SUÉTONE

 

Vie de Caligula

 

Au fil du texte

 


 

22 50 51 52 53 54 55 56 57 58 59 60

 

[22]

hactenus : cette phrase marque le Ç pivot È de la biographie, en lĠoccurrence entre les vertus et les vices. Il ne sĠagit pas ici dĠune division chronologique : ainsi, e.g., la mort dĠAntonia, la grandĠmre de Caligula, rapportŽe en XXIII, 4, est antŽrieure dĠau moins deux ans aux jeux de Lyon ŽvoquŽs en XX. Le catalogue des vices relve essentiellement de la saeuitia et de la malignitas. SuŽtone y ajoutera parfois une condamnation morale explicite, mais, bien souvent, le seul rapport des excentricitŽs cruelles de Caligula suffit ˆ les condamner : impietas ˆ lĠŽgard des dieux et des membres de sa famille ou de lĠhumanitŽ tout simplement, saeuitia contre tous, mises ˆ mort aussi excentriques que cruelles et sadiquement prolongŽes, accompagnŽes de privations de biens ou de rituels parodiques, etc.

quasi : tempre lĠŽloge : Ç comme sĠil sĠagissait dĠun prince È ; lĠadverbe sĠoppose ˆ ut qui, en revanche, souligne monstrum : Ç comme dĠun monstre quĠil Žtait en rŽalitŽ È.

cognominibus : aucun de ces surnoms nĠest attestŽ par lĠŽpigraphie ˆ propos de Caligula.

pius : cŽlŽbrŽe en XV, cette pietas est ici paradoxalement dŽnoncŽe comme le premier trait du monstrum. Cette revendication contraste avec lĠattitude dĠAuguste qui avait refusŽ ce surnom ˆ Tibre (Tib. XVII, 3-4).

castrorum filius – pater exercituum : ces deux surnoms ne correspondent ˆ aucune titulature impŽriale officielle, reconnue par le SŽnat ou attestŽe par des prŽcŽdents rŽpublicains. Le surnom castrorum filius renvoie ˆ la rumeur ŽvoquŽe en VIII, 4, selon laquelle Caligula aurait ŽtŽ mis au monde dans les quartiers dĠhiver des lŽgions. Pater exercituum Žvoque un lien Ç familial È entre le chef et ses lŽgions, plusieurs fois revendiquŽ ˆ lĠŽpoque rŽpublicaine, mais auquel Auguste avait renoncŽ pour Žviter une familiaritŽ indue du chef de lĠƒtat avec ses soldats.

optimus maximus Caesar : Caligula revendique ici une titulature rŽservŽe ˆ Jupiter : mme sĠil est rare avant NŽron, le titre optimus maximusque nĠest pas inconnu, mais Caligula omet lĠenclitique –que, sĠappropriant ainsi une formule divine qui lĠassocie au souverain des dieux et des hommes, et contredisant le premier surnom de Ç pius È.

officii causa : la raison prŽcise de cet hommage nĠest pas connue.

Εἷς κοίρανος ἔστω, εἷς βασιλεύς : citation dĠHomre, Iliade, II, 204 : Ç QuĠil y ait un seul chef, un seul roi È. Cette citation, qui fonde la puissance dĠAgamemnon sur celle de Zeus, est devenue presque proverbiale et elle a notamment ŽtŽ utilisŽe pour signifier que lĠautoritŽ de lĠempereur Žtait liŽe au choix de Jupiter. Rien ne permet cependant dĠaffirmer que SuŽtone pense ici ˆ ce lien, mme si la suite du paragraphe montre que Caligula entretenait une relation privilŽgiŽe avec Jupiter. Le contexte de cette citation reste obscur : faut-il y voir une allusion ˆ la conception Ç thŽologique È du pouvoir de lĠempereur ou tout simplement un trait dĠorgueil du prince, conscient de la supŽrioritŽ de son rang.

diadema : le diadme est un signe royal, dĠorigine perse, qui est devenu lĠattribut principal de la royautŽ hellŽnistique ; il Žtait aussi donnŽ aux rois clients de Rome par les empereurs. Tous les termes ont ici leur importance : pour SuŽtone, le principat est bien une fiction et il sĠen est fallu de peu pour que Caligula ne lĠabandonne officiellement pour adopter les insignes dĠune royautŽ orientale, mais, justement, il ne lĠa pas fait et il a prŽservŽ les apparences.

diuinam maiestatem : la suite du chapitre est consacrŽe aux prŽtentions divines de Caligula. LĠhistorien juif Flavius Joseph date cette nouvelle revendication de 39 (AntiquitŽs juives, XVIII, 256). Cette prŽtention ˆ la diuina maiestas constitue la premire charge dĠimportance de SuŽtone contre le monstrum, et elle rŽduit ˆ une usurpation sacrilge le surnom Ç pius È du dŽbut du paragraphe. Elle prend deux traits : rŽquisition sacrilge de statues et de temples en lĠhonneur de divinitŽs majeures, et divinisation de sa propre personne dŽsormais associŽe aux images, au sacerdoce et aux rituels propres au culte de ces divinitŽs. Le point culminant de lĠoutrage sont les avances faites ˆ la Lune et les reproches contre Jupiter. Selon SuŽtone, CŽsar avait aussi reu des Ç honneurs qui dŽpassaient le sommet humain È (Caes., LXXVI), mais Caligula va au-delˆ en Žtant lui-mme lĠinitiateur de son propre culte jusquĠˆ Ç sĠoffrir ˆ lĠadoration È des Romains au mme titre que les autres dieux dans les temples où il sŽjourne.

Olympi Iouis : il sĠagit dĠune statue fameuse de Phidias, dŽcrite par Pausanias (V, 11, 1).

quibus capite dempto suum imponeret : les statues dĠempereur ont souvent ŽtŽ retravaillŽes par des empereurs postŽrieurs pour les transformer ˆ leur effigie, mais ici il sĠagit dĠun vŽritable sacrilge puisque Caligula dŽcapite des statues de dieux rŽservŽes au culte pour les convertir en des images de lui-mme, cĠest-ˆ-dire dĠun mortel. Cela Žtant, ds Auguste, les empereurs aimaient ˆ se faire reprŽsenter dans des images de culte avec les traits de la divinitŽ.

promouit : cette extension du Palatin, ou plus prŽcisŽment de la Domus Tiberiana, vers un complexe de temples nĠest pas sans rappeler celle quĠAuguste lui-mme avait dŽjˆ rŽalisŽe en reliant son palais et le temple dĠApollon. Castor et Pollux, aussi appelŽs les Dioscures parce quĠils sont fils jumeaux de Jupiter, avaient un temple ˆ Rome en reconnaissance de leur assistance aux Romains dans la bataille du lac RŽgille.

saepeÉse : suggre que Caligula Žtait physiquement prŽsent dans le temple pour sĠy faire adorer, et non seulement sous la forme dĠune statue. Ce rituel dĠadoration supposait probablement au minimum une proskynse de la part des visiteurs, ˆ la manire des souverains orientaux.

fratres deos : Flavius Joseph rapporte Žgalement que Caligula sĠŽtait dŽifiŽ et quĠil appelait Jupiter son frre (AntiquitŽs juives, XVIII, 258). Cela Žtant, le sens de l'expression n'est pas ŽvidentÊ: faut-il comprendre que Caligula se tient debout parmi les Ç dieux ses frres È ou bien parmi les Ç dieux frres È que sont Castor et PolluxÊ?

Latiarem Iouem : Jupiter Latial est le premier Jupiter Ç romain È, honorŽ par la confŽdŽration des villes du Latium, avant la prŽdominance de Rome et lĠavnement de son Ç successeur È, Jupiter capitolin qui rgne ˆ Rome sur le Capitole. Ce Jupiter plus ancien est ftŽ chaque annŽe par tous les peuples du Latium. Quidam et lĠemploi du parfait consalutarunt semblent indiquer que cette salutation nĠŽtait pas une exigence officielle et quĠelle fut proclamŽe de manire ponctuelle, sans quoi elle aurait ŽtŽ imposŽe ˆ tous et toujours.

numini : dŽsigne la puissance sans laquelle un dieu ne peut pas prŽtendre ˆ la divinitŽ, mais ne signifie pas nŽcessairement que celui qui la revendique est une divinitŽ. Ainsi, en lĠoccurrence, on ne peut pas dŽduire de ce mot de SuŽtone que Caligula proclamait tre un dieu et revendiquait un culte personnel au mme titre quĠun praesens deus ; en revanche, il est sžr quĠil revendiquait un culte au numen impŽrial, ˆ la suite dĠAuguste, du reste, en lĠhonneur duquel on avait aussi ŽdifiŽ des autels.

simulacrum aureum iconicum : sans tre limitŽes ˆ des honneurs divins, les statues en or Žtaient rŽservŽes aux membres de la famille impŽriale. TranslittŽrŽ du grec, lĠadjectif iconicus appara”t une seule fois chez SuŽtone et deux fois chez Pline lĠAncien ; il suggre une ressemblance prŽcise, alors que les petites statues sculptŽes pour le culte dĠAuguste ne prŽsentaient pas cette caractŽristique.

ueste : inconnue ˆ Rome et en Grce, cette pratique de la toilette journalire des statues est bien attestŽe dans les cultes Žgyptiens. Cela Žtant, les Grecs et les Romains vtaient les statues de leurs dieux de manteaux ou de tuniques qui Žtaient changŽs rŽgulirement, et, selon saint Augustin dans la CitŽ de Dieu (VI, 10), SŽnque rapporte que la statue de Jupiter capitolin bŽnŽficiait des services dĠun lutor et dĠun unctor, qui respectivement la nettoyait et la frottait dĠhuile.

ditissimus : sans doute, mais SuŽtone omet de signaler ici que les charges sacerdotales pouvaient induire des frais immenses. Ainsi, e.g., selon SuŽtone lui-mme, Claude fut contraint de verser 80 millions de sesterces pour son admission dans un nouveau collge de prtres (Claud. IX, 6).

hostiae : il sĠagit ici de victimes choisies pour leur raretŽ et leur prix.

per singulos dies : SŽnque (tranqu. XIV, 9) confirme quĠil sĠagit bien de sacrifices quotidiens ˆ Caligula, en accord avec la toilette quotidienne de sa statue (amiciebatur cotidie).

lunam inuitabat : rver dĠavoir commerce avec la lune Žtait un prŽsage de bon augure, mais ici il ne sĠagit pas dĠun rve et les pratiques de Caligula sont sans parallle. Plusieurs interprŽtations ont ŽtŽ proposŽes pour expliquer ce comportement pour le moins Žtrange : sĠagit-il dĠune perversion de cultes orientaux, notamment isiaques, ou dĠune parodie de mariage entre un monarque et une divinitŽ, comme pourraient lĠattester certains prŽcŽdents hellŽnistiques ? Certains ont mme mis ce comportement en relation avec le culte impŽrial du Soleil, mais il sĠagit probablement dĠun anachronisme.

cum Capitolino Ioue : nouvelle rŽfŽrence ˆ Jupiter. Quelle que soit la nature rŽelle des rapports entre Caligula et Jupiter (identification, rivalitŽ, ŽgalitŽ, parentŽ ?), il appara”t Žvident que lĠempereur se considre comme une crŽature du ma”tre des dieux. En construisant cette passerelle entre le Palatin et le Capitole, il manifeste sinon restaure physiquement et idŽologiquement lĠaxe jupitŽrien du pouvoir impŽrial, quĠAuguste avait quelque peu dŽplacŽ vers Apollon.

Ἤ μʹἀνάειρʹ ἢ ἐγὼ σέ : citation dĠHomre, Iliade, XXIII, 724 : Ç Enlve-moi ou je tĠenlve. (Le reste sera lĠaffaire de Zeus) È. Cette citation rapporte les mots dĠAjax ˆ Ulysse, lui suggŽrant cette stratŽgie pour mettre un terme ˆ un combat sans fin qui opposait les deux hŽros de force Žgale lors des jeux funbres organisŽs ˆ lĠoccasion des funŽrailles de Patrocle. Ces mots nĠont aucune valeur proverbiale et montrent donc que Caligula avait une connaissance trs prŽcise de lĠÏuvre dĠHomre. La citation confirme lĠimpiŽtŽ de Caligula qui considre bien Jupiter comme son Žgal, tout en lui reconnaissant une certaine suprŽmatie qui laisserait au dieu le bŽnŽfice de la victoire dans la Ç lutte È qui les oppose non sans le menacer si Jupiter ne profite pas de la situation. SŽnque rapporte la mme anecdote dans le De ira, I, 20, 8 en en prŽcisant le contexte : Caligula aurait profŽrŽ ce dŽfi ˆ Jupiter ˆ lĠoccasion dĠun orage qui perturbait un spectacle de pantomimes lors dĠune orgie, ˆ la suite de quoi SŽnque ajoute : Ç Quelle folie ! Il pensait que Jupiter mme ne pouvait lui nuire ou quĠil pouvait nuire mme ˆ Jupiter È (Quanta dementia fuit ! Putauit aut sibi noceri ne ab Ioue quidem posse aut se nocere etiam Ioui posse).

ponte transmisso : seul SuŽtone rapporte lĠexistence de cette construction dont il ne reste aucun indice archŽologique. Outre la mŽgalomanie de lĠempereur, ce pont traduit aussi la volontŽ de Caligula de rŽunir les deux centres du pouvoir et de la religion ˆ Rome, le palais impŽrial et le Capitole, avant que ne se mettent en place les prolŽgomnes dĠune vŽritable thŽologie du pouvoir impŽrial.

Palatium Ñ CapitoliumÊ: le Palatin est une des sept collines de Rome sur laquelle, ˆ partir d'Auguste, les empereurs Žtabliront notamment leur palais baptisŽ du mme nom. Juste en face, le Capitole est la colline sur laquelle est b‰ti le temple de Jupiter Capitolin.

nouae domus : comme pour le pont, aucune trace archŽologique ne confirme le propos de SuŽtone.

 

[50]

efferabat : ce verbe souligne la « bestialité » du personnage, à laquelle le début du portrait pouvait déjà faire penser, notamment par le biais indirect de l'expression « capram nominare ».

