LFIAL 1130

 

APPROCHE COMPARÉE DES LITTÉRATURES EUROPÉENNES

 


1.2. Les hÉritages grec et latin

1.2.1. L'héritage latin

Prof. Paul-Augustin DEPROOST


 

Diaporama

(37,7 Mo)

 

Sommaire

 

 

Préliminaires

A. Les fondateurs d'un sentiment littéraire latin

1. Le théâtre

Plaute
Térence

2. Poésie et prose

B. Le temps de Cicéron. L'âge d'or d'une littérature de combat et de passion

1. Cicéron

a. L'œuvre d'un penseur
b. L'œuvre d'un homme politique

2. L'histoire

a. César
b. Salluste

3. La poésie

a. Catulle
b. Lucrèce

4. L'érudition: Varron

C. La littérature latine au temps d'Auguste. Les espérances d'une nouvelle fondation

1. Virgile

a. Bucoliques
b. Géorgiques
c. Énéide
d. Une référence culturelle majeure

2. Horace

3. L'amour comme valeur littéraire

a. Les élégiaques
b. Ovide

4. Tite-Live

D. Le Haut-Empire. Les démesures de l'homme et de ses imaginaires

1. Sénèque
2. Tacite
3. Lucain
4. Le roman

a. Pétrone
b. Apulée

Conclusion

 
 

 

Préliminaires

 

À l'inverse des Grecs, les Latins n'inventent aucun genre, si ce n'est, de l'avis même de Quintilien, célèbre rhéteur de la fin du premier siècle PCN, la « satire », issue de traditions théâtrales autochtones. Sans pour autant l'inaugurer, Pétrone et Apulée contribuent également de manière décisive au développement du genre « romanesque », dont on sait le succès qu'il connaîtra dans la littérature universelle. En revanche, les Latins assimilent tous les genres littéraires grecs et les renouvellent en profondeur, tant dans leur contenu que dans leur forme.

À l'inverse des Grecs aussi, qui avaient reconnu la valeur culturelle de leurs particularismes, notamment dialectaux, la littérature latine est d'abord la littérature d'une ville, Rome, même quand elle est produite en dehors de Rome. Rome est une Ville qui s'étend au monde, elle prétend être la capitale du monde : Roma caput mundi, et le monde la revendique pour capitale. Ceci est vrai dans l'ordre politique et militaire, mais aussi dans l'ordre de la culture et de l'esthétique, jusque dans l'architecture même des villes nouvelles ou conquises qui reproduisent invariablement les schémas romains. Il est, du reste, significatif que l'on parle encore aujourd'hui d'art grec et d'art romain, de religion grecque et de religion romaine, d'histoire grecque et d'histoire romaine, de la Grèce et de Rome, soulignant ainsi d'emblée la prégnance d'un modèle urbain centralisé dans l'émergence et le développement d'une des deux grandes civilisations de l'antiquité classique. Très dépendante du destin même de la Ville qui l'a vue naître, l'histoire de la littérature latine est étroitement liée à l'histoire tout court, définissant ainsi quelques caractéristiques majeures de cette littérature : le goût pour l'histoire précisément et pour les arts de la parole publique, le sens des réalités, le pragmatisme, une certaine méfiance pour la poésie désincarnée et la philosophie théorique au profit d'une poésie de l'expérience, de la cité, de l'ordre, de la structure (l'ordo lucidus d'Horace) et d'une philosophie plus attachée à l'exigence morale qu'à la spéculation métaphysique.

Par ailleurs, si la date mythique de la fondation de Rome est bien 753 ACN, il faut attendre le troisième siècle, et plus précisément 240 ACN, pour voir apparaître le titre d'une première œuvre littéraire écrite en latin : il s'agit d'une pièce de théâtre, composée par Livius Andronicus, et elle n'est plus pour nous qu'un souvenir, de même que son Odissia, première épopée latine, qui est une « traduction » en vers latins de l'Odyssée d'Homère. Il est clair que la « conscience culturelle » romaine a mis longtemps pour s'éduquer et son éducation s'est faite dans une large mesure au contact de la Grèce, comme le montrent ces premiers moments de l'histoire littéraire latine : Andronicus est le nom latinisé d'Andronikos, grec d'origine éduqué à Rome, produit vivant de la conquête romaine de la Grèce. Il exerça le métier de professeur et c'est à ce titre qu'il traduisit en latin de nombreux textes grecs, faisant ainsi de la première littérature latine une littérature de traduction. Du reste, on retrouve cette vocation particulière du latin comme langue de traduction quand il s'agira plus tard, dans les premiers temps de l'ère chrétienne, d'assurer une plus grande diffusion au texte de la Bible, et, à la fin de l'antiquité, les traductions latines de Platon et d'Aristote par Boèce permettront à la philosophie grecque de survivre en occident durant une grande partie du moyen âge.

L'histoire de la littérature latine étant un miroir privilégié de l'histoire de Rome, de la société romaine et de ses transformations, je choisirai pour cette partie du cours un plan chronologique et non plus un plan générique comme je l'ai fait pour l'histoire de la littérature grecque.

 

A. Les fondateurs d'un sentiment littéraire latin

 

1. Au commencement de la littérature latine, il y a le spectacle. Il existait à Rome une tradition théâtrale antérieure à toutes les conquêtes, faite de chorégraphies, de parties déclamées ou chantées, mais toujours improvisées. La « satire », qui est le seul genre littéraire latin original, est directement issue de ces pratiques. À vrai dire, il ne s'agit pas exactement, au départ, d'un genre littéraire bien établi, mais d'un non-genre qui accommode le « vinaigre italique » à toutes les « sauces », le mot satura étant un emprunt au vocabulaire de la cuisine, qui signifie « pot-pourri, salade, macédoine, ratatouille, ragoût » ; le mot français qui conviendrait le mieux à cette originalité romaine serait peut-être le mot « farce ». Sous le nom de satura, des troupes organisées jouaient, dansaient, mimaient, chantaient un spectacle marqué par de constants changements de ton et de rythmes musicaux et peu soucieux d'unité dramatique. Une des caractéristiques de ces jeux scéniques était le dialogue en vers alternés et improvisés dans une atmosphère bouffonne sinon obscène. Tout au long de son histoire antique, la satire n'a jamais oublié les allures agressives, moralisatrices, militantes de ses origines, même si elle s'est glissée dans des formes poétiques savantes et plus policées, chez Horace, Perse ou Juvénal.

Plaute

(Sarsina en Ombrie vers 254 ACN — Rome 184) est l'auteur des premiers textes latins que nous ayons conservés sous une forme suivie. Des 130 comédies qu'on lui a attribuées dans l'antiquité, le critique érudit Varron (116-126) n'en reconnaissait comme authentiques que 21, que l'on a toutes conservées, mais mutilées et incomplètes pour plusieurs d'entre elles. Pour Plaute, une pièce bien faite est une pièce qui fait bien rire. Il a imité la « comédie nouvelle » des Grecs, dont celle de Ménandre, mais il la transforme en assouplissant son côté « sérieux » en une cascade de réparties amusantes, de situations grotesques, de surprises soudaines, de renversements de l'action. Du reste, l'action et la vraisemblance des dénouements importent moins que l'effet comique, ce qui a, notamment, pour conséquence d'introduire de nombreuses incohérences dans la progression dramatique : les personnages entrent et sortent sans cause logique, les scènes d'hilarité s'allongent indéfiniment, les personnages se résument souvent à des caricatures, à des types bouffons sans nuance. L'action se passe toujours en pays grec : les personnages portent des noms grecs, les mœurs et les institutions sont grecques, du moins en apparence, car les titres des comédies de Plaute sont des titres latins (Aulularia, Miles gloriosus, Curculio, Asinaria, Rudens, Mercator, etc.) qui mettent, en réalité, en scène des types inspirés par l'observation des mœurs romaines : le marchand, le parasite rusé ou charençon, le ramasse-miettes, l'avare, le soldat fanfaron, l'imposteur, et surtout l'esclave fourbe, fripon, menteur et efficace, roublard (prototype du Scapin de Molière), etc. Sous les costumes et les noms étrangers, les spectateurs retrouvaient leurs usages, leurs ridicules, leurs termes militaires, leurs lois, leurs dieux et même certains caractères particulièrement populaires, car c'est à la plèbe que Plaute a voulu plaire. Ses personnages s'expriment toujours librement, sans délicatesse, parfois avec cynisme ; mais le dialogue, vivement mené, toujours amusant et bouffon, est celui d'un grand poète comique.

Plaute a, en effet, créé une langue à l'usage de son public. La langue littéraire était, à son époque, encore balbutiante ; il l'a enrichie, nourrie de nombreux hellénismes empruntés à ses modèles ou de néologismes inventés (il fait notamment preuve d'une grande virtuosité comique dans l'invention des noms propres de ses personnages) ; il n'a pas non plus dédaigné les tournures et expressions issues de la langue populaire, toutes libertés qui font de son théâtre un théâtre « haut en couleurs ». Plusieurs de ses pièces exerceront une influence sur la littérature française : les tirades du Miles gloriosus (le Soldat fanfaron) préfigurent celles du Matamore de l'Illusion comique, de Corneille ; Amphitryon sera imité par Molière, ainsi que la Comédie de la marmite ou Aulularia, qui lui inspirera l'Avare ; quant à l'orpheline Casina, dont divers prétendants se disputent la main, elle annonce pour partie Le Mariage de Figaro, de Beaumarchais.

La première comédie de

Térence

(vers 190 — 159), l'Andrienne, est représentée en 166 et sa sixième et dernière, les Adelphes, en 160. Si ses comédies mettent en scène les mêmes personnages convenus que celles de Plaute, elles les présentent avec le souci d'une psychologie plus exacte, plus nuancée, plus policée. Térence marque une évolution du goût romain vers un théâtre plus « BCBG ». Après la truculence de Plaute, fertile en « gags » et en expressions populaires, Térence s'adresse à un autre public : esclave africain affranchi pour ses qualités intellectuelles, il a été remarqué et protégé par les plus illustres familles de l'aristocratie romaine qui se piquaient d'éduquer Rome en faisant notamment valoir les mérites de l'hellénisme et en prônant un art de vivre raffiné, distingué, cultivé. La langue qu'il emploie n'a rien de populaire, c'est la langue de la conversation des milieux cultivés, comme le « cercles des Scipions » qu'il fréquente. À l'inverse du théâtre de Plaute, le théâtre de Térence ne « déménage » pas ; il privilégie les scènes de conversation et le dialogue sur les scènes d'action et d'effets gestuels. Les titres des comédies de Térence sont grecs : dans les Adelphes, il oppose l'exemple de deux frères qui ont reçu l'un une éducation rigide, ancestrale, et l'autre une éducation libérale ; lors d'une difficile intrigue amoureuse, la formation libérale ne donne pas de mauvais résultats ; imitée de Ménandre, la pièce inspirera à son tour Molière dans L'école des maris ; dans l'Heautontimôroumenos ou le « Bourreau de soi-même », il critique l'austérité d'un vieillard qui souffre de voir son fils vouloir épouser une jeune fille pauvre ;  l'Hecyra ou « la Belle-mère » a pour sujet la mésentente conjugale, mais dans un drame bourgeois qui fut un « bide » retentissant, tellement le propos y est pincé.

