ou de fidélité à la tradition, mais il faut aussi avoir l’honnêteté de le relativiser lorsqu’il se heurte à l’évidence de la réalité objective. Cette page s'inscrit dans le plaidoyer humaniste en faveur du renouvellement des études et de la vie sociale dont Érasme et More se font les avocats : le respect aveugle du passé ne peut être le seul critère de jugement dans l'appréciation d'un comportement ou d'un savoir ; or l’enseignement scolastique reposait essentiellement sur le principe, un peu caricatural dans la formule d'origine pythagoricienne : « Magister dixit », désignant ainsi Aristote comme référence incontestée à toute réflexion philosophique.

ansam : désigne la « anse » du réservoir de la tradition, à laquelle se cramponnent certains avec les dents devant le risque de conseils plus avisés, mais nouveaux et inédits. On préfère suivre le chemin moins sage de comportements passéistes que de s'engager dans des voies plus rationnelles, mais nouvelles. On retrouve ici le goût de l’époque pour les expressions imagées, les proverbes ou les adages, que nous avons déjà rencontré plusieurs fois.

in Anglia : à cet endroit commence la partie du premier livre consacrée à la critique de la société anglaise contemporaine de Thomas More, en particulier en matière économique et sociale, à l’occasion d’un entretien qu’a eu Hythlodée avec John Morton, le cardinal-archevêque de Canterbury. Un grand débat forme, en effet, le cœur du livre I ; il conclut à l'impuissance des réformes et à la nécessité de recourir à une révolution. Ce débat est encadré de deux pièces d'importance à peu près égale : en avant, l'introduction que nous venons de lire, en arrière, une conclusion qui est en même temps la présentation et le départ du livre II.

L'introduction possède une structure remarquable qui inspirera plusieurs créateurs d'utopies (par exemple, J. Swift, dans les Voyages de Gulliver ou Gulliver's Travels). Un quadruple mouvement entraîne le lecteur successivement de l'histoire à l'anecdote, puis du récit au dialogue philosophique. L'histoire est celle des royaumes et des princes, l'espace est celui des relations internationales : une œuvre donc qui s'insère dans la grande histoire, celle qui compte pour les siècles, celle qui détermine l'avenir du monde. L'anecdote sourd naturellement de l'histoire : au majestueux succède le monde familier, mais toujours historique, des relations personnelles et de l'amitié, si recherché à cette époque humaniste : la rencontre de More et de Gilles annonce une œuvre tout entière axée sur la qualité des rapports humains. Le récit, ensuite, introduit le protagoniste, Raphaël Hythlodée, dont le nom seul éveille des connotations étranges et bibliques et dont le portrait qu’en donne Pierre Gilles évoque des souvenirs épiques et mythiques (Palinure, Ulysse). Sans s’en rendre compte, le lecteur est entré dans le monde de l’imaginaire, dans le fantastique ; et il pénètre bientôt dans des univers inversés ou symétriques. Soudain, le charme du merveilleux est rompu : une réflexion de l'auteur renvoie au cœur du sujet : il ne faut pas se laisser séduire par les tentations de la chimère et de la fable ; l'homme politique doit rester attentif à la voix de la sagesse ; c’est l’annonce d’un autre ouvrage qui traitera des institutions et des mœurs des Utopiens. Mais avant cela, Thomas More engage un dialogue avec le marin mythique sur l’utilité de conseiller les princes pour améliorer l’état des sociétés historiques : ce dialogue renoue avec l’histoire pour que le lecteur prenne conscience des maux de la société dans laquelle il vit ; ensuite seulement, il pourra aspirer avec ardeur à la société meilleure qu'on lui présentera dans le livre II.

 

Responsable académique : Paul-Augustin Deproost
Analyse : Jean Schumacher
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Dernière mise à jour : 15 mai 2018