1-3 : en accord avec les traités de physiognomonie, le portrait physique laisse transparaître le portrait moral (comme les meilleurs bustes, réalistes, de l'art romain), d'un fou à la fois repoussant et pitoyable. En apparence, le portrait est objectif et ne laisse apparaître aucune intervention de l'auteur ; en réalité, ce portrait dégage comme le pressentiment d'une sinistre poésie de l'anormal, et si on le compare à d'autres portraits de Caligula, notamment conservés dans la sculpture, comme celui qui ouvre la page d'accueil de ce site, on s'aperçoit rapidement de l'écart qui sépare ces portraits et celui que nous en donne Suétone.

comitiali morbo : la « maladie des comices » est l'épilepsie. Les comices sont les assemblées solennelles du peuple romain convoqué, distribué et présidé dans les formes légales par un magistrat, pour statuer et voter sur une proposition soit législative, soit judiciaire (condamnation à mort, à l'exil, à la flagellation), soit électorale. Ces réunions étaient ajournées si quelqu'un y était victime d'une crise d'épilepsie : les manifestations physiques violentes et spectaculaires de la crise d'épilepsie étaient considérées comme une intervention divine qui exigeait le report d'une assemblée aussi importante. Le médecin Celse (sous Tibère) donne une description de cette maladie en III, 23.

colligere : correspond à ingredi, pour traduire une défaillance du mouvement.

sufferre : correspond à stare, pour traduire une défaillance de la posture.

5 : Suétone est le seul à évoquer ce souci de l'empereur pour sa santé mentale, au point d'envisager plusieurs fois une « cure » psychiatrique ; il n'est pas exclu que ce détail, dont on se demande bien comment Suétone pourrait l'avoir connu, relève en fait du motif littéraire ou du topos des « tourments du tyran », dont les insomnies et les peurs extrêmes sont d'autres traits typiques : pour ce topos, voir e. g. PLATON, Rep. 577e ; Gorg. 524e.

sed…: s'oppose à amatorio quidem.

quod… uerterit : selon le poète satirique Juvénal, VI, 616, Caesonia aurait versé à son époux « l'excroissance du front d'un poulain encore mal affermi sur ses pattes », appelée hippomane.

insomnio ... pelagi speciem : l'insomnie et les cauchemars sont un motif récurrent dans le topos des « tourments du tyran », notamment chez Suétone (voir Caes. XLV, 1 ;  Nero XLVI, 1 ;  Galba XVIII, 2 ;  Dom. XV, 3). Comment interpréter le rêve du « fantôme de l'Océan » ? Peut-être s'agit-il d'une vision cauchemardesque pour les Romains, généralement effrayés par le monde de la mer ? Ou bien faut-il mettre cette vision en rapport avec l'étrange chapitre 46 où Suétone raconte la fin de la campagne parodique de Caligula contre les Germains (43 sq), sur le rivage de l'Océan, explicitement nommé et « dépouillé » de ses coquillages ! On peut aussi se demander si les rapports difficiles, sinon conflictuels, de Caligula avec l'Océan ne sont pas une manière pour l'empereur de conjurer la menace et l'omniprésence de la mort autour de sa personne, l'Océan constituant la barrière mythique entre le monde des vivants et le monde des morts, des enfers ou de l'au-delà.

 

Le portrait de Caligula

Le début de ce portrait de Caligula est immédiatement parlant : ainsi que l'a dit Pierre Grimal dans son introduction  à la traduction de Suétone parue au Livre de Poche, « ce portrait ne saurait être que celui d'un monstre. » Il possède en lui-même une valeur d'enseignement et la déformation apparaît de manière flagrante dès qu'on le compare avec les portraits que nous a laissés l'iconographie antique de Caligula : Caligula, que Suétone présente comme un personnage repoussant, un monstre au physique comme au moral, est dans la statuaire le plus beau des Julio-Claudiens ; en particulier, le début du paragraphe 3, où Suétone évoque un « visage naturellement (natura) affreux et repoussant » contraste singulièrement avec les portraits non littéraires, statues et monnaies, qui nous montrent, au contraire, un visage particulièrement séduisant (voir e.g. l'image qui se trouve sur la page d'accueil du site). En réalité, c'est que le portrait de Suétone obéit non pas aux exigences de la vérité historique, mais à une tradition littéraire qu'on retrouve encore dans le portrait de Caligula par Sénèque (De constantia sapientis, XVIII, 1), directement inspirée par les traités de physiognomonie (1). Forts de la conviction que le caractère des personnages doit avoir un répondant physique, les auteurs de ces traités, du pseudo-Aristote à Polémon de Laodicée (un contemporain de Suétone et familier d'Hadrien) et aux anonymes latins, déduisaient le caractère des traits du visage ; cette théorie amène Suétone à faire en quelque sorte de la physiognomonie à l'envers et à reconstituer de toutes pièces un portrait physique qui soit en accord avec le caractère tel qu'il est défini dans la Vie.

Plusieurs traits du portrait de Caligula obéissent au schéma physiognomoniste : « color expallidus » était un signe caractéristique du luxurieux et du lâche ; « gracilitas maxima ceruicis » était un signe de faiblesse, de lâcheté et de malfaisance ; « (gracilitas maxima) crurum » était un signe de luxure et de lâcheté ; « oculi…caui » était un signe de malfaisance et de folie ; « frons lata » était un signe de paresse ; « capillus rarus » était un signe de ruse et de malfaisance ; « hirsutus » était un signe de luxure ; « tempora concaua » pourrait être un signe de folie malfaisante, mais les textes ne sont pas toujours faciles à interpréter. Bref, si l'on résume tout cela, le physique de Caligula est le signe d'un caractère luxurieux, lâche et malfaisant, tous traits qui ont été abondamment illustrés dans le reste de la Vie. En revanche, deux traits ne sont pas susceptibles d'une traduction physiognomonique : « statura eminenti, corpore enormi. » Ici, Suétone semble vouloir opposer la très haute taille et la corpulence mal proportionnée de Caligula à l'extrême minceur de son cou et de ses jambes ; il y a là un déséquilibre physique qui est à l'image de son déséquilibre mental. La pointe de ce portrait physique est évidemment l'allusion à la chèvre. Les contemporains de Caligula établissaient, semble-t-il, une analogie entre l'apparence de l'empereur et celle de la chèvre, sur la base des traits physiques indiqués par Suétone : disproportion entre la grosseur du corps et la maigreur des jambes et du cou, corps « hirsute ». Dans cette logique d'un portrait reconstruit par Suétone, on peut également s'interroger sur le détail selon lequel Caligula « pouvait à peine marcher, se tenir debout, revenir à lui, se soutenir. » On sait, en effet, qu'au moins depuis Platon, l'anthropologie antique avait fait de la « station droite » la caractéristique première qui distinguait l'homme, debout et les yeux tournés vers le ciel, de l'animal, marchant à quatre pattes et tourné vers la terre ; incapable de se tenir debout, Caligula perdrait ainsi son humanité, confirmant ainsi la bestialité de son comportement général.

Par ailleurs, ce portrait prend également tout son sens si on le compare au portrait de Germanicus, le père de Gaius, qui ouvre la Vie de Caligula sous la forme d'une biographie en miniature où Suétone ne consacre pas moins de sept chapitres à évoquer l'existence, les mérites et la popularité du père de l'empereur, comme pour mieux faire ressortir, en contraste, les vices de Caligula lui-même. Le troisième chapitre est particulièrement remarquable : Suétone y énumère les très grandes vertus de Germanicus : beauté, courage, éloquence et culture, bonté exceptionnelle, aptitude à gagner la sympathie de tous, ciuilitas, douceur et mépris des offenses. C'est, à peu de choses près, l'inverse même du portrait physique, moral et intellectuel de Caligula. Si Suétone s'est étendu si longuement sur Germanicus avant de traiter de la vie de Caligula lui-même, ce n'est pas sans intention : le lecteur sera d'autant plus sensible aux monstrueux défauts de Gaius qu'il saura que son père représentait un idéal de vertu dont ces défauts sont la négation même. À la beauté de Germanicus s'oppose la laideur de Caligula (L, 1-3) ; au courage du premier, la lâcheté du second (LI) ; à la culture du père, l'inculture du fils (LIII, 1; mais SuŽtone semble ici se contredire, puisqu'ˆ plusieurs endroits il atteste, en tout cas, la mŽmoire littŽraire de l'empereur) ; à la douceur, à la bonté et à l'oubli des injures chez celui-là, la cruauté (XXVII-XXXIII) et la jalousie mesquine (XXXIV-XXXV) chez celui-ci ; à la ciuilitas de l'un, l'esprit monarchique et orientalisant de l'autre (XXII, 1-10). Un seul trait positif commun entre les deux personnages : l'éloquence naturelle, mais pour Caligula, elle était l'occasion de manifester avec plus d'éclat et de panache sa cruelle versatilité (LIII).

(1) Sur ce sujet, voir E.C. EVANS Descriptions of Personal Appearances in Roman History and Biography, dans HSCPh, 46 (1936), p. 43-84 ; ID., Physiognomics in the Ancient World, Philadelphie, 1969 ; J. COUISSIN,, Suétone physiognomoniste dans les Vies des douze Césars, dans REL, 31 (1953), p. 234-256 ; R. WINKES, Physiognomonia : Probleme der Charakterinterpretation römischer Porträts, dans ANRW, I, 4 (1973), p. 899-926. Et quelques réserves dans J. GASCOU, Suétone historien, Rome, 1984, p. 592.

 

[51]

Tout ce chapitre est entièrement consacré à décrire la lâcheté de Caligula. Il prend tout son sens si on le compare au portrait de son père, Germanicus, au chapitre 3, où Suétone avait notamment souligné le courage du personnage : « Hostem comminus saepe percussit » (« Souvent il tua des ennemis en combattant corps à corps »). On observera que, dans le portrait de Germanicus, ce détail suit directement le portrait physique, comme ici dans le portrait de Caligula, mais, pour l'empereur, Suétone prend le temps de donner de nombreux exemples, alors qu'il a suffi d'une phrase pour Germanicus.

attribuerim : le biographe se fait ici psychiatre, et alors même qu'il parle de « vices » (uitia), paraît ôter à ce terme toute couleur de blâme en en faisant le produit d'un dérangement mental : c'est une « maladie de l'âme » qui, selon son diagnostic, explique l'existence de deux « vices » opposés chez Caligula, une extrême outrecuidance et une excessive anxiété. Suétone n'est pas loin de suggérer que Caligula est un irresponsable. Remarquable est ici l'attitude de « l'homme de science » qui, au lieu de condamner, cherche une explication rationnelle qui rendra compte d'une contradiction qui l'a surpris. Il en sera de même pour Domitien, où Suétone fait le départ entre le naturel du prince et les circonstances qui ont accentué les tendances mauvaises du personnage. L'attention méticuleuse que porte le biographe à chaque élément d'une nature morale donne souvent le sentiment que Suétone est plus soucieux de saisir et d'analyser cette nature dans sa réalité nuancée que d'exprimer sa condamnation ou son approbation.

Cimbri (Cimber, bri)… Senones (Senones, num) : les Cimbres sont un peuple de Germanie ; les Sénons sont un peuple de la Gaule lyonnaise, habitant le pays de Sens et toute la région autour d'Auxerre : ce dernier peuple, très hostile à César, était situé sur la route de l'Italie vers le nord de la Gaule, et exerçait un rôle prépondérant sur tout le bassin de la Seine. Pour les Cimbres, Suétone fait allusion aux grandes invasions de 113-101 ACN, qui ont pris fin avec la victoire de Marius à Vercelli ; les Cimbres et les Teutons avaient alors traversé la Gaule et marché sur l'Italie. Pour les Sénons, le biographe fait allusion à la victoire de l'Allia, rivière sabine où les Romains furent battus par les Gaulois en 390 ACN. Certains, dont Tite-Live, affirmaient que ces Gaulois étaient en réalité les ancêtres des Sénons, les « Anciens » (senex, senis ; senes) ; le sac, la destruction et l'incendie de Rome par les Gaulois en 390 ont laissé un souvenir amer dans la conscience romaine ; ils ont aussi provoqué la destruction de toutes les archives pour la période archaïque de l'histoire de Rome (pour ces événements, voir le livre V de Tite-Live, où est notamment raconté l'épisode célèbre des oies du Capitole).

 

[52]

habitu : la mise de Caligula est réprouvée au nom de l'humanisme romain, du mos patrius et ciuilis, et, à la fois, du mos humanus en général. Le personnage idéal de Suétone ne peut que dire : Homo Romanus sum : il est inconcevable pour Suétone que ce personnage idéal se trouve en dehors de Rome et en dehors de l'Empire romain, considéré comme la mesure ou la référence absolue de la définition de l'humanité. À moins qu'il ne faille comprendre, sans doute plus justement, humanus par opposition à diuinus, la suite du chapitre nous montrant que Caligula revêtait volontiers les attributs sinon le vêtement même des dieux.

