THOMAS MORE

 

Utopia

 


INTRODUCTION GÉNÉRALE


 

Diaporama

(2,5 Mo)

 


B. Le genre utopique

C. Thomas More

D. Vtopia

E. Principes de navigation

F. Recommandations pour l'examen

 


 

Vtopia de Thomas More est une œuvre étudiée dans le cadre du cours LGLOR 2501 "Auteurs latins du moyen âge et de la renaissance" inscrit au programme de plusieurs masters de la Faculté de philosophie, arts et lettres. Une information documentaire sélective est disponible sous la rubrique autonome : ressources documentaires accessible au départ de la page d'accueil de ce cours. Le texte latin des pages étudiées est accessible en version hypertexte et en version sans liens ; une traduction française est également disponible. Les recommandations pour l'examen sont disponibles à la fin de l'introduction ainsi que les principes de navigation dans le site. Les paragraphes A et B de cette introduction sont très largement inspirés du remarquable ouvrage de Raymond TROUSSON.

 

LIMINAIRE
 

Il est un mot qui, de nos jours, est prononcé à tout propos quand il s'agit de penser la cité ; tantôt il fait rêver les idéalistes, tantôt il effraie les partisans de la Realpolitik, tantôt il amuse les sceptiques : c'est le mot « utopie », dont l'étymologie définit très précisément ce qu'il signifie et doit continuer de signifier pour qu'il garde sa charge symbolique : utopia, ou-topos, ou le « non-lieu », comme fondement d'une culture du « projet », jamais arrêtée, à l'horizon toujours repoussé, mais toujours visible, d'une société en perpétuelle instance de construction, à l'image des hommes qui la constituent et qui, s'ils veulent vivre, ne peuvent pas faire l'économie de la recherche, de la quête ou de l'espérance.

L'histoire n'a pas toujours compris le sens de ce mot, lorsqu'elle a voulu en réaliser le contenu, c'est-à-dire en « faire un objet » inscrit dans le temps, figeant ainsi ce qui ne peut être qu'un mouvement tendu comme la vie ; et lorsque le mythe de la cité idéale cesse d'être un mythe, il devient un système de mort, un totalitarisme destructeur dont les hommes font la cruelle expérience depuis qu'ils ont la prétention de fonder des sociétés parfaites. Du nazisme au stalinisme, en passant par les dictatures de toute obédience, le XXe siècle fut, à cet égard, un laboratoire d'exception ; mais il n'a pas été le seul et notre époque continue d'en faire la douloureuse expérience, notamment lorsque les hommes instrumentalisent l'absolu, qu'il soit religieux ou laïque, dans le politique, croyant ainsi créer sur terre des paradis qui s'avèrent être rapidement des enfers.

Deux citations pourraient résumer les enjeux contradictoires, à la fois exaltants et risqués, de l'utopie. Dans le texte qui en exergue sur la page d'accueil de notre site, Oscar Wilde définit d'abord l'attrait irrépressible et universel de l'homme pour ce « non lieu » et donc le danger des constructions humaines qui tenteraient de l'ignorer : « Une carte du monde qui n'incluerait pas l'Utopie n'est pas digne d'un regard, car elle écarte le seul pays auquel l'Humanité sans cesse aborde » (cité par Pierre VERSINS, p. 917). Mais en tête d'une des plus fameuses utopies de la littérature du XXe siècle, Le Meilleur des Mondes d'Aldous Huxley, Nicolas Berdiaeff souligne aussi le danger d'une utopie qui cesse de l'être, et dont les génocides de l'histoire ont été autant d'épiphénomènes : « Les utopies apparaissent comme bien plus réalisables qu'on ne le croyait autrefois. Et nous nous trouvons actuellement devant une question bien autrement angoissante : comment éviter leur réalisation définitive ? ».

Le mythe de la société idéale remonte à la plus haute antiquité ; les Grecs, notamment, l'avaient étroitement associé au mythe de l'Âge d'or, selon une vision du monde et du temps où l'homme s'éloigne toujours plus d'un bonheur primordial devenu irrémédiablement inaccessible à l'expérience commune. Pourtant, l'« utopie » a pour la première fois été nommée dans une œuvre chrétienne, selon une autre conception du temps qui inscrit l'histoire dans un progrès : l'homme a certes perdu le paradis originel, mais c'est pour tendre vers un bonheur plus absolu qui, dans la Bible, prend, du reste, les traits d'une Cité, la Jérusalem céleste de l'Apocalypse. L'Utopia de Thomas More, puisqu'il s'agit d'elle, est une île qui existe dans le temps des hommes, mais à la marge de leur imaginaire : elle ne se perd pas dans un passé mythique, elle est contemporaine de son auteur qui a entendu le récit de son découvreur ; elle est donc contemporaine de son lecteur ; elle doit être contemporaine des hommes de tous les temps, de nous-mêmes qui allons lire la préface et les premières pages de ce récit. Pour Thomas More, il n'a jamais été question de réaliser son utopie ni même d'espérer sa réalisation dans l'histoire ; elle est un modèle critique, une grille de lecture, une construction de l'esprit destinée à faire progresser la compréhension et l'amélioration de la société des hommes, notamment celle de la Renaissance anglaise, toujours imparfaite ; elle est un point de fuite qui s'offre à tous pour penser les conditions d'« un monde meilleur » et donc toujours perfectible ; sa contrefaçon la plus grossière est l'immobilisme d'une société qui a la prétention d'être le « meilleur des mondes ».

 

A. ORIGINES ANCIENNES DU GENRE UTOPIQUE

 

1. La Grèce

Si Thomas More est l'inventeur du nom « Utopie » (son œuvre atteste la première apparition du néologisme latin utopia créé sur le grec ou-tópos, « non-lieu »), il n'est pas l'inventeur du concept. La réflexion sur l'organisation politique idéale ou sur des formes idéales de vie en société apparaît en occident dès le Ve siècle ACN et, comme en bien d'autres domaines, c'est à la Grèce que nous en sommes redevables. Avant cette époque, déjà dans l'Odyssée, Homère avait proposé des récits de voyages fictifs qui annonçaient certaines constantes du récit utopique, repoussé dans un lointain géographique après que le mythe de l'Âge d'or l'eut repoussé dans un lointain temporel : ainsi, les tribulations d'Ulysse l'avaient conduit dans des sociétés idéales, comme par exemple le royaume des Phéaciens au chant VI de l'Odyssée, où régnait une harmonie inédite dans les rapports des hommes avec eux-mêmes mais aussi avec la nature et leur environnement. Le voyage des Argonautes à la recherche de la Toison d'or participe de ce même esprit.

