VIRGILE

Didon et Énée

 

Énéide IV, 362-392

 

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iamdudum : cf. IV, 1, où l’on trouvait déjà le même adverbe au même endroit du vers, pour évoquer alors la blessure d’amour répandue en Didon tout le temps du récit d’Énée ; ici, c’est pour évoquer la colère qui l’anime depuis la première annonce du départ d’Énée. Cet adverbe traduit l’extrême sensibilité de Didon qui ressent dès les premiers instants les effets de l’émotion provoquée par les paroles de son interlocuteur.

auersa : Didon adoptera la même attitude hostile lors de sa dernière rencontre avec Énée dans les enfers, en VI, 469.

uoluens oculos : cf. le regard « immobile » d’Énée en IV, 331-332 : ille … immota tenebat/ lumina.

luminibus tacitis : hypallage : il s'agit moins du silence des yeux que de celui de Didon elle-même qui dévisage « silencieusement » Énée, avant de laisser éclater son indignation « enflammée ».

v. 365 : le premier vers du discours de Didon attaque au cœur de ce qu’Énée a de plus cher et de plus prestigieux : le lien familial qui l’unit à sa mère divine et le lien national qui l’unit au fondateur de sa race.

perfide : en rejet, l’apostrophe de Didon reprend ici, de manière plus expressive, celle qui avait ouvert le premier discours de la reine au milieu du v. 305. Cf. Catvll., LXIV, 132 sq.

duristigres : comme l’a déjà observé Macrobe (sat. V, 11, 14), sans qu’il y soit déjà question du Caucase et des tigresses hyrcaniennes, l’image d’une ascendance inhumaine et le mouvement rhétorique qui l’exprime remontent aux reproches de Patrocle contre le ressentiment d’Achille en Il., XVI, 33 sq : « Non, tu n’as pas pour père l’écuyer Pélée ni Thétis pour mère. C’est la mer glauque qui t’a enfanté, avec les rochers escarpés. » On peut repérer de nombreux parallèles de ce thème dans la littérature grecque et latine. Signalons seulement ici : Catvll., LXIV, 154 sq (Ariane à l’infidèle Thésée) ; Ov., met. VII, 32-33 (Médée à Jason). Le Caucase et l’Hyrcanie, proche de la mer Caspienne, sont des contrées barbares, mystérieuses et septentrionales qui sont censées expliquer ici la froideur et la cruauté d’Énée. Le thème sera souvent repris dans la littérature ultérieure : voir e.g. Torquato Tasso, Gerusalemme Liberata XVI, 56, 2 sq, qui mêle l’image homérique de la mer insensible et les images virgiliennes du Caucase gelé et de la tigresse d’Hyrcanie.

ad maiora : Servius commente : ad maiores scilicet iniurias.

quae quibus anteferam : selon J. Perret, cet hémistiche conclut le développement précédent et renvoie à ad maiora reseruo, pour signifier « l’impossibilité de dire quels sont, dans l’attitude d’Énée (v. 369-370), les traits les plus odieux », et non pas, par référence à ce qui suit : « par lequel de mes malheurs vais-je commencer ma plainte ».

iam iam : cette répétition traduit l’exaspération de Didon : « non, non, … ne … plus. »

Iuno … Saturnius pater : Didon se sent abandonnée par ses alliés divins : Junon, qui est son alliée la plus directe, mais aussi « l'auguste Saturnien » ou Jupiter, fils de Saturne et garant de toute justice (aequis, en position expressive à la fin du vers). D’où le constat désabusé : nusquam tuta fides, où l’on observera le mot spondaïque qui ouvre le vers et qui en porte toute l’amertume. Didon ne peut même pas compter sur la fidélité des dieux quand celle des hommes fait défaut, alors que Junon est la protectrice personnelle de Didon et des Carthaginois, qui lui consacrent un temple, et que Jupiter est la référence divine de toute équité parmi les dieux et les hommes, en même temps qu'il modélise la tradition de l'hospitalité dans la morale romaine.

v. 373-375 : Didon faillit ici au code romain de l'hospitalité ou de la bienveillance, en mettant en évidence les bienfaits dont Énée lui est redevable et en les opposant à l’injustice dont elle s’estime à présent la victime.

heu … feror : comme aux v. 371 et 373, cet hémistiche conclut le développement précédent : au souvenir de sa folie d’avoir sauvé Énée et de l’avoir associé à son pouvoir (demens), Didon a l’impression de sombrer dans la démence furieuse.