Outre l'aspect féminisant des vêtements et parures portés par Caligula (vêtements brodés, ornés de pierres précieuses, vêtements de soie, cyclas, bracelets), qui répond au ne uirili quidem de la phrase précédente, Suétone condamne le type même de vêtements, qu'il juge indigne de la fonction occupée par l'empereur : la paenula est un gros vêtement de pluie utilisé par les voyageurs, les esclaves, les petites gens pour leurs courses ; la tunique à manches est également le vêtement des petites gens. Sur la place publique et dans l'exercice de leurs fonctions, la toge était de rigueur pour les hommes de l'aristocratie et pour les hommes politiques. Alors que la toge, qui est un vêtement drapé, est le vêtement des patriciens, la tunique est un vêtement cousu, que les patriciens finiront également par revêtir, mais comme vêtement de dessous ; la tunique deviendra alors une sorte de chemise, portée à même le corps, mais n'était pas considérée comme un vêtement décent si elle n'était pas recouverte d'une autre étoffe. La tunique-chemise était aussi le vêtement de dessous porté par les femmes. Enfin, Caligula porte des chaussures qui ne conviennent pas à sa dignité : chaussures de théâtre, chaussures de femmes ou chaussures de soldats en campagne. Cependant, il faut noter que les chaussures à haute semelle, comme celles qui étaient portées par les acteurs tragiques, étaient aussi portées par les souverains hellénistiques après Alexandre le GrandÊ; quant aux « brodequins de femmes », il s'agit aussi des chaussures portŽes par les acteurs comiques. Lˆ o SuŽtone voit les marques d'une tenue effŽminŽe dans le vtement ou les chaussures de Caligula, il faut peut-tre d'abord voir les signes du gožt impŽrial pour le thŽ‰tre et la volontŽ de revtir les ornements qui Žtaient de mise dans les monarchies hellŽnistiques.

aurea barba : à cette époque de l'Empire, le port de la barbe est limité au deuil et aux hommes âgés ; il est également prévu dans l'iconographie des dieux. Caligula porte ici une « barbe dorée », précisément pour imiter certains dieux du Panthéon romain, dont il porte également les attributs : le foudre de Jupiter, le trident de Neptune et le caducée de Mercure. Quant au « costume de Vénus », Veneris cultus, j'ose à peine imaginer ce qu'il pouvait être ! Plus sérieusement, il faut, ici encore, mettre cette excentricité en rapport avec une pratique des princes hellénistiques habillés en dieux ou en déesses pour manifester le caractère divin de leur pouvoir ; par ailleurs, la gens Iulia à laquelle appartient Caligula revendique une origine divine qui remonte à Vénus, la mère d'Énée et grand-mère de Iule, le fondateur éponyme de la famille. Au chapitre XXII de la Vie de Caligula, Suétone inaugure la partie « monstrueuse » de la biographie du prince, en énumérant les multiples usurpations divines dont il s'est rendu coupable, en particulier l'édification d'un temple et la consécration de prêtres et de victimes à sa propre divinité.

triumphalem ornatum : ornement, parure, équipement du triomphe. Le triomphe était la plus haute récompense décernée à Rome au général vainqueur sur terre ou sur mer. Sous l'Empire, l'empereur seul triomphait, car lui seul commandait en chef. Le triomphe était une cérémonie militaire, civile, politique et religieuse, accordée par le Sénat, et devait se dérouler selon un rite très soigneusement codifié : les détails de la cérémonie nous sont fournis par les textes et par les monuments, tout particulièrement l'arc de triomphe de Titus (dressé sur le forum romain après la prise de Jérusalem), dont plusieurs bas-reliefs nous montrent le défilé triomphal. Le cortège suivait un itinéraire rituel jusqu'au Capitole où le triomphateur immolait lui-même les victimes qu'il avait amenées en un sacrifice d'actions de grâces ; cette dernière partie du cortège triomphal fut abolie par Constantin. La composition du cortège était également très précise : sénateurs et magistrats, musiciens, dépouilles et « souvenirs de guerre » des vaincus (armes, objets précieux, éléphants, vêtements, etc.), objets symbolisant la victoire (écriteaux, peintures ou maquettes des villes et des pays conquis) ; prisonniers de marque qui, après la cérémonie, sont mis à mort dans la prison Mamertine (par exemple Vercingétorix, lors du triomphe de César) ; enfin, précédé des licteurs et suivi de ses troupes, qui, en ce jour, pouvaient le harceler de toutes les plaisanteries, le général vainqueur ou l'empereur, couronné, une branche de laurier à la main, revêtu des ornements de Jupiter et debout sur un char ; derrière lui sur le char, un esclave était chargé de lui rappeler : « Memento te hominem esse » « Souviens-toi que tu es un homme » : les brocards des soldats et la parole de l'esclave devaient précisément éviter au général ou à l'empereur, qui étaient au comble de leur puissance, la tentation de se prendre pour un dieu. Il est donc tout à fait absurde, sinon inconvenant et blasphématoire, pour un Romain, de porter les insignes du triomphe si on n'y a pas droit, et, en particulier, avant même une expédition dont on ne connaît pas encore l'issue.

ante expeditionem : il s'agit de l'expédition contre les Germains racontée par Suétone dans les chapitres 43 et suivants, et dont nous avons lu une anecdote en LI, 4.

Alexander Magnus : (356-323 ACN) roi de Macédoine, élève d'Aristote, Alexandre le Grand a commencé par poursuivre l'œuvre de son père, Philippe de Macédoine, en soumettant et en unifiant la Grèce révoltée, puis il se fit décerner à Corinthe le titre de chef des Grecs contre les Perses, avant d'être à l'origine d'un immense empire entièrement gagné à la culture grecque. Fondateur de la ville d'Alexandrie en Égypte, il a multiplié les conquêtes qui l'ont finalement amené jusqu'aux rives de l'Indus après avoir conquis les grandes villes orientales de Babylone, Suse, Tyr, etc. Même si l'empire qu'il a créé ne lui a pas survécu politiquement et s'il a été partagé entre ses généraux à sa mort, Alexandre a réussi à créer un idéal de conquête qui a fondu très tôt en un seul peuple vainqueurs et vaincus, contribuant ainsi à mêler les civilisations et à gagner toutes les régions occupées à la culture grecque ; au risque de perdre sa « pureté » originelle, la culture « hellénique » se transforme au contact des nouvelles cultures et devient « hellénistique » ; elle se développe essentiellement au départ de trois centres : Alexandrie, Pergame et Antioche. Au moment de s'étendre à l'Italie et au monde, Rome saura se souvenir de ce modèle fédérateur, considérant Alexandre le Grand comme l'exemple du conquérant et du triomphateur. En portant la cuirasse d'Alexandre, Caligula prétend non seulement prendre le conquérant pour modèle mais surtout en être le successeur et l'héritier. Suétone souligne tout au long de ce chapitre les signes qui attestent la fascination de Caligula pour les formes orientalisantes du pouvoir et pour le culte qui y est attaché : le vêtement, les attributs divins du prince, la référence à Alexandre le Grand, le goût pour les fastes du triomphe sont autant d'éléments qui contribuent à renforcer l'idéologie de la « religion impériale » mise en place dès Auguste.

 

[53]

eruditioni : l'inculture de Caligula s'oppose à la culture, à la doctrina de son père, Germanicus (voir Cal. III, 1) ; en revanche, il partage avec son père le don de l'éloquence, comme le montre la suite du paragraphe.

Sénèque (Seneca, ae) : Suétone pense ici à Sénèque le Philosophe et non à son père, Sénèque le Rhéteur, comme le pensent certains critiques ; ce dernier, mort vers 39/40, n'a pas eu à souffrir de la jalousie de Caligula. En revanche, le Philosophe menait effectivement une brillante carrière de conférencier et d'avocat lorsque Caligula succède à Tibère en 37. Le succès du futur précepteur de Néron était déjà tel à cette époque que son talent porta ombrage à Caligula ; l'empereur songea à le faire périr, mais il renonça finalement à mettre à mort un homme en aussi mauvaise santé ! L'art d'écrire de Sénèque est à l'opposé de l'idéal cicéronien ; on lui a reproché un manque de « charpente », une composition lâche et peu structurée ; en réalité, si le style de Sénèque renonce effectivement à la symétrie et à la concinnitas de la période classique, il vise à la souplesse et au naturel de la langue parlée dans la bonne société ; il est chargé de pointes, de sententiae, d'images, de variations, d'une grande théâtralité, sans doute, mais qui est la marque de ce temps, où l'improvisation est plutôt un effet de l'art qu'un art relâché ou sans force.

commissiones meras : le sens précis de cette expression est controversé : s'agit-il de « brillants exercices d'école », de « brillantes pièces de concours », d' « éclatantes représentations théâtrales », de « pures tirades de théâtre » ou de « fulgurants morceaux d'apparat » ? On peut aussi penser au versant « architectural » du mot commissio, qui pourrait évoquer alors les « joints » d'une maçonnerie, donnant du style de Sénèque l'image d'un édifice où les « joints » l'emportent sur les « briques » et les « pierres » de la construction ; l'image qui suit et qui évoque la légèreté ou le manque de consistance d'un mortier constitué de « sable sans chaux » semble confirmer cette interprétation ; par ailleurs, Quintilien reprochait au style de Sénèque d'avoir « brisé le poids des choses en traits extrêmement brefs » (inst. X, 1, 130). Il faut cependant observer que cet emploi de commissio est mal attesté en latin classique.

rescribere : s'il faut comprendre ce mot dans son sens technique et légal, Suétone dit ici que Caligula imposait de recommencer les jugements dont les verdicts ne lui convenaient pas. Ou bien s'agit-il, plus simplement, d'une manie de l'empereur de composer des discours contradictoires, pour le plaisir strictement oratoire de répondre à des juges ou des avocats qui l'ont emporté dans une procédure judiciaire.

edicta : implique une mesure administrative contraignante et officielle. Cette dernière « rallonge » à l'ablatif absolu provoque un effet de surprise dans l'énoncé : en particulier, elle est significative de la rancœur de Suétone, qui appartenait précisément à l'ordre équestre. Il est, en effet, particulièrement infamant pour un chevalier de se voir contraindre d'assister au cinéma oratoire de l'empereur au Sénat, surtout quand il est dirigé contre quelqu'un de la même classe sociale que lui et que la sentence relève uniquement de l'arbitraire du prince.

Malgré ce qui est dit dans ce paragraphe, nous n'avons conservé aucun écrit de Caligula. En XLIX, 5, Suétone cite de lui des libelli ayant pour titre l'un « le glaive », l'autre « le poignard », mais qui n'étaient autre chose que des aide-mémoire, évidemment destinés à un usage privé, contenant les noms et qualités de personnes que l'empereur proposait d'éliminer. Le jugement favorable que Suétone porte sur l'éloquence de Caligula ne concerne que ses improvisations et ne prouve pas que Suétone avait à sa disposition des textes composés par l'empereur : tout cela relève plus d'une tradition orale sur Caligula que sur des documents écrits ; en revanche, on peut penser que les fonctions administratives de Suétone lui donnaient facilement accès aux édits de Caligula, qu'il a pu utiliser de première main et auxquels il est fait souvent référence, notamment ici à la fin du paragraphe.

 

[54]

Thraex : le Thrace est le gladiateur préféré de Caligula (voir XXXII, 5 ; XXXV, 4 ; LV, 4). D'après Pline l'Ancien (NH, XI, 144, 245), l'école impériale de gladiature comptait 20.000 gladiateurs sous Caligula. Bien qu'issus des classes les plus basses de la société et souvent recrutés parmi les criminels de droit commun ou les esclaves, les gladiateurs pouvaient bénéficier d'une renommée exceptionnelle, dont le peplum Gladiator a immortalisé l'acuité ; les jeux sanglants du cirque étaient de hauts moments de réjouissance populaire et plusieurs empereurs, parmi lesquels Caligula (XXXII, 5), n'ont pas hésité à descendre dans l'arène pour y combattre. Sans doute, l'empereur prenait-il soin d'éviter tout risque, mais il ne supportait pas non plus la lâcheté d'un adversaire à l'exercice (voir l'anecdote racontée en XXXII, 5). On distinguait les gladiateurs par leurs armes et leur manière de combattre, auxquelles était le plus souvent attaché le nom d'une nationalité. Le Thrace combattait avec le mirmillon ; il était armé d'un petit bouclier, rond ou carré, qui ne pouvait couvrir que la poitrine, et d'un casque qui souvent couvrait toute la figure en ne laissant que deux trous pour les yeux. Le bas du corps était protégé par une ou deux jambières qui couvraient même les cuisses. Un brassard au bras droit complétait cet attirail défensif. Alors que la poitrine était nue, les membres étaient relativement bien couverts : un gladiateur mort coûtait moins cher et moins de soucis à son patron (le lanista) qu'un gladiateur privé de l'usage de ses membres après un combat ! Comme arme offensive, le Thrace n'était armé que de la sica, sabre court à lame recourbée. À l'origine, le combat de gladiateurs, appelé munus — c'est-à-dire « don, présent, faveur » — s'inscrivait dans le cérémonial des funérailles patriciennes, comme un « don » fait au mort, peut-être comme substitut du sacrifice humain.

auriga : la course de char était également une des attractions favorites des jeux du cirque, dont le peplum Ben Hur a montré toutes les phases spectaculaires. Les cochers étaient aussi recrutés parmi les esclaves, mais Caligula et Néron conduisaient volontiers des attelages de course.

cantor atque saltator : à l'exception d'une seule, toutes les occurrences de canere/cantare dans les Vies de Suétone concernent Caligula et Néron. De même, parmi les empereurs de Suétone, seuls Caligula et Néron se livrent à la danse, activité indigne d'un patricien Romain (voir e.g. CIC.., Cat. II, 23).

pugnatoria arma : implique qu'il s'agit d'armes réelles ; mais battuebat limite cet usage aux combats de l'arène.

plurifariam : cet adverbe est utilisé plusieurs fois par Suétone, mais habituellement dans des expressions au pluriel pour signifier : « en plusieurs endroits ». Le singulier circo fait difficulté dans ce contexte. Contrairement à la traduction de la CUF, il ne s'agit sans doute pas d'évoquer la construction de plusieurs cirques en plusieurs endroits de la ville, mais d'un seul cirque —  le cirque de Caligula, achevé par Néron, situé au pied des jardins actuels du Vatican, recouvert en partie par la place et la basilique Saint-Pierre, et dans lequel fut martyrisé l'apôtre Pierre. Plurifariam évoquerait plutôt alors la construction peu homogène de ce cirque ou, selon certains, les difficultés diverses qui hérissaient l'arène pour le plus grand plaisir des spectateurs avides de sensations fortes.

tragoedohistrionis : à côté de l'acteur tragique qui déclame son texte, un histrion le « joue » silencieusement à la manière d'un mime pour illustrer par le geste et la danse les paroles du tragédien ; Caligula prend ici la place des deux acteurs.

peruigilium : cfr. LVII, 10.

licentia temporis : la traduction de la CUF « à la faveur de la nuit » ne me semble pas rendre compte de l'expression, certes ambiguë. En partant de l'idée que les spectacles se donnaient habituellement pendant la journée, on peut comprendre l'expression de deux manières : « avec la liberté du temps » indiquerait que Caligula ordonna de veiller ce jour-là, uniquement pour se donner la possibilité d'inaugurer ses débuts sur la scène avec tout le temps qu'il voulait, y compris jusque tard dans la nuit ; ou bien, dans un sens plus négatif, Suétone indiquerait que Caligula préparait effectivement un spectacle nocturne, empreint d'immoralité et de débauche, l'expression signifiant alors « avec la licence de la nuit ».

secunda uigilia : la nuit est divisée chez les Romains en 4 veilles de trois heures chacune, allant théoriquement de 6 heures du soir à 6 heures du matin, mais la notion d'heure varie selon la saison ; la seule veille qui commence de manière fixe est la troisième, qui commence à minuit. Les jours eux sont divisés en 12 heures ; là aussi, la durée des heures varie selon les saisons, mais la septième heure commence toujours à midi. La secunda uigilia est donc la période située entre 21 heures et 24 heures.

