Sénèque, Médée
< Premier chœur : Épithalame >
v. 56-115
Synthèse finale
A. Le chœur et Médée face à face
B. Noces de joie ou noces de sang ? Les ambiguïtés du chant nuptial
A. Le chœur et Médée face à face
L’épithalame du premier chœur de la pièce entretient des liens étroits avec le prologue de Médée. Médée et le chœur annoncent le mariage imminent de Jason et Créuse, et ils commencent tous deux par adresser une prière exaltée aux dieux. Le contenu de leur prière est cependant très différent : Médée demande aux dieux de punir Jason et sa nouvelle famille, tandis que le chœur demande aux dieux d’assurer le bonheur de ce nouveau mariage. Le chœur n’a pas entendu le prologue de Médée, mais l’auditeur comprend d’emblée qu’un conflit oppose les points de vue irréductibles de Médée et du chœur, dès le début de la pièce, et que les dieux en seront d’une manière ou d’une autre les arbitres. Les points de contact entre ces deux textes d’ " ouverture " ont été bien mis en lumière dans A. MARTINA, Alcune osservazioni sul coro della tragedia latina dalle origini a Seneca, dans L. CASTAGNA (ed.), Nove studi sui cori tragici di Seneca, Milano, Vita e Pensiero, 1996 (Coll. Biblioteca di Aevum Antiquum, t. 8), p. 17-36 (surtout p. 26-36) jusque dans les parallèles textuels très serrés (p. 31). Ces correspondances apparaissent à deux niveaux :
a) les prières aux dieux :
• ironiquement, Médée et le chœur invoquent les mêmes dieux pour défendre des droits contradictoires : Médée invoque, entre autres, les dieux du mariage (v. 1), Lucine (v. 1-2) et Neptune (v. 4), et le premier chœur s’adresse aux dieux de la mer (v. 57), à Lucine (v. 61) et à Hymen (v. 67-70). Médée adresse une prière à la " triple Hécate " (v. 7), le chœur convoque la Paix en une triple litanie (v. 62-66). Par ailleurs, Médée adresse une prière à son aïeul le Soleil, et le chœur invoque l’étoile du soir ou du matin qui sépare le jour en deux parties. Pour sortir de l’impasse, il fallait s’adresser à d’autres divinités, et on sait que Médée a également sollicité les dieux infernaux (v. 7 sq), naturellement absents de l’épithalame. Ils feront la différence : dans les deux derniers vers de la pièce, Jason reconnaîtra que Médée a eu raison, en la voyant s’envoler dans un ciel " vide de dieux ", sur un char attelé de serpents, ceux-là même qui ornent les chevelures infernales des Furies invoquées par Médée : à l’issue du drame, les dieux d’en-bas auront gagné, les invocations du chœur aux " dieux d’en-haut qui gouvernent le ciel " (v. 57), aux caelicolae (v. 90) seront totalement anéanties, et Jason pourra reprocher implicitement au chœur de l’avoir élevé au-dessus de ces dieux (Bacchus, Apollon, Castor, Pollux) en un éloge où l’exagération rhétorique côtoie une dangereuse impiété (v. 82-89).
• Médée et le chœur demandent aux dieux d’être présents : adeste (v. 13), adsint (v. 58).
• à la prière uoce non fausta de Médée (v. 12) répond le souhait du chœur que les dieux assistent à ce mariage cum populis rite fauentibus (v. 59).
b) les rites de la cérémonie nuptiale :
• dans le prologue et dans le chœur, il est question de sacrifices rituels, mais l’identité des victimes peut être interprétée à double sens. Aux v. 37-40, Médée annonçait qu’elle immolerait elle-même les victimes sur les autels consacrés, en des termes dont on a relevé l’ambiguïté. D’autre part, alors que la mention des sacrifices n’est pas prévue dans le chant d’hyménée, le chœur les évoque longuement aux v. 59-66, d’une façon qui peut étonner : il n’est question que de trois victimes, alors que plus de trois divinités sont, en réalité, invoquées et mériteraient donc d’être honorées : un " taureau au cou puissant " (v. 59-60), sa " femelle ignorante du joug " (v. 61-62) et une " tendre victime " non identifiée (v. 66). Ici encore, comme tout à l’heure dans le prologue de Médée, l’auditeur, qui connaît l’issue du drame, est tenté de comprendre les propos du chœur comme une annonce voilée – et ironique en l’occurrence – de la véritable identité de ces victimes : le " puissant " roi Créon immolé aux dieux " porteurs du sceptre ", la " vierge " Créuse, qui n’a pas encore connu le " joug " du mariage (cfr. uirginem Aeoliam au v. 105), immolée à la déesse Lucine, protectrice des futures mères, et les " tendres " enfants immolés à la Paix, qui est aussi Vénus, déesse de l’amour, comme autant de sacrifices ambigus et cruels, dont, bien sûr, le chœur n’a pas la moindre idée au moment où il les appelle de ses vœux.
• Médée et le chœur évoquent, à plusieurs reprises, la lumière des torches (v. 15, 27, 37-38 / 67, 111), mais ici aussi plane une ambiguïté sur l’origine et la nature de cette lumière : Médée en a donné le ton sinistre dès le v. 15 en faisant allusion au brandon des Furies, avant d’annoncer qu’elle s’emparerait elle-même du " pin qui accompagne la noce ", confirmant son intention d’ " arracher aux mains leurs torches " (v. 27) ; le verbe excutiam est repris par le chœur au v. 112, mais dans un autre sens, pour demander à Hymen de " raviver " le feu des flambeaux en les secouant.
