VIRGILE

Didon et Énée

 

Énéide IV, 1-30

 

Au fil NOTES COMPLÉMENTAIRES texte

 


 

 

 

A. Le spectacle du lever du jour

B. La faute de Didon

 

 

 

 

A. Le spectacle du lever du jour

 

Pour évoquer l'apparition du jour, Virgile n'emploie pas de formule stéréotypée comme Homère, mais il varie ses descriptions en fonction des contextes : cfr. IV, 129 ; 584-585 ; III, 588-589 ; V, 42. Le lecteur a chaque fois conscience d'un miracle récurrent adapté au moment du récit. Au début du chant IV, le lever du jour entre en résonance avec l'état psychologique de Didon à l'issue de la nuit qui vient de s'écouler. Cette nuit a été celle du récit d'Énée, celle aussi où le héros a revécu la dernière nuit de Troie, celle enfin où la reine est entrée en mal d'amour pour ne plus en sortir. Or, le lever du jour annonce une purification et le retour de la lumière après la « souillure de la nuit » : comme le dit Servius, nox quomodo polluit mundum, et l'avancée de l'aurore purifie le monde, selon la valeur sacrale contenue dans le verbe lustrare qui évoque le rituel purificateur d'une procession. Pour Énée, le retour de l'aurore signifie bien cette purification des souillures du passé et de l'horrible nuit de Troie dont il se croit débarrassé après son long récit ; pour Didon, en revanche, le retour grave et solennel de l'aurore signifie l'entrée dans la nuit de l'aveu. Virgile enracine au cur même de l'univers, avec une sorte de gravité religieuse et cosmique, la conscience que Didon prend d'un amour lourd de conséquences.

 

 

B. La faute de Didon

 

Pour développer cette partie du poème où il raconte l'échec de la relation amoureuse entre Didon et Énée, Virgile fait appel à des éléments traditionnels qu'il dispose et modifie à son gré. La poésie antique avait illustré le thème de la femme abandonnée ou de l'amour coupable dans l'histoire de deux personnages célèbres : Médée, aimée et trahie par Jason, et Ariane, abandonnée par Thésée. Ce thème comporte toujours un schéma stéréotypé : un danger couru par le héros (ici, le danger de la tempête) ; un amour miraculeux contre lequel aucune force humaine n'a de pouvoir, un amour fatal, implacable, où celui qui aime ne choisit pas d'aimer (ici, Didon attaquée par Cupidon) ; une aide accordée au héros par l'amante (ici, l'accueil d'Énée chez Didon) ; une faute commise par l'héroïne ; l'ingratitude du héros qui s'en va en abandonnant la femme qu'il a aimée.

L'histoire de Didon et Énée respecte ce schéma, à l'exception de la « faute » que doit expier la femme abandonnée. Médée était une sorcière qui s'était rendue coupable de nombreux crimes, notamment le meurtre de son petit frère Absyrte et le vol de la Toison d'or ; Ariane avait aidé Thésée à tuer son frère, le Minotaure. Mais Didon n'a aucune faute objective à se reprocher. Certes, Didon a une conscience aiguë du lien conjugal qui la lie à son époux défunt, Sychée, mais elle est légalement libre de se remarier. Quelle est donc cette « faute » qui l'accable ?

La légende de Didon est racontée par certains auteurs antiques tout autrement que par Virgile. Justin (XVIII, 6), notamment, raconte que Didon avait été demandée en mariage par un roi voisin, le roi numide Hiarbas, qui menaçait d'entrer en guerre contre Carthage si Didon refusait de l'épouser. Les Carthaginois supplient Didon d'accepter. La reine annonce alors qu'elle va sacrifier aux Mânes de son mari pour les apaiser avant sa nouvelle union et elle fait élever un bûcher. Il s'agit, en réalité, d'un prétexte pour se tuer et rester fidèle à son premier mari, Sychée : la victime de ce sacrifice sera elle-même ; elle prend une épée, monte sur le bûcher et se perce en criant à son peuple : « Je m'en vais trouver un époux, comme vous l'exigez. »

Virgile conserve de la tradition la conscience qu'a Didon de ses devoirs de veuve, mais il innove en fragilisant le personnage qui refuse consciemment ce à quoi son inconscient a déjà succombé et qui est la « faute » dont elle est coupable. Virgile conserve les circonstances matérielles du suicide, mais la raison est ailleurs que dans le refus d'épouser un roi étranger : elle est dans un mal qui a induit chez la reine une faute contre un idéal conjugal élevé auquel elle n'a pas su être fidèle, alors que la tradition légendaire la présentait comme un des exemples les plus aboutis de cet idéal : l'idéal de la femme uniuira, de la femme qui n'a appartenu qu'à un seul homme, et auquel Didon s'était liée par serment. C'est le titre le plus noble dont pouvait s'honorer la matrone romaine. « Les vieux Romains considéraient le deuxième mariage d'une femme comme une sorte de débauche légale » (VALÈRE MAXIME, II, 1, 3 ; cfr. VARRON, sat., p. 239 ; SEN., de matrim., fgr. 76-77 Haase ; et les inscriptions citées dans L. FRIEDLÄNDER, Sittengeschichte Roms, (1934) IV, p. 137). Lors d'un mariage romain, les pronubae (demoiselles d'honneur) qui attendaient la fiancée étaient des femmes qui n'avaient eu qu'un seul mari (voir SERVIUS, IV, 166 et CATULLE, LXI, 186-188). Une vraie matrone romaine ne se marie qu'une seule fois, et ce titre de femme uniuira, elle le porte avec fierté et le grave sur son tombeau (voir PROP., IV, 11, 36 : in lapide hoc uni nupta fuisse legar ; LIV., X, 23 : histoire de Verginia). Ce titre lui confère une dignité sociale et lui assure des privilèges religieux, dont, par exemple, celui de pouvoir honorer la déesse Pudicitia, bientôt invoquée par Didon sous le nom de Pudor (v. 27).

Mais, en l'occurrence, cette femme qui a un si haut idéal de vertu est aussi une nature ardente, frustrée de tendresse, qui a aimé avec passion. Énée réveille en elle l'ardeur passionnelle de Sychée qu'elle avait perdue depuis la mort de son époux ; elle reconnaît « les traces de l'ancienne flamme » (v. 23), et, en ce sens, Énée est comme le « rival » de Sychée, toujours vivant dans le serment de la femme uniuira ; Énée est donc la « faute » de Didon qu'elle ose à peine prononcer à la fin du vers 19, et dont Virgile dira la fin du vers 172 que Didon l'a voile sous le nom de mariage aprs l'union des deux amants dans la grotte. Du reste, Didon ne nomme pas Énée ; elle ne parle de lui qu'indirectement, par périphrases ; une sorte de pudeur l'empêche de dire ce nom dont son cur est plein. C'est qu'elle se sent déjà coupable au moment même où elle refuse la faute. Tout est plein d'ambiguïté. Avant de prononcer le mot culpae, le vers et elle-même sont remplis d'un trouble voluptueux : sous la réprobation se cache le désir secret de la faute dont l'indicatif potui et le début spondaïque du vers traduisent toute la pesante réalité. Tout en refusant la faute, Didon en est investie et s'en délecte l'imagination.

Responsable académique : Paul-Augustin Deproost
Analyse : Jean Schumacher
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Dernière mise à jour : 3 décembre 2019