Sénèque, Médée
< Premier chœur : Épithalame >
v. 56-115
Au fil du texte
< Chorus Corinthiorum in orchestra choream dans >
CHORVS
56 Ad regum thalamos numine prospero
qui caelum superi quique regunt fretum
adsint cum populis rite fauentibus.
59 Primum sceptriferis colla Tonantibus
60 taurus celsa ferat tergore candido ;
Lucinam niuei femina corporis
62 intemptata iugo placet et asperi
Martis sanguineas quae cohibet manus,
64 quae dat belligeris foedera gentibus
65 et cornu retinet diuite copiam,
donetur tenera mitior hostia.
67 Et tu, qui facibus legitimis ades,
noctem discutiens auspice dextera,
huc incede, gradu marcidus ebrio,
70 praecingens roseo tempora uinculo.
Et tu quae, gemini praeuia temporis,
tarde, stella, redis semper amantibus :
73 te matres, auide te cupiunt nurus
quamprimum radios spargere lucidos.75 Vincit uirgineus decor
longe Cecropias nurus,
et quas Taygeti iugis
79 exercet iuuenum modo
muris quod caret oppidum,
80 et quas Aonius latex
Alpheosque sacer lauat.
Si forma uelit aspici,
cedent Aesonio duci
proles fulminis improbi
85 aptat qui iuga tigribus,
nec non, qui tripodas mouet,
frater uirginis asperae ;
cedet Castore cum suo
Pollux caestibus aptior.
90 Sic, sic, caelicolae, precor,
uincat femina coniuges,
uir longe superet uiros.93 Haec cum femineo constitit in choro,
unius facies praenitet omnibus.
95 Sic cum sole perit sidereus decor,
et densi latitant Pleiadum greges
cum Phoebe solidum lumine non suo
orbem circuitis cornibus alligat.
Ostro sic niueus puniceo color
100 perfusus rubuit, sic nitidum iubar
pastor luce noua roscidus aspicit.
102 Ereptus thalamis Phasidis horridi,
effrenae solitus pectora coniugis
inuita trepidus prendere dextera,
105 felix Aeoliam corripe uirginem
nunc primum soceris, sponse, uolentibus.
Concesso, iuuenes, ludite iurgio ;
hinc, illinc, iuuenes, mittite carmina :
rara est in dominos iusta licentia.110 Candida thyrsigeri proles generosa Lyaei,
multifidam iam tempus erat succendere pinum :
excute sollemnem digitis marcentibus ignem.
Festa dicax fundat conuicia fescenninus,
114 soluat turba iocos, – tacitis eat illa tenebris,
115 si qua peregrino nubit furtiua marito.
cum populis rite fauentibus : cette formule fait allusion à une pratique commune au protocole de tous les sacrifices en Grèce et à Rome selon laquelle il fallait éviter qu’une parole inopportune fût prononcée pendant la cérémonie. Le meilleur moyen d’y arriver était d’imposer un silence rituel, comme le rappelle Sénèque lui-même dans un passage que j’ai rappelé précédemment.
v. 59 sq : s’il s’agit bien d’un hyménée chanté pendant le cortège nuptial, les sacrifices qui sont ici décrits ont normalement déjà eu lieu.
Tonantibus : au singulier, le mot est une épithète traditionnelle de Jupiter ; au pluriel, il inclut habituellement Junon, même si celle-ci apparaît au v. 61 sous son nom Lucina, précédemment invoquée par Médée dès le v. 2. Au premier vers de l’Hercule furieux, Junon se désigne comme la Soror Tonantis (hoc enim solum mihi/ nomen relictum est), " car c’est le seul titre qui m’ait été laissé ".
tergore candido : le taureau et sa femelle (61) qui vont être sacrifiés aux di superi doivent être blancs (voir OV., fast. I, 720) ; ils sont noirs lorsqu’ils sont sacrifiés aux dieux infernaux (VERG., Aen. VI, 243).