Palatium, ii : le mont Palatin, au centre de Rome ; le mot désigne également le palais des empereurs sur le mont Palatin à partir d'Auguste (comme ici) (fr. palais).

La palla est le manteau de l'acteur tragique, mais aussi un long manteau de femme, constitué d'une grande écharpe ou d'une mantille ; de même la tunica talaris est un vêtement féminin qui descend jusqu'aux pieds ; porté par Verrès et Catilina, il était indigne des patriciens romains (CIC., II Verr. V, 31 ; Cat. II, 22), mais régulièrement utilisé sur la scène par les planipedes ou acteurs bouffons qui jouaient sans soccus ni cothurnus.

natare : l'intéressante conjecture de Bentley notare (« tracer des caractères d'écriture ») est inspirée d'une correction de Aug., LXIV, 5, où l'on voit le premier empereur enseigner à ses petits-enfants les arts de l'écriture. Elle ne s'impose cependant pas ici. Suétone fait, en effet, plusieurs fois allusion aux qualités des empereurs à la nage, considérant la natation comme une compétence élémentaire et normale de tout homme (voir l'expression proverbiale rapportée dans PLATON, Leg., 689 d). Placée à la fin de la rubrique, sans aucune préparation, cette brève observation de Suétone provoque chez le lecteur un effet de surprise qui disqualifie l'empereur : humour ou dérision, les aptitudes sportives ou théâtrales de Caligula sont anéanties par ce cinglant constat d'inaptitude à la nage.

 

[55]

ad insaniam: la démence de l'empereur est évoquée plusieurs fois par Suétone : cfr. L, 6, où elle est introduite par la rumeur publique : creditur ; LVI, 1, où elle est comparée au comportement de la bacchante et très étroitement liée aux projets de conspiration contre l'empereur. La passion et l'excès sont un lieu commun du comportement des mauvais empereurs, que l'on comparera à l'égalité d'âme des bons empereurs (e.g. Titus, VIII).

Mnesterem pantominum : voir supra XXXVI, 2, et infra LVII, 9. Malgré son nom grec, la pantomime est un art purement romain. Nous en trouvons l'origine dans les cantica ou parties chantées du théâtre latin. Ces cantica étaient primitivement des monologues, mais ils ont ensuite été interprétés par deux acteurs : l'un chantait les paroles, l'autre faisait les gestes appropriés à ces paroles. Deux affranchis du temps d'Auguste, Pyladès de Cilicie et Bathyllus d'Alexandrie ont imaginé de créer des cantica autonomes, indépendants du reste de la pièce, organisant ainsi le genre propre de la pantomime, respectivement la pantomime tragique et la pantomime comique. Celle qui nous est la mieux connue et qui eut la plus grande vogue fut la pantomime tragique, dont les thèmes étaient tirés de la mythologie et de la tragédie grecques ; du reste, comme l'original, le livret de la pantomime était généralement écrit en grec. Dans son stade définitif, la pantomime comprenait du chant interprété par un chœur nombreux, de la musique d'accompagnement interprétée par un véritable orchestre et surtout de la mimique. L'acteur qui interprétait cette mimique, le pantomime, avait un rôle particulièrement ardu, d'autant plus que l'utilisation du masque supprimait tout le jeu du visage et qu'il devait jouer successivement plusieurs rôles. La mimique consistait en des mouvements de la tête, des épaules, du torse et des jambes, mais surtout en des gestes des mains et des doigts : le pantomime parlait réellement avec ses mains. Comme le dit Quintilien (XI, 3, 87), il exprimait avec elles « l'horreur, la crainte, la joie, la tristesse, l'hésitation, l'aveu, le repentir, la mesure, l'abondance, le nombre, le temps. » Pendant longtemps, la pantomime fut jouée exclusivement par des hommes ; à partir du IVe siècle PCN, des femmes l'ont également interprétée. Au VIe siècle, l'une d'entre elles deviendra même impératrice : Théodora, l'épouse de Justinien, est une ancienne actrice de pantomime. C'est dire le succès qu'a connu durablement cet art sous l'empire romain, du premier au dernier empereur de l'antiquité.

flagellabat : les empereurs administrent rarement les châtiments eux-mêmes. La chose est suffisamment exceptionnelle pour que Suétone la souligne : Auguste, XXVII, 4 ; Néron, XXXIII, 4 ; Vitellius, XIV, 1.

equiti Romano : nouvelle critique de Suétone à l'égard d'un acte humiliant de Caligula contre un chevalier romain : Suétone note méticuleusement tous les méfaits du prince à l'égard des chevaliers, la caste à laquelle appartient le biographe lui-même (cfr. e.g. XXVI, 6 ; XXX, 5 ; LIII, 4).

Ptolemaeus rex : cfr. XXVI, 1 ; XXXV, 2. Ptolémée de Mauritanie était fils du roi Juba II et parent de Caligula. Comme Caligula, en effet, il descendait du triumvir Marc-Antoine, dont il était le petit-fils : des amours de Marc-Antoine et Cléopâtre étaient nées deux filles, Antonia, la grand-mère de Caligula, et Cléopâtre Séléné, la mère de Ptolémée. En XXVI, 1, Suétone présente Ptolémée comme un « cousin » (consobrinus) de l'empereur, dans un sens très large. Tout en étant roi de Mauritanie, Ptolémée était aussi citoyen romain. En XXXV, 2, Suétone raconte que Caligula le fit mettre à mort en 40 pour une raison plutôt arbitraire : « après l'avoir fait venir de son royaume et l'avoir accueilli avec honneur, il le fit tout à coup mettre à mort, simplement parce qu'il s'aperçut qu'en entrant dans l'amphithéâtre où lui-même donnait un spectacle, il avait attiré tous les regards par l'éclat de son manteau de pourpre. » En tant que roi invité par l'empereur, Ptolémée aurait dû normalement porter une toge blanche dans cette circonstance, la pourpre étant un privilège impérial ; certains ont aussi pensé que ce vêtement a pu offenser Caligula en tant que pontifex maximus, parce qu'il était le vêtement du grand prêtre d'Isis. On observera que Suétone ne retient de cet assassinat qu'un détail, une anecdote qui relève du fait divers, alors que ce meurtre fut en réalité suivi de l'annexion de la Mauritanie, de la confiscation des richesses du roi, permettant ainsi à Rome de contrôler directement cet important territoire africain qui jouxtait la province romaine d'Afrique. Suétone n'évoque à aucun moment les implications politiques de cet assassinat qui, à l'en croire, s'expliquerait uniquement par la méchanceté d'un mauvais « cousin » ou par la jalousie d'un maniaque. Suétone place tous les meurtres des proches de Caligula sur le même plan ; il ne veut y voir que violence irrationnelle et ne cherche aucune intention stratégique particulière ; le biographe se refuse à analyser les actes du prince au-delà des constats privés de démence, d'arbitraire ou d'impietas familiale (voir J.C. FAUR, Caligula et la Maurétanie : la fin de Ptolémée, dans Klio, t. 55 [1973], p. 248-271).

codicillos… quorum : certains critiques ont interprété ce pluriel comme le signe que le billet de Caligula contenait en réalité bien plus que le simple message sibyllin qui va suivre. Le biographe serait obsédé par l'humiliation qui a été faite à ce chevalier romain ; en réalité, la vraie raison du courrier impérial serait peut-être ailleurs et elle a pu échapper à Suétone ; l'importance politique ou protocolaire des « codicilles » de l'empereur justifiait peut-être qu'ils fussent effectivement portés au roi de Mauritanie par un chevalier romain, nonobstant le fait que Caligula ait pu aussi en profiter pour effrayer un spectateur bruyant. En tout cas, pour cette partie du message, on imagine sans peine la perplexité des deux parties et le désarroi du chevalier après cette plaisante punition.

Thraeces : selon Suétone, la garde du corps de l'empereur était donc dirigée par des gladiateurs thraces, ce qui est le comble de l'infamie et du scandale quand on connaît le statut et l'origine des gladiateurs. Le pluriel de Suétone, en l'occurrence, n'est peut-être pas correct : l'historien juif Flavius-Joseph (Antiquités juives, XIX, 122) rapporte effectivement qu'un ex-gladiateur Sabinus, probablement issu de l'école impériale de gladiature, a été le chef des Germains ; mais ce témoignage est controversé.

myrmillonum armaturas : le myrmillon (ou mirmillon) était équipé de peu d'armes défensives : un petit casque qui ne couvrait pas la figure et un petit bouclier, le rendant ainsi très vulnérable. Son nom lui vient d'un poisson de mer, le morm´yros, dont il porte l'image sur son casque. Caligula réduisit encore cet armement pour augmenter les chances de ses adversaires, les thraces, qui étaient les gladiateurs favoris de l'empereur. L'anecdote racontée en XXXII, 5 semble confirmer que Caligula ne portait pas les mirmillons en grande estime.

Columbo : l'absence d'un indéfini quidam semble indiquer que ce Columbus était un gladiateur bien connu. Ceci dit, plusieurs gladiateurs ont porté ce nom, comme l'atteste l'Onomasticon du ThLL.

Columbinum : certains critiques observent que les auteurs anciens évoquent un usage agricole et médical du columbinum, fabriqué à base d'excréments de pigeon (columbinus) (voir le ThLL), et soupçonnent dès lors Suétone d'avoir été abusé par un calembour. Cependant, l'adverbe certe semble indiquer que Suétone a prévenu cette objection, en soulignant l'historicité de la découverte. Ceci dit, si l'on accepte qu'un flacon a effectivement été trouvé avec cette étiquette, rien ne prouve pour autant le lien avec la mort du gladiateur au-delà d'une malheureuse coïncidence des noms.

prasinae factioni : la faction Prasine regroupe les cochers vêtus de vert. Les prasini sont, en effet, les conducteurs de char habillés en vert lors des courses du cirque. Les cochers étaient des professionnels qui, sans être réputés infames comme les acteurs ou les gladiateurs, étaient généralement d'origine très modeste, affranchis ou esclaves. Le Code Théodosien les nomme parmi les inhonestae personae. Toutefois, sans parler des gains en espèces, la réputation d'un cocher pouvait devenir si grande que des jeunes gens de la plus haute noblesse et même des empereurs se mirent à conduire des chevaux dans le cirque (Caligula, Néron, Commode, Caracalla se produisirent en public comme cochers). Le métier était dangereux ;  les chutes étaient fréquentes, d'autant plus que les adversaires s'efforçaient de se gêner les uns les autres ; la principale difficulté de l'épreuve était de réussir à prendre le virage au plus près de la borne ou meta, sans la percuter. Les costumes des cochers nous sont bien connus par les mosaïques et quelques objets usuels (lampes, verres, etc.) :

• une tunique courte sans manches et n'arrivant que jusqu'au bas-ventre ; d'où une allure très dégagée qui fait contraste avec la tenue de l'Aurige de Delphes. La tunique est de la couleur de l'équipe à laquelle appartient le cocher ;

• sous la tunique, une sorte de justaucorps avec des manches longues et de couleur autre que celle du vêtement de dessus.

• les partis se reconnaissent aux combinaisons de couleurs des vêtements. Il y a ainsi quatre factions : le cocher de la faction blanche porte une casaque blanche à bordure rouge et bleue et des manches galonnées de rouge ; le cocher de la faction verte porte une casaque verte à galons rouges, des manches jaune pâle ; le cocher de la faction bleue, une casaque bleue et des manches bouton d'or à raies rouges et bleues ; le cocher de la faction rouge, une casaque rouge bordée de blanc et des manches jaunes et rouges.

Les avantages matériels et moraux du métier de cocher étaient considérables. N'étant pas attachés, en principe, à une faction, ils pouvaient louer leurs services aux plus offrants et les meilleurs d'entre eux étaient disputés à prix d'or. Les Verts ont été plusieurs fois la faction favorite des empereurs : Caligula, Néron, Vérus, Commode, Héliogabale ; Vitellius et Caracalla ont encouragé les Bleus. Les installations des cochers du cirque se trouvaient au nord-ouest du théâtre de Pompée, sur le Champ de Mars.

Eutycho : cfr. FLAVIUS JOSEPH, XIX, 256-257.

