VIRGILE

Didon et Énée

 

Énéide IV, 1-30

 

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at : le chant s'ouvre sur une particule qui marque une forte opposition. Le personnage douloureux sur lequel l'attention se concentre maintenant n'est plus le prestigieux Énée qui vient de terminer son long récit et dont les épreuves semblent être arrivées à leur terme : III, 718 : Conticuit tandem factoque hic fine quieuit. Après le silence d'Énée commence la souffrance de la reine. Du reste, la particule est aussitôt suivie du mot regina qui contraste avec l'état de délabrement psychologique dont Didon commence d'être la victime. Dès le début du chant, elle apparaît dans l'ambivalence de la reine et de la femme amoureuse, les exigences de grandeur et de sérénité de l'une perdant progressivement le pas sur l'agitation et la démence de l'autre. Ce n'est qu'à la fin du chant, in extremis, dans l'acte de sa mort, que Didon retrouvera une forme de grandeur perdue.

uenis : similitude entre la passion et le sang, l'amour et le sang : selon la conception antique, et notamment lucrétienne, l'amour est une maladie et un poison charriés par le sang comme une corruption qui vient nourrir la blessure intime de celui qui en est affecté. La blessure de Didon ne peut que s'envenimer puisqu'elle la nourrit de son fluide vital, de l'énergie de son sang. L'allitération des sons /u/ en tête des mots uolnus/uenis souligne cette complicité.

caeco carpitur igni : ce n'est pas le feu qui est aveugle ; ce sont ceux qui devraient le voir : feu secret, caché, qu'on ne voit pas, invisible, intérieur. Les allitérations en /c/ contrastent avec les allitérations moelleuses du début du vers : au poison insidieux qui coule dans les veines de la reine succède l'agressivité du feu qui entreprend secrètement de la détruire.

v.: anaphore de multus en tête du vers et à la césure 7. Couplée avec le fréquentatif recursat, elle souligne l'obsession qui s'installe dans le cÏur de Didon. On retrouve le verbe recursare en I, 662 et XII, 802, chaque fois en référence à cura. La figure d'Énée obsède doublement Didon, dans la valeur personnelle du héros en tant qu'individu (uiri uirtus), mais aussi dans celle de son lignage en tant que représentant d'une grande tradition héroïque (gentis honos, en rejet au v. 4). Au centre du vers, isolé par les césures 5 et 7, animo définit le lieu de l'obsession.

haerent infixi : comme bientôt la flèche qui blessera mortellement la biche dans la comparaison des v. 68-73 (fixit : v. 70 ; haeret : v. 73). La redondance du vocabulaire prolonge l'expression de l'obsession. De plus, elle est à la fois intérieure (pectore) et physique (membris).

uoltus uerbaque : comme précédemment les traits du visage et les paroles de Cupidon en I, 710. Énée a pris la place du dieu de l'amour, rendant au mythe toute sa vraisemblance psychologique.

quietem : répond au dernier mot du dernier vers du chant III : Conticuit tandem factoque hic fine quieuit. Le repos qui semble enfin accordé à Énée est impitoyablement refusé à Didon, car la léthargie amoureuse dans laquelle était plongé le cÏur de la reine depuis la mort de Sychée a commencé de se déchirer au récit d'Énée. Les deux mots quieuit/quietem sont en fin de vers et séparés par le at qui introduit le chant IV.

v. 6-7 : le grand spectacle cosmique du lever du jour est évoqué par deux vers très descriptifs : le rythme du v. 6 fait coïncider l'accent du vers et l'accent tonique sur les trois derniers mots ; poésie des mots grecs Phoebea, lampade, polo ; résonances sacrales du verbe lustrabat ; ampleur universelle du spectacle (terras) ; personnification des éléments (Aurora dimouerat) ; expression imagée du lever du jour sous la forme d'un rideau tiré dans le ciel par l'aurore ; la musique du vers souligne les allitérations des labiales (p, b) et des assonances de voyelles claires (a, e) qui alternent avec des timbres veloutés (o, u) ; le v. 7 est une citation de III, 589. « L'Aurore parcourait les terres avec sa lampe phébéenne ; du plus haut du ciel, elle avait déjà chassé l'ombre humide. »

Anna soror : introduit la première partie du discours de Didon à sa sœur : elle y expose son désarroi face au retour d'un émoi amoureux auquel elle croyait avoir définitivement renoncé depuis son serment de fidélité à Sychée ; cette première partie de 11 vers se conclut sur le mot culpae (v. 19), qui annonce le dernier mot de la scène de la grotte (culpam : v. 172) où Didon s'unit à Énée, rompant ainsi son antique serment. Dans un prolongement symétrique de 10 vers, la deuxième partie de son discours est introduite par une nouvelle adresse à Anna au v. 20 (Anna, fatebor, qui semble assonner avec soror), où l'aveu se conclut sur un autre mot prophétique : sepulcro, qui annonce l'issue tragique de cette « faute », punie par le suicide de la reine.