intemptata iugo : la génisse offerte à Junon ne peut pas encore avoir été soumise au travail des champs.
v. 63 : Sénèque identifie peut-être ici Vénus, la déesse de l’amour qui met un frein aux ardeurs guerrières de Mars (voir LVCR., I, 31-40 ; OV., met. IV, 169-189 ; Phae., 124-127), et la déesse de la Paix, Pax. En toute hypothèse, le verbe donetur étant au singulier, les deux relatives introduites par quae (v. 62-65) ne constituent pas deux sujets, mais un seul sujet animé.
v. 64-66 : ces vers évoquent la déesse Pax associée à son attribut traditionnel, la corne d’abondance, signe de prospérité et de richesse en temps de paix. Voir déjà HOR., carmen saeculare, 57 sq : Fides et Pax et Honos Pudorque… apparetque beata pleno/ copia cornu. Chez les poètes grecs, Eirénè est associée à la richesse (PIND., Olymp. XIII, 7 ; EVR., Suppl., 491), et une des œuvres les plus célèbres de la statuaire grecque est le groupe d’Eirénè portant de la main gauche l’enfant Ploûtos (allégorie de la Richesse) et une corne d’abondance, sculpté par Céphisodote, qui passait pour le père et le maître de Praxitèle. Ce groupe fut reproduit sur des monnaies athéniennes. À Rome, le culte de la Paix est relativement récent : on ne possède aucune indication antérieure aux dernières années de la République, et le plus grand honneur rendu à la Paix fut la construction de l’Ara Pacis par Auguste sur le Champ de Mars. Les Romains prêtaient à la Paix les mêmes attributs qu’à la Fortune ou à l’Abondance, dont, bien sûr, la fameuse cornucopia, devenue proverbiale (voir e.g. HOR., carm. I, 17, 14-16). Pax ne compte pas habituellement parmi les divinités du mariage, bien qu’elle donne le temps de se livrer aux " guerres " de l’amour : TIBVLL., I, 10, 53 : Sed Veneris tunc (sc. in tempore pacis) bella calent (voir aussi ARISTOPH., Pax, 975-976 : " Ô Paix, souveraine des noces ").
cornu…diuite : l’origine de cette corne d’abondance (ou cornucopia) est incertaine. Selon OV., met. IX, 85-88, il s’agirait d’une des cornes d’Achéloüs, dieu du fleuve du même nom métamorphosé en taureau : après avoir été brisée lors du combat qui a opposé Hercule et Achéloüs pour la conquête de Déjanire, cette corne aurait été remplie de fruits et de fleurs par les Naïades et consacrée à la Bona Copia ; selon OV., fast. V, 121-128, il s’agirait d’une des cornes de la nymphe (ou de la chèvre) Amalthée qui a nourri Jupiter enfant après avoir été couverte d’herbes et remplie de fruits ; pour la remercier, Jupiter plaça Amalthée et sa corne parmi les étoiles.
tenera mitior : on observera la juxtaposition de ces deux adjectifs au centre du vers, le deuxième étant la conséquence du premier.
hostia : sans doute un mouton, selon ARISTOPH., Pax, 1018.
v. 67-70 : invocation à Hymen. Comme la Paix, il n’est pas nommé, mais il est identifié par ses attributs. L’adresse à Hymen est conventionnelle dans les chants nuptiaux : dans le poème 61 de Catulle, l’éloge d’Hymen occupe presque un tiers du chant (avec la reprise en refrain des vers Io Hymen Hymenaee io,/ Io Hymen Hymenaee sur plusieurs strophes), et le refrain du poème 62 est l’apostrophe Hymen o Hymenaee, Hymen ades o Hymenaee. À l’origine, hymen était probablement un cri dont est issu le dieu Hymenaeus. Dans la Médée de Sénèque, hymenaeus apparaît deux fois : au v. 116 pour désigner le chant nuptial ; au v. 300 pour désigner la divinité ; ailleurs dans les tragédies, hymen et hymenaeus signifient le mariage (sauf en Tro., 202 où hymenaeus désigne le chant d’hyménée).