Cela dit, le précurseur le plus marquant de la pensée utopique est sans nul doute Platon, nonobstant deux contemporains assez célèbres, Phaléas de Chalcédoine et l'architecte Hippodamos de Milet, dont Aristote analysera les projets de constitution idéale dans le second livre de sa Politique ; selon Aristote, Hippodamos, notamment, « inventa le tracé géométrique des villes et découpa le Pirée en damier », annonçant ainsi un trait urbanistique constant des cités utopiques. Mais ces plans de sociétés parfaites n'ont évidemment pas l'envergure de la réflexion platonicienne sur l'organisation de la cité. Platon est, en effet, généralement considéré comme le véritable créateur du genre utopique, dans son double aspect philosophique et littéraire : l'utopie philosophique, considérée comme un traité abstrait du meilleur gouvernement, y est représentée par la République et les Lois ; l'utopie littéraire, avec son affabulation plus ou moins complexe est l'objet du Timée et du Critias, deux dialogues dans lesquels le philosophe expose le fameux mythe de l'Atlantide, en mettant ses idées politiques en situation dans un récit, qui caractérisera désormais la forme même du genre utopique. Dans le Timée, Critias raconte une histoire, rapportée à son aïeul par Solon, qui la tenait lui-même d'un vieux prêtre égyptien : le prestige de l'ancienneté, de la tradition familiale, des grands hommes politiques, le caractère religieux de ce type de récit sont aussi des constantes du genre. Il y a 9000 ans se dressait en face des Colonnes d'Hercule une île, l'Atlantide, formidable puissance qui entreprit un jour de menacer la Méditerranée et d'asservir la Grèce. Athènes prit la tête de la résistance et triompha des envahisseurs. Dans la pensée de Platon, ce conflit entre les deux cités atlante et athénienne incarne le conflit entre deux modèles utopiques, respectivement fondés sur la démesure et la sagesse. À la suite de plusieurs catastrophes, les Athéniens d'aujourd'hui ont perdu jusqu'au souvenir de ces temps mythiques et glorieux, car dans la tradition ancienne de l'utopie, la grandeur des cités est reportée dans le passé. À ce récit du Timée, qui est une sorte d'introduction, succède celui, malheureusement inachevé, du Critias, qui expose l'organisation interne de l'ancienne Athènes et de l'Atlantide, et qui devait se terminer par l'histoire de la guerre annoncée dans le Timée.

La description de l'Atlantide correspond exactement aux formes du genre utopique. Il s'agit d'une île, aux dimensions colossales et aux origines mythiques : dans le partage du monde, elle fut attribuée à Poséidon, le dieu de la mer ; en s'unissant à la mortelle Clito, il a eu dix fils dont descendront les souverains atlantes. Cette île est construite selon une géographie naturelle et un plan rigoureusement géométrique, auquel répond une géométrie politique, où la raison s'applique à maîtriser le désordre de la matière et les caprices de l'histoire. Le but de Platon est d'opposer l'Athènes du passé et l'Atlantide, tyrannique, dominatrice et injuste, transposant ainsi poétiquement le conflit qui, de 492 à 449, avait dressé la cité athénienne contre les envahisseurs perses pendant les guerres médiques. Dès cette première expression du genre utopique, le réel se dessine en filigrane au delà de la construction imaginaire.

L'utopie platonicienne est caractéristique du genre dans l'antiquité. Platon, en effet, ne tente nullement de projeter sa cité idéale dans le futur, car le sentiment d'un progrès lui est étranger. Bien au contraire, comme Hippodamos déjà, il veut renouer avec un passé dépositaire de sagesse et de justice, et il ne fait aucun doute à ses yeux que l'Athènes ancienne est très supérieure à l'Athènes de son temps, dégradée et avilie : c'est le passé et non l'avenir qui détient le secret des lois primordiales. L'utopie platonicienne rejoint par ce biais le thème de l'Âge d'or ; elle est nostalgie d'un passé, appel à un retour aux sources, plus pures parce que plus proches des origines, d'un temps mythique où les hommes étaient moins éloignés des dieux. Platon remonte à une perfection et ne croit pas à une perfectibilité. Pour les anciens, l'avenir est derrière l'homme, puisqu'il ne le connaît pas et donc ne le voit pas ; en revanche, le passé est devant lui, puisqu'il le connaît et donc peut le voir : l'homme antique marche à reculons dans le temps, confirmant sa croyance en un éloignement inexorable de son bonheur primordial. L'entrée catastrophique de l'Atlantide dans l'histoire, marquée par son engloutissement final, exprime parfaitement cet éloignement qui exclut toute possibilité d'avenir ou de progrès.

Ce premier modèle utopique a stimulé les imaginations : à l'Atlantide vinrent s'ajouter des fables populaires sur l'Âge d'or, les Champs Élysées ou les Iles fortunées. La période hellénistique connaîtra ainsi une efflorescence d'utopies, confortée par des circonstances particulièrement favorables à l'éclosion définitive du genre : les rivalités incessantes entre les cités grecques fatiguent les peuples qui souhaitent l'apparition d'un État fort, prospère, harmonieux et paisible, solidement organisé et capable d'assurer le bonheur des citoyens. La figure d'Alexandre le Grand concrétise ce besoin compensatoire : il incarne l'espoir qu'un « homme fort » pourra appliquer les rêveries politiques auxquelles certains aspirent. Ce phénomène se répétera dans les Temps Modernes, où les « miroirs des princes » voisineront avec les utopies : l'Utopie de More est contemporaine du Prince de Machiavel. Et on sait aussi combien les dictatures de notre temps ont été bâties avec l'assentiment des populations épuisées par le désordre, le chaos, l'irresponsabilité ou l'incurie des régimes antérieurs. Par ailleurs, les conquêtes lointaines d'Alexandre le Grand, les exploits de son amiral Néarque, les récits de voyageeurs revenus des Indes font reculer les horizons géographiques et culturels traditionnels, comme, plus tard, les grandes découvertes de Colomb ou de Vespucci.