me suspensam : en séparant les deux mots, la césure du vers souligne l'état de trouble qui s'est installé dans la conscience de Didon et qui hante ses nuits : le cœur de Didon est littéralement « en suspens », partagé entre le serment de fidélité à Sychée et les sentiments nouveaux qu'éveille en elle la noblesse d'Énée.

hospes : est retardé jusqu'au dernier mot du vers ; de plus, on notera que le nom même d'Énée n'apparaît jamais au début de ce chant, comme si Didon craignait de trahir ses véritables sentiments en prononçant le nom de celui qui hante ses pensées.

v. 11 : Énée possède tout ce qu'une femme admire : la beauté, la vaillance intérieure (pectore) et extérieure (armis). On notera l'ambiguïté du mot armis : il peut s'agir de l'ablatif pluriel de arma : armes, mais aussi de armus : la jointure du bras et de l'épaule, l'épaule, le bras. Cette deuxième interprétation a pour elle qu'en I, 589, Énée est dit umerosque deo similis (« semblable à un dieu par ses épaules ») et qu'au vers suivant Didon proclame précisément qu'Énée est « de la race des dieux » ; quamÉarmis serait alors une variation de quemÉferens du début du vers, l'une et l'autre expressions se référant à des qualités physiques. Cela dit, cette interprétation limiterait peut-être l'admiration de Didon aux seuls aspects physiques du héros : son visage, sa poitrine, ses bras, comme si elle n'avait retenu de ce long récit des exploits et des errances d'Énée que l'image d'un pugiliste. Certes, le courage est mentionné dans forti, mais il n'y aurait pas un mot pour dire en quelle occasion il s'est manifesté.

degeneres : s'oppose à genus du vers précédent. Pour l'association de la peur et de la méchanceté, voir HOM., Od. XIV, 88 ; CIC., rep. III, 16, 26 ; SEN., epist. XLIII, 5 ; XCVII, 14 ; CV, 7 ; ben. IV, 27, 4. On peut mettre cette pensée générale du v. 13 en rapport avec la propre peur de Didon exprimée au v. 9, comme si Didon s'adressait aussi cette parole à elle-même, dans un mouvement de résistance au sentiment qui l'envahit.

iactatus : ce mot apparaît dès les premiers vers de l'Énéide (I, 3) pour évoquer les épreuves d'Énée. Didon aime Énée pour les dangers qu'il a courus ; elle s'extasie sur les guerres qu'il a soutenues jusqu'au bout, et qu'elle avait déjà fait représenter sur les murs du temple de Junon en construction, avant même d'en avoir entendu le récit par le héros.

fixum immotumque sederet : accumulation et redondance dans le vocabulaire et le mode de l'irréel. Didon tente de se persuader de la force de sa résolution et de son horreur pour le mariage, au moment précis où elle commence de ne plus y croire ; bientôt, elle dira au v. 20 : fatebor enim. C'est toute la tragédie d'un serment de fidélité qui n'a plus que la force de la rhétorique pour exister, et qui est concurrencé, dans le cœur de Didon, par « le visage et les paroles d'Énée » (v. 4), où la structure en chiasme et le vocabulaire rapprochent les deux vers : haerent infixi PECTORE uoltus / uerbaque — ANIMO fixum immotumque sederet / ne uellem sociare.

v. 16-18 : la scansion du vers 16 met en évidence le rythme lent et lourd des spondées, en particulier dans les trois monosyllabes successifs du premier hémistiche, qui donne une couleur solennelle à la proclamation de Didon (cfr. II, 564 ; IV, 618 ; XII, 833). L'effet est prolongé par les allitérations des /p/ au v. 17 et le martèlement des dentales au v. 18.

culpae : est retardé jusqu'au bout du vers, comme si Didon hésitait à prononcer ce mot fatal, qui, en amour, signifie l'infidélité sinon l'immoralité. Il est ici utilisé pour désigner la « faiblesse » de Didon dans sa passion pour Énée, qui l'amène à fragiliser sa fidélité à Sychée, son premier époux.

coniugis : ce rejet souligne les droits que l'époux défunt et légal garde encore sur Didon, mais il est dévalué par les mots qui commencent le vers suivant : solus hic, et qui désignent Énée : les deux « rivaux » apparaissent ainsi en lecture verticale à l'intonation de deux vers successifs.

penatis : la référence aux dieux pénates s'explique par les conditions mêmes de la mort de Sychée : victime d'un crime familial, il a été assasiné sur sa propre terre, à l'endroit le plus sacré de sa propre maison (l'autel), par son propre beau-frère, Pygmalion, qui l'a tué impius ante aras. Pour la mort de Sychée, voir I, 343 sq.

v. 22 : à côté de la légalité, il y a toute la vie affective de Didon dont ce vers exprime les faiblesses : l'absence de fermeté et l'écart par rapport à sa décision antérieure (inflexit : a rigido proposito deuiauit, commente Servius) ; le vertige de son cÏur devant cet écart (labantem) ; la défaite dans le rejet expressif de impulit. Après la pause, ce rejet traduit comme un soupir de Didon avant qu'elle n'avoue enfin son amour.