gradu marcidus ebrio : l’expression suggère à la fois le lien de parenté entre Hymen et Bacchus, le dieu du vin (voir v. 110), dans les mots gradu ebrio, et l’allure efféminée du dieu Hymen dans l’adjectif marcidus.
v. 70 : cfr. CATVLL., carm. LXI, 6-10 : Cinge tempora floribus/ suaue olentis amaraci,/ flammeum cape laetus, huc/ huc ueni niueo gerens/ luteum pede soccum… ; OV., epist. VI, 43-44 : pronuba Iuno/ adfuit et sertis tempora uinctus Hymen.
tu : invocation à l’étoile du soir, Hesperus, qui apparaît à l’heure où se célèbre la cérémonie du mariage : on la trouve dans un épithalame de CATVLL., carm. LXII, 1-2 : Vesper adest, iuuenes, consurgite ; Vesper Olympo/ expectata diu uix tandem lumina tollit, mais aussi déjà chez SAPPHO, frg. 104 Lobel-Page. L’anaphore tu…tu…te…te est une caractéristique du langage hymnique, où l’on énumère à la deuxième personne les attributs et les pouvoirs des dieux (Du-Stil) (voir e.g. LVCR., I, 6 sq pour Vénus ; CATVLL., carm. XXXIV, 13 sq pour Diane ; HOR., carm. II, 19, 17 sq pour Bacchus, et l'immense répertoire de l’hymnodie chrétienne).
gemini temporis : litt. " le temps double, jumeau " : on peut comprendre l’expression de deux façons : ou bien il s’agit d’évoquer l’étoile du soir qui apparaît à ce moment de la journée qui n’est plus le jour mais qui n’est pas encore la nuit, qui est mi-jour mi nuit et que nous appelons " entre chien et loup " ; ou bien le chœur invoque-t-il l’étoile qui annonce à la fois la nuit et le matin, car elle apparaît le soir avant toutes les autres et elle est la dernière à disparaître à l’aurore : fils de l’Aurore et d’Atlas, changé en étoile, Hespéros (ou Hespérus) a été identifié chez les auteurs hellénistiques à l’astre Phosphoros ou Lucifer chez les Romains : voir Phae., 749-752 : qualis est, primas referens tenebras,/ nuntius noctis, modo lotus undis/ Hesperus, pulsis iterum tenebris/ Lucifer idem.
v. 73-74 : l’étoile du soir annonce à la fois l’heure du repos pour les mères et l’heure de l’amour pour les amants et les jeunes femmes.
v. 75 sq : au moment où le chœur commence à célébrer la beauté des futurs époux, le rythme change : l’asclépiade cède la place au glyconique : cfr. CATVLL., carm. LXI est écrit en glyconiques et en phérécratiens. Cet éloge est conventionnel dans l’épithalame : voir e.g. SAPPHO, fr. 115 L-P ; CATVLL., carm. LXI, 82 sq et 185 sq. Plusieurs éléments de ce chœur se retrouvent dans le chœur qui célèbre la beauté d’Hippolyte en Phae., 741-760. Comme souvent, l’éloge choral s’accompagne ici de nombreuses références géographiques et mythologiques : une des fonctions les plus habituelles du chœur antique est de " commenter ", de généraliser ou de mettre en évidence un événement ou un personnage du drame en les resituant dans la perspective de contextes historiques ou légendaires similaires ; ainsi, les allusions érudites des v. 75-81 soulignent la beauté incomparable de Créuse parmi les jeunes filles grecques. Certains commentateurs ont suggéré de diviser ce chœur en parties alternées entre jeunes filles et jeunes gens, mais il s’agit d’une hypothèse qui n’est soutenue par aucun élément textuel ni aucune didascalie authentique, et, en tout cas, on ne trouve dans les chœurs de Sénèque rien de comparable à la complexité responsoriale des chœurs tragiques grecs. Au cours de son éloge, le chœur ne désigne Créuse et Jason que par allusions, sans jamais les nommer : e.g. uirgineus decor (v. 75), Aesonio duci (83), Aeoliam uirginem (105).