Ce serait trop long d'énumérer ici la liste des prédécesseurs et des successeurs de Platon ; Michel Antony a actuellement recensé plus de 2000 titres d'œuvres utopiques depuis l'antiquité jusqu'à nos jours. Mais il faut citer un nom de l'antiquité grecque dont le récit a pu inspirer Thomas More. Les îles du soleil décrites par Iambule ont, en effet, proposé un exemple d'utopie particulièrement complet, qui a aussi suggéré à Tommaso Campanella, un émule de More, le titre de sa Città del Sole publiée en 1602. De ce mystérieux auteur qui prétend rapporter ses propres aventures, on ignore tout, et son œuvre n'est connue que par le résumé qu'en donne Diodore de Sicile au premier siècle ACN (Bibliothèque historique II, 55-60) ; mais son affabulation présente un schéma qui deviendra un paradigme de l'utopie classique : un long voyage maritime ponctué de tempêtes, l'arrivée sur une île de figure circulaire, la visite du pays par l'étranger émerveillé (douceur du climat, fertilité du sol, beauté des habitants, autarcie, etc.), la découverte progressive du mode de vie, de l'organisation sociale et politique entièrement dirigée par l'État : prise en charge du système d'éducation et de tous les aspects de la vie quotienne, en ce compris le contrôle de la longévité et de la santé, absence de cellule familiale, collectivisme absolu, etc. Enfin, le narrateur est le seul survivant de cette aventure, interdisant toute possibilité de témoignage contradictoire.

 

2. Rome et la tradition judéo-chrétienne

Résolument tournée vers la uita actiua, l'antiquité romaine n'a pas à proprement parler produit une réflexion sur la société idéale, au sens où l'avait fait Platon. En revanche, elle a inscrit dans l'histoire une théorie politique et un imaginaire urbain particulièrement aboutis qui ont imposé pour longtemps l'idéologie romaine comme modèle politique et social dans les constitutions européennes et plus largement occidentales. La tradition judéo-chrétienne ne donne pas non plus naissance à de nouvelles utopies, mais elle amorce une nouvelle définition du temps, qui rompt avec la conception antique de l'éternel retour et du temps cyclique. Les utopies antiques proposaient un retour à l'âge d'or, à un monde meilleur perdu, daté de l'époque où les hommes et les dieux vivaient ensemble. Au contraire, le temps biblique est linéaire, continu, et il tourne le dos au passé. Le destin d'Israël et du chrétien est un destin historique, perçu dans un devenir, dans un progrès, dans une marche. Pour le chrétien, Dieu s'est incarné dans le temps et dans l'histoire et donne à celle-ci un nouveau sens, compris à la fois comme signification et comme vecteur. L'histoire d'Israël et de l'Église est celle d'une marche vers la Terre promise qui est au bout d'une patience et d'une durée, d'une attente, d'une espérance. Messianisme ou parousie, le temps qui y conduit n'est plus une dégradation dont il faudrait s'évader pour retourner à l'âge d'or. Le temps devient désormais un « avent », qu'il faut  accomplir pour que se réalisent les promesses divines. En marge de cette nouvelle conception du temps, dont on trouve notamment les traits symboliques dans l'Apocalypse et ses images eschatologiques, se développent alors des doctrines millénaristes ou chiliastes qui tentent de programmer peu ou prou le calendrier des « derniers temps » et de l'imposer à travers des purismes totalitaires, comme le catharisme, le calvinisme ou le jansénisme, ou à travers des systèmes idéologiques dont les « religions politiques » du XXe siècle sont les avatars les plus récents.

L'univers symbolique du moyen âge connaît aussi les pays lointains, leur géographie fabuleuse et leurs populations étranges, mais il reste résolument dans la sphère fantastique sans chercher le contact avec la réalité quotidenne des sociétés terrestres. Le symbole médiéval est une parabole de la vie chrétienne et de ses vicissitudes ; il n'est pas une utopie, au sens social et politique, qui profilerait dans « d'autres mondes » mythiques le modèle des sociétés historiques ; il est résolument an-historique, intemporel, sinon inhumain et monstrueux ; il relève de l'allégorie spirituelle et échappe donc à la normalité terrestre, à l'ordre humain, alors que l'utopie n'est concevable que dans le cadre des cités humaines, même si elle leur est irréductible. Alors que l'utopie tente d'humaniser au maximum l'étrangeté de ses modèles, le symbole médiéval privilégie la force expressive de l'image venue d'ailleurs pour ouvrir le regard des fidèles aux réalités de « l'autre monde ». 

 

B. LE GENRE UTOPIQUE

 

1. Traits généraux

• La caractéristique extérieure la plus évidente et la plus commune de l'utopie est sans doute son insularisme. L'utopie est toujours située sur une île au milieu de l'océan ou sur un territoire totalement coupé de l'extérieur par un rempart à peu près infranchissable. Il ne s'agit pas seulement d'une fiction géographique ; cet insularisme répond au besoin de préserver une communauté de la corruption extérieure et d'offrir un monde clos qui est comme un cosmos miniaturisé où règnent des lois spécifiques. L'insularisme utopique est d'abord une attitude mentale, dont l'île classique n'est que la représentation naïve. Il relève de cette conviction que seule une communauté à l'abri des influences venues de l'extérieur peut atteindre la perfection de son développement. Il entraîne évidemment une autarcie et une autonomie quasi absolues, qui fondent le projet économique des utopies.

• L'utopie professe le mépris de l'or et de l'argent. Chez More, le métal précieux sert à faire des pots de chambre ou à forger des chaînes pour les esclaves et les condamnés, tandis que les enfants de la Cité du Soleil « rient aux éclats » quand on leur dit l'importance que certains peuples attachent à la monnaie. En conséquence, les utopies présentent une économie fermée, parfaitement autarcique, et bannissent le commerce comme foncièrement immoral, parasitaire et antisocial. Cet ostracisme d'une économie monétaire et du commerce entraîne le culte d'un système exclusivement agricole, déjà perceptible dans les îles de Iambule.

• La régularité marque le fonctionnement interne de l'univers utopique qui doit être parfait comme un mécanisme d'horlogerie, prêter le moins possible à la fantaisie, à l'exception. C'est pourquoi l'utopie affectionne l'architecture géométrique de ses bâtiments et de ses voiries, signe visible du contrôle parfait et total. En Utopie, Thomas More décrit 54 cités parfaitement identiques : toutes les rues sont tracées au cordeau, toutes les maisons présentent la même apparence, toutes ont trois étages. Ce goût de la symétrie est un reflet de l'amour de l'ordre poussé jusqu'à une sorte de mysticisme ; le prestige du nombre, déjà chez Platon, manifeste l'omniprésence de la règle juste. En conséquence, l'utopiste se montre hostile à la nature désordonnée, sauvage et envahissante. Beaucoup d'utopies, surtout anciennes, font apparemment une grande place à la nature, mais il s'agit d'une nature domestiquée, apprivoisée, géométrisée : le cours des fleuves est rendu rectiligne, les terres sont cultivées et morcelées et ne sont jamais laissées en friche.