Incitatus, i  : nom du cheval de Caligula. Tout ce paragraphe constitue un climax dans l'énumération des excentricités démentes du prince, ainsi que le confirme le début du chapitre suivant. Placé en tête de cette longue phrase, le nom du cheval introduit une suite de privilèges progressivement plus scandaleux les uns que les autres, qui s'achève sur la fameuse allusion à l'élévation d'Incitatus au consulat. Dion Cassius ajoute même que Caligula avait inventé un serment par Incitatus (LIX, 14, 7 ; 28, 6) et qu'il en avait fait un de ses prêtres (LIX, 22, 3).

supellectilem : Louis II de Bavière mangeait aussi avec son cheval, jusqu'au jour où il lui cassa de la faïence précieuse !

consulatumdestinasse :  en LIX, 14, 7, Dion Cassius omet le verbe correspondant à traditur, ajoutant même que Caligula aurait certainement réalisé cette intention s'il avait vécu plus longtemps. Or, rien, sinon peut-être effectivement une rumeur, n'atteste que Caligula destina réellement le consulat à son cheval. La fin de ce chapitre est intéressante du point de vue de la façon dont Suétone conçoit l'histoire. À côté des faits avérés dont il affirme la réalité, ses Vies font état d'un nombre considérable d'autres faits qui sont relatés sous la forme de citations au style direct ou indirect,  ou de simples rumores introduits de diverses manières (fertur, traditur, dicitur, creditur, ut ferunt, etc.). S'il se bornait à rapporter les paroles d'auteurs nommément cités ou des opinions anonymes sans en tirer de conclusion, par désir d'être complet, afin de placer sous les yeux de son lecteur des traditions plus ou moins sûres mais sur la réalité desquelles il ne se prononcerait pas, on ne pourrait que louer les scrupules du biographe. Mais la fonction qu'il fait jouer aux citations et aux rumores n'est, en réalité, pas très différente de celle qu'il attribue aux faits eux-mêmes ; au même titre que ces derniers, les « rumeurs » interviennent comme éléments dans une démonstration, et elles contribuent à insinuer une opinion sur un César, sans que l'auteur ait à se donner la peine de faire la preuve de la validité des traditions qu'il rapporte. Suétone place en général les rumores sur le même plan que les faits selon lui mieux établis. Dans une énumération ascendante, destinée à accabler un César, les rumores se trouvent souvent au terme d'une série négative et contiennent l'accusation la plus énorme, celle qui suscitera la plus grande indignation de la part du lecteur : celui-ci, négligeant le fertur ou le dicitur qui l'introduit, ne sera sensible qu'à l'accumulation des allégations relevées, quel que soit leur degré de certitude (cfr. Tibère, XLIV, 3 ; Néron, XXX, 8). Ainsi, dans notre texte, Suétone introduit par une série de verbes à l'indicatif les nombreux exemples des goûts extravagants de Caligula : engouement pour un pantomime, pour les gladiateurs thraces, pour la faction des Verts, enfin pour son cheval Incitatus. Il s'étend plus longuement sur cette dernière passion : Caligula fait imposer silence au voisinage pour assurer le calme à son cheval, lui donne une écurie de marbre, une crèche d'ivoire, un palais, des esclaves, un mobilier ou de la vaisselle. C'est alors qu'intervient l'extravagance la plus inouïe : le projet d'élever Incitatus au consulat, mais elle est rapportée sous la forme d'un on-dit : consulatum quoque traditur destinasse. Par le relief que Suétone attribue à ce rumor dans la série des excentricités de Caligula, le biographe assimile si bien ce rumor à un fait objectif que, comme l'a relevé P. d'Hérouville dans un article déjà ancien sur ce passage, la postérité, à commencer par Dion Cassius, a supprimé le traditur et donné créance à la légende du consulat d'Incitatus : les historiens de l'antiquité ont présenté l'intention de Caligula comme un fait avéré, mais qu'il n'a pu réaliser faute de temps ; plus près de nous, Victor Hugo, dans William Shakespeare, II, 8 déforme la rumeur, à moins qu'il ne renvoie au détail rapporté par Dion Cassius : « Il fait son cheval pontife, comme plus tard Néron fera son singe dieu ». Du reste, ce scandale public — le titre de consul était la dignité la plus haute que pouvait accorder l'empereur — ne marque pas seulement un comble de folie dans le chapitre ; il est aussi une étape décisive dans la structure de la Vie, car il clôt la partie de l'œuvre consacrée au portrait de l'empereur. Immédiatement après, à partir du chapitre LVI, Suétone commence la dernière étape de la biographie, où il raconte la mort du prince et ses antécédents immédiats, par une transition qui associe étroitement ces événements et le catalogue des démences de Caligula dans une relation de cause à effet. La dernière anecdote que le lecteur retiendra du portrait de l'empereur est celle du consulat d'Incitatus, mais elle aura été amenée de manière telle qu'il aura vite fait d'oublier qu'il s'agissait en fait d'un simple rumor. Ailleurs, on observe même parfois un glissement inverse, du rumor au fait objectif. Il arrive, en effet, à Suétone de commencer une phrase par un dicitur, et de la poursuivre non par l'infinitif parfait qu'on attendrait, mais par un verbe au parfait de l'indicatif coordonné à la proposition, où le rumor est donné explicitement comme tel. Ainsi, en NŽron XXXII, 5 pour illustrer la cupidité de l'empereur, il y a passage subreptice du on-dit (dicitur) au fait avéré et indiscutable (exuit et non pas exuisse) ; il s'agit pourtant d'une seule et même anecdote, mais Suétone, à son insu, avoue par là qu'il ne fait pas de distinction bien nette entre le domaine des rumores et celui des réalités historiques lorsqu'il veut porter témoignage contre un César.

 

[56]

ita bacchantem atque grassantem : un des thèmes majeurs des Vies des Douze Césars est que Suétone attribue aux empereurs la responsabilité de leur malheur et de leur mort : l'affirmation d'une justice immanente ressort de maint récit où l'on peut apercevoir, parfois, la secrète satisfaction du biographe à montrer, au terme d'une longue litanie de crimes, que les Césars ont forgé leurs propres souffrances ou ont suscité, à leur insu, le complot auquel ils succomberont. Ainsi pour Caligula. Même s'il a précédemment dit que les vices du prince s'expliquaient pour une bonne part par un dérangement de l'esprit (LI, 1), Suétone ne manque pas de souligner ici que Caligula est allé au-devant de son châtiment par son comportement de fou criminel. Il établit ainsi une corrélation entre sa conduite (chap. XXII-LV) et sa chute. Le lien de cause à effet entre les actions d'un prince et sa mort seront encore mieux exprimées dans la Vie de Néron. Cicéron employait déjà le même verbe bacchor à propos de Catilina et de son complice Céthégus (Cat. I, 26 ; IV, 11) : ce parallèle avec des personnages qui ont constitué une des menaces les plus graves et les plus emblématiques qu'a dû affronter l'État romain sous la République invite à considérer Caligula également comme une menace contre Rome, justifiant ainsi les conspirations et l'assassinat de l'empereur au nom de la survie de l'État.

una alteraque : suppose qu'il n'y a eu que deux conspirations avérées contre Caligula. En XXVI, 4, Suétone évoque la conspiration du questeur Betilienus Bassus, à l'automne 40 (voir SEN., de ira, III, 18, 3) ; une année plus tôt, à l'automne 39, la conjuration de Gaetulicus et de Lepidus (cfr. Claude, IX, 3 ; Cal., XXIV, 5 ) compromet aussi la maîtresse de ce dernier, Agrippine, la sœur de Caligula et la mère du jeune Néron, qui est exilée par l'empereur sur une île de proscription (Pontia) dans la mer Tyrrhénienne et condamnée à emporter avec elle les cendres de son amant égorgé, pour les ramener à sa famille.

duo : il s'agit de Cassius Chaerea et de Cornelius Sabinus, les deux complices les plus actifs dans la conjuration contre Caligula (voir LVIII, 3 ; FLAVIUS JOSEPH, A.I., XIX, 46-48).

libertorum : les autres sources mentionnent seulement l'affranchi Calliste (voir TAC., Ann. XI, 29, 1 ; FLAVIUS JOSEPH, A.I., XIX, 64 ; DION CASSIUS, LIX, 29, 1).

Palatinis ludis : les Jeux Palatins sont, au départ, des jeux privés institués par Livie, l'épouse d'Auguste, pour honorer la mémoire de son mari. Ces jeux se donnaient sur le Palatin ; à l'origine, ils duraient trois jours. Les ludi Palatini n'entraient donc pas dans le cadre des jeux officiels organisés par l'État romain, mais tous les empereurs se firent une loi de les célébrer chaque année en hommage au premier d'entre eux. Toutes les sources ne sont pas d'accord sur la durée exacte de ces jeux ; mais, selon Dion Cassius (LIX, 29, 5-6), il semble bien qu'en 41, l'année de la mort de Caligula, les jeux duraient déjà cinq jours, du 17 au 21 janvier ; selon le même témoignage, Caligula avait lui-même ajouté trois jours aux jeux de 41, et, selon Flavius Joseph (A.I., XIX, 77 sq), il fut assassiné au dernier jour de ces jeux par Chaerea et ses complices.

adgredi : jeu de mots egressum/adgredi.

Cassius Chaerea : dans sa pièce Caligula, Camus confond ce personnage avec le « vieux sénateur », victime des mêmes accusations et outrages de l'empereur. Ce personnage se distingue pour la première fois comme un centurion courageux lors de la révolte des légions de Germanie en 14 (TAC., Ann. I, 32, 2, qui évoque, à cette occasion, la célébrité que lui a valu l'assassinat de Caligula). Suétone introduit le nom de Chaerea à cet endroit du récit pour donner du sens aux présages du chapitre 57 qui feront intervenir le prénom Cassius.

cohortis praetoriae : au départ, les cohortes prétoriennes (cohors praetoria) formaient la garde personnelle des généraux républicains, avant de former celle de l'empereur. À partir d'Auguste, les prétoriens eurent pour service de monter la faction au palais impérial et d'accompagner le prince aussi bien dans ses voyages et expéditions militaires que dans les cérémonies officielles et parties de plaisir (comme les jeux). Leur proximité par rapport au prince en faisait à la fois des alliés et des suspects ; ils sont plusieurs fois intervenus dans la désignation, la révocation ou tout simplement l'assassinat des empereurs, et l'exemple de Caligula n'en est qu'un parmi d'autres. Constantin supprimera cette institution en 312. La garde prétorienne est composée de 9 cohortes portées à 10 par Domitien, et chaque cohorte comprend 500 hommes (1000 à partir de Septime-Sévère à la fin du IIe s.) Chaque cohorte est commandée par un tribun ; un va-et-vient incessant était organisé entre les meilleurs éléments des légions et ceux des cohortes. Les prétoriens bénéficiaient également d'avantages importants, notamment financiers, par rapport aux autres soldats romains.

seniorem : en Ann. I, 32, 2, Tacite le présente comme adulescens, au moment de la mutinerie militaire de 14 ; or l'âge normal pour accéder au rang de centurion était de 35 ans ; Chaerea devait donc être âgé d'environ 60 ans en 41, au moment de la conjuration.

denotare : « marquer de la nota » : la nota était la « note » ou le blâme infligé par les censeurs, qui étaient les gardiens de la moralité publique, aux citoyens indignes ; cette note justificative et motivée était écrite dans un calepin à côté du nom de la personne qui avait encouru un blâme. Sénèque (const. XVIII, 3) confirme l'accusation infamante de Caligula contre Chaerea (mollem et effeminatum), handicapé par un débit de voix qui prêtait à ambiguïté.

signum : dans le langage militaire, le signum est le son de la trompette qui indique le début du combat ou le départ des troupes ; il est aussi, comme ici, le « mot d'ordre » régulièrement communiqué aux chefs militaires sous la forme de quelques paroles ou phrases imaginées par le général ou l'empereur, servant alors de mot de passe, par exemple lors des factions de nuit (cfr. Claud., XLII, 4 ; Nero, IX, 3) ; ce mot d'ordre pouvait aussi être le nom d'une divinité ou un terme militaire. En particulier, le tribun qui commandait la cohorte prétorienne chargée de la garde du palais impérial recevait chaque jour un signum différent de l'empereur.

Priapus : Priape est la personnification de la puissance génératrice dans la mythologie gréco-romaine. Il a été adopté par les fidèles des cultes à mystères comme divinité qui donne le moyen d'arriver à la vie éternelle et qui livre le secret de la vie ; à cet égard, il fut confondu avec Pan. Plus simplement, pour la foule, Priape est une divinité rustique, honorée par les bergers et les cultivateurs ; il est d'abord représenté comme un phallus en érection que l'art a ensuite essayé de dissimuler sous les plis d'un manteau ou d'une robe ; mais les images populaires n'en cherchent pas tant et les idoles rustiques de Priape ne reculent pas devant des représentations obscènes. On imagine sans peine qu'un mot d'ordre comme « Priape » ou « Vénus » devait être particulièrement infamant à prononcer pour un haut responsable militaire, conscient de sa valeur d'homme de combat ; ceci dit, on sait que César utilisait aussi le signum « Vénus » pour souligner l'ascendance divine de la gens Iulia.

osculandam manum : le baiser de main est une pratique courante de la salutatio (voir e.g. Tib., LXXII, 6 ; Dom., XII, 7) ; ce qui l'est moins, c'est évidemment le geste obscène qui l'accompagne et qui imite sans doute la forme et le mouvement d'un organe sexuel (MARTIAL, II, 28, 2 ; VI, 70, 5) !

 

[57]

prodigia : comme tout bon Romain, Suétone croyait à la force des ostenta dans l'annonce des moments décisifs de la vie des empereurs, en particulier leur avènement ou leur mort. Une lettre de Pline le Jeune au biographe confirme cet intérêt personnel (epist. I, 18). Dans la species qu'il leur consacre, Suétone raconte ces prodiges en interprétant l'élément prophétique qu'il croit y découvrir, ce en quoi il n'est pas toujours d'accord avec les autres auteurs qui ont raconté les mêmes faits. Par ailleurs, Suétone s'intéresse aussi à l'attitude adoptée par les empereurs à l'égard de ces prodiges : Vitellius et Caligula les ont largement méprisés, mme si nous allons voir ici que Gaius n'y a pas toujours ŽtŽ indiffŽrent ; Néron les a négligés, confirmant ainsi des comportements globalement vicieux et monstrueux qui ont précipité leur chute ; César, Othon et Vespasien étaient également indifférents à ces prédictions. Les prodiges qui ont annoncé l'assassinat de Caligula relèvent essentiellement d'interventions divines ou d'événements qui se sont produits lors de cérémonies religieuses (sacrifice) ou de représentations théâtrales mettant en scène des épisodes sanglants ou infernaux. On pourrait penser que Suétone accumule ces prodiges pour montrer, d'une part, que la volonté des dieux avait concouru au meurtre de l'empereur : Jupiter, le maître des dieux, dieu de l'État romain, protecteur de l'État et du prince, Apollon, protecteur personnel d'Auguste, le premier empereur, Fortuna, déesse éminemment romaine, tous se liguent contre le souverain qui s'est montré indigne de sa fonction. La multiplication des prodiges apparus au cours de représentations théâtrales semble annoncer, d'autre part, un assassinat qui se produira à l'issue d'un spectacle, et le sang d'un sacrifice pourrait indiquer que le meurtre du prince sera perpétré sur le mode d'un rite sacrificiel.

Cassius : Suétone renonce à identifier ce personnage, mais la présence de quidam semble indiquer qu'il n'était pas totalement inconnu des lecteurs ; ce qui importe en l'occurrence c'est qu'il porte le même prénom que le meurtrier de l'empereur (Cassius Chaerea) et qu'il survient fortuitement au moment même où Caligula fait déplacer une statue de Jupiter à laquelle un taureau devait être sacrifié, privant ainsi le dieu du culte qui lui était dû : le rire de la statue est le signe du désaveu divin.