Après Plaute et Térence, il faut attendre les tragédies de Sénèque, au milieu du premier siècle PCN, pour retrouver des textes dramatiques complets. Nous n'avons presque rien conservé des successeurs des premiers comiques qu'ils appartiennent au genre de la fabula togata, d'inspiration romaine, où les acteurs portent la toge, ou de la fabula palliata, d'inspiration grecque, où les acteurs portent le pallium. Les tragédies de Sénèque sont, par ailleurs, les plus longues tragédies latines qui nous ont été conservées. À l'époque républicaine, plusieurs tragédies ont été publiées, mais nous n'en avons gardé que de misérables fragments. Les titres et les fragments conservés de ces tragédies montrent qu'elles s'inspiraient largement des sujets mythologiques traités dans les tragédies grecques. Cependant, la tragédie latine a apporté une innovation remarquable par rapport au théâtre grec en empruntant aussi des sujets à l'histoire de Rome, faisant ainsi de la « tragédie historique » une création du génie latin. Ceci dit, il semble bien, de toute manière, que les Romains n'ont jamais été très attirés par le théâtre « à texte », auquel ils ont toujours préféré des formes dramatiques plus improvisées, plus gestuelles, faites essentiellement d'actions, de musiques et de danses, comme le mime, la pantomime, l'atellane, ou les jeux du cirque. Cette relative pauvreté textuelle ou littéraire ne doit cependant pas nous faire oublier que Rome a été, plus que la Grèce, une civilisation du spectacle, une civilisation de « l'acteur-roi », selon le titre d'un beau livre de Florence Dupont. Les acteurs sont des « stars » qui fascinent les Romains, qui touchent des cachets somptueux et sont suivis par des foules en délire. Le théâtre à Rome est le lieu privilégié de toutes les formes d'expression et de persuasion. À Rome, tout est spectacle : les débats judiciaires, la guerre, la mise à mort d'un criminel, le triomphe d'un général vainqueur, la parole d'un orateur, la lecture publique, les funérailles des grands hommes, etc. Savoir convaincre à Rome, c'est d'abord savoir « faire voir », savoir « démontrer » avant d'expliquer.

2. Pour le reste, nous n'avons hélas conservé que peu de choses des premiers grands écrivains latins qui ont contribué à la première expression littéraire du « génie romain », en particulier le poète Ennius (né en 239 ACN) : nonobstant un style encore rude et lourdaud, pendant plusieurs siècles, ses Annales furent le « bréviaire » poétique des écoliers romains, en même temps que leur manuel d'histoire ancienne et leur encyclopédie où ils ont appris à connaître l'histoire romaine depuis ses origines légendaires. D'autre part, les débuts de la prose romaine ne nous sont également parvenus que sous la forme de rares fragments, mais il faut noter qu'à l'inverse de la Grèce, ces premiers témoins en prose sont contemporains des premiers poèmes de l'épopée. Il s'agit de textes historiques, et plus précisément d'« annales », qui racontent la première histoire de Rome année par année. Ceci dit, le premier texte complet conservé en prose latine est un traité d'agronomie familiale, De agricultura, écrit par Caton l'Ancien, dit le Censeur (234 — 149) : c'est l'œuvre à la fois sèche et concise d'un soldat, paysan et homme politique énergique ; une œuvre à contre-courant de l'hellénisation de la société romaine, où l'auteur défend farouchement les valeurs de l'antique morale nationale et terrienne, de l'esprit « vieux Romain » contre le raffinement et l'élégance des nouveaux cercles culturels.

 

B.   Le temps de Cicéron
L'âge d'or d'une littérature de combat et de passion

 

La période qui couvre toute la première moitié du premier siècle ACN et la fin du temps de la République romaine et qui est dominée par la figure monumentale de Cicéron connaît un développement extraordinaire des lettres latines dans tous les domaines : les arts de la parole, l'histoire, la philosophie, la poésie, et même la correspondance. Les crises successives de ce temps ont alimenté une littérature de combat, dont on trouve même la trace dans l'œuvre d'un poète aussi délicat que Catulle, qui inaugure la poésie lyrique en latin. L'amour de l'action, l'amour de la parole, l'amour de la sagesse, l'amour de l'amour éclairent la production littéraire de cette époque, en dégrossissant les pesanteurs de la tradition nationale, collective et paysanne au profit d'une littérature profondément marquée par les individus, par l'expérience personnelle, publique ou privée, des écrivains. Les crises aiguisent l'esprit de création, de spéculation, la recherche et la curiosité esthétiques ; la littérature latine de cet âge a su en profiter pour transformer en matières littéraires les réactions des hommes aux bouleversements de leur temps.

1. Cicéron

a. L'œuvre d'un penseur

(Arpinum dans le centre du Latium, 106 — Formies sur la côte du Latium, 43) incarne le Romain par excellence, tout à la fois homme de parole, serviteur de l'État et homme de lettres, qui a toujours imbriqué toutes les faces de son talent dans l'actualité politique et idéologique de son temps : l'orateur, le théoricien de l'éloquence, le philosophe, l'homme politique. Dans tous ses écrits, y compris son abondante correspondance, il porte la langue latine à sa perfection classique : il crée la « période » cicéronienne, phrase complexe et ample, qui est un modèle d'harmonie et d'équilibre. Cicéron est aussi un penseur qui introduit à Rome la philosophie grecque, y compris sous la forme « dialoguée » que Platon aimait à lui donner : Discussions de Tusculum ou Tusculanes, qui traitent de l'immortalité de l'âme et du bonheur, Laelius ou De l'amitié, Caton l'Ancien ou De la vieillesse, De la république, où, en faisant le portrait d'un prince idéal qui viendrait assurer le bon fonctionnement du régime sénatorial, Cicéron fait inconsciemment le lit d'un nouveau régime politique dont saura s'inspirer le premier empereur, Auguste. Théoricien de la rhétorique, il systématise sa pratique et ses idées en la matière, et juge celles de ses compatriotes dans le De oratore ou dans le Brutus entre autres. Dans ses traités politiques, Cicéron se fait le continuateur de la république platonicienne, avec néanmoins une vision plus pragmatique de la cité. Son De legibus fait reposer les lois écrites de la cité sur un droit naturel ; ce souci de rattacher le politique et le judiciaire à un fondement philosophique lui vaudra d'être un des auteurs favoris du siècle des Lumières. Dans tous ces textes, Cicéron fait évoluer considérablement la langue latine, notamment en enrichissant son vocabulaire, pour la rendre plus apte à exprimer toutes les subtilités dialectiques des modèles grecs.

b. L'œuvre d'un homme politique

À côté de ces œuvres « théoriques »,  Cicéron mène une carrière politique très active. Lors de sa questure en Sicile en 75, première magisrature du cursus honorum, il prononce sa fameuse plaidoierie contre le propréteur Verrès, en quatre discours où, derrière la personnalité de l'accusé, l'orateur met en cause les excès des gouverneurs, qui tirent de scandaleux profits de leurs provinces, et la prééminence politique des grandes familles sénatoriales. Issu d'une famille jusque là inconnue, Cicéron est effectivement un homo nouus qui doit sa carrière à son seul talent et non à de puissants appuis familiaux. Devenu consul en 63, il écrase la conjuration de Catilina en prononçant ses quatre célèbres Catilinaires, puis sera exilé pour avoir fait exécuter sans jugement les complices de Catilina. À partir de cette date, le destin de Cicéron est étroitement lié à la politique d'alliances qui se mettent en place puis qui se défont à la tête de l'État romain et qui entraînent les dernières années de la République dans une longue période d'instabilité et de renversements successifs dont Cicéron sera finalement la victime. Républicain convaincu et défenseur du régime sénatorial, il doit finalement se résigner à la dictature de César. Lorsque celui-ci est assassiné en 44, il ne peut cacher sa joie et tente un retour politique qui sera sa perte : en souvenir et en imitation des discours de Démosthène contre Philippe de Macédoine, il prononce les quatorze Philippiques, qui sont les discours les plus durs et les plus courageux de toute sa carrière politique, contre Marc-Antoine, l'héritier pressenti de César. Antoine ne pardonnera jamais ces réquisitoires à Cicéron et lorsqu'il se rapprochera d'Octave, le futur Auguste, il exigera la tête de l'orateur. Cicéron est égorgé le 7 décembre 43, et Antoine fera exposer sa tête et ses mains aux Rostres, la tribune aux harangues, sur le Forum romain.

2. L'histoire

Parallèlement à l'œuvre immense de Cicéron, l'époque républicaine voit également se développer la littérature historique, qui s'oppose à l'idéal oratoire cicéronien, en rejetant l'éloquence et l'ornement.

a. Modèle absolu du conquérant, du dictateur et de tout prétendant à l'empire, dont le nom a survécu dans les titres du Kaiser et du Tsar, César (Rome vers 101 — 44) est devenu, dès le lendemain de son assassinat, un triple mythe : politique, moral et littéraire. En politique, il est à la fois l'homme qui s'appuie sur le peuple et sur l'armée pour finalement prendre le pouvoir et instaurer de fait l'avènement d'un régime monarchique dont l'Empire est l'héritier direct : Auguste tire sa légitimité de son adoption par le dictateur ; il conserve le nom de César et le transmet à ses successeurs. César est aussi l'homme qui a franchi, avec son armée, la petite rivière du Rubicon, à la frontière nord de l'Italie, au mépris de toutes les lois romaines qui interdisaient à un général d'entrer en armes sur le sol italien, déclenchant ainsi la terrible guerre civile contre Pompée ; c'est l'homme de campagnes militaires retentissantes qu'il accompagne de rapports ou de Commentaires, en particulier Sur la guerre des Gaules (51) et Sur la guerre civile (44). Dans ces ouvrages « historiques », sous des dehors de chroniques objectives, César apparaît en réalité comme un « témoin de lui-même » : avec un art consommé de la « déformation historique », il prend soin de justifier, à la troisième personne, tous ses faits et gestes, transformant ainsi ses livres en plaidoyers pour lui-même contre l'ordre romain, dans un style qui révèle un écrivain sobre, précis et efficace. Car ce personnage complexe, ce politique ambitieux, ce soldat de génie, grand seigneur et démagogue, n'a jamais négligé les lettres, même aux époques les plus actives de sa vie militaire ou politique. Il s'essaya dans divers genres avec talent ; excellent orateur, au dire de ses contemporains, il écrivit en outre des poèmes et s'intéressa aux problèmes de linguistique, de grammaire, de philologie, notamment un traité de grammaire théorique Sur l'analogie, dédié à Cicéron (52), mais ces ouvrages n'ont pas été conservés,.

b. Salluste (Amiternum en Sabine, au nord de Rome 86 — 35) fait davantage œuvre d'historien politique en prenant en considération le contexte social et les causes morales des événements. Il analyse ainsi, dans un style très concis et rythmé, la conjuration manquée de Catilina en 63 dans sa Conjuration de Catilina, qui donne une autre vision des faits que celle de Cicéron, et la guerre que Rome mène de 111 à 105 contre le roi des Numides, Jugurtha, dans la Guerre de Jugurtha, deux monographies historiques dans lesquelles Salluste s'interroge notamment sur les causes de la décadence du régime aristocratique.