• En corollaire, l'utopie se défie des cités qui ont grandi au fil du temps et au petit bonheur, sans souci de rigueur ni d'alignement ; elle redoute un développement naturel, tributaire des interventions de l'histoire et des événements. L'utopie n'a pas de passé, elle n'est pas devenue telle à la suite d'une évolution, ou du moins cette évolution appartient à un passé mythique, évoqué pour la forme. L'utopie est et ne devient pas ; elle ne connaît aucune dynamique temporelle ; elle est dans un présent définitif qui ignore le passé et même l'avenir, puisque, étant parfaite, elle ne changera plus. Une fois édifiée et réalisée, l'utopie renonce à toute possibilité de progrès ultérieur ; elle est résolument fixiste, définitive, à l'abri du temps et de ses vicissitudes ; elle présente un modèle de république sans crise. Aussi le visiteur de l'utopie n'y pénètre-t-il jamais qu'à un moment où elle est aboutie, en parfait ordre de marche.

• L'ordre, la législation doivent donc descendre du ciel et non pas naître de l'histoire. Il sont le fait d'un personnage presque divin, en tout cas charismatique, rouage nécessaire à l'utopie : le législateur, le bon roi Utopus chez More, Big Brother chez Orwell. Mais en même temps, institutionnaliste convaincu, l'utopiste fait de la loi un véritable mythe ; le législateur ne peut être le seul garant de l'équilibre et de l'ordre ; le maintien des institutions et des lois doit aller au delà de la personne du législateur.

• Un des effets de la loi auquel l'utopiste est spécialement attaché est l'uniformité sociale. Ce qui frappe d'abord en utopie, c'est l'unanimité complète, quasi mécanique, des volontés nourries d'une même conviction et tendues vers un même but. L'idéal est que chaque citoyen soit assimilé, identifié à l'État ; il évitera donc à tout prix les divergences, les exceptions, les dissidences ; de là l'inexistence de sources de conflits, des passions, des revendications, des minorités agissantes, des partis politiques qui exprimeraient des vues contradictoires et rompraient l'ordre de la norme, des classes sociales traditionnelles. Celles-ci sont remplacées par des classes « créées » par le pouvoir central, loin de toute germination anarchique, spontanée (voir e.g. le Centre d'Incubation et de Conditionnement dans le Meilleur des mondes de Huxley) ; ces classes sont le signe de fonctions plutôt que de groupes autonomes revendicateurs, et se distinguent par leur costume, ou des attributs divers.

• Pour qu'un tel ensemble fonctionne avec régularité, il faut une étroite surveillance : l'utopie ne se conçoit pas sans un strict dirigisme. L'utopie est par nature contraignante. En utopie, sous prétexte de liberté, l'homme est toujours esclave. L'homme est conditionné au bien ; la vertu, devenue réflexe conditionné, y enserre l'homme dans des ruches géométriques, à la manière de la cité des abeilles dont les anciens, en particulier Virgile, avaient déjà loué les valeurs sociales. On oblige les habitants à changer régulièrement de domicile ; les repas se prennent obligatoirement en commun ; on ne peut se marier qu'à un âge et selon des règles fixes ; on ne peut avoir des enfants qu'au moment prescrit par la loi ; toute propriété est bannie, au point que parfois l'homme d'utopie ne possède même pas ses propres vêtements ; on travaille, on aime, on se délasse à heures fixes et selon des rituels fixés par la loi.

• Dans ces conditions, l'utopiste préconise volontiers le collectivisme le plus absolu. La plupart du temps, la famille a disparu du royaume d'utopie ; la cellule familiale, en effet, constitue un noyau réfractaire à l'ordre social et fait préférer les intérêts particuliers à ceux de la cité. Chez More, en revanche, la famille occupe une place importante dans l'économie générale d'Utopia, mais d'une façon assez différente de celle que l'on trouve dans les sociétés habituelles. Le bonheur en utopie est ainsi un bonheur collectif, et non une jouissance individuelle et partant suspecte. Chacun doit être heureux, mais à condition de l'être avec les autres, comme les autres et sous les yeux des autres. Car l'utopiste a horreur du secret, lui aussi individualiste ; il rêve d'une transparence où chacun serait un miroir (ainsi, e.g., dans 1984 d'Orwell, les écrans de télévision épient les moindres gestes des habitants).

• Ce bonheur exclut toute forme d'inaction. Chez More, et déjà dans l'antiquité, la cité utopique ressemble à une ruche en activité incessante. Platon disait déjà dans les Lois : « Il faut établir pour tous les hommes libres un ordre d'occupations pour tout le temps de leur vie, sans interruption, à partir de l'aurore jusqu'au lendemain, au lever du soleil. » Ce travail n'est pas destiné à produire du superflu : l'utopiste méprise le gaspillage, la profusion ; il est ascétique et déteste le luxe. Le seul luxe autorisé est réservé aux cérémonies publiques qui manifestent la grandeur de la cité dans son ensemble.

• Pour mener les hommes à ce point de cohésion et d'unanimité, les utopistes accordent une place importante à l'éducation. La pédagogie permet une prise directe sur le matériel humain afin d'uniformiser les consciences. Jean-Jacques Rousseau exprime clairement cette ambition dans l'Émile : « Sans doute l'élève ne doit-il faire que ce qu'il veut, mais il ne doit vouloir que ce que vous voulez qu'il fasse. » Depuis Platon, toutes les utopies accordent à l'éducation une place primordiale : le plus souvent, elle est confiée à l'État, détenteur de la norme et de l'unique modèle autorisé.

• En conclusion, l'utopie est à la fois totalitaire et humaniste. Elle est totalitaire, non pas dans le sens politique actuel du terme, dans la mesure où cette aspiration à la synthèse, à l'harmonie, à l'ordre est partagée par tous et imposée avec l'assentiment de tous ; elle est totalitaire parce qu'elle prend en charge la totalité des aspects de la vie des hommes et ne laisse aucune place à leur initiative individuelle. Malgré son caractère oppressif et contraignant, l'utopie est aussi humaniste, dans la mesure où elle se veut une création humaine, réalisée sans appel à une transcendance extérieure : l'homme est mis au centre du monde et est maître de son destin.