Capitolium : une des sept collines de Rome, sur laquelle était bâti le temple de Jupiter Capitolin, le dieu majeur du panthéon romain ; nom donné par d'autres villes ou colonies à leurs citadelles ou à leurs temples les plus magnifiques, par souci de mimétisme avec la métropole romaine.

Id(ibus) Mart(iis) : 15 mars : cette date était la date anniversaire de l'assassinat de Jules César, le 15 mars 44 ACN ; elle coïncidait avec l'anniversaire de la mort de Tibère et de l'avènement de Caligula le 16 mars 37. Les Romains n'ont pas manqué d'établir un rapport entre ces événéments, y voyant un mauvais présage pour un prince qui s'était comporté comme un tyran.

cella Palatini atriensis : = cella (dei) Palatini atriensis : dans la Vie d'Auguste, XXIX, 4, Suétone a expliqué qu'Auguste a fait élever le temple d'Apollon dans une partie de son palais du Palatin (qui est devenu le palais des Césars) qui avait été frappée par la foudre et que le dieu avait, d'après la réponse des haruspices, réclamée pour lui.

• Le « sanctuaire du dieu Palatin » est, dès lors, à comprendre comme le « sanctuaire d'Apollon Palatin » : c'est dans ce sanctuaire qu'étaient notamment conservés les Livres sibyllins. Apollon fut adopté comme protecteur personnel par Auguste qui lui attribuait sa victoire navale d'Actium sur Antoine et Cléopâtre en 31 ACN.

atriensis : l'atrium était la pièce principale de l'habitation romaine, dans laquelle se réunissaient les membres de la famille et les intimes du maître de maison, notamment pour pratiquer les cultes prévus par la religion familiale ; le foyer domestique, lieu central de ces pratiques, s'y trouvait et sa fumée noircissait les murs de la pièce, d'où le nom atrium (ater, noir ; fr. âtre). Parmi ses nombreuses fonctions, Apollon est le gardien de l'atrium et donc de la famille.

custodibus domino: Suétone utilise ces mots précisément pour souligner l'acuité du prodige relatif à Apollon, gardien de l'atrium ou de la maison.

genitura : l'astrologie était une pratique courante à Rome, et notamment dans le chef des empereurs : le jeune Octave l'a pratiquée, mais aussi Tibère et Domitien ; Horace la condamne dans sa célèbre ode à Leuconoé (carm. I, 11).

Sulla mathematicus : personnage inconnu par ailleurs.

Fortunae Antiatinae : il y avait à Antium (ville natale de Caligula selon plusieurs sources, dont Suétone [VIII, 5], située dans le Latium, sur un promontoire de la côte d'Étrurie, au sud de Rome) deux « Fortunes » qui rendaient des oracles, et que Martial appelle « les sœurs infaillibles » (MART., V, 1, 3). Fortuna est à Rome la véritable divinité du Destin ; elle a de nombreux temples à Rome et en Italie, et elle emprunte à la déesse grecque correspondante, Tychè, son attribut essentiel qui est la corne d'abondance. On ajoute à Fortuna des épithètes indiquant sur quelle catégorie d'individus on appelait sa bienveillance : uirilis, equestris, muliebris, etc. Elle est aussi associée à des chances matérielles ou collectives (les villes, les peuples, l'Empire), etc. À Antium se dressait un temple fameux dédié à Fortuna equestris, où s'élevaient deux statues représentant cette déesse (voir J. CHAMPEAUX, Fortuna : recherches sur le culte de la Fortune à Rome et dans le monde romain des origines à la mort de César, Rome, École française de Rome, 1982 [Collection de l'École française de Rome, t. 64], p. 149-182). Les « sorts » des Fortunes d'Antium étaient particulièrement écoutés ; en l'occurrence, Caligula leur accorde d'autant plus d'attention qu'il était précisément originaire de cette ville, mais il les interprète mal.

Cassio : Cassius est, en effet, le prénom de Chaerea, l'assassin de Caligula ; mais ce dernier se méprend sur l'identité du personnage désigné par les « sorts » et fait assassiner quelqu'un d'autre à sa place.

Cassium Longinum : il s'agit de Caius, le frère cadet de L. Cassius Longinus cité en Cal. XXIV, 2 et qui avait épousé la sœur préférée de l'empereur, Drusilla. À l'inverse de son frère qui était, semble-t-il, une nullité, le jeune Cassius était un juriste renommé et fondateur d'une école de rhétorique.

somniauit :peu avant leur mort, César (Caes., LXXXI, 7) et Domitien (Dom., XV, 7) virent également en songe, respectivement Jupiter et Minerve ; si Jupiter semble annoncer, par son geste, qu'il refuse désormais sa protection à Caligula, Minerve annonce à Domitien qu'elle ne peut plus le défendre parce que Jupiter l'a désarmée. Plusieurs fois dans sa Vie, Suétone a stigmatisé l'insolente familiarité de Caligula avec Jupiter ; le rêve de l'empereur souligne que le maître des dieux souhaite à présent reprendre ses droits et régler son compte à l'usurpateur.

forte :Suétone distingue ce qu'il tient comme des présages avérés et de simples incidents qui se sont produits ce jour-là sans que l'on puisse dire s'ils entraient dans la catégorie des ostenta.

sacrificans : le participe apposé semble indiquer que Caligula était l'officiant de ce sacrifice ; chez Flavius Joseph (A.I., XIX, 87), le sacrificateur n'est pas nommé ; ce n'est pas l'empereur qui est éclaboussé du sang de la victime, mais un autre personnage, le sénateur Nonius Asprenas, et la divinité honorée par le sacrifice est Auguste, en l'honneur de qui sont organisés les Jeux Palatins.

tragoediam : selon Flavius Joseph (A.I., XIX, 94), cette tragédie suivait le mime Laureolus qui est évoqué ensuite par Suétone. S'il s'agit bien de la même pièce, l'historien juif nous apprend que cette tragédie était intitulée Cinyras et racontait l'histoire de la relation incestueuse entre le premier roi de Chypre et sa fille Myrrha/Smyrna (voir OV., met. X, 298 sq).

Philippus : Philippe de Macédoine était le père d'Alexandre le Grand, le modèle hellénistique du conquérant et du souverain d'empire. Cette coïncidence est confirmée par Flavius Joseph qui évoque aussi l'assassinat du roi de Macédoine au moment où il assistait à une pièce de théâtre.

Laureolo mimo : personnage fictif ou réel, Laureolus était un voleur de grand chemin fameux, dont on disait qu'une fois arrêté, il fut livré aux bêtes après avoir été crucifié. Le sort de ce personnage est devenu le sujet d'une pièce de mime qui portait le même nom et dans laquelle l'acteur principal disparaissait au moment de la crucifixion pour laisser le rôle à un condamné à mort réellement mis en croix, déchiré et dévoré par un fauve à sa place ; dans son Liber spectaculorum, VII, le poète Martial (qui écrit sous Titus et Domitien) parle d'un criminel, non falsa pendens in cruce Laureolus (voir aussi JUVÉNAL, sat. VIII, 187-188). Ce mime a été composé par un certain Catullus (cité par Juvénal au vers 186), qu'il ne faut évidemment pas confondre avec son célèbre homonyme de Vérone ; certains l'ont identifié avec un des mignons de Caligula, évoqué par Suétone en Cal. XXXVI, 3, d'autres avec un personnage qui aurait vécu dans les dernières années de la République. Flavius Joseph (A.I. XIX, 94) confirme que ce mime a bien été représenté en 41 devant Caligula ; mais il ajoute qu'il fut suivi d'un autre spectacle, avec lequel Suétone confond le mime du brigand, à savoir la tragédie Cinyras, où effectivement « l'acteur » n'est pas mis en croix, mais se suicide après la mort de sa fille en se précipitant du haut d'un édifice en même temps que ses autres filles ; on peut imaginer que l'organisateur du spectacle ait ici aussi pimenté la représentation en troquant l'acteur prévu par la pièce contre un condamné « suicidé » pour la cause. Sur le Laureolus, voir l'article de L. HERMANN, Laureolus, dans M. RENARD — P. LAURENS, Hommages à Henry Bardon, Bruxelles, Latomus, 1985, p. 225-234 (Coll. Latomus, t. 187).

plures secundarum : seul Suétone évoque l'intervention des « seconds rôles ». Les acteurs principaux pouvaient, en effet, désigner d'autres acteurs qui jouaient des rôles mineurs, mais ils désignaient aussi, comme c'est sans doute le cas ici, les hypocritae ou les mimes qui divertissaient le public en reproduisant, en imitant ou en parodiant les gestes et les actions de l'acteur principal après sa performance. Selon Flavius Joseph (A.I., XIX, 94), l'abondance du sang sur la scène s'explique d'ailleurs par le fait que, pour mieux représenter la mort des personnages, on avait apporté et répandu quantité de sang en plus, laissant entendre que les mises à mort réelles ont pu être doublées de parodies d'exécutions. Sur ces secundae partes,  voir e.g. SEN., de Ira, III, 8, 6 ; HOR., epist. I, 18, 14.

cruore scaena abundauit :le prodige en lui-même est énoncé en trois mots, brutalement, en fin de phrase, dans l'apodose, après une longue protase qui en décrit le contexte. Pour Suétone, l'élément significatif du prodige est effectivement l'ensanglantement de la scène, alors que pour Flavius Joseph (A.I., XIX, 91) le Laureolus n'avait pas été mis par hasard au programme d'un spectacle ambigu qui devait comporter, selon un des organisateurs, « l'assassinat d'un tyran ».

argumenta inferorum : il s'agissait probablement d'un spectacle qui racontait les errances d'Osiris dans les enfers avant qu'Isis, son épouse, n'ait retrouvé et reconstitué son corps découpé en morceaux par le dieu Seth. On sait que Caligula introduisit à Rome le culte et les mystères égyptiens de la déesse Isis qui deviendront très populaires et qui, au IIe siècle, s'étendront à l'ensemble du bassin méditerranéen (voir le livre XI des Métamorphoses d'Apulée). Par ailleurs, Pline l'Ancien rapporte également que Caligula fit ramener tout exprès d'Égypte un obélisque pour orner son nouveau cirque à Rome ; c'est le célèbre obélisque qui se trouve aujourd'hui au centre de la place Saint-Pierre du Vatican. L'égyptomanie de Caligula, qui se manifeste aussi dans sa fascination pour les formes hellénistiques du pouvoir et pour les pratiques théocratiques et endogames des monarques d'Égypte et de Syrie, est un fait bien connu, qu'il faut peut-être mettre sur le compte de son hérédité, puisqu'il était un descendant de Marc-Antoine, l'amant de Cléopâtre. L'élément significatif de ce présage est la conjonction d'un sujet égyptien, fort apprécié par l'empereur, et d'une représentation du royaume des morts.

 

[58]

VIIII Kal. Febr. : = a(nte) d(iem) nonum Kalendas Februarias : le neuvième jour avant les Calendes de février, soit le 24 janvier.

• Chez les Romains, trois jours du mois portent un nom spécifique : les Calendes (le premier jour du mois), les Nones (5e jour du mois ordinaire et 7e jour de mars, mai, juillet, octobre), les Ides (13e jour des mois ordinaires, 15e jour de mars, mai, juillet, octobre). La veille d'un de ces jours se disait pridie + acc. de l'un de ces trois noms : pridie Kalendas Ianuarias, par exemple, soit le 31 décembre. Pour les autres jours, on utilisait l'expression figée ante diem (a.d.) (que l'on pouvait même sous-entendre, comme ici) + acc. du numéral ordinal représentant le jour calculé dans un compte à rebours à partir des Calendes, des Nones ou des Ides (à l'accusatif), ces jours fixes étant inclus dans le compte : a(nte) d(iem) quartum Idus Apriles : « le quatrième jour avant les Ides d'avril », soit le 10 avril (CLAVIS, 304 et 305). Les expressions ante diem… Kalendas, Nonas, Idus… sont considérées comme un lexème et peuvent être associées à une préposition : conferre rem in ante diem quintum Kalendas Nouembres : « reporter une chose au 28 octobre ».

• Aucune source épigraphique ne précise le jour de la mort de Caligula ou celui de l'avènement de Claude. Selon Suétone, Caligula a été assassiné le 24 janvier. Ce témoignage ne concorde pas avec celui de Flavius Joseph ni de Dion Cassius qui semblent avoir mal calculé, mais qui donnent des éléments confirmant la date de Suétone : selon Flavius Joseph, qui le répète plusieurs fois en A.I., XIX, 77 sq, Caligula a été assassiné le dernier jour des Jeux Palatins, nonobstant le fait que l'historien ne fait durer ces jeux que trois jours ; selon Dion Cassius, LIX, 29, 5-6, les conjurés ont attendu cinq jours après le début des jeux pour passer à l'action, au moment où Caligula a annoncé qu'il prolongeait les jeux de trois jours pour danser et jouer la tragédie, sans doute les trois jours dont parlait Flavius Joseph ; si l'on réunit les deux témoignages, les Jeux Palatins organisés par Caligula en 41 ont duré huit jours et l'empereur a donc bien été assassiné le 24 janvier, soit le dernier jour de ces jeux.

hora… septima : midi. La septième heure commence toujours à midi, quelles que soient les saisons. Contrairement à Suétone, Flavius Joseph note la neuvième heure (A.I., XIX, 99). Sachant que le relais de la garde prétorienne avait lieu à la huitième heure (MART., X, 48, 1-2), l'un de ces deux témoignages est certainement fautif, dans la mesure où il situe l'assassinat à un moment où les conjurés n'étaient pas encore ou plus en fonction. La suite de la phrase confirme plut™t le tŽmoignage de SuŽtone, pour autant que le dŽtail du prandium corresponde bien ˆ la rŽalitŽ.

suadentibus amicis : Flavius Joseph n'en mentionne qu'un, le sénateur Nonius Asprenas, qui avait été éclaboussé du sang du sacrifice (A.I., XIX, 98).

crypta : plus précis que Suétone, Flavius Joseph évoque également un passage emprunté par Caligula, une fois entré dans le palais, pour en rejoindre les bains (A.I., XIX, 104) ; cependant, si l'on en croit Flavius Joseph, et contrairement à l'expression transeundum erat de Suétone, Caligula n'était pas obligé de passer par là : au contraire, il a choisi de quitter l'itinéraire ordinaire, qu'avaient, du reste, déjà suivi les compagnons du prince et où l'attendaient ses familiers, pour suivre un chemin dérobé qui lui permettait de voir les garçons dont il sera question à la phrase suivante.

pueri nobiles ex Asia : ce détail est aussi attesté, mais de façon plus précise, par Flavius Joseph (A.I., XIX, 104) et Dion Cassius (LIX, 29, 6 ; LX, 7, 2). Il s'agissait d'enfants effectivement amenés de villes asiatiques pour constituer des chœurs chargés de chanter des hymnes et de danser pendant les cérémonies et les sacrifices impériaux organisés par Caligula. César avait déjà fait venir des principum liberi d'Asie et de Bithynie pour les mêmes raisons. Seul Suétone rapporte les encouragements de Caligula à la troupe.

duplex… fama : seul Suétone rapporte plusieurs versions du meurtre, même si Flavius Joseph admet plusieurs explications pour l'apparente maladresse de Chaerea (A.I., XIX, 107). Voir aussi Cl., XLIV, 2 sq. ; Tib., LXXIII, 2 sq. En réalité, les deux versions de Suétone ne s'excluent pas et peuvent très bien n'être que deux moments d'une seule embuscade.

a tergo : ce détail n'est rapporté que par Suétone. Jules César fut également frappé « par derrière » (D.I., LXXXII, 1).