3. La poésie

La poésie est également représentée à cette époque, en particulier dans deux œuvres très différentes, mais qui attestent, à leur manière, l'indépendance des écrivains de ce temps.

a. Catulle (Vérone, vers 87 — Rome, vers 54) est le principal représentant de la « nouvelle école » de la poésie latine, tournée vers l'imitation des poètes alexandrins et de leur esthétique raffinée ; il crée en latin le genre de la poésie lyrique, à l'inspiration délicate ou agressive, toujours personnelle et éloignée des poncifs épiques, rythmée de mètres savants hérités de la tradition lyrique grecque. Le genre connaîtra un développement extraordinaire sous l'Empire, avec des poètes comme Horace, Ovide, Tibulle ou Properce, mais aussi, plus tard, dans la poésie latine chrétienne, chez un poète comme Prudence qui, à la fin du IVe siècle, chantera les martyrs et les différentes « heures » du jour dans des formes poétiques inspirées d'Horace et de Pindare. Parmi les poèmes de Catulle, on retiendra le célèbre poème 51 qui est une admirable traduction latine, augmentée d'une strophe, du poème de Sappho sur les manifestations physiques du sentiment amoureux ; la tendre et touchante traduction du poème de Callimaque Sur la chevelure de Bérénice (poème 66), l'epyllion 64 sur Les noces de Thétis et Pélée, dont la tradition culturelle a surtout retenu les célèbres plaintes d'Ariane abandonnée par Thésée ; mais il faut aussi compter le cycle tourmenté des poèmes d'amour à Lesbie qui inaugure à Rome l'expression poétique et littéraire du sentiment amoureux dans toute sa diversité, son intimité et son élégance, mais aussi sa cruauté et sa violence, loin des modèles mythiques véhiculés par les conventions de l'épopée. Quant à son agressivité, elle se déchaîne contre ses rivaux en poésie ou en amour: les "papiers merdiques" de Volusius, les dents blanches d'Egnatius, ou les débauches de Mentula (= "Laverge"), nom déformé du favori de César.

b. Dans les six chants de son épopée philosophique De rerum natura, Lucrèce (vers 98 — 55) écrit un long poème qui célèbre l'épicurisme et le combat de son fondateur, le philosophe grec Épicure, pour libérer les hommes de la superstition, de la crainte des dieux et de la mort grâce à l'enseignement de la théorie atomiste inventée par Démocrite : la « genèse des choses » — plutôt que leur « nature », natura ayant encore ici le sens dynamique de la physis grecque, comme participe futur du verbe nasci « naître » — étant le fait de rencontres et de conglomérats plus ou moins fortuits d'atomes, toutes les manifestations de l'univers, y compris les sentiments, l'amour, la psychologie, la culture, trouvent une explication naturelle et mécaniste qui permet d'exclure les peurs humaines liées à l'irrationnel et à la religion. Lucrèce a écrit une œuvre puissante, qui rythme, dans le mètre et la forme de l'épopée, une doctrine difficile, extrêmement rigoureuse et très éloignée de la pensée dominante de la tradition romaine, publique et privée, précisément imprégnée par les valeurs religieuses et cultuelles. Par ailleurs, en prêchant la morale épicurienne du plaisir et de l'otium, Lucrèce heurte de front la philosophie du devoir et de l'engagement civique, dénonce la vanité de l'héroïsme et l'illusion de l'immortalité, contestant ainsi des valeurs romaines fondamentales dont Cicéron était, à la même époque, le héraut.

 

Tout au long de cette période, l'érudit

3. Varron

(116 — 27 ACN) inaugure un genre littéraire promis à un rayonnement considérable dans l'histoire de la pensée occidentale : l'encyclopédie. De Pline l'Ancien (mort lors de la grande éruption du Vésuve en 79 PCN) jusqu'aux encyclopédies contemporaines, en passant par Isidore de Séville à l'aube du moyen âge, toutes les « Sommes » médiévales et l'œuvre des encyclopédistes français du XVIIIe siècle, l'homme d'occident a toujours rêvé de récapituler son savoir dans des œuvres immenses qui lui donnaient l'illusion d'en « faire le tour ». Varron fut certainement l'homme le plus savant de son temps et passe pour avoir écrit 74 ouvrages dans tous les domaines, de l'agronomie à la grammaire (nous avons conservé ses traités De lingua latina et Res rusticae), de la critique littéraire à la philosophie, de la théologie à l'archéologie, mais aussi sur les institutions humaines et sur la religion romaine (Des antiquités), sur la géométrie, l'arithmétique, l'astronomie, la médecine, l'architecture et bien d'autres sujets ; dans ses Satires Ménippées, hélas très fragmentaires, il s'intéresse aux problèmes moraux et philosophiques les plus variés en des textes « prosimétriques », qui mélangent prose et poésie. La perte de l'essentiel de son œuvre nous prive d'une source de connaissances inestimable sur l'antiquité romaine, mais son influence fut considérable.

 

C.  La littérature latine au temps d'Auguste
Les espérances d'une nouvelle fondation

 

Les écrivains de l'époque d'Auguste semblent avoir pour caractéristique commune de n'être pas des « Romains de Rome » : à l'exception d'Horace, qui vient du sud de l'Italie, tous ces écrivains sont originaires du nord et proviennent de régions récemment romanisées pour certaines, comme la ville natale de Virgile, Mantoue. Après l'épisode traumatisant des guerres civiles, l'Italie est entièrement pacifiée sous la houlette d'un prince unique qui peut donner le branle à une expansion territoriale et culturelle prodigieuse du modèle romain, désormais voué à prendre en charge la totalité du monde. Le génie d'Auguste a été de comprendre qu'une telle ambition ne pouvait se réaliser à la seule force des armes ; elle avait besoin de relais culturels puissants pour modeler l'imaginaire des Romains, pour mettre en place une idéologie cohérente fondée sur des références et des promesses mythiques bien établies, pour raconter aux hommes la grandeur du temps des origines et des fondations, nécessaire à la vaste entreprise de « restauration » menée par le nouveau régime. Tite-Live commence l'histoire de Rome là où Virgile termine de chanter les origines épiques de la Ville ; Horace peut se vanter d'avoir « annexé le chant éolien aux cadences italiennes », après avoir totalement assimilé l'héritage lyrique de la Grèce dans une poésie habitée par l'ordre, la lumière et la perfection formelle. Ovide, incapable d'écrire autre chose que des vers, produit une œuvre virtuose et précieuse, qui développe toutes les virtualités de la langue latine en une sorte d'euphorie poétique.

1. Virgile

(Mantoue, 70 — Brindes, 19 ACN) est incontestablement la référence littéraire ultime du règne d'Auguste. Contemporain des dernières convulsions de la République, il a connu l'avènement de la paix et de l'Empire après la victoire définitive d'Octave sur Antoine à la bataille d'Actium en 31 ACN.

a.   Sur le modèle des poèmes pastoraux de Théocrite, mais en y transposant les paysages et l'histoire de l'Italie, Virgile commence par écrire ses dix Bucoliques ou Églogues (lesquelles seront traduites en alexandrins blancs par Paul Valéry et en alexandrins rimés par Marcel Pagnol). Comme dans la poésie alexandrine, des bergers au nom grec y dialoguent dans des décors campagnards idéaux et conventionnels, l'Arcadie, en des joutes poétiques et musicales formellement très élaborées. Virgile connote cependant le genre artificiel de la pastorale de préoccupations actuelles relatives à l'aménagement de la campagne suite à la politique romaine de confiscation des terres au profit des vétérans d'Octave. La première et la neuvième églogues (primitivement, la dernière d'un recueil qui en comptera finalement dix) évoquent directement cette question d'actualité, dont Virgile lui-même a eu à souffrir. Ainsi entouré de deux poèmes au sujet similaire, le recueil est construit selon une savante structure « en anneau » ; elle culmine au centre sur la cinquième Bucolique, dont le sujet est l'apothéose du demi-dieu sicilien Daphnis, dans lequel certains ont vu une image cryptée de Jules César.  La quatrième Bucolique est une des plus célèbres et des plus difficiles à interpréter : elle annonce le retour prophétique de l'âge d'or, en un poème mystérieux aux allures messianiques que l'empereur Constantin interprétera plus tard comme une annonce cryptée de la venue du Christ. Son symétrique, la sixième Bucolique, donne la parole au chant mythique du dieu Silène, qui émerveille la nature.

b. Dans les Géorgiques, poème didactique sur les métiers de la campagne, Virgile célèbre la nature italienne avec ses champs, ses vignes, ses troupeaux et ses abeilles. Ce recueil s'ouvre sur une invocation à Octave-Auguste et semble ainsi, d'emblée, avoir une vocation idéologique. Effectivement, la célébration poétique de l'agriculture (I sur les labours et II  sur les arbres) et de l'élevage (III sur le bétail et IV sur les abeilles) s'inscrit dans l'entreprise de « réarmement moral » menée par Auguste qui invite à revenir aux vieilles valeurs romaines, en particulier la vie rurale et le travail des domaines agricoles. Dans la quatrième Géorgique, la description de la société idéale des abeilles aboutit à l'éloge d'une vie sociale et collective harmonieuse, qui a été mise en péril par les guerres civiles et qui était aux fondements mêmes de la civilisation romaine : en montrant l'efficacité d'une société qui vit soumise à un roi et où le travail est soigneusement réparti entre ses membres, l'exemplum des abeilles suggère que la société des hommes aurait quelque leçon à y trouver. La nation qui saura tirer parti de ces leçons est, bien sûr, la Rome impériale dont Virgile chantera bientôt le destin dans l'Énéide. Chez les Grecs, le poète Hésiode avait écrit un long poème didactique sur Les travaux et les jours ; Virgile poursuit le genre, mais lui donne une ampleur épique qui dépasse la seule ambition didactique et érudite. Il émaille, en effet, son poème de « morceaux de bravoure » qui illustrent le thème didactique par de puissantes digressions, notamment mythologiques : ainsi, par exemple, dans le quatrième livre du recueil, à l'occasion de l'épisode mythique des abeilles d'Aristée, il raconte la légende d'Orphée allant chercher Eurydice dans les enfers, en un récit magnifique qui est à l'origine de toutes les versions ultérieures du mythe d'Orphée. Alors que les Bucoliques étaient surtout liées à l'histoire personnelle du poète et de ses amitiés, les Géorgiques commencent d'avoir partie liée avec l'histoire de Rome et de son nouveau maître, en donnant une force émotive aux grands thèmes du patriotisme et du redressement national par le biais d'un retour poétique aux valeurs paysannes qui ont fait la grandeur de Rome.