v. 23 : ce vers définit le nÏud de la tragédie ; il est le point où la banalité d'un roman d'amour vient s'insérer dans le drame de la conscience. Virgile fait de l'amour de Sychée le principal rival de l'amour d'Énée, car Énée suscite dans le cÏur de Didon les mêmes sentiments que Sychée jadis. Contrairement à la légende reçue, le personnage très lointain de Sychée n'est pas anecdotique dans le roman de Virgile ; il est sans cesse présent à l'esprit de Didon ; il apparaîtra régulièrement tout au long du drame ; ultimement, il sera même le consolateur de Didon dans les enfers pour sauver la fidélité de la reine interrompue pour un temps par la volonté des dieux.

v. 24 sq : aussitôt après cet aveu libératoire, Didon se dresse à nouveau contre elle-même en tenant un discours rhétorique, emphatique, tout aussi fougueux qu'inutile : en prenant Jupiter à témoin d'une profession de fidélité dont elle vient de trahir les limites, Didon se lie à la mémoire de Sychée en un serment solennel et presque blasphématoire, rendant la tragédie qui arrive d'autant plus horrible et redoutable dans ses conséquences. Un tel serment est trop emphatique que pour être crédible dans le trouble où il est prononcé.

Erebus, i : m. Érèbe, personnification métonymique des enfers. Fils du Chaos, frère de la Nuit et père du Jour, Érèbe a été précipité dans les enfers parce qu'il avait participé à la révolte des Titans contre Jupiter ; dans les enfers, il a été transformé en fleuve ; parfois il apparaît aussi comme une partie des enfers, celle où séjournent Cerbère, le Sommeil et les Songes, les Furies, la Mort, les âmes infortunées dont les corps n'avaient pas reçu de sépulture.

pudor: Rome connaissait une divinité Pudicitia qui avait deux sanctuaires et qui ne pouvait être honorée que par les femmes uniuirae. Nonobstant cette référence, pudor désigne ici aussi la délicatesse, le respect de soi-même, le sens de l'honneur social. En effet, la question que se pose Didon est seulement de savoir si elle peut se remarier ; en lui-même, ce nouvel amour n'a rien de répréhensible, mais en se remariant, Didon violerait son serment ancien de femme uniuira. Pudor désignerait alors cet instinct qui fait sentir à Didon que quelque chose ne va pas dans son amour pour Énée, et pourrait être l'équivalent latin de la « conscience ».

v. 28-29 : à la fin de sa prière, Didon réaffirme avec force sa fidélité à Sychée, non sans introduire quelques hésitations : les deux personnages sont réunis dans la juxtaposition ille meos, confirmée au milieu du vers par le chiasme me sibi. La structure métrique souligne ce rapprochement : ille meos est isolé par la césure 3 ; primus est mis en évidence à la césure 5 ; mais la césure 7 au milieu des deux pronoms me sibi sépare déjà ce qui avait été uni au début du vers. Au v. 29, cependant, le rejet du verbe abstulit semble prononcer avec effort sinon regret la résolution de la reine, et l'anaphore du pronom ille est étouffée dans l'élision. La triple allitération en /s/ à l'initiale des trois derniers mots du v. 29 renoue avec une pratique ancienne du mètre saturnien et des premiers poètes latins, notamment dans des contextes à résonance religieuse (cfr. III, 183 ; VIII, 603 ; IX, 635 ; É) : Didon achève sa prière sur une formule solennelle par laquelle elle veut se convaincre qu'il ne lui est plus possible d'aimer. La seule issue d'une telle proclamation sont les larmes qui en trahissent tout l'artifice et le mensonge.

sepulcro : les derniers mots de Didon cachent un pathétique cruel, qu'il faut mettre en rapport avec la scène de VI, 472 sq, quand elle retrouvera, pour la dernière fois, Énée aux enfers, mais lui tournera le dos et se réfugiera définitivement auprès de Sychée, coniunx ubi pristinus illi/ respondet curis aequatque Sychaeus amorem.

lacrimis : les larmes sont la seule issue au terme d'une telle confession dont on mesure sans peine la fragilité et l'artifice. Après des paroles très fermes, ces larmes trahissent les sentiments instables, irrésolus de Didon, toute la faiblesse qui revient et la bravoure qui s'éloigne. Comme celles d'Énée, les larmes de Didon correspondent à la vérité psychologique du personnage : elles révèlent le combat intérieur entre la souffrance d'un bonheur qui s'effondre et la joie d'une passion qui s'éveille ; elles expriment les contradictions de Didon, écartelée entre la défaite et le renouveau ; elles sont à l'image des paroles de la reine, à double sens : détresse d'une conscience partagée entre la fidélité à un amour défunt et le trouble d'un amour naissant.

 

Responsable académique : Paul-Augustin Deproost
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Dernière mise à jour : 3 décembre 2019