Apollo … Lyciae sortes … interpres diuom : avec ironie et dérision, Didon conteste que les trois « autorités » divines dont se réclamait Énée pour justifier son départ (v. 345, 346, 356) puissent s’intéresser au destin des hommes : Didon refuse de croire qu’Énée puisse être investi d’une quelconque « mission divine », inspirée par des ordres « qui font frémir ».

v. 379-380 : le scepticisme de Didon se fait grinçant et blasphématoire : accumulation des sifflantes, mise en évidence de l’adverbe scilicet au premier dactyle du v. 379, rejet de sollicitat au v. 380 qui allitère avec scilicet en lecture verticale, oxymore cura quietos. L’insistance sur l’adjectif quietos en fin de vers semble refléter une conception épicurienne ou lucrétienne de l’ataraxie divine, indifférente au monde des hommes.

neque … : l’ironie se prolonge dans la litote.

Italiam … regna : ici encore, Didon cite, en dérision, les paroles mêmes d’Énée qui aspirait à « suivre l’Italie » (v. 346, 361) et à « chercher des royaumes étrangers » (v. 350).

pia : cf. I, 603, où, dans une même hypothèse rhétorique, Énée avait précisément évoqué la sollicitude des numina pour les pii. Didon se fait une idée de la pietas très différente de celle d’Énée.

spero … supplicia … saepe : ces trois mots allitèrent en lecture verticale, au début des trois vers consécutifs 382-384, de même que si, scopulis et sequar après la césure au troisième pied de ces trois vers.

v. 384-385 : d’atris à mors, l’ictus métrique coïncide avec l’accent du mot et le mot coïncide plusieurs fois avec le pied. Comme au v. 372, la césure du v. 385 intervient après un monosyllabe, mais, contrairement à haec, mors forme ici un syntagme avec frigida qui le précède.

atris ignibus : expression métaphorique pour désigner les flammes des déesses de la vengeance, Euménides grecques ou Furies latines. L’adjectif ater laisse entendre que Didon fait allusion à la vengeance qu’elle exercera contre Énée après sa mort, peut-être dès les flammes de son bûcher que les Troyens aperçoivent au début du chant V, sans en connaître la cause, mais en y pressentant un triste augurium (V, 4).

imos : le dernier mot du discours de Didon est inquiétant et prémonitoire.

aegra fugit : rejet expressif et souligné par la césure 3 : Didon n’est plus que maladie et solitude : pour les anciens, l’amour est une passion et donc une maladie ; il isole ceux qui en sont victimes et leur rend insupportable la lumière du jour.

seque ex oculis : mis en évidence entre les césures 3 et 7. Tout le discours de Didon est enfermé dans un regard, haineux et muet au départ (v. 363-364), fui à la fin.

parantem : leçon du Palatinus (P) et de la majorité des manuscrits carolingiens ; contre cette leçon, le Mediceus (M) et Servius (IV, 388) lisent uolentem, sans doute sous l’influence de georg. IV, 501 et Aen. II, 790, où il est respectivement question des vaines tentatives d’Orphée et d’Énée pour s’adresser une dernière fois à Eurydice et Créüse, irrémédiablement disparues à leur regard.

dicere : rejet expressif.

suscipiunt … reponunt : les deux verbes entourent la phrase : Didon n’est plus qu’une épave humaine dont se chargent les servantes.

v. 392 : ce vers sonne comme une mélodie funèbre dans l’alternance des finales /o/ et /u/ de part et d’autre de la coupe, dans la répétition du même préverbe /re/, dans l’image redoublée du geste des servantes. Au centre du vers, entre les deux coupes 5 et 7, thalamo manifeste ultimement l’échec conjugal de Didon qui n’a pas su garder sa dignité de femme uniuira ni connaître le bonheur d’une nouveau lit conjugal.

marmoreo : l'adjectif renvoie au luxe et à la beauté des marbres africains, souvent évoqués par les poètes, mais, dans le contexte de ces quelques vers, il donne à la chambre de Didon une froideur minérale qui n'est pas sans rappeler celle d'un monument funèbre.

 

 

Responsable académique : Paul-Augustin Deproost
Analyse : Jean Schumacher
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Dernière mise à jour : 13 avril 2016