Énéide I, 1-11

 

 

c. Enfin, dans l'Énéide, poème épique national commencé en 29 ACN, Virgile donne aux Romains le correspondant latin des épopées homériques, dont il inverse l'ordre :

• l'« Odyssée » d'Énée dans les six premiers chants, où le poète célèbre les errances légendaires du héros, qui fuit Troie détruite vers une ville à construire dont il ne connaît pas encore le nom ; au cours de ce voyage, il passe par Carthage où il renonce à l'amour de Didon, comme Ulysse avait renoncé à l'amour de Calypso, mais Virgile inscrit cet épisode mythique dans l'histoire romaine, puisqu'il est à l'origine de la rivalité entre Rome et la métropole africaine ;

• l'« Iliade » d'Énée dans les six derniers chants, où le poète célèbre les combats victorieux du héros en Italie, son triomphe sur Camille, la reine des Volsques, et sur Turnus, le champion des Latins.

La structure de l'Énéide reproduit ce mouvement symétrique qui fonde la grandeur de la nouvelle ville dans la mort de l'ancienne : il a fallu que Troie disparût dans les flammes (c'est tout le chant II qui raconte la dernière nuit de Troie et l'épisode du fameux cheval piégé par les Grecs) pour que Rome pût naître ; il a fallu qu'un ancien monde disparût pour qu'un nouveau monde pût apparaître, après qu'Énée l'eut irrémédiablement quitté dans son errance méditerranéenne (ce sont les chants III et IV qui racontent le voyage d'Énée et l'épisode carthaginois) ; la fondation même de Rome s'inscrit dans l'histoire mythique de la guerre de Troie et dans le cycle commun de la vie des hommes où la vie sort de la mort, comme Énée en reçoit la révélation de son père dans le chant VI, quand il contemple les âmes troyennes promises à renaître chez les Romains. L'épopée se veut à la fois mythologique et historique dans la mesure où elle prétend enraciner l'actualité de Rome dans le passé mythique des temps qui ont précédé sa fondation à l'arrivée du Troyen Énée sur le sol italien ; dans le même temps, Énée est le fils de Vénus et le père d'Ascagne ou Iule qui donne son nom à la gens Iulia, d'où est issu Jules César et à laquelle appartient Auguste, le nouveau maître de Rome, depuis son adoption par César. Ce mouvement symétrique aux épopées homériques permettait aussi à Virgile de célébrer, dans le lointain des origines, la transition inéluctable de la Grèce à Rome qui était fondamentale dans l'élaboration de la culture et du pouvoir romains. Le destin d'Énée porte celui de Rome, et le temps du mythe éclaire le temps de l'histoire. Après la victoire d'Actium contre Marc-Antoine en 31 ACN, qui a mis fin à la période des guerres civiles, Octave-Auguste règne seul à Rome et inaugure une période de paix et de grandeur qui est la réalisation historique de la promesse de Jupiter à Vénus au début de l'Énéide : « His ego nec metas rerum nec tempora pono ; imperium sine fine dedi » « Je leur ai donné un empire sans fin » (Aen. I, 278-279). Au centre de l'Énéide se trouve le célèbre chant VI qui raconte la descente d'Énée aux enfers : ce voyage initiatique permet au héros de renoncer totalement à son passé, — notamment à l'épisode amoureux de la tentation carthaginoise puisqu'il retrouve Didon aux enfers, mais muette et insensible aux paroles de son ancien amant, — et de recevoir de son père la prophétie de l'avenir grandiose de Rome à travers la révélation du cycle mystérieux des métempsychoses.

Par ailleurs, outre cette structure d'ensemble où le schéma narratif reproduit à l'inverse celui des deux épopées homériques, l'Énéide propose une suite de l'Iliade différente de celle proposée par l'Odyssée. Comme l'Odyssée, l'histoire d'Énée commence là où s'achève l'Iliade, au moment de la dernière nuit de Troie et de la destruction de la ville par les Grecs. Mais le point de vue des événements est inversé. L'Odyssée raconte les errances du grec vainqueur Ulysse sur les mers pour rejoindre sa patrie ; le troyen vaincu Énée fuit la sienne pour gagner une terre étrangère qui doit devenir sa nouvelle patrie. Ulysse rentre chez lui ; Énée prend définitivement le chemin de l'exil. Et cela tout en maintenant des points de contact étroits avec les épopées homériques. Les navigations d'Énée (I-VI) offrent, en effet, de constantes occasions de références à l'Odyssée ; Énée connaît les mêmes errances qu'Ulysse sur la Méditerranée ; il rencontre les mêmes monstres, il aborde sur les mêmes îles, il croise même la route de certains compagnons d'Ulysse, comme le malheureux Achéménide, personnage inventé par Virgile pour introduire dans son épopée l'épisode homérique du cyclope Polyphème ; il descend aux enfers, comme le héros grec ; et pourtant, il ne reproduit pas les aventures d'Ulysse ou bien il les transforme, comme la descente aux enfers, qui, chez Virgile, est connotée d'une dimension religieuse ignorée de l'épopée grecque ; Énée connaît aussi d'autres aventures, comme la rencontre de Didon, qui donne la réplique aux aventures sentimentales d'Ulysse, mais qui, chez Virgile, dépasse largement l'épisode romanesque pour devenir un épisode constitutif du passé légendaire de Rome. D'autre part, les combats livrés par Énée pour s'installer dans le Latium (VII-XII) rappellent les combats autour de Troie et la narration s'y nourrit de l'imitation de l'Iliade. Du reste, avant d'accompagner Énée dans les enfers, la sibylle lui annonce ces combats en des termes qui se réfèrent explicitement aux lieux, aux personnages et aux événements qu'Énée a connus pendant la guerre de Troie (VI, 83-94).

L'imitatio joue ainsi sur un registre particulièrement subtil et savant, où la contiguïté avec le récit homérique se double d'une reprise « en miroir » de son schéma narratif. Sans jamais être copié, Homère est toujours présent. L'Énéide permet non seulement d'imiter le modèle homérique, mais aussi de prolonger les poèmes homériques et de leur donner une réplique. En effet, plus que l'Odyssée, l'Énéide prolonge et raconte ce qui s'est passé après la chute de Troie : elle tire les conséquences de l'Iliade ; non seulement elle commence là-même où se terminent l'Iliade et la chute de Troie, mais surtout elle donne une explication à cette tragédie, en montrant que Troie n'a pas été détruite pour rien et que cette destruction était même nécessaire pour que Rome pût un jour naître. La grandeur de Rome et d'Auguste sont déjà impliquées dans les événements chantés par Homère : c'est tout le sens du songe d'Énée au chant II où le spectre d'Hector lui confie les objets sacrés de Troie pour qu'ils deviennent les fondements religieux de la nouvelle fondation. La littérature et l'histoire romaines annexent la littérature et l'histoire grecques. L'Énéide fait sous-entendre qu'Homère n'avait pas tout dit : les Troyens, autrefois vaincus, deviennent dans le Latium les vainqueurs et les ancêtres d'un immense empire. De la même manière que l'Iliade se terminait par la mort sanglante du troyen Hector, abandonné des dieux et tué par le grec Achille, l'Énéide s'achève sur la mort sanglante de Turnus, la réplique d'Achille en terre italique, lui aussi abandonné des dieux et tué par le troyen Énée. L'Énéide est une sorte de retournement des poèmes homériques.

L´Énéide développe, enfin, une conception de l'héroïsmeà la fois fortement ancrée dans le modèle homérique et en singulière évolution par rapport à lui. Le héros de l'Énéide reste un guerrier et un marin ; il quitte des rivages pour chercher l'aventure sur des territoires lointains avec le risque de périr ou de vaincre ; il doit survivre par sa valeur personnelle, tout en ayant conscience que son destin est étroitement lié à la volonté des dieux. Mais par rapport à l'épopée homérique, l'Énéide marque une intériorisation affective des valeurs héroïques et le lyrisme prend une part décisive dans la célébration du héros, comme l'a très bien montré un beau livre de Brooks Otis. À côté de l'héritage homérique, Virgile recueille les valeurs de la poésie lyrique grecque puis hellénistique qui met l'accent sur la prise de conscience de l'individu. Virgile représente un génie latin plus introverti, plus affectif que le génie objectif homérique. Homère écrit au trait ; Virgile est un peintre. Chez Virgile, le récit épique est intériorisé dans une aventure spirituelle où les épreuves du héros ne sont pas seulement des combats extérieurs contre un ennemi extérieur, mais surtout le signe d'une lutte intérieure où le héros remporte d'abord une victoire sur lui-même, sur ses propres peurs, sur ses défaillances, sur ses ignorances ; dans cet esprit, l'épisode carthaginois de la relation entre Didon et Énée, où le héros doit renoncer à cet amour et au confort qu'il lui garantissait, occupe, bien entendu, une place prédominante. Du livre I-VI de l'Énéide, on assiste à la mort progressive du héros jusqu'aux révélations prophétiques d'outre-tombe. Le chant VI de la descente aux enfers est un chant de mortification avant la renaissance, qui signifie la mort du « vieil homme » et l'avènement de « l'homme nouveau », introduit par son père à la révélation d'un avenir qu'il ne connaîtra pas. Dans l'économie spirituelle de l'Énéide, le chant VI peut être considéré comme une marche initiatique du héros épique dans le monde de l'au-delà avant d'y recevoir, par la bouche de son père mort, la révélation de l'objet de sa mission ou de sa quête. Les livres VII-XII marquent ensuite la renaissance du héros qui rachète ses erreurs passées en acceptant le service volontaire des destins, en acceptant de vouloir ce que veut la divinité, préparant ainsi très naturellement la postérité chrétienne de l'épopée virgilienne.