Taygeti iugis : les sommets du Taygète sont ici une métonymie géographique qui désigne la ville de Sparte, connue pour ses pratiques de la mixité, en particulier dans les exercices physiques qui mêlaient filles et garçons (voir PROP., III, 14, 1-4. 13-14).
v. 79 : défendue par sa position naturelle, Sparte est restée sans enceinte défensive jusqu’à l’époque du tyran Nabis, vers la fin du IIIe siècle ACN (voir LIV., XXXIX, 37, 2 ; PAVS., VII, 8, 5) ; elle est désignée ici comme " la citadelle sans murailles " : cfr. OV., met. X, 169-170 : immunitamque… Sparten ; LIV., XXXIV, 38 : fuerat quondam sine muro Sparta.
Alpheosque sacer : l’Alphée, comme beaucoup de fleuves dans l’antiquité, est sacré, en l’occurrence parce qu’il a été honoré par Zeus (voir PIND., olymp. V, 17-18 ; PAVS., V, 13, 11). De nombreuses légendes se rapportent à ce dieu-fleuve, qui racontent ses tentatives pour séduire Artémis et les Nymphes.
Aesonio duci : i.e. Iasoni. Éson est le père de Jason. Jason surpasse en beauté et en force successivement Bacchus, Apollon, Castor et Pollux.
proles : il s’agit de Bacchus, fils de Jupiter et de la princesse thébaine Sémélè ; jalouse de cette rivale, Junon lui suggéra de demander à son amant divin de lui apparaître dans sa forme véritable. Jupiter, qui avait imprudemment promis à Sémélè de lui accorder tout ce qu’elle demanderait, dut s’approcher d’elle avec ses foudres. Elle mourut aussitôt, foudroyée par le feu de Jupiter, mais Bacchus dont elle était enceinte de six mois fut sauvé, précipité par la foudre hors du ventre de sa mère (voir EVR., Bacchae, 2-3 ; OV., met. III, 259 sq ; HF, 457 : E matris utero fulmine eiectus puer/ mox fulminanti proximus patri stetit.) Jupiter s’empressa de le coudre dans sa cuisse et lorsqu’arriva le terme de la naissance, il en sortit, parfaitement formé et vivant, le dieu " deux fois né " ou Dionysos-Bacchus. En Oed., 403-508, on trouve un long chœur dithyrambique en l’honneur de Bacchus et de ses exploits. Comme ici Jason, en Phae., 753-760, Hippolyte l’emporte également sur Bacchus en beauté.
v. 85 : pour l’image de Bacchus dompteur de tigres, voir Phae., 755 ; VERG., Aen. VI, 805-806 ; HOR., carm. III, 3, 13-15. Bacchus a tout pouvoir sur l’homme et la nature, et les tigres renvoient aux attaches de Bacchus avec l’orient et l’Inde, qu’il conquit au cours d’une expédition mi-guerrière, mi-divine, par la force militaire et par ses enchantements et sa puissance mystique : c’est à la suite de cette victoire que Bacchus mérita de se faire accompagner d’un cortège triomphal, le char traîné par des tigres ou des panthères : d’où l’image des " attelages de tigres " dans le chœur de Sénèque (voir Phae., 753 ; Oed., 424 sq ; EVR., Bacchae, 13 sq ; OV., met. IV, 20-21).
tripodas : il s’agit d’Apollon, dont les oracles, en particulier celui de Delphes, sont rendus lors des transes de la Pythie ou d’autres prêtresses, qui gesticulent sur leur trépied, en proie à la présence du dieu en elles (voir e.g. la description très expressive de la Sibylle de Cumes possédée par le dieu au chant VI de l’Énéide [v. 77 sq]). Voir infra v. 785-786 : l’ébranlement des trépieds est le signe physique de la présence invisible de la divinité au moment de prononcer son oracle ; OV., met. IX, 782 : uisa dea est mouisse suas (et mouerat) aras ; LVCAN., V, 120 sq.
uirginis asperae : Apollon est le frère de Diane ; l’épithète aspera renvoie aux mœurs belliqueuses de Diane chasseresse et à sa virginité farouchement gardée. Apollonios compare également Jason à Apollon en III, 1283.