 

2. Évaluation

On pourrait chercher à évaluer la valeur morale et fonctionnelle de l'utopie et on serait, bien entendu, amené à porter un jugement sévère sur les résultats pratiques des utopies quand elles sont réalisées dans un modèle sociologique. Mais ce serait, tout au moins quand il s'agit des utopies antiques ou de celle de More, se méprendre sur le caractère avant tout littéraire de l'utopie. Par essence, fictive, cathartique, compensatoire, l'utopie est avant tout une démarche de la pensée. D'une façon générale, la création d'une utopie — c'est-à-dire d'un monde tel qu'il devrait être — trahit un sentiment d'échec dans l'adaptation au monde tel qu'il est. L'utopiste se sent mal à l'aise dans la société de son temps et plutôt que de réformer le monde où il vit, de changer l'ordre des choses, d'exercer une pression active sur l'histoire, il choisit de projeter et de mettre en scène dans un autre monde un modèle abstrait de réflexion politique. Cela dit, s'il privilégie la spéculation sur l'action concrète, l'utopiste n'est pas pour autant nécessairement un chimérique : il ne rompt pas avec le réel, il ne se contente pas de rêver, de refuser la réalité. L'utopiste souhaite une correction, une rectification de ce réel. Plusieurs utopistes, loin d'être des rêveurs en chambre, sont au contraire des hommes immergés dans les réalités de la chose publique par leur formation ou leur fonction, mais qui souhaitent prendre le recul spéculatif nécessaire à toute action politique. Le cas de Thomas More est à cet égard très significatif. Thomas More fut chancelier d'Angleterre, et la première partie de son Utopia montre assez qu'il ne perdait pas de vue les problèmes de son temps ; ils étaient, au contraire, au cœur même de sa réflexion et ils en ont conditionné la pertinence. Loin d'être radicalement coupée du réel, l'utopie en serait plutôt une émanation, une sécrétion ; elle est inspirée par les circonstances et, en ce sens, si l'utopie est irréductible aux cités historiques, elle n'en est pas moins inconcevable en dehors d'elles.

En définitive, mutatis mutandis, la démarche de la pensée utopique est comparable à celle que connaissent bien les mathématiciens dès le moment où ils réfléchissent sur les nombres irrationnels, à suite infinie de décimales, ou sur les géométries non euclidiennes, à plus de trois dimensions, pour tenter de modifier une axiomatique ; il s'agit alors d'une méthode hypothético-déductive. Au départ, le savant et l'utopiste se servent de la même expérience mentale, mais ils diffèrent en ceci que le savant a le souci de la vérification, de l'expérimentation consécutive à l'observation et à l'hypothèse ; l'utopiste s'arrête à l'hypothèse et ne cherche pas à la confirmer, sous peine de l'annihiler. Pour autant, il ne renie pas le réel, il cherche au contraire à l'approfondir par l'invention de ce qu'il pourrait être, à partir d'une observation lucide et méthodique de ce qu'il est. Il est, pour reprendre l'excellente définition de R. Ruyer, un « exercice mental sur les possibles latéraux ». Pour aboutir à un genre littéraire, il faut que cette réflexion débouche sur la représentation d'un monde spécifique, d'une cité où ces structures mentales sont organisées et mises en situation : la représentation d'un monde en marche, aussi complexe que le monde réel, doué d'une vie plausible, mais différent de lui, éventuellement son contraire ou son symétrique. Cela suppose des prétentions artistiques, un tableau, une description, une histoire, bref une mise en forme esthétique, généralement assez proche du genre romanesque.

 

C. THOMAS MORE

 

À l'inverse des anciens Grecs, Thomas More n'est ni un rêveur, ni un architecte urbaniste comme Hippodamos, ni un philosophe comme Platon, ni un amateur de voyages extraordinaires comme Iambule. Né à Londres en 1478 d'une famille bourgeoise anoblie, il est d'abord un humaniste et un savant, nourri des anciens autant que des Pères de l'Eglise, élève et ami de maîtres éminents, parmi lesquels Érasme. Il est ensuite un homme politique à la carrière brillante : représentant des commerçants de Londres, trésorier de la Couronne, chancelier de Lancastre, enfin grand chancelier du royaume en 1529. Une grande âme, un homme modeste, à la vie retirée, exemplaire, un catholique sincère. Or, depuis 1527, le roi Henri VIII prétend répudier son épouse Catherine d'Aragon pour se remarier avec Anne Boleyn, et un procès est engagé à Rome pour dissoudre le premier mariage du roi. Moins tolérant que les Utopiens sur la question du divorce (Delcourt, p. 163), Thomas More refuse d'appuyer le roi dans sa démarche et démissionne de ses fonctions publiques. En mars 1534, le Parlement signe l'Acte de Suprématie qui confirme cette nouvelle union et fait du roi le chef suprême de l'Église anglaise, donnant naissance au schisme anglican ; cet acte déclare également coupables de haute trahison ceux qui refuseraient d'y prêter serment. Fidèle à sa conscience et défenseur de l'unité du christianisme, More refuse de se rallier. Après une année passée à la Tour de Londres, il est jugé pour haute trahison et décapité le 6 juillet 1535, où il meurt « bon serviteur du roi, et de Dieu premièrement ».

Thomas More est donc tout le contraire d'un législateur en chambre ; son activité, sa correspondance, son humour, sa sérénité devant la mort et l'injustice sont les témoins de ce réalisme fondamental. Il connaît les affaires de son siècle. C'est même comme chargé d'une mission économique qu'il se trouve à Bruges en 1515, où il lui faut prendre contact avec les marchands flamands. Et c'est là, au cœur des réalités du temps, qu'il entreprend de composer une ébauche de son utopie, appelée la Nusquama, la Nulle-Part. Rentré en Angleterre, il complète cette ébauche et l'expédie à son ami Érasme. Ce dernier fait paraître, en 1516, chez Thierry Martens, à Louvain la première édition du livre de More intitulée Libellus uere aureus nec minus salutaris quam festiuus de optimo reipublicae statu deque noua insula Utopia : « Un petit livre vraiment en or, non moins salutaire qu'agréable, au sujet de la meilleure forme de communauté politique et de la nouvelle île Utopie » ; l'édition de Bâle, en 1518, inversera le titre pour donner toute sa force à la parabole utopique : De optimo reipublicae statu deque noua insula Utopia, libellus uere aureus nec minus salutaris quam festiuus. Malgré son succès international et ses quatre éditions rapprochées de 1516 (Louvain), 1517 (Paris), mars 1518 (Bâle), novembre 1518 (Bâle), l'œuvre, traduite en allemand en 1524, en italien en 1548, en français en 1550, ne connaîtra sa première version anglaise qu'en 1551 (trad. Ralph Robynson), soit seize ans après la mort de son auteur.