Pourtant, tout n'est pas aussi simple, car Énée achève finalement son ennemi Turnus en un acte barbare qui indigne justement l'âme du défunt : Vitaque cum gemitu fugit indignata sub umbras — "Dans un gémissement, sa vie s'enfuit indignée chez les ombres." Le dernier vers de l'Énéide est celui d'un scandale sans nom, où le héros « pieux » achève un suppliant vaincu. Certes, cet assassinat doit réparer la mort d'un ami, dont Énée découvre les insignes sur l'épaule de son rival au moment d'épargner Turnus. Mais cette exécution est inacceptable dans la perspective de l'Énéide, car le héros y commet un geste gratuitement cruel pour satisfaire une vengeance personnelle. Dans l'Énéide, l'héroïsme n'est pas acquis, mais il s'acquiert au terme d'une quête, et il reste fragile jusqu'au dernier moment. Le héros virgilien peut connaître de graves défaillances, dont l'épisode de Didon et Énée est une illustration tragique. À tout moment, le héros doit faire la part de la sagesse ; il est capable de pleurer, de se sentir abandonné, de renoncer à sa mission ; il doit continuellement mettre à l'épreuve la maîtrise de soi ; l'homme de l'Énéide est faillible, soumis à des passions violentes qu'il doit vaincre, et une des grandeurs de Virgile est d'avoir osé proposer un modèle héroïque qui découvre l'expérience de la « culpabilité » inconnue du héros grec. Cet apprentissage, Énée le doit au développement de philosophies nouvelles, qui sont aussi des sagesses, comme l'épicurisme et le stoïcisme, qui fondent le bonheur de l'homme non plus sur le déterminisme du destin et la recherche de la gloire personnelle, mais sur l'apaisement intérieur obtenu au terme d'un progressus volontaire contre les passions.

Virgile meurt sans terminer l'Énéide, à Brindes, en 19 avant J.-C., à cinquante et un ans, au retour du seul voyage qu'il ait fait en Grèce ; il avait demandé que l'on brûlât son œuvre parce qu'il estimait qu'elle était imparfaite ; Auguste n'a pas accédé à ce souhait qui nous aurait privés d'un des textes fondateurs de l'humanisme occidental.

 

d. Avec cette épopée, Virgile se range, aux côtés de Cicéron, parmi les fondateurs mêmes de la culture latine et occidentale. Même lorsque les lecteurs de Virgile ne percevront plus tout le fondement idéologique de l'œuvre, l'Énéide continuera d'être une référence culturelle majeure en occident, tant pour l'apprentissage des lettres dans les écoles du grammairien et du rhéteur, que pour la puissance poétique et spirituelle qu'elle dégage. La magie du verbe virgilien a fortement contribué à ce succès durable. Virgile possède en effet un art consommé de dire les choses les plus communes dans des expressions fulgurantes : « Fugit irreparabile tempus », cette expression, qui dit en trois mots l'expérience humaine la plus douloureuse et la plus partagée — celle du temps qui passe —, sert à dire tout simplement, dans la troisième Géorgique, qu'il est temps de changer de sujet. Les lectures allégoriques du poème, proposées dès le Ve siècle par les grammairiens-philosophes comme Servius ou Macrobe, donneront, par ailleurs, un nouveau souffle à l'Énéide pour en faire un « sanctuaire des mystères » qu'il s'agit de déchiffrer afin d'en comprendre le sens moral et spirituel ; ainsi, par exemple, certains commentateurs, jusqu'au moyen âge, ont vu dans l'Énéide, une représentation des différents âges de la vie de l'homme, et, par le jeu des étymologies fantaisistes, en ont interprété tous les personnages comme des symboles moraux humanisés. Ce type de lecture a encouragé la réception des œuvres virgiliennes par les chrétiens qui y ont lu des annonces cryptées de leur foi et surtout un « vocabulaire » poétique pour exprimer et expliquer les mystères dans un langage acceptable par les lettrés de leur temps. L'exemple le plus radical de ce type d'interprétation est le Centon de la poétesse Proba au IVe siècle qui raconte l'histoire biblique, de la création du monde à l'Ascension du Christ, uniquement à l'aide de vers virgiliens entièrement découpés et recomposés, avec la prétention, certes naïve mais très significative, de récrire l'Énéide en mieux, « Maro mutatus in melius ». La « récupération » chrétienne du plus grand poète de l'antiquité lui a permis de connaître le succès que l'on sait dans l'antiquité tardive et tout le moyen âge, de figurer souvent au tympan des églises médiévales, de servir de guide à Dante dans son voyage en Enfer et au Purgatoire dans la Divine Comédie.

 

2. Horace

L'œuvre poétique de Virgile a à la fois défini la conscience romaine et l'a ancrée dans un passé mythique, immémorial, qui rapproche les hommes des dieux : le sentiment d'un retour à l'âge d'or dans les Bucoliques, l'éloge des anciennes valeurs terriennes dans les Géorgiques, la conviction d'une grandeur et d'une vocation universelles, construites dans la souffrance et dans la justice, dans l'Énéide. Mais il ne suffit pas de reconstruire le passé et d'être convaincu de sa grandeur pour confirmer la foi dans le retour de la paix ; il faut aussi une poésie du présent, du quotidien, de l'ordinaire qui propose à chacun un idéal de vie à sa portée, loin des ambitions destructrices, sans pour autant exclure un chant plus politique à la gloire du nouveau régime parce qu'il garantit les moyens d'atteindre cet idéal.

C'est l'œuvre des poètes lyriques, au premier rang desquels Horace (Venouse en Apulie, 65 ACN — Tivoli, 8 ACN) qui accompagne Virgile comme poète officiel du nouvel Auguste, dans le fameux cercle littéraire de Mécène. Grand artiste, il est le premier poète lyrique latin, par la richesse des idées, la beauté de la forme, la variété des rythmes. Il a renouvelé et « civilisé » le genre typiquement romain et torrentueux de la satire dans ses Sermones ; il a créé l'art de la lettre en vers dans ses Épîtres. Dans ses Odes, il a uni heureusement le réalisme de la sagesse romaine, éprise d'otium et de paix, au raffinement de l'esprit grec, et cela avec une simplicité déconcertante, dans une forme flamboyante et acrobatique qui apprivoise et annexe la complexité, la subtilité, la préciosité des rythmes grecs dans le vers latin, au départ plus lourd et moins musical.

Parmi tous les poètes de ce temps, Horace est celui qui illustre le mieux le « classicisme » augustéen. Dans son Art poétique, qui est écrit sous la forme d'une lettre en vers aux Pisons et qui sera suivi de bien d'autres dans l'histoire littéraire, il définit la poésie comme un « ordo lucidus », un « ordre de la lumière » : on croit déjà entendre le vers de Boileau « Ce qui se conçoit bien s'énonce clairement ». Non que cet ordre soit d'emblée accessible au lecteur : au contraire, la composition des poèmes d'Horace peut s'avérer très complexe et mélanger plusieurs structures au sein d'une même pièce, mais c'est précisément dans la complexité de cette forme savante qu'Horace crée le sens de son poème, qui va bien au-delà d'une simple lecture linéaire.

Le message d'Horace confirme l'équilibre de la forme : rangé parmi les épicuriens en raison de son éloge du plaisir et de son invitation à jouir du moment présent, Horace a toujours été, en réalité, partisan du juste milieu, où il place la vertu ; c'est notamment ainsi qu'il conçoit l'amour, dont il fait un de ses thèmes favoris : un amour paisible, loin des turbulences du coup de foudre, des complications, des caprices, des coquetteries, des incertitudes d'une relation passionnée mais changeante, un amour qui est une récréation et qui ne doit en rien peser sur la sérénité du sage. Sa sagesse est celle du « juste milieu qui vaut de l'or », loin de tout excès, celle de l'aurea mediocritas, dont il définit son art de vivre. Une philosophie douce, qui ne pontifie pas, qui n'anathémise pas, et qui rappelle simplement à l'homme que la juste mesure de son temps tient en une seule syllabe : nunc, « maintenant ». Contrairement à ce que l'on croit trop souvent, le fameux Carpe diem n'est pas un encouragement à la recherche effrénée de la jouissance, mais le constat réaliste que le jour est la seule mesure du temps accessible à l'homme et qu'il est vain de vouloir littéralement « perdre son temps » à prévoir un avenir qui appartient aux dieux. Enfin, en prophète de toutes les grandeurs poétiques, Horace manifeste une très haute conscience de son art : dans une ode célèbre (III, 30), il affirme avoir élevé un « monument » plus durable que toutes les constructions humaines, associant ainsi son œuvre poétique à l'éternité de Rome elle-même.