Castore… Pollux : les futurs Gémeaux Castor et Pollux sont les fils de Zeus ou de Tyndare, et les frères d’Hélène de Troie ; tous deux ont pris part à l’expédition du navire Argo. Castor était un célèbre cavalier et Pollux un boxeur fameux (caestibus). Voir HOM., Il. III, 237 ; HOR., carm. I, 12, 25-27 ; sat. II, 1, 26-27.
v. 90-92 : après que le chœur a proclamé la supériorité de la beauté de Créuse sur celle de toutes les jeunes filles, et de la beauté de Jason sur celle des dieux eux-mêmes, il poursuit par une prière qui demande que l’homme et la femme l’emportent respectivement sur toutes les épouses et tous les maris : après le niveau mythologique des v. 84-89, le chœur revient au moment du drame, à la noce qui se célèbre, rappelant ainsi qu’il s’agit d’un chant d’hyménée en l’honneur de deux nouveaux époux. En même temps, ce souhait laisse pressentir qu’à l’inverse de la beauté des deux personnages, leur bonheur conjugal n’est pas encore définitivement acquis, et l’on sait ce qu’il en adviendra, surtout que le souhait du chœur ressemble fort à une provocation larvée contre Médée, une des épouses en question.
v. 93-101 : après l’éloge de Jason, le chœur revient à Créuse et chante de nouveau sa beauté : la beauté de la jeune femme éclipse celle de toutes ses compagnes de la même façon que la lumière du soleil et de la pleine lune efface respectivement celle des étoiles et des Pléiades (v. 95-98) ; la référence à la lune pour décrire la beauté humaine se trouve déjà chez SAPPHO, fr. 34 L-P ; voir aussi HOR., carm. I, 12, 46-48, et surtout Phae., 743-748 pour décrire la beauté d’Hippolyte. Les v. 99-101 comparent l’éclat de la beauté de Créuse au rayonnement de la pourpre ou du soleil levant ; mais il faut aussi, sans doute, penser au lieu commun de la pudeur et de la réserve de la jeune épouse traduit dans l’image conventionnelle des joues rosées. Il n’y aura pas de deuxième description correspondante de Jason. À la place, le chœur encouragera Jason à épouser Créuse et à remplacer son union désastreuse avec Médée par un nouveau mariage plus heureux (v. 102-106).
Pleiadum greges : les Pléiades (Pleiades — U U —) composent la constellation des sept filles d’Atlas et de Pléioné. Le pluriel de greges est un pluriel poétique qui souligne la compacité et donc la brillance de la constellation.
Phoebe : l’image semble signifier que, lorsque la lune grandit pour devenir pleine, ses croissants se rencontrent et " enchaînent " ou enferment un cercle complet de lumière. L’emploi de alligare est curieux dans ce contexte, mais on le trouve déjà chez Martial, aussi pour décrire l’enchaînement de la lune par ses croissants réunis : voir MART., VIII, 50, 7 : sic alligat orbem,/ plurima cum tota lampade luna nitet.
lumine non suo : l’idée que la lune emprunte sa lumière au soleil a été formulée pour la première fois par les présocratiques Thalès et Parménide ; voir aussi CATVLL., carm. XXXIV, 15 sq : et notho es/ dicta lumine Luna ; LVCR., V, 575-576 (même image du nothum lumen ou " lumière bâtarde, illégitime "), et surtout 705 sq, où Lucrèce discute les théories sur le sujet ; LVCAN., I, 537-538 ; VERG, georg. I, 396.