Hoc age : « Fais ». Formule religieuse. Le rituel du sacrifice prévoyait que le sacrificateur devait demander au prêtre : Agone ? (« Dois-je agir ? », c'est-à-dire frapper), à quoi le prêtre répondait : Age ou Hoc age, « agis », c'est-à-dire « frappe » (VARRON, L.L., VI, 12 ; OV., fast. I, 322 sq). Selon Suétone, l'assassinat de Caligula s'est déroulé comme un sacrifice, en l'occurrence de purification, Chaerea jouant le rôle du prêtre et Sabinus celui du sacrificateur, qui répond aussitôt à l'injonction en transperçant de face la poitrine de l'empereur ; sans reprendre la mise en scène rapportée par Suétone, Dion Cassius (LIX, 30, 1) confirme cette interprétation. Cette première version de la mort de Caligula reproduit les phases mêmes du rite sacrificiel, où on ouvre d'un coup de pointe la gorge de la victime en ramenant sa tête en arrière : Caligula est d'abord blessé au cou, par derrière, par le tranchant de l'épée de Chaerea qui prononce les paroles du prêtre ordonnant le sacrifice. Galba prononcera les mêmes paroles à l'adresse de ses assassins (Galba, XX, 2). Chez Flavius Joseph (A.I., XIX, 105 sq), les connotations religieuses du meurtre sont absentes : après lui avoir demandé le mot de passe, injurieux selon son habitude, Chaerea frappe et blesse grièvement l'empereur entre le cou et l'épaule ; Sabinus empêche ensuite Caligula de fuir et le fait tomber sur les genoux avant que les autres conjurés ne l'achèvent.

Cornelium Sabinum :comme Chaerea, Sabinus commandait une cohorte prétorienne chargée de la garde de l'empereur.

summota… turba : cfr. Cl., X, 2.

signum : comme on vient de le voir, chez Flavius Joseph, c'est Chaerea qui a demandé le mot de passe, et non Sabinus.

Accipe ratum : = accipe (Iouem) ratum : « reçois le Jupiter exaucé, ratifié ». Après que Caligula a donné à Sabinus le mot d'ordre de la journée, « Jupiter », en bon exécutant et en bon soldat, Chaerea obéit au mot d'ordre et répond à l'empereur, d'une façon qui n'était sans doute pas tout à fait prévue par Caligula : « Attrape, il est bien là ». La conjecture iratum de Juste-Lipse est intéressante, mais ne s'impose pas. Un nom de dieu est habituel pour mot de passe ; par ailleurs, Caligula prétendait entretenir des relations privilégiées avec Jupiter Capitolin, dont il s'était arrogé les deux surnoms Optimus Maximus, « Très-Bon-Très-Grand » et qu'il disait fréquenter personnellement. Un des autres surnoms de Jupiter était Vltor, « le Vengeur » ; la réponse de Chaerea fait sans doute allusion à cette autre fonction du maître des dieux. Suétone et Flavius Joseph ne s'accordent pas sur cette version : pour l'historien juif, le mot de passe est donné à Chaerea et non à Sabinus ; d'autre part, il ne s'agissait certainement pas de « Jupiter », puisque Chaerea s'est senti agressé par un mot de passe railleur et injurieux (A.I., XIX, 105).

contractis membris : Caligula se replie sur lui-même, se met en boule pour éviter les coups, et non « se tortille », comme on le trouve dans certaines traductions.

Se uiuere : les derniers mots de l'empereur sont omis par Flavius Joseph qui dit que Caligula est resté silencieux, à l'exception d'un soupir après le premier coup porté par Chaerea. Quelle que soit la réalité de ces derniers mots, Suétone aime en faire état à l'occasion de la mort des empereurs, comme pour y chercher une parole prophétique ou un résumé de l'existence du César. « Se uiuere » semble indiquer que Caligula ne meurt pas et qu'il a bien l'intention de continuer à vivre, comme un fantôme ou dans l'âme damnée de ses successeurs, ce en quoi il ne s'est pas tout à fait trompé !

ceteri : Flavius Joseph précise qu'un certain Aquila a donné le coup fatal à Caligula (A.I., XIX, 101).

triginta : (numéral invariable) trente. Cette précision numérique est absente chez Sénèque (const. XVIII, 3) et Flavius Joseph (A.I., XIX, 110), qui parlent l'un et l'autre de nombreux coups ; déjà pour César, Suétone avait signalé qu'il avait reçu vingt-trois coups (Caes.,  LXXXII, 2).

Repete : selon certains, il s'agissait d'un cri de gladiateurs ; en toute hypothèse, le verbe est utilisé lors de combats singuliers : voir e.g. LIV., IV, 19, 5 ou OV., met. IV, 734.

per obscena : seul Suétone rapporte cette phase ultime de l'assassinat ; elle punit en tout cas bien à propos un empereur dont les déviances sexuelles ont été largement soulignées par l'historien. Dion Cassius, pour sa part, évoque une scène de cannibalisme (LIX, 29, 7).

in auxilium : chez Flavius Joseph (A.I., XIX, 103), personne n'est accouru au secours de Caligula, qui est mort sans défense, ce qui semble plutôt confirmer l'expression summota… turba de la deuxième version de Suétone. En revanche, l'historien juif confirme la réaction des Germains, qui ont été les premiers à apprendre l'assassinat du prince et à vouloir le venger.

senatores innoxios : toujours selon Flavius Joseph (A.I., XIX, 123 sq), trois sénateurs ont péri dans l'aventure : P. Nonius Asprenas, qui avait été éclaboussé par le sang du sacrifice et qui découvrait ainsi à ses dépens le sens du présage funeste (A.I., XIX, 90. 119 sq) ; un certain Norbanus et un autre Anteius. L'innocence de ces sénateurs est, en revanche, moins avérée que ne le prétend Suétone : Asprenas faisait partie des conjurés ; la complicité des deux autres est plus conjecturale.

 

La mort des empereurs

Un des buts essentiels de l'œuvre de Suétone est l'édification de son lecteur. Il y a eu des tyrans parmi ceux qui ont régné sur l'Empire, mais le mauvais usage du pouvoir a toujours trouvé son châtiment. Suétone ne se contente pas d'enregistrer l'évidence désolante d'une majorité de mauvais empereurs, ou de règnes qui ont très bien commencé et qui se sont souvent révélés être les plus abominables ; il ne se complaît pas dans la vision statique et stérile des malheurs dus aux mauvais Césars. Suétone a le souci de démontrer que les tyrans ont été leurs propres victimes. Les actes dont ils se sont rendus coupables les ont conduits inévitablement au tourment intérieur et à une mort atroce qu'ils ont méritée. À cet effet, Suétone aime établir un lien étroit entre la description des crimes des mauvais princes et le récit de leurs souffrances morales ou des conjurations qui ont fini par les abattre, de façon qu'il soit bien clair pour le lecteur que ces morts ne sont pas des événements fortuits, mais l'issue d'une juste punition.

En outre, la mort des Césars est toujours un chapitre important et souvent très développé des différentes biographies impériales, où Suétone semble suggérer une valeur symbolique qui fait des derniers instants du prince le reflet de sa vie, ou, à tout le moins, son ultime sanction : belles morts pour les belles vies, laides morts pour les laides vies. À la mort sereine d'Auguste, à la mort « impériale » de Vespasien s'opposent les morts plus ou moins atroces de Tibère, Caligula, Claude, Néron, Galba, Vitellius, Domitien. Dans la biographie de Titus, qu'il considère comme un des empereurs les plus nobles, Suétone omet une circonstance horrible qui l'eût assimilée à la mort des mauvais empereurs : en effet, selon des historiens anciens, Titus aurait été empoisonné par son frère Domitien (voir aussi Tibère et Claude), ou bien il serait mort d'une maladie aggravée par ce même frère. Suétone n'évoque ce détail que dans la Vie de Domitien, pour dénoncer l'impietas du nouvel empereur ; dans la Vie de Titus, Suétone semble attribuer la mort du prince à la fièvre, sans aucun détail sur les circonstances qui ont entouré ses derniers moments, pour éviter de ternir la perfection de Titus, car un bon prince ne peut pas mourir empoisonné. Pour Caligula, même si Suétone atténue son jugement en disant que les vices s'expliquent pour une part par un dérangement de l'esprit, il ne manque pas pour autant de souligner que ce prince est allé au-devant de son châtiment par son comportement de fou criminel : Ita bacchantem atque grassantem non defuit plerisque animus adoriri (LVI, 1). Il établit ainsi une corrélation entre la conduite et la chute de l'empereur : deux conspirations échouent, la troisième réussit. Les exemples de Néron et de Vitellius sont sans doute encore plus évidents.

La mort des mauvais empereurs est donc toujours entachée de circonstances atroces : le poison, le poignard, le lynchage, parfois, interrompent leur vie. Dans son récit, Suétone ne ménage pas son sens de l'horreur, son goût du détail morbide : il s'étend, avec complaisance et une précision clinique qui traduit une sorte de fascination, sur les morts de la plupart des Césars, pour lesquelles il s'est plu à reproduire les détails que lui transmettaient ses sources et que d'autres auteurs ont parfois négligés ou atténués. À l'horreur s'ajoute souvent l'ignominie, sans que jamais un comportement digne et décent confère la moindre noblesse aux derniers moments de la vie de ces empereurs. Ce parti-pris de réalisme atroce, nous le retrouvons dans le récit de la mort sanglante de Caligula : boxé, « schooté », « butté », saigné, immolé comme une bête de sacrifice, frappé par derrrière, hurlant, massacré de trente coups de couteau, avec, comme comble de l'horreur, le dernier détail particulièrement cruel et immonde qui punit toutes les turpitudes sexuelles de l'empereur. Ainsi les récits des morts des Césars ne sont pas des hors-d'œuvre, ni de simples morceaux de bravoure. Ils ont une fonction bien déterminée dans la biographie : prouver que les Césars ont eu la fin qu'ils méritaient et que la justice existe. Suétone croit à une justice immanente suspendue au-dessus des Césars et qui finit toujours par éclater. La comparaison avec Tacite est de ce point de vue très instructive : Suétone omet toujours le détail ou la parole qui pourrait conférer quelque noblesse aux derniers moments d'un mauvais empereur, et que rapporte Tacite (e.g. pour Vitellius) ; en revanche, il évoque les détails les plus insoutenables de ces morts, sur lesquels Tacite avait fait silence, pour noircir encore les derniers instants du tyran.

 

[59]

uiginti nouem : en réalité, Caligula était dans sa vingt-neuvième année ; il a donc vécu, stricto sensu, 28 ans. Or Suétone connaît avec exactitude la longueur du règne de Caligula et la date de naissance de l'empereur (voir VIII, 1 : 31 août 12 PCN) ; par ailleurs, il use plutôt habituellement du système ordinal pour nombrer les années de vie ou de règne des empereurs. Y a-t-il ici confusion entre les deux systèmes ou défaillance de la tradition manuscrite qui a ajouté un jambage au chiffre romain ? La question reste ouverte.

imperauit : ce n'est pas le lieu d'entrer ici dans le détail des témoignages concernant la durée précise du règne de Caligula, mais il est intéressant de noter qu'ils sont nombreux et qu'ils varient très fort d'un auteur à l'autre. Celui de Suétone concorde avec celui de l'abréviateur Eutrope (IVe s.), VII, 12, 4. En tout état de cause, aucun de ces témoignages ne calcule à partir de la date à laquelle Caligula fut acclamé imperator par le Sénat, soit le 18 mars 37. Tibère est mort le 16 mars (Tib., LXXIII, 2) ; pour que le calcul de Suétone soit correct, si l'on considère que Caligula a été assassiné le 24 janvier 41, il faut faire commencer le règne le 17 mars 37.

cadauer : chez Suétone, ce mot désigne le corps privé d'honneurs des mauvais empereurs décédés (voir aussi Tib., LXXV, 1).

hortos Lamianos : les horti Lamiani ou Jardins de Lamia étaient situés près de ceux de Mécène et appelés du nom de leur premier possesseur, L. Aelius Lamia, consul en 3 PCN. Caligula avait annexé ces deux jardins au domaine impérial, sur l'Esquilin, à proximité des actuelles Piazza Vittorio Emanuele II et Piazza Dante, non loin de l'actuelle gare de Rome.

semiambustum : l'horreur se poursuit au-delà de la mort : l'empereur ne reçoit pas de sépulture digne de son état, ni même digne d'un homme libre. Selon Flavius Joseph, Hérode Agrippa, qui était devenu roi des Juifs grâce à Caligula (10 ACN-44 PCN), qui était alors à Rome et qui poussera Claude à accepter la succession, avait d'abord déposé le corps de Caligula sur un lit, l'avait recouvert comme il pouvait et annoncé aux gardes que l'empereur était vivant, mais avait besoin d'un médecin pour soigner ses blessures (A.I., XIX, 237).

sorores : Caligula avait, en effet, fait exiler ses deux sœurs, Agrippine (la mère de Néron) et Julia Livilla, lors du procès d'Aemilius Lepidus, comme adultères et complices de cette conjuration (XXIV, 5 ; XXIX, 5 ; XXXIX, 1). Claude les a rappelées en 41, à peu près un mois après son avènement, (DION CASSIUS, LX, 4, 1), mais Livilla a à nouveau été condamnée à l'exil plus tard (DION CASSIUS, LX, 8, 5). Le détail rapporté ici est infamant pour Caligula : pour obtenir une sépulture digne, il a eu besoin de l'aide de ses sœurs qu'il avait lui-même condamnées à l'exil ; même dans la mort, Suétone n'épargne pas les détails qui accablent le tyran. Les sœurs de l'empereur (Agrippine, Julia Livilla et Drusilla) apparaissent plusieurs fois dans la Vie de Suétone : en XV, 5, Caligula commence par les honorer, en associant leur nom au sien propre dans les serments dus à l'empereur ; à partir du chapitre XXIV, les déviances de l'empereur sont mises en évidence : Caligula a des relations incestueuses avec Drusilla qu'il idolâtre (1-2) ; il prostitue ses autres sœurs à ses mignons et les fait condamner comme adultères (5-6) ; en XXIX, 5, il les condamne à l'exil et les menace de mort ; en XXXIX, 1, il fait vendre leurs biens.

sepultumque : on s'accorde généralement pour penser que les restes de Caligula ont été ensevelis dans le Mausolée d'Auguste, à l'extrémité nord du Champ de Mars, mais nous n'avons conservé aucune inscription qui le confirme ; si l'on en croit Dion Cassius, ils s'y trouvaient au plus tard en 69, année où Galba y rassembla les dépouilles des membres de la famille impériale qui avaient été assassinés (LXIV, 3, 4) ; Nerva est le dernier empereur romain à avoir été enterré dans ce mausolée.