Odes II, 20 (Ludwig Senfl 1486-1543) (Disque « Le Chant de Virgile » Harmonia Mundi HMC 901739)

 

3. L'amour comme valeur littéraire
Les élégiaques et Ovide

a. Horace n'est pas le seul poète de ce temps à chanter l'amour, qui redevient une valeur littéraire après le retour à la paix et la fin des traumatismes meurtriers des guerres civiles. Toujours dans le cercle de Mécène et amis de Virgile, les élégiaques Tibulle et Properce en font le thème unique de leur poésie, mais dans un sens nouveau où la vie amoureuse prend les allures d'un engagement personnel et total, contrairement aux « récréations » amoureuses d'Horace. Ils déclarent ouvertement préférer Vénus à Mars, et pervertissent délibérément le vocabulaire guerrier et militaire de l'épopée au profit de l'expression des sentiments et des exploits amoureux : le poète s'engage désormais dans la militia Veneris, où la belle est une place à prendre, où il faut l'assiéger, user de stratégies habiles pour s'en emparer, la conquérir, où le poète est le prisonnier de la puella, qui devient domina et dont il devient le seruus. La femme aimée des élégiaques est une femme contrariante, une femme d'extases, de déchirements, de jalousies, d'inquiétudes, dont le cœur et le corps deviennent résolument et définitivement matière à littérature en occident. Tibulle (vers 55 — vers 19 ACN) fut le plus tendre des poètes latins. Il a laissé quatre livres d'Élégies dans lesquels il chante la jeune Délie et le calme de la vie champêtre, œuvres pleines d'élégance, qui donnent cependant un sentiment de sincérité car elles ont peu recours à la mythologie et à la rhétorique. Properce (vers 47 — vers 15 ACN) use dans ses quatre livres d'Élégies de toutes les ressources de la mythologie et de la rhétorique pour chanter son amour pour la courtisane Cynthia. Properce ne dédaigne pas les ornements brillants, les motifs mythologiques, l'expression obscure et érudite ; sa sensibilité et sa sensualité violentes se cristallisent sur une image à la fois voluptueuse et cruelle de la femme, avec des accents quasi baudelairiens.

b. Mais le maître de l'amour en littérature est sans nul doute Ovide (Sulmone dans les Abruzzes, 43 ACN — Tomes, auj. Constantza en Roumanie, 17 ou 18 PCN), le délicat, le galant, l'anti-épique, l'anti-classique, le séducteur, le rebelle à toutes les formes d'ordre et de rigidité, le poète et l'homme pour qui « l'art ressemble au hasard », Ars similis casus, où l'on croit déjà deviner le « Coup de dé » de Mallarmé : « Un coup de dé jamais n'abolira le hasard… », mais qui en fait un hasard « longuement médité ». Car, sous les apparences d'une insolente facilité, pour Ovide, les arts de la séduction et de la poésie ne s'improvisent pas ; ils sont des formes hautement virtuoses d'une manière de vivre qui n'est pas sans annoncer le maniérisme libertin et mondain des Liaisons dangereuses.

• Les élégies à Corinne dans les Amours, son célèbre Art d'aimer et les Remèdes à l'amour sont autant de jeux littéraires dont le sujet est la relation amoureuse, qui substitue à l'héroïsme épique celui de l'amant victorieux : le poète s'y donne le rôle de l'amant et se définit comme magister amoris, « professeur », ou mieux « maître d'amour », de ses techniques de séduction, de ses chagrins, de ses plaisirs partagés, etc.

• Dans le recueil de lettres fictives des Héroïdes écrites en vers élégiaques, les « belles abandonnées » de la tradition mythologique (Pénélope, Ariane, Médée, Didon,…) crient leur détresse aux héros qui les ont lâchement « plaquées » (Ulysse, Thésée, Jason, Énée,…).

• Les quinze livres des Métamorphoses juxtaposent, en une anti-épopée écrite en hexamètres, des récits mythologiques de transformations des dieux ou d'humains en êtres ou objets divers, arbres, fleuves, animaux. Comme toute épopée, ce long poème se présente comme un « récit des origines », mais il en pervertit doublement le sens : dans la forme, la narration continue éclate en une multiplicité d'épisodes légendaires ; dans le fond, le monde des métamorphoses souligne la fluidité constitutive d'un univers poreux qui efface les frontières entre l'humain et le divin, perpétuellement mêlés. Du chaos originel au « catastérisme » de César, cette œuvre immense et fascinante, qui a été adulée au moyen âge, à la Renaissance et au Grand Siècle français, illustre, sur un mode pittoresque et gracieux, la théorie pythagoricienne du changement perpétuel, explicitement développée dans le discours de Pythagore au quinzième et dernier livre du poème : contrairement à l'épopée traditionnelle, Ovide situe ainsi à la fin de son œuvre la clé esthétique et symbolique qui permet d'en comprendre le sens. Organisée en un récit tout à fait éclaté et apparemment incohérent, cette histoire merveilleuse du monde enchaîne plus d'une centaine de légendes comme autant de « médaillons » poétiques qui sont à la fois une exploration de l'imaginaire mythologique et une réflexion sur l'entropie constitutive du monde. Les récits sont tantôt édifiants, comme l'histoire des vieux époux Philémon et Baucis qui ont accueili dans leur misérable chaumière Jupiter et Mercure déguisés en mendiants ; tantôt grotesques, comme l'histoire de Midas condamné à la faim pour avoir souhaité de voir se transformer en or tout ce qu'il touche ; tantôt subversifs, comme les histoires qui ouvrent le sixième livre sur les métamorphoses d'humains qui ont osé contester l'ordre divin  (e.g. Arachné, transformée en araignée pour avoir défié Athéna à l'art du tissage) ; souvent émouvants, comme l'histoire de l'insouciance d'Icare ou celle des amours contrariées de Pyrame et Thisbé, finalement réunis dans la mort comme le seront plus tard Roméo et Juliette. Au-delà d'une apparence légère de conte merveilleux, le propos des Métamorphoses proclame que le monde n'est jamais tel qu'on l'observe, qu'il est en constante mutation, que l'humain et le divin sont intimement mêlés, qu'on ne touche pas impunément à une partie de l'ordre naturel sans en affecter le tout. Il n'est pas impossible que ce message, radicalement opposé à l'esprit augustéen épris d'ordre et de stabilité, ait contribué à rendre l'œuvre d'Ovide suspecte dans l'entourage de l'empereur.

• En tout cas, pour des raisons mal identifiées, qui ne peuvent se limiter au reproche officiel d'avoir écrit des poèmes licencieux, en 8 PCN, Auguste condamne Ovide à l'exil définitif dans la ville barbare de Tomes sur les bords de la Mer Noire (act. Costantza en Roumanie), aux limites de l'empire. Le délicat poète des jeux amoureux devient alors le poignant poète de l'exil, de ses souffrances et de ses plaintes ; de mondain qu'il était dans la société romaine, il apprend à connaître l'inconfort d'un climat inhospitalier, mais surtout l'indifférence et l'incompréhension de barbares totalement insensibles à son art. Ovide compose alors deux recueils d'élégies, d'inspiration personnelle et sombre, les Tristes et les Pontiques, dans lesquels il s'adresse avec toute l'émotion de l'exilé au public romain, à sa femme et à ses amis pour attirer l'attention de l'empereur sur ses malheurs et son désespoir.

• Il faut enfin signaler qu'Ovide est aussi l'auteur d'un calendrier poétique, les Fastes, qui rapporte les grandes fêtes romaines, leur signification et leur origine mythique. Cette œuvre, extrêmement utile pour l'historien de Rome, manque cependant du souffle et de l'élégance auxquels Ovide nous a habitués dans ses autres recueils ; le sujet ne l'a pas passionné et il s'en est lassé au sixième mois, c'est-à-dire au sixième chant.

Syrinx (Claude Debussy)

 

4. Tite-Live

L'abondance et la qualité des poètes augustéens ne doit pas pour autant faire oublier que cette période connaît aussi une importante production en prose, dont le principal représentant est l'historien Tite-Live.

Dans les 142 livres de son Histoire romaine (qui devait en compter 150), Tite-Live (Padoue, 64 ou 59 ACN — Rome, 17 ap. J.-C.) raconte l'histoire-fleuve de Rome Ab Vrbe condita, « depuis la fondation de la ville » jusqu'à l'actualité augustéenne. L'Énéide de Virgile avait en perspective l'Histoire, laquelle commence là où s'arrête le mythe. De la légende sort une ville, Tite-Live commence là où s'était arrêté Virgile, et dans le premier livre de son histoire, entièrement consacré au temps des origines, l'historien dégage peu à peu la ville de sa mythologie : à la geste de Romulus succède le temps des rois, qui poursuivent l'œuvre de fondation et font l'apprentissage politique et institutionnel de la cité romaine. Après l'expulsion des rois commence le temps de la République, fondée sur la souveraineté du peuple, l'exercice annuel des magistratures, la limitation des pouvoirs, et, du reste, l'historien aligne le rythme de son récit sur cette ordonnance en écrivant l'histoire sous la forme d'annales, année par année, en suivant la succession annuelle des consuls. Cela dit, pour ces temps reculés, l'historien ne dispose à peu près d'aucune source, et il est bien obligé d' « historiciser » les récits légendaires ou traditionnels qui composent « le temps des origines ». De cette œuvre monumentale, il ne nous est resté que 35 livres, mais des « sommaires » ou periochae (comme celui de Florus au IIe siècle) apparurent très tôt, constituant des « manuels d'histoire nationale » qui témoignent de la faveur et du rôle presque officiel de l'histoire livienne.

Pour comprendre l'œuvre de Tite-Live, il faut la resituer dans le climat politique et idéologique qui l'a vue naître. Au moment où l'empereur restaure les anciens temples et exalte les vertus traditionnelles de Rome, au moment où Virgile raconte les origines mythiques de la Ville et où Horace propose un « monument » poétique à la gloire du classicisme augustéen, l'historien doit démontrer l'antiquité de la grandeur romaine et surtout sa continuité, sa durée. Il doit aussi l'expliquer : constatant la réussite romaine, il se demande quel genre de vie, quelles mœurs, quels hommes ont permis cette ascension. Tite-Live fait œuvre de moraliste, et il l'annonce très clairement dans la préface de son œuvre. L'histoire, selon Tite-Live, doit édifier les cœurs plutôt qu'établir des faits. Elle n'est jamais objective, elle idéalise les grands hommes en autant d'exempla à suivre ou à éviter pour que Rome puisse durer (Tarquin, Camille, qui sauva Rome des Gaulois, Hannibal, Scipion l'Africain,…). C'est pour cela qu'il fait abondamment parler ses personnages, comme les acteurs d'une pièce de théâtre ; le discours sert alors de portrait, il amplifie un événement dramatique, il « représente » une argumentation, et certains épisodes, comme par exemple la fin du règne de Servius Tullius dans le premier livre, relèvent presqu'explicitement de la mise en scène théâtrale, alors que la matière historique est extraordinairement pauvre. Avec Cicéron, et plus tard Tacite, Tite-Live partage l'idée que l'histoire est une œuvre oratoire ; elle doit donc entraîner la conviction, elle doit avoir de l'ampleur, elle doit être artistique et rendre sensibles les drames et les bonheurs des hommes. Dans cette optique, l'histoire ne peut qu'être complète, elle ne peut pas comporter de « trou », et il arrive souvent à Tite-Live de reconstituer des événements disloqués, de compléter l'absence de documentation par un récit artistiquement « inventé ». Comme pour tous les historiens antiques, la préoccupation éthique est au centre de l'histoire de Tite-Live ; mais il y a ajouté le souci de la « représenter » dans le spectacle des vertus à la fois individuelles et collectives qui ont constitué la grandeur de Rome et expliqué le rayonnement de son ordre politique.