 

D. VTOPIA

 

1. Naissance de l'œuvre : More et Érasme

La naissance d'Utopia est étroitement liée à la publication d'une autre œuvre décisive de la Renaissance : L'Éloge de la Folie dont Érasme a achevé la rédaction en 1509 dans la maison même de Thomas More et qu'il lui a dédiée. Érasme le dit expressément dans la lettre d'introduction : « J'ai pensé d'abord à ton propre nom de Morus, lequel est aussi voisin de celui de la Folie (Moria) que ta personne est éloignée d'elle. » Le titre latin du livre d'Érasme est effectivement Encomium Moriae (du grec môría, la folie). Dans l'esprit d'Érasme, la Moria a deux visages : celui de la folie et celui de la sagesse. Spontanément l'idée germe dans l'esprit des deux amis que l'Éloge de la folie ne peut être que le premier volet d'un diptyque ; il faudra compléter le tableau par l'Éloge de la Sagesse. Mais où trouver la Sagesse ? Nulle part, nusquam, répondent-ils, en ce latin qui est la langue de leurs échanges. Mais plutôt qu'un néant, ils préfèrent situer ce nusquam quelque part, sur une île qu'Érasme et More commenceront par appeler Nusquama nostra, notre Nulle Part, avant qu'en septembre 1516, par une inspiration soudaine de More, le néologisme latin Utopia ne s'impose comme titre de l'ouvrage. On peut donc dire que l'Utopie de More est cousine de la Moria d'Érasme.

Du reste, la gageure de composer un répondant à l'Éloge de la Folie est inscrite dans le texte même de la Moria. Érasme sait déjà que le héros principal de ce livre sera un matelot gyrovague, que l'on construira un monde nouveau et que ce monde nouveau remplacera celui des Abraxasiens : « Si les théologiens veulent paraître plus saints que moi, dit Dame Folie, qu'ils aillent habiter à leur gré le ciel des Abraxasiens ou s'en faire construire un nouveau par ceux dont ils ont mis les mesquines traditions au-dessus de mes préceptes ! Quand nos gens entendront ce langage des Abraxasiens et se verront préférer des matelots et des rouliers, quelle tête feront-ils en se regardant ? » Or Raphaël Hythlodée, le héros narrateur d'Utopia, est bien ce marin qui a beaucoup voyagé. Il décrit un nouveau monde, et l'île qu'il a explorée s'appelait autrefois Abraxa, à l'époque où elle tenait encore au continent. Même si elle n'est pas encore nommée, l'Utopie semble donc bien présente dans la pensée d'Érasme et de More dès 1509, date de la composition de la Moria.

Le thème général ainsi défini va poursuivre son développement durant six années (1510-1516), par touches successives ajoutées au gré des réflexions, des conversations et des lectures de More. Mais le corps primitif de l'ouvrage, le livre II, écrit le premier, restera, même dans sa forme extérieure, tributaire de la Moria et donc de son codage rhétorique. En exergue à l'édition, un sizain de sénaires iambiques écrit par un certain Anémolius, « neveu d'Hythlodée par sa sœur », complète la nomenclature de l'île par le nom Eutopia, « le Pays du Bonheur ».

 

2. Survol de l'œuvre

Telle qu'elle se présente à nous aujourd'hui, l'œuvre comprend deux livres précédés de lettres diverses et de documents complémentaires plus ou moins représentés selon les éditions.

• Le premier livre, que l'on a pu appeler la Dystopie, est une critique, une dénonciation audacieuse du régime issu des nouvelles idées économiques qui ont donné le coup de grâce à l'économie médiévale en donnant une impulsion décisive au commerce. À l'économie naturelle succèdent brusquement une économie marchande et un capitalisme commercial fondé sur l'industrie urbaine, qui engendrent des maux nouveaux tels que le chômage et la délinquence due à l'oisiveté d'un nombre croissant de gens : la fin des hostilités après la guerre des Deux Roses, en 1485, a déversé dans les campagnes une foule de soldats licenciés, à la recherche d'un emploi que la petite propriété paysanne ne peut plus leur offrir suite au développement de nouvelles formes d'industrie, telles que les manufactures de la laine et du textile qui amènent une reconversion de l'économie rurale. On préfère désormais l'élevage des moutons à l'agriculture, ce qui a pour effet immédiat de réduire considérablement la demande de main d'œuvre dans les campagnes ; l'industrialisation des cultures et des produits manufacturés ne fait qu'accroître le phénomène. Dans les villes, les nouvelles industries ne peuvent offrir assez d'emplois aux anciens paysans dépossédés et désœuvrés. Au-delà de sa générosité, cette critique préconise, en fait, le maintien ou le retour à une structure économique et sociale dépassée, dont on peut penser qu'elle n'est sans doute pas la solution au problème. Nonobstant ses aspects visionnaires, l'utopie n'est pas toujours à l'abri d'une conception rétrograde de la société qui privilégie un retour à des pratiques obsolètes, totalement décalées par rapport aux exigences de la réalité : déjà dans l'antiquité, Platon et Aristote entendaient restaurer ou perpétuer une forme de la cité qui ne répondait plus du tout au nouvel état du monde à la veille de l'expansion hellénistique ; aujourd'hui, certain radicalisme écologique n'échappe pas non plus à ce travers.

Le premier livre commence ainsi : en 1515, chargé de mission sur le continent, More séjourne à Bruges. Une interruption des travaux du congrès lui donne le loisir de retrouver à Anvers son ami Pierre Gilles, correcteur chez l'éditeur Thierry Martens. Un matin, au sortir de la messe, Gilles lui présente un marin, Raphaël Hythlodée, un Portugais, compagnon d'Amerigo Vespucci. Et ici commence la fiction, dont le nom même du héros est déjà le signe : j'y reviendrai. Les deux hommes sympathisent et More entraîne ses amis chez lui, où Hythlodée évoque ses voyages, puis rapporte une conversation qu'il eut jadis en Angleterre à la table de John Morton, cardinal-archevêque de Canterbury. C'est le début d'une sévère critique des institutions modernes : le système pénal qui punit de mort le vol et le vagabondage, alors que la solution serait dans une réforme sociale qui ne mettrait personne dans la nécessité de voler ; la politique des moutons et le nouveau régime économique qui ne profite qu'aux riches ; la politique de guerres, de gloire et de conquêtes des rois de France et d'Angleterre. Mal conseillés, les princes n'écoutent que l'égoïsme et l'instinct de domination, oubliant qu'un roi est d'abord le père de son peuple. Mais où découvrir le modèle d'un régime juste ? En Utopie, sujet du livre II, très différent et deux fois plus long que le premier.

• Le livre II nous fait donc pénétrer en Utopie, minutieusement décrite, et pour laquelle More s'est souvenu de l'Atlantide platonicienne, comme il l'indique dès le sizain d'Anémolius :

Vtopia priscis dicta, ob infrequentiam,
Nunc ciuitatis aemula Platonicae,
Fortasse uictrix (nam quod illa literis
Deliniauit, hoc ego una praestiti,

Viris et opibus, optimisque legibus)

Eutopia merito sum uocanda nomine

 

« Appelée Utopie par les anciens pour mon isolement, maintenant émule de la cité de Platon, sans doute l'emportant sur elle — car ce qu'elle dessina avec des lettres, moi seule je l'ai montré avec des hommes, des ressources et d'excellentes lois —, je dois être à juste titre appelée du nom d'Eutopie ».