ostro puniceo : l’industrie et la fabrication de la pourpre (matière colorante rouge vif) issue du coquillage du même nom au masculin (le pourpre : lat. murex, purpura) étaient une spécialité des Phéniciens de Tyr et de Sidon, futurs colonisateurs de Carthage la Punique (voir la légende de Didon), au point que puniceus est passé dans la langue commune pour signifier la couleur rouge sang, pourpre, pourpré. La pourpre est un signe de luxe, de richesse et d’élégance, et convient donc très bien dans une comparaison qui illustre la beauté d’une jeune épouse royale. L’image semble renvoyer à l’élégance d’un vêtement teinté de pourpre (ostro perfusus en lecture verticale à l’intonation des v. 99 et 100), comme si le visage de Créuse " s’habillait " de rouge.
niueus color : l’alliance du blanc et du rouge, fortement soulignée dans la rencontre des deux adjectifs niueus/puniceo au centre du v. 99, pour décrire la beauté de la mariée se trouve déjà dans CATVLL, carm. LXI, 192-195 : Vxor in thalamo tibi est,/ ore floridulo nitens,/ alba parthenice uelut/ luteumue papauer (" L’épouse est dans ta couche ; son visage brille de l’éclat des fleurs, comme la blanche camomille ou le rougeâtre pavot ").
v. 102-104 : pour la première fois, le chœur proclame ouvertement son hostilité à Médée, mais il ne la nomme pas par son nom : Phasidis horridi (où le Phase est une métonymie de Médée), effrenae coniugis. Par ailleurs, le chœur multiplie les adjectifs qui se rapportent à Jason, mais selon une progression qui semble montrer que Jason n’a jamais connu le bonheur dans son précédent mariage avec Médée : les adjectifs qui soulignent l’aspect rebutant de la première épouse sont mis en évidence au passage des v. 102-103 : horridi / effrenae ; les peurs de l’époux devant tant de sauvagerie sont réunies dans le premier hémistiche du v. 104 : inuita trepidus, auxquelles s’oppose paradoxalement le verbe de l’étreinte prendere ; le chœur laisse ainsi faussement entendre que la première union de Jason avec Médée était contre le gré du jeune homme ; la succession des adjectifs culmine sur felix au v. 105, où le chœur encourage Jason à se jeter tête perdue dans le bonheur de son nouveau mariage (felix, corripe uirginem) après avoir connu une précédente union abîmée par la peur.
Aeoliam : = Corinthienne. Corinthe (anc. Ephyra) passait pour avoir été fondée par Sisyphe, le fils d’Aeolus de Thessalie (parfois confondu avec son homonyme Eole, le dieu des vents), lui-même fils d’Hellèn, héros éponyme de toute la race des Grecs.
soceris uolentibus : la bienveillance des parents de Créuse, en particulier de son père Créon, à l’égard de Jason contraste avec l’hostilité ouverte d’Aeétes, le père de Médée, à l’occasion de ses premières noces.
concesso…iurgio : l’invitation aux plaisanteries, qui se poursuit aux v. 113-114 par le dicax fescenninus, est un lieu commun des épithalames grecs et latins (voir ARISTOPH., Pax, 1336 sq ; THEOCR., XVIII, 9, sq ; CATVLL., carm. LXI, 126 sq, où le poète encourage l’assemblée à se livrer à la fescennina ioculatio). À Rome, le chant de dérision était pratiqué lors des cortèges triomphaux des généraux victorieux (voir notamment l’exemple fameux de César, vainqueur des Gaules, raconté par Suétone, Caes., 51), mais aussi dans les cortèges nuptiaux, comme pour conjurer rituellement le mauvais sort qui menaçait les gens heureux ou parvenus au faîte de la gloire.