Avec Tite-Live, l'historiographie s'impose comme un genre littéraire majeur à Rome, dans un esprit qui concilie l'analyse de l'histoire et l'art de la raconter. Tacite l'illustrera bientôt à son tour, en reprenant l'histoire de l'Empire là où Tite-Live s'était arrêté ; et puis, plus tard, au IVe siècle, Ammien Marcellin, qui fut notamment le biographe de l'empereur Julien dit l'Apostat, poursuivra l'œuvre de Tacite dans les 31 livres d'une Histoire qui devait couvrir la période allant de Domitien (96) à Valens (378), mais dont nous n'avons conservé que la moitié, à savoir les livres qui relatent les faits directement vécus par l'auteur.

 

D.  Le Haut-Empire
Les démesures de l'homme et de ses imaginaires

 

Dans la période que l'on appelle habituellement le Haut-Empire et qui s'étend de la mort d'Auguste (14 PCN) à la fin du règne de Commode (192), la littérature latine évolue considérablement à la fois dans le sens d'un renouvellement des anciens genres (comme le théâtre ou l'épopée) et de l'apparition de nouveaux genres (le roman ou la biographie). Durant cette période, l'espace romain déborde largement la seule ville de Rome ; il multiplie les pôles économiques et culturels dans les provinces d'où viennent désormais les empereurs et qui fournissent à l'empire des intellectuels brillants, comme, par exemple, l'Espagnol Sénèque, le précepteur du jeune empereur Néron. En même temps, cette ouverture au monde transforme le modèle romain lui-même, qui abandonne progressivement la référence aux valeurs traditionnelles, paysannes et collectives, pour se tourner vers de nouvelles valeurs, urbaines et individuelles, notamment préoccupées par la question du salut personnel. Le cosmopolitisme développe un nouvel humanisme de la « citoyenneté universelle », où la société romaine éclate et se métisse au contact des cultures qu'elle assimile. Le classicisme cède le pas à une esthétique baroque du mouvement et de l'image, où il faut d'abord voir pour penser. La rhétorique envahit toute la littérature : pour mériter d'être lue, une œuvre doit d'abord être belle à entendre et répondre à toutes les exigences esthétiques des arts de la parole. L'irrationnel devient une valeur-refuge et la mythologie envahit tout l'espace public comme instrument d'analyse du monde, de la société et de l'homme en proposant des réponses aux nouvelles exigences morales, intellectuelles et politiques d'une société en changement. En même temps, l'heure des premiers bilans commence de sonner dans le fait d'intellectuels qui apparaissent comme la conscience critique de l'empire.

Parmi eux, la figure de

1. Sénèque

(Cordoue vers 2 ACN — Rome 65 PCN) domine le temps de Néron. Philosophe moraliste qui s'essaie à la carrière politique, il développe une pensée essentiellement stoïcienne qu'enrichissent une profondeur et une clairvoyance psychologiques inconnues jusqu'alors. Appelé par Agrippine, la mère du jeune Néron, pour être le précepteur de son fils, Sénèque rêve de mettre en place l'idéal déjà platonicien du roi-philosophe. Malgré des débuts encourageants, Néron s'éloignera rapidement de ce modèle idéal pour devenir plutôt le modèle du tyran, dont Sénèque représente plusieurs fois le portrait dans ses œuvres.

On range sous le titre général de Dialogues aussi bien des traités de morale — De la colère, De la vie heureuse (58-59) — que des lettres de condoléances — Consolation à Marcia. Sénèque dédie aussi à Néron son traité De la clémence (entre 55 et 59) et déploie son talent d'écrivain et de directeur de conscience dans ses célèbres Lettres à Lucilius (entre 63 et 65). Son style refuse la période cicéronienne, mais éclate en images ou en formules saisissantes, emportées par une rhétorique efficace dont son père, Sénèque le Rhéteur, avait été un théoricien. D'obédience stoïcienne, la sagesse de Sénèque est essentiellement tournée vers l'individu qu'il met en garde contre ses passions et ses craintes, et dont il analyse au scalpel les profondeurs de l'âme.

Sénèque écrit également une dizaine de tragédies d'inspiration stoïcienne, notamment Medea et Phaedra, dont Corneille et Racine s'inspireront, le premier pour Médée, et le second pour Phèdre. En reprenant les sujets classiques de la tragédie grecque (Hercule, Médée, Phèdre, Agamemnon, Œdipe, les Troyennes, etc.), Sénèque crée un nouveau théâtre, tout à fait en phase avec les préoccupations de ses contemporains tant au niveau du contenu qu'au niveau de la forme. Ses personnages continuent d'être confrontés au destin, mais ce destin ne s'impose plus à eux de l'extérieur ; ce n'est plus un destin divin, héréditaire, collectif ou familial, un destin clair et net comme le tranchant d'un couperet. Le destin des personnages de Sénèque est strictement personnel, intérieur et trouble ; il correspond à ce que l'on appellerait aujourd'hui leur « caractère », ou mieux encore leur « inconscient », hanté de fantasmes et de pulsions non maîtrisées, qui les projettent dans un univers de mort et de violences sans nom. Le sujet du théâtre de Sénèque n'est pas l'intrigue du drame, qui se déroule pour l'essentiel dans les intervalles entre les scènes ; ce qui intéresse Sénèque, c'est l'analyse intérieure des personnages, une sorte de « voyeurisme » fasciné par l'incandescence de la violence et de la monstruosité qui s'empare des âmes livrées à leurs propres peurs. Quand l'homme a peur, il devient un monstre. Depuis Caligula, l'angoisse est devenue le mode d'être de la société romaine; la « folie tragique » met en scène, dans les démesures des héros mythologiques horrifiés par leurs propres excès, la souillure des consciences qui ne savent plus où sont le bon droit, la vérité, le mensonge et qui font l'expérience de la monstruosité à l'heure où elles s'y attendent le moins. Shakespeare saura s'inspirer d'un tel théâtre, qui dissèque toutes les souffrances, les cris et les monstruosités des hommes.

Oedipus, 915-979 (le messager)

Sur le plan formel, ces tragédies semblent avoir d'abord été écrites pour être récitées en public dans des séances de recitationes, même si elles ont pu être également représentées sur une scène : Sénèque sacrifie ainsi à l'air du temps qui préfère réserver la scène à des spectacles gestuels et musicaux, réduisant le théâtre essentiellement à un art du dialogue et de la parole. Compromis dans une conjuration dirigée contre Néron, Sénèque reçoit l'ordre de s'ouvrir les veines en 65, réalisant ainsi sur lui-même cette « autodestruction » où plusieurs de ses personnages ont trouvé la rédemption face à l'angoisse du malheur et de la mort, face aussi à l'horreur de leurs crimes.

 




2. Tacite

Là où Sénèque a échoué dans sa tentative d'abattre physiquement le tyran, une autre conscience critique de l'Empire a réussi à compromettre définitivement la mémoire de Néron : les Annales de l'historien Tacite (Gaule narbonnaise, vers 55-57 — vers 120) qui nous racontent le règne de cet empereur ont marqué de façon indélébile l'image que la postérité en a retenue. Plus largement, la vision que l'on a gardée du premier siècle de l'Empire est très largement tributaire de celle que Tacite a imposée dans son œuvre historique. Contrairement à Tite-Live, Tacite a fait une brillante carrière politique, qui lui a permis de bien connaître les rouages de l'administration impériale. Très proche de l'empereur Trajan, Tacite ne s'est pas pour autant montré un servile apologiste du régime impérial. Dès son Dialogue des orateurs, qui a dû être écrit vers 81, Tacite tend à montrer que le régime impérial, en limitant la liberté politique et en subordonnant le talent des orateurs à la louange de l'empereur, déplace et pervertit la fonction de l'éloquence. Après la Vie d'Agricola (98), éloge funèbre de son beau-père qui avait été gouverneur de Bretagne (la Grande-Bretagne actuelle), il publie la Germanie (vers 98). Ces deux œuvres sont l'occasion d'une étude historique et sociologique sur les « Barbares », où, dépassant les préjugés traditionnels, Tacite reconnaît l'existence et les vertus de cultures et de sociétés non romaines. Cette reconnaissance indirecte de la spécificité des Bretons et des Germains détruit l'image d'une barbarie homogène se définissant par opposition à la culture méditerranéenne. Sur le plan littéraire, la Vie d'Agricola confirme l'émergence du genre de la « biographie », timidement pratiqué avant Tacite, mais qui connaîtra bientôt un succès retentissant dans les Vies des Douze Césars de Suétone, vers les années 120, sous l'empereur Hadrien.

L'œuvre strictement historique de Tacite tient en deux ouvrages importants :

• les Histoires (publiées en 106), dont il ne reste que quatre livres, et qui décrivaient l'Empire de 69 à 96 (depuis la mort de Néron jusqu'à la chute de Domitien) ; pour nous, cet ouvrage est le récit d'une guerre civile où s'affrontent et se succèdent d'abord les trois empereurs Galba, Othon et Vitellius, provoquant le déchirement de l'empire en un spectacle qui fascine littéralement l'historien ;

• et les Annales (écrites vers 115 — 117) consacrées à la période qui suit la mort d'Auguste et dont seuls nous sont parvenus les livres I à IV, un fragment des livres V et VI (sur Tibère) et les livres XI à XVI (deuxième partie du règne de Claude et la quasi-totalité de celui de Néron). Sans doute l'ouvrage se composait-il de dix-huit livres, pour faire la jonction avec les Histoires. À la fois historien et moraliste, Tacite y dépeint avec pessimisme, dans un style d'une saisissante concision, les mentalités et les mœurs des hommes de son temps.

Comme l'indique le dernier titre, Tacite s'inscrit dans la tradition de la méthode annalistique qui raconte l'histoire année par année, selon la succession annuelle des charges publiques. Dans le premier chapitre des Annales, Tacite annonce qu'il écrira l'histoire sine ira et studio, « sans colère et sans passion ». Et effectivement, l'historien « parle peu », comme le suggère plaisamment son cognomen Tacitus. La passion et la violence se trouvent ailleurs, dans les coulisses d'une langue extraordinairement intense, compacte, dynamique, expressive, aux limites mêmes des possibilités de traduction. L'immense talent de Tacite aura été de faire battre le pouls de tous les dysfonctionnements de la société impériale dans une langue « monstrueusement » belle, chaotique, parfaitement ajustée à ce qu'elle veut exprimer : la peur, la folie, les monstruosités, les démesures, les tragédies, la noirceur, les passions, les violences. On pourrait sans peine appliquer à l'œuvre historique de Tacite cette parole qu'écrivait Marguerite Yourcenar à propos de l'Histoire Auguste, texte mystérieux de l'antiquité tardive et à bien des égards fort proche de l'œuvre historique de Tacite : « Une effroyable odeur d'humanité monte de ce livre ».