À la suite d'Hythlodée, nous découvrons une île en forme de croissant, bordée de montagnes qui lui assurent une bonne protection naturelle. On peut distinguer dans ce livre II neuf parties : une description de l'île d'Utopie (géographie, histoire, géographique politique, la vie à la campagne, symbiose entre monde rural et société urbaine) ; les villes et spécialement la capitale de l'île, Amaurote ; l'organisation politique de la cité ; les métiers et l'organisation du travail et des loisirs ; la vie en société (famille, démographie, vie quotidienne) ; l'économie et la vie intellectuelle et morale des Utopiens ; la vie sociale (serviteurs, l'amour, les lois, les châtiments) ; la puissance militaire et la guerre ; les religions des Utopiens. Le livre II se termine par un discours final.

L'habileté de la composition de l'Utopie est dans le passage progressif de la réalité vers la description d'un monde imaginaire, dans le mélange de vérité et de fable ou de mensonge, dont nous reparlerons à l'occasion de la lecture de la Préface de l'œuvre. Le lecteur est amené peu à peu vers l'île de Nullepart après des scènes qui sont prises à la réalité et qui en ont le relief. La rencontre avec Raphaël Hythlodée est elle-même empreinte de ce mixte : non seulement les circonstances de cette rencontre, mais les propos eux-mêmes de Raphaël, car, avant d'en venir au récit de ses aventures, le marin rapporte une conversation qu'il a eue à la table du cardinal Morton à propos du chômage en Angleterre et des peines excessives dont on frappe effectivement les vagabonds et les voleurs ; à cette sévérité, il oppose des exemples de sagesse sociale empruntés à la législation des Polylérites, introduisant ainsi le thème de l'Utopie, puisqu'il s'agit d'un peuple fictif composé de « gens au discours innombrable ». Ses interlocuteurs conseillent alors à Hythlodée de faire de la politique active ; il s'y refuse parce qu'il lui déplairait de se heurter à l'avidité des rois, à leur ambition, à la servilité des courtisans, et il leur oppose un nouvel exemple de sagesse politique, apporté par les Achoriens, un « peuple sans contrée », où l'usage de l'alpha privatif amorce plus clairement encore le thème de l'Utopie bientôt développé dans le second livre. Les lecteurs ont passé sans s'en apercevoir de la réalité la plus vertement, la plus cruellement et précisément décrite, à une construction purement imaginaire.

 

3. Les cartes d'Utopie

Les éditions de Louvain (1516) et de Bâle (1518) nous ont transmis deux cartes de l'île qui méritent d'être commentées car elles suggèrent un symbolisme qui est déjà une clé de lecture pour l'ensemble de l'œuvre. L'édition de Paris (1517) a renoncé au jeu de la carte.

 

a. La carte de l'édition de 1516

Intitulée « Figure de l'île d'Utopie », cette carte reproduit les détails géographiques donnés au début du deuxième livre de l'œuvre. Elle situe notamment la capitale de l'île, Amaurote (ciuitas Amaurotorum), et le fleuve Anydre, sa source (fons Anydri) et son embouchure (ostium Anydri). La forme de l'île est celle d'un croissant de lune « renaissante », comme le narrateur la décrit explicitement au début du deuxième livre : in lunae speciem renascentis. L'expression, inventée par More, désigne le mouvement croissant de la lune vers son premier quartier et oriente donc, du moins sous les latitudes des nuits anglaises, l'entrée dans la mer intérieure d'Utopia, dans le bas de la carte, vers l'est, soit vers le lieu d'où tout renaît. Le cercle extérieur de l'océan est un vide qui isole l'île des terres habitées dans le haut de la carte, pour en faire un lieu à part, dont la circularité, symbole de totalité, de perfection, d'unité est fortement soulignée ; l'emplacement de la cité d'Amaurote confirme cette circularité, puisque le centre de la figure est bien établi à partir de la circonférence de l'île et non à partir du bord de sa mer intérieure. Le cercle extérieur de l'océan est lui-même doublé par un cercle intérieur fluvial qui reproduit au cœur même de l'île le néant ou le creux de l'océan, comme si l'Utopie contenait en elle-même le signe de sa propre négation. Cette circonférence intérieure protège la capitale dans une sorte de « matrice » ; après la lune « renaissante », le vocabulaire de la description géographique de l'île au début du livre II souligne, du reste, cette anthropologie : « les flots font du sein de cette terre, presque tout entier, un port », où l'étonnant terrae aluus évoque l'image du ventre maternel bientôt confirmée par le mot sinus ; l'entrée dans ce golfe est protégée par de dangereuses fauces, qui sont la « gorge » de ce corps, et la capitale se trouve tamquam in umbilico terrae, « comme au nombril de la terre ».

 

b. La carte des éditions de 1518

Le dessin de cette carte sans titre est plus fouillé et plus détaillé que le précédent. Le contour de l'île reste globalement le même, mais le golfe intérieur est réduit à l'entrée d'un canal à gauche de l'image, et la forme du croissant lunaire est moins évidente que dans la figure de 1516, induisant une circularité plus achevée. La topographie et l'hydrographie de l'île sont les mêmes, mais la carte est pourtant inversée dans ses marges, en tout cas dans sa partie inférieure où les trois embarcations sont disposées dans l'autre sens. L'image semble illustrer le propos d'une lettre de Jean Desmarais (Paludanus) à Pierre Gilles qui figurait dans l'édition de 1516, et qui a disparu des éditions de 1518 : « D'une manière plus pressante, très érudit Pierre Gilles, je vous prie d'assurer dès que possible la publication de l'Utopie, car on peut voir en elle, comme dans un miroir (uelut in speculo), tout ce qu'il faut pour qu'une communauté politique soit bien ordonnée » (fol. 4v). L'Utopie doit être lue dans un miroir, dans le miroir de l'ironie ; elle est un monde inversé dont il faut décrypter les énigmes pour comprendre le véritable sens de l'Ailleurs qu'elle médiatise ; elle l'est d'ailleurs doublement puisqu'au départ, elle est déjà un envers ou un contrepoint de la société anglaise de l'époque. Les pinacles des édifices sont surmontés d'une croix, en particulier celui de l'imposante église qui comble le creux du croissant de l'édition de 1516, comme si l'Utopie avait atteint son équilibre et sa perfection dans la rencontre avec le christianisme, qui sera évoquée dès la lettre-Préface. Cette carte introduit des personnages : Hythlodée, explicitement nommé, montre à Thomas More la direction de l'île d'Utopie comme clé des solutions aux problèmes évoqués dès le début de l'œuvre ; à droite, armé de son épée, un soldat est, comme les deux autres, debout sur le sol continental, lieu de conflits et de souffrances ; comme dans la figure de 1516, un personnage s'est embarqué pour le voyage utopique. Sur l'oriflamme de la caravelle, les lettres NO pourraient être les initiales de Noviomagus, le nom latin de Gérard Geldenhauer de Nimègue, l'illustrateur de la figure de 1516 ; le R ajouté serait la première lettre de RESTAURO par laquelle le nouvel illustrateur, sans doute Hans Holbein, présente sa carte comme un remaniement amélioré du premier dessin. Les guirlandes qui soutiennent le médaillon dans le haut de l'image et qui portent les cartouches des trois toponymes, suggèrent la distance esthétique de l'œuvre par rapport à la réalité de l'île : elles représentent par les mots, en avant de l'image, ce qui doit rester opaque sur la carte pour que la fiction symbolique continue d'opérer son mystère.