Caesonia…, … filia : l'horrible mort de ces deux femmes, dont une enfant, éliminée de surcroît d'une façon particulièrement barbare, renforce l'horreur de la mort de Caligula lui-même et confirme l'appréciation de Suétone et de ses contemporains sur son règne : si l'on a jugé nécessaire de commettre un tel crime, c'est que l'on a voulu éradiquer à jamais la possibilité de trouver encore du « sang » de Caligula dans une quelconque descendance de l'empereur. Du reste, le jugement de Suétone sur ces deux femmes est loin d'être flatteur : Caesonia est une femme « perdue de débauche et de vices » et la fille qu'elle a donnée à Caligula et que l'empereur avait appelée Julia Drusilla, en souvenir de sa sœur bien-aimée, s'est montrée très tôt le digne rejeton de son père : « Le meilleur signe auquel il la reconnaissait comme sa fille était sa cruauté » (voir XXV, 6-8). Pour beaucoup, Caesonia était responsable de la démence de son mari à qui elle avait fait boire un philtre amoureux qui l'avait rendu fou (L, 6). Sans raconter le détail horrible du jeune corps de Drusilla fracassé contre un mur, Flavius Joseph rend longuement compte des derniers instants des deux femmes auprès du cadavre du mari et du père, et de leur massacre, avec une émotion qui tranche sur la brutalité et la froideur de la phrase de Suétone ; il nomme également le centurion responsable de ce massacre, Iulius Lupus, qui sera bientôt exécuté avec Chaerea dans les premiers jours du règne de Claude (A.I., XIX, 190 sq).

 

[60]

neque… creditum est : Flavius Joseph (A.I., XIX, 127 sq) rapporte la même défiance de la population à l'égard de la nouvelle de la mort de l'empereur, mais l'historien juif souligne plutôt qu'elle était due à la sympathie d'une partie importante de la population (soldats, femmes, jeunes gens, esclaves), qui n'osait pas croire à la disparition d'un protecteur, d'un bienfaiteur de l'armée, d'un pourvoyeur de spectacles et de divertissements de masse ; en finale (XIX, 132 sq), Flavius Joseph évoque aussi la crainte de la dissimulatio dont fait état Suétone, et qui est un trait commun du tyran pour évaluer l'attachement de ses sujets, engendrant ainsi une suspicion mutuelle parmi les possibles détracteurs du prince. Ce vice a déjà été épinglé par Suétone en X, 4, dès les premiers chapitres de la Vie de Caligula.

libertate : ce mot est très clairement un synonyme de « République », et pas seulement une opposition à la dynastie julio-claudienne. Les conjurés se refusent à désigner un successeur. Et plutôt que d'utiliser sa prérogative constitutionnelle d'élire un nouveau princeps, le Sénat s'accorde pour un retour à l'ancien régime républicain, comme l'atteste également Flavius Joseph, A.I., XIX, 167, 169, 171, 172, 177, 182-184, 186 ; le mot apparaît également avec cette acception ailleurs dans les biographies impériales de Suétone (voir e.g. Tib., L, 1 ; Cl., X, 7). En toute hypothèse, c'est bien un changement de régime qui est envisagé ici, à la fin de la Vie de Caligula, comme le confirme Cl., XI, 1, où Suétone explique qu'un des premiers actes de Claude, après avoir affermi son pouvoir, fut de « faire sortir de la mémoire ces deux jours où l'on avait hésité à changer le régime de l'État ». Selon Flavius Joseph, c'est la pression de l'armée qui a empêché que se réalise le projet républicain du Sénat (A.I., XIX, 254 sq).

adeo consensit : cette unanimité sénatoriale en faveur d'un changement de régime, qui semble prévaloir lors de cette première réunion du Sénat, ne sera pas de longue durée : l'élection de Claude à la succession a profité des divisions qui se sont manifestées très tôt à l'intérieur du Sénat, notamment sous la pression de la foule qui entourait la curie pour réclamer un seul maître (Cl. X, 8).

consules : les deux consuls étaient Cn. Sentius Saturninus et Q. Pomponius Secundus ; chez Flavius Joseph, ils apparaissent tous deux comme des républicains convaincus (A.I., XIX, 252).

primo : implique qu'il y a eu plusieurs séances du Sénat pour régler la question de la succession : celle-ci et celle qui a procédé à la désignation de Claude, évoquée entre les lignes aux chapitres X et XI de la Vie de Claude. Contrairement à Suétone, Flavius Joseph ne précise pas où s'est tenue la première réunion (A.I., XIX, 158 sq) ; en revanche, il nous apprend que la deuxième réunion s'est tenue dans le temple de Jupiter Victor (A.I., XIX, 248), qui se situait sur le Palatin, à proximité du Circus Maximus, et dont les ruines ont presque complètement disparu aujourd'hui.

Curia Iulia : nouveau bâtiment du Sénat dont César avait commencé la construction en 44, peu de temps avant son assassinat, et que l'on peut encore voir aujourd'hui sur le Forum romain ; le bâtiment fut inauguré en 29 par Auguste ; l'empereur y fit notamment installer un autel consacré à la Victoire qui sera au centre d'une importante polémique entre chrétiens (saint Ambroise) et païens (Symmaque) au IVe siècle.

Capitolium : le Capitole est une des sept collines de Rome, sur laquelle était établie l'enceinte sacrée qui renfermait le temple de Jupiter Capitolin Optimus Maximus. Ce temple, qui est le plus fameux des temples romains, était constitué de trois sancturaires respectivement consacrés à Jupiter, Junon et Minerve, la Triade Capitoline, protectrice de l'État romain. Le temple de Jupiter Capitolin passe pour avoir été le premier temple construit à Rome et est considéré comme le centre du monde romain. Il est un lieu privilégié de la vie religieuse et civile à Rome ; c'est notamment au Capitole qu'aboutit le cortège rituel du général ou de l'empereur triomphateur avant qu'il n'y offre le sacrifice d'action de grâces à Jupiter. Nonobstant les raisons idéologiques dont fait état Suétone, la réunion du Sénat au Capitole plutôt qu'à la Curie s'explique aussi pour des raisons de sécurité : les sénateurs pouvaient, à juste titre, craindre des troubles populaires après l'annonce de la mort de Caligula, et le Capitole était un lieu mieux protégé que la Curie.

abolendam… diruenda : Suétone fait ici allusion à la procédure de la damnatio memoriae qui frappait la mémoire des mauvais princes : cette condamnation votée par le Sénat devait effacer de la mémoire l'image et les actes d'un empereur jugé ennemi de Rome ; elle entraînait la destruction des documents publics produits sous son règne (décrets, lois, etc.) et le martelage du nom de l'empereur sur les inscriptions officielles (Néron, Domitien). Selon Suétone, la proposition de certains sénateurs était d'étendre cette mesure à la dynastie des Césars. Flavius Joseph fait état d'une décision moins radicale, mais plus officielle, par laquelle les consuls condamnaient la mémoire de l'empereur (A.I., XIX, 160). En réalité, Caligula n'encourut aucune damnatio officielle, et son successeur Claude est parvenu à lui éviter d'être déclaré hostis patriae. Ceci dit, des initiatives publiques ont été prises pour effacer le souvenir de l'empereur : grattage d'inscriptions ; martelage du portrait et des légendes monétaires ; déplacement des statues de Caligula ; omission des fonctions occupées sous Caligula dans le cursus honorum des fonctionnaires de l'État ; usurpation de travaux ou autres ouvrages réalisés par Caligula : par exemple, après avoir restauré le théâtre de Pompée, Claude omet de citer le nom de son prédécesseur qui en avait achevé la construction (Cal., XXI, 1). Pour les références à toutes ces mesures, voir le commentaire de D. Wardle, p. 371-372.

templa : il s'agit probablement des temples de Diuus Iulius, Diuus Augustus (XXI, 1), de Caligula lui-même que l'empereur avait construit de son vivant sur le Palatin en l'honneur de sa propre divinité (XXII, 4-5) ; sans doute, les statues de Drusilla, la sœur déifiée de Caligula, étaient-elles aussi visées par cette mesure (DION CASSIUS, LIX, 11).

Cinnanis temporibus : Suétone fait ici allusion à Caius Iulius Caesar Strabo Vopiscus, qui périt effectivement à l'occasion des émeutes populaires et des abominables massacres commandés par les consuls C. Marius et L. Cornelius Cinna, en 87 ACN dans le cadre des proscriptions menées contre les partisans du dictateur Sylla, chef de file du parti aristocratique. Ce personnage, né vers 120, avocat en vogue, orateur et poète tragique, était devenu édile en 90 et est l'un des interlocuteurs du De oratore de Cicéron, où il défend l'importance de l'humour et de la plaisanterie dans l'art oratoire. Après son assassinat, sa tête sanglante fut attachée aux Rostres, la tribune des harangues sur le Forum romain, en même temps que celle de son frère ; il est devenu un symbole de la cruauté des exactions commises par les consuls Marius et Cinna (voir CIC., orat. III, 3, 10 ; Brutus, 307 ; Tusc., V, 55).

occisus : ce dernier mot de la Vie de Caligula résume tout le règne du tyran, fait de crimes et de meurtres innombrables, mais aussi sa mort horrible à l'image de celle du premier Caius César. Le propos de Suétone est excessif : tous les Caius Césars ne sont pas morts assassinés, à commencer par le père de Jules César, mort de mort naturelle, mais aussi Auguste lui-même (Aug., VII, 4), son petit-fils Gaius, et un frère homonyme plus âgé de Caligula, mort en bas âge (Cal. VII et VIII, 6 sq).

 

Le retour à la Liberté

Si l'on en croit Suétone ici, à la fin de la Vie de Caligula, il apparaît qu'à la mort du tyran, les sénateurs furent unanimes dans leur désir de rétablir la République, l'ancien régime politique romain : c'est ce que signifie le désir du « retour à la libertas », que les Romains ont toujours opposée au régime abhorré de la royauté. Or, dans la Vie de Claude, en X, 7-8, Suétone explique pourquoi la République n'a finalement pas été restaurée :

1.     le lendemain du jour où il exprimait le désir de ramener la libertas, le Sénat s'est partagé en avis contraires ;

2.     la foule a réclamé un seul maître en la personne de Claude ;

3.     l'armée a juré obéissance à Claude, qui affermit sa fidélité par des distributions d'argent.

Les événements qui ont directement suivi la mort de Caligula sont donc largement tronqués à la fin de la biographie, et la question de la succession est éclairée sous deux jours différents selon les intentions de Suétone. Dans le dernier chapitre du Caligula, Suétone veut montrer à quel résultat a abouti le règne catastrophique de l'empereur fou : le régime politique du principat lui-même a été remis en cause. L'historien insiste dès lors sur un large mouvement de rejet de l'Empire qui se manifeste dans le fait des conjurés, mais aussi des consuls, du Sénat et de « quidam » qui souhaitent voir disparaître jusqu'à la mémoire des Césars. Dans les premiers chapitres du Divin Claude, Suétone montre, au contraire, la fragilité de ce mouvement qui, vingt-quatre heures après s'être affirmé, a fait long feu : l'avènement de l'empereur idiot a été rendu possible grâce au manque de cohésion du Sénat, impressionné par la pression populaire et la volonté décisive de l'armée.

Suétone retient de l'événement les éléments qui sont utiles pour sa démonstration implicite : le principat est un régime tyrannique ; il engendre des tyrans et il se maintient grâce à l'affaiblissement des structures aristocratiques de l'État. Le règne du monstre Caligula n'a pas nui seulement au tyran ; il a atteint le crédit du principat lui-même. En revanche, dans la Vie de Claude, ce régime, qui venait de révéler son visage monstrueux, réussit à se maintenir grâce à la lâcheté et à l'indécision du Sénat qui aurait pu « ramener la liberté », inaugurant ainsi un nouveau règne sous des auspices bien inquiétants. On sent ici, d'une biographie à l'autre, toute la rancœur de l'aristocrate, fidèle défenseur de l'institution sénatoriale, désormais asservie à la volonté de l'empereur et réduite à une existence subalterne, incapable d'affronter les débordements populaires et les coups de force de l'armée : on est loin de l'antique formule Senatus Populusque Romanus !

 

Responsable académique : Paul-Augustin Deproost
Analyse : Jean Schumacher  (†)
Design & réalisation inf. : Boris Maroutaeff

Dernière mise à jour : 23 août 2018