 

La démesure est aussi le lot commun des héros chantés par

3. Lucain

le neveu de Sénèque, (Cordoue, 39 — Rome, 65), dont l'épopée historique, connue sous le titre La Pharsale,  du nom de la bataille qui vit César triompher de Pompée en Thessalie, renouvelle complètement le genre. La conception de l'épopée est à l'opposé de celle de Virgile. Alors que l'Énéide avait choisi le mythe des origines, n'évoquant l'histoire future de Rome que de manière indirecte, Lucain prend pour sujet des événements historiques récents : il chante certes les origines de l'Empire, mais à travers le drame de la guerre civile dans les convulsions de laquelle s'est écroulée la République romaine. Virgile chantait le destin de Rome tourné vers l'avenir ; Lucain chante un monde finissant, où les Romains épuisent leur énergie à s'entretuer dans une guerre intérieure et nuisible, au lieu de combattre les ennemis extérieurs.

Contrairement à Virgile, également, le poète évacue complètement le merveilleux mythologique ; les dieux n'ont plus de place dans une épopée désespérée, monstrueuse et impie ; le merveilleux devient un ressort exclusivement « humain », qui puise sa source dans les outrances de ce « choc des titans » dominé par les figures de César, Pompée et Caton d'Utique. L'œuvre continue de faire la place à des prodiges, à des songes, à des visions ou des prosopopées, comme celle de Rome, toutes figures appréciées dans les exercices rhétoriques, mais l'héroïsme est foncièrement « laïque », indépendant des dieux ; l'horreur épique est le seul fait de l'homme qui entraîne l'univers dans l'agonie d'un chaos universel. Cédant au goût de son temps, Lucain se complaît dans la « rhétorique de l'horrible », dans la description sanglante et violente, sinon morbide et macabre pour impliquer d'abord l'imagination dans le jugement critique sur la guerre. Le poète veut faire frissonner ses lecteurs, rendre perceptible l'horreur de la guerre, à une époque de tous les excès où l'on a peur et où l'on aime se faire peur. Condamné à subir le même sort que son oncle pour avoir participé au même complot contre Néron, Lucain n'a pas pu achever ce poème dont l'expressionnisme forcené nous touche encore aujourd'hui, en ces temps qui n'arrêtent pas de banaliser la violence.

 

4. Le roman

a. L'époque de Néron a connu un troisième « suicidé » compromis dans la conjuration de Pison : Pétrone ( ? — 66 PCN), l'auteur d'un des premiers « romans » dans l'histoire de la littérature : le Satyricon, admirablement mis au cinéma et génialement trahi par Fellini.

Cet exemple sera bientôt rejoint par les Métamorphoses de l'africain Apulée au IIe siècle et plusieurs romans grecs. La forme du Satyricon a déconcerté : l'ouvrage est un mélange — très disproportionné — de prose et de vers, s'inscrivant ainsi dans l'esthétique mêlée et fondamentalement romaine de la satura, du méli-mélo, du mélange qui affecte aussi les tons, les sujets, les personnages, les styles. C'est une œuvre « baroque », exubérante, où l'auteur utilise la prose pour faire le récit d'une histoire de gens qui n'intéressent pas l'histoire : les deux « héros » de l'aventure, Encolpe et Ascylte, sont des « déclassés », des « paumés » qui vivent dans un monde interlope, truculent, cosmopolite. Plutôt que des héros, ce sont plus exactement des anti-héros, le roman apparaissant comme une perversion ou à tout le moins une dégradation de la narration épique. La prose remporte ici une belle victoire sur la poésie : comme la poésie épique, elle peut désormais exprimer aussi des exploits, l'aventure, la fiction ; comme la poésie érotique, elle peut désormais dire aussi l'amour et ses épreuves ; comme la poésie dramatique, elle s'approprie aussi l'art du dialogue, jusque là réservé au théâtre.

Cela dit, le Satyricon tel qu'il nous est parvenu est très mutilé et il ne nous en reste que des fragments qui faussent peut-être les perspectives. Cette œuvre surprenante raconte les vagabondages d'un jeune libertin, Encolpe, et de ses deux amis, en compagnie du vieux poète Eumolpe. Dans ce que nous avons conservé, le fragment le plus important est le célèbre épisode du « Festin chez Trimalcion », où Pétrone brosse un tableau satirique et caricatural des débauchés et des petites gens qui fréquentent la table d'un riche affranchi. Deux autres épisodes émergent également :

• le poème de la « Guerre civile », qui apparaît comme une imitation parodique de la Pharsale de Lucain ;
• le conte de la
« Matrone d'Éphèse » : une femme qui vient de perdre son mari décide de s'enfermer dans le tombeau, où elle est courtisée par un soldat chargé de garder le corps d'un supplicié.

Plus que dans tout autre genre littéraire, le roman nous fait entrer dans la vie des personnages ordinaires, issus de la basse et de la moyenne société ; ils ne ratent aucune occasion de « raconter leur vie », soulignant l'extraordinaire volatilité de ce temps où les ascensions sociales les plus vertigineuses (e.g. l'importance croissante des affranchis dans l'entourage des empereurs) s'accommodent des déchéances les plus brutales (en particulier celle des anciennes familles aristocratiques) : la réalité sociale et culturelle de l'empire néronien n'est pas ici le décor du livre ; elle est le livre.

Que « veut dire » ce premier roman ? Il est difficile de s'en faire une idée exacte. Certains y ont vu un roman initiatique, où les aventures des héros les font progresser de mystère en mystère, d'énigme en énigme, notamment au cours du « Festin de Trimalcion » où l'art du cuisinier est d'offrir aux convives des énigmes gastronomiques, de travestir le délicieux en dégoûtant, et inversement. Cette interprétation paraît assez douteuse, vu l'obscénité de nombreuses scènes qui s'accommode mal d'une telle perspective. D'autres y ont vu un roman érotique, et il est vrai que l'amour y est souvent représenté, mais dans des formes généralement dégradantes. Ou encore un roman d'aventures ou une satire, au sens classique du terme, qui dénonce crûment les vices du temps. Mais peut-être ne sont-ce là que des anachronismes, car nous ne savons pas comment les contemporains de Pétrone lisaient ce livre ; l'isolement de l'œuvre dans son temps et son état de mutilation ne simplifient pas l'interprétation. La langue et le style de Pétrone « décoiffent » ; on est plus proche du pittoresque de Plaute que de l'harmonie cicéronienne, de l'élégance ou de la profondeur de Virgile ; c'est une langue truculente, au réalisme brutal, sinon trivial que l'on ne trouvait jusque là que dans l'épigramme, une langue « rabelaisienne » avant la lettre et en latin, où l'auteur n'hésite pas à s'adapter aux parlers des diverses classes sociales, fournissant ainsi une source précieuse pour la connaissance du latin populaire. L'œuvre continue d'étonner, de questionner, de déranger, tant son originalité est grande.

b. Au IIe siècle, l'africain Apulée (Madaure en Algérie, vers 125 — Carthage, vers 185) reprend la veine romanesque engagée par Pétrone et écrit, à côté d'une importante œuvre philosophique d'inspiration platonicienne, un étonnant roman d'aventures intitulé les Métamorphoses ou L'Âne d'or, qui traduit le titre latin « Asinus aureus ». Grand amateur de pittoresque, d'ésotérisme et de magie, Apulée raconte dans ce roman l'histoire de Lucius, transformé en âne suite à une fausse manœuvre dans une expérience de magie. Pour retrouver sa forme humaine, il lui suffira de croquer des roses, mais les choses ne sont pas si simples : d'aventures en aventures, d'épreuves pénibles en mauvais traitements de tous ordres, battu, volé par des brigands, Lucius ne devra son salut qu'à la bienveillance de la déesse égyptienne Isis, dont il devient le prêtre après être redevenu homme. Apulée n'a pas inventé les grandes lignes de son histoire, qu'il a trouvées dans des « nouvelles » ou « romans » grecs antérieurs. L'originalité d'Apulée tient dans le dénouement de l'histoire au livre XI, grâce à l'intervention d'Isis, et dans la présence au centre de l'œuvre d'une « histoire enchâssée », aux riches connotations symboliques, philosophiques sinon ésotériques, le Conte d'Éros et de Psychè, qui forme un récit dans le récit, et qui a connu les interprétations et les récritures les plus diverses, dont une de Jean de la Fontaine. De nombreux indices, comme cet épisode central ou les noms des personnages, semblent autoriser la lecture de ce deuxième roman comme un « roman initiatique ». Mais le « picaresque » n'est jamais absent de cette œuvre, ou le héros animalisé est entraîné dans une succession de catastrophes les unes plus rocambolesques que les autres, dans un monde marginal lourd de violences et de fantasmes. Par ailleurs, le fantastique est le moteur de l'intrigue, à laquelle il donne un charme « bizarre », du reste bien présent aussi dans la langue de cette œuvre, d'une étonnante richesse lexicale et d'une grande élaboration syntaxique. Sans doute, la magie de ce roman tient-elle, en définitive, dans sa complexité qui le rend irréductible à toute interprétation unique : les Métamorphoses d'Apulée sont par excellence ce qu'Umberto Eco désigne comme une « œuvre ouverte », laissée à l'appréciation de chaque lecteur.

 

Conclusion

 

Des premiers balbutiements de la littérature latine à cette œuvre énigmatique, c'est toute une « personnalité littéraire » latine qui s'est élaborée, largement tributaire de l'extension de la puissance conquérante de Rome. Mais cet impérialisme n'a pas commis l'erreur de détruire les cultures conquises ; l'espace politique immense qu'il a induit n'a pas engendré un monolithisme culturel ; au contraire, l'édifice littéraire qui en est issu est admirablement perméable à toutes les diversités, aux influences nouvelles et revivifiées qui permettent aux écrivains latins de revisiter les anciens genres au contact de problématiques inédites ou de questionnements nouveaux, ou bien même de créer de nouveaux genres, prêts à prendre le relais pour une expression plus ajustée d'un imaginaire de plus en plus diversifié. La latinité va non seulement perdurer pendant des siècles ; elle va encore produire des œuvres monumentales pendant toute l'antiquité, le moyen âge et les temps modernes ; elle sera pour longtemps la langue et la culture du christianisme occidental et de l'Europe intellectuelle, mais c'est là un autre héritage…

 

Responsable académique : Paul-Augustin Deproost  
Analyse : Jean Schumacher  
Design & réalisation inf. : Boris Maroutaeff

Dernière mise à jour : 19 septembre 2020