dominos : i.e. Jason et la famille royale de Corinthe, mais évoque plus généralement le maître de maison, et donc le maître des esclaves.
rara…iusta licentia : cfr. HOR., epist. II, 1, 145-146 : fescennina licentia, à propos de la " licence fescennine " qui répandait chaque année, lors de fêtes champêtres, " de rustiques sarcasmes en vers alternés " (uersibus alternis opprobria rustica fundit). Les occasions de se livrer à pareils débordements étaient effectivement rares : à côté des cortèges triomphaux et nuptiaux, il y avait aussi la fête annuelle des Saturnales (ancienne fête agricole qui commençait le 17 décembre jusqu’au solstice d’hiver et même jusqu’au 23 décembre sous Domitien) et où les esclaves, précisément, étaient autorisés à se laisser aller à toutes les licences.
proles Lyaei : il s’agit d’Hymen, dont une version, suivie par Sénèque, fait le fils de Dionysos-Bacchus et Aphrodite-Vénus ; Lyaeus est effectivement un des noms usuels de Bacchus, " le libertin " (lúô : délier).
excute : cfr. LVCR., VI, 688 : (aer) excussit calidum flammis uelocibus ignem ; et surtout CATVLL., carm. LXI, 77-78 : uiden ut faces/ splendidas quatiunt comas ? (" Vois-tu comme les torches secouent leurs chevelures resplendissantes ? ") : les torches de résine se ravivent et brillent d’un nouvel éclat lorsqu’on les secoue, ce qui est un excellent présage qui doit décider la mariée à sortir de sa maison pour suivre son nouvel époux.
fescenninus (uersus) : anachronisme flagrant puisque cette poésie typiquement latine était, bien sûr, inconnue des protagonistes grecs de cette pièce. Le vers fescennin tire son nom de la ville falisque de Fescennia (au nord de Rome), et appartient au plus ancien fonds poétique latin. FESTVS, 76 L lui attribue une double étymologie : Fescennini uersus, qui canebantur in nuptiis, ex urbe Fescennina dicuntur allati, siue ideo dicti quia ‘fascinum’(= maléfice, mauvais œil) putabantur arcere. Écrits en vers saturniens, ils étaient, à l’origine, des plaisanteries populaires et satiriques, très libres de ton et anonymes, chantées en particulier dans les cortèges nuptiaux et lors de la cérémonie du triomphe (voir HOR., epist. II, 1, 145-146 ; LIV., VII, 2) ; nous n’avons rien conservé de ces premiers témoins. Au IVe siècle PCN, Claudien écrira encore des vers fescennins littéraires à l’occasion du mariage d’Honorius et de Maria, une des filles de Stilicon, qui fut un des hommes les plus influents du règne de l’empereur Théodose.
v. 114-115 : le chœur interrompt brutalement son invitation aux réjouissances par une pointe méchante contre Médée : peregrino et fugitiua ont ici une valeur méprisante, qui renvoie à une autre mulier peregrina et fugitiua célèbre pour le cataclysme qu’elle a déclenché, Hélène de Troie, ravie à son époux Ménélas par le Troyen Pâris : HOR., carm. III, 3, 18-21 : Ilion, Ilion/ fatalis incestusque iudex/ et mulier peregrina uertit // in puluerem, et OV., epist. V, 91 : Tyndaris infestis fugitiua reposcitur armis. Ce parallélisme appuie, du reste, la leçon fugitiua de E, contre fugitura (A) et furtiua (conjecture d’éditeur) métriquement possibles. Médée a effectivement fui son père et son pays pour épouser Jason l’étranger. Ceci dit, ces deux derniers vers pourraient aussi, à l'insu du chœur lui-même, se retourner contre Créuse, auquel cas la leçon furtiua laisserait planer une intéressante ambiguïté.
Responsable académique : Paul-Augustin Deproost Analyse : Jean Schumacher (†) Design & réalisation inf. : Boris MaroutaeffDernière mise à jour : 2 novembre 2020