 

c. La carte d'Abraham Ortelius (1595)

Il ne reste plus qu'un exemplaire de cette carte gravée sur cuivre à Anvers d'après le récit d'Hythlodée. Plus complète que les deux autres, elle n'en propose pas moins une illustration très libre de l'île décrite par Thomas More, où l'on trouve notamment des toponymes en dix langues différentes (dont le latin, le grec, l'italien, l'espagnol, le français, l'utopien, etc.).

 

E. PRINCIPES DE NAVIGATION

 

Le contenu de ce cours sur Utopia de Thomas More est réparti sous sept rubriques dont les titres sont repris dans les onglets en tête de chaque page : Introduction générale ; Texte latin (avec et sans liens) ; Traduction (personnelle du titulaire du cours) ; Vocabulaire ; Grammaire et langue (morphologie, syntaxe, procédés de style ; le commentaire grammatical renverra, le cas échéant, au Précis grammatical électronique rédigé par A.-M. BOXUS et hébergé sur le site des Itinera electronica); Au fil du texte (realia, histoire, problèmes critiques, sources, survie, interprétation du texte, etc.) ; Conclusion générale. On peut interroger le contenu des onglets de deux manières :

      En cliquant sur un onglet, on accède à l'ensemble des informations reprises sous cet onglet. C'est la manière normale d'accéder au contenu des onglets Introduction générale, Texte latin, Traduction, Conclusion générale.

      Il est aussi possible d'interroger les onglets Vocabulaire, Grammaire et langue, Au fil du texte à partir des liens de couleur qui apparaissent dans le Texte latin. Cette interrogation, plus fine et accrochée à la progression du texte, conduit directement au mot commenté. Un lien bleu conduit vers le fichier Vocabulaire ; un lien rouge conduit vers le fichier Grammaire et langue ; un lien vert conduit vers le fichier Au fil du texte. Un même mot peut faire l'objet de commentaires multiples : dans ce cas, il apparaît sous un lien de couleur dès qu'on a ouvert le premier lemme. Une certaine « hiérarchie » de navigation a été respectée : un mot qui apparaît en bleu dans le texte latin fait uniquement l'objet d'un renvoi au fichier Vocabulaire ; un mot qui apparaît en rouge dans le texte latin renvoie au fichier Grammaire et langue, d'où il peut repartir vers le fichier Vocabulaire, si le lemme est muni d'un lien bleu ; un mot qui apparaît en vert dans le texte latin renvoie au fichier Au fil du texte d'où il peut repartir, selon la couleur du lemme, vers les deux autres fichiers.

 

F. RECOMMANDATIONS POUR L'EXAMEN 

 

Examen en juin.

L'évaluation porte sur deux points :

a. Connaissance du cours.

b. Préparation personnelle :

I. Lecture cursive :

Traduction et compréhension grammaticale d'une centaine de lignes consécutives choisies dans l'édition de Marie Delcourt. La traduction doit être la plus proche possible du texte latin et éviter les dérives des « belles infidèles » ; le commentaire grammatical doit pouvoir rendre compte de toutes les formes et les structures grammaticales, en prenant exemple sur les analyses de vocabulaire et de grammaire faites au cours. Aucun commentaire « Au fil du texte » n'est demandé. Ce travail fait l'objet d'une évaluation orale portant sur un passage choisi par l'examinateur dans le corpus de l'étudiant. Il peut être réalisé en groupes, mais les étudiants sont, bien entendu, individuellement responsables de l'ensemble des cent lignes de leur cursive. Au moment de l'examen oral, les étudiants peuvent disposer de tout leur dossier (traduction et justifications grammaticales). Ce travail n'est pas remis à l'interrogateur ; il ne doit pas être dactylographié.

Pour la préparation de la cursive, le dictionnaire latin-français de Félix GAFFIOT et la grammaire CLAVIS de A.-M. Boxus et M. Lavency sont une bonne base de départ ; on recommande aussi les outils électroniques Collatinus (Y. OUVRARD), pour la recherche lexicographique, et Précis grammatical (A.-M. BOXUS), pour le commentaire morphologique et syntaxique, hébergés sur le site des Itinera electronica.

II.  Dissertation écrite :

Les étudiants sont invités à choisir un thème d'Vtopia (description géographique, alimentation, santé, législation, mariage et sexualité, famille, religion, etc.) et à le comparer avec d'autres œuvres utopiques ou fictionnelles de leur choix, de manière à souligner les divergences et les convergences par rapport au modèle décrit par Thomas More (originalité, constantes du genre, modalités dans la reprise de thèmes ou d'images, etc.). Ce thème peut, bien sûr, recouper l'extrait choisi pour la cursive. On peut également étendre la comparaison au concept même d'utopie (ou de contre-utopie). Aucune limite chronologique n'est fixée pour les œuvres comparées et elles peuvent relever de la littérature, mais aussi d'autres formes esthétiques : architecture, cinéma, bande dessinée, etc. Ce travail de dissertation est remis sous forme dactylographiée le jour de l'examen oral, mais ne fait pas l'objet d'une présentation orale ; on attend un texte entre dix et quinze pages (soit entre 30000 et 35000 caractères espaces compris).

La note globale de l'examen porte pour 60% sur la connaissance du cours et pour 40% sur la préparation personnelle (cursive orale + dissertation écrite).

 

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Responsable académique : Paul-Augustin Deproost
Analyse : Jean Schumacher
Design & réalisation inf. : Boris Maroutaeff

Dernière mise à jour : 17 août 2017