Relu à la lumière des propos inauguraux de Médée, l’hyménée optimiste du chœur ne dupe pas l’auditeur qui connaît la suite de la pièce ; à son propre insu, le chœur est même amené à prononcer des paroles qui prennent un tout autre sens dès qu’on les compare au premier monologue de Médée ; il se trompe lui-même en priant des dieux qui n’existent pas, en chantant les fastes d’une cérémonie et de rites dont l’horreur voilée lui échappe totalement, en élevant au-dessus des dieux des humains qui connaîtront bientôt des malheurs extrêmes.
Sénèque affronte ainsi, dès le début de sa pièce, deux enthousiasmes irréductibles l’un à l’autre : celui de Médée, emportée par le vertige de la vengeance, celui du chœur, emporté par la joie naïve d’une noce royale. Plus fondamentalement, il installe à l’ouverture du drame un conflit entre les deux " personnages " qui vont représenter, tout au long de la tragédie, deux façons contradictoires d’être au monde : le chœur, qui, en célébrant le nouveau mariage de Jason en accord avec ses beaux-parents, est le représentant de l’ordre social et de la civilisation, et Médée, qui proclame, avec le chœur, ses origines barbares et son attirance pour l’horreur (v. 43 sq / v. 102 sq). Le véritable prologue de la tragédie est dans l'opposition initiale entre ces deux logiques où s'affrontent la lumière et les ténèbres, le désir d'ordre et le chaos, les pulsions de vie et de mort. Alfonso Traina a observé que l'antithèse est un des modes privilégiés du style de Sénèque (A. TRAINA, Lo stile drammatico del filosofo Seneca, Bologna, 1974, p. 31) ; plus globalement, elle l'est aussi des arts déclamatoires, en particulier dans l'exercice de la " controverse " qui en constituait une des pratiques majeures. J'oserais dire que Sénèque pense également son théâtre par antithèses : ses personnages n'évoluent plus, comme dans la tragédie grecque, sous l'impulsion uniforme et homogène d'un destin ; ils vivent dans un monde tendu par des forces morales contradictoires, dont ils sont à la fois les représentants et les victimes.
B. Noces de joie ou noces de sang ? Les ambiguïtés du chant nuptial
L’éloge que le chœur fait de la beauté des nouveaux mariés peut inquiéter :
• il élève le mortel Jason au-dessus des dieux du ciel, dont on connaît la susceptibilité en la matière ;
• l’éclat ovidien du visage de Créuse, où s’associent le rouge et le blanc (v. 99-101), sera bientôt celui du visage de Médée toute à sa vengeance (v. 858-861), comme si les deux femmes partageaient la même beauté de l’amante que Jason n’aura finalement jamais. Comme l’observe finement A. Arcellaschi (p. 373), c’est un des sens des cadeaux empoisonnés que Médée offre à sa rivale : Créuse les acceptera et s’en revêtira d’autant plus volontiers que Jason les aura aimés sur le corps de Médée ;
• quand le chœur demande aux dieux que " cette femme surpasse de loin les épouses " (v. 91), il provoque implicitement Médée, dont il dira bientôt qu’elle est une effrena coniux (v. 103). De la uirgo à la coniux, de la vierge à l’épouse, c’est le cycle que parcourent en sens inverse les deux rivales : Médée en avait fait un des points cruciaux de son prologue (v. 24-26 ; 49-50) ; le chœur lui emboîte le pas (v. 102-106) sans se rendre compte qu’il déclenche ainsi l’engrenage infernal de la tragédie qui culminera sur la mise à mort des enfants, littéralement broyés par ces désirs contraires.
Malgré son enthousiasme, le chœur ne convainc pas complètement ceux qui l'écoutent, sur les issues de ce mariage :
• même si Jupiter est le dieu de la parole donnée et est, à ce titre, à sa place dans un chant nuptial, l'adresse conjointe aux dieux " tonnants qui portent le sceptre " (v. 59), incluant ainsi Junon, peut, en revanche, faire sourire en tête d'un tel chant, quand on connaît la précarité orageuse des liens conjugaux qui unissent Jupiter et son épouse ;
• l’adresse que le chœur fait à la Paix (v. 62-66) n’est pas habituelle dans les épithalames et elle est, à ce titre, significative. La façon dont Sénèque introduit la prière à la Paix, en évoquant ses relations avec Mars, permet une identification entre Pax et Vénus, qui, elle, trouve parfaitement sa place dans un chant nuptial en tant que déesse de l’amour. Mais Mars est décrit dans des termes qui rappellent les Furies du prologue : comme elles, il a des " mains sanglantes " (v. 63 ; cfr. cruentis manibus du v. 15) et il représente ici l’âpreté des hommes et la violence des guerres qu’il faut corriger par des traités ou des alliances, dont, sans doute, celle du mariage (foedera, v. 64). Avec sa corne d’abondance, la Paix est un agent de prospérité et de civilisation contre le cycle infernal des guerres et des vengeances dont les Furies sont les instigatrices ; quand elle prend les traits de Vénus, la Paix complète son activité civilisatrice au sein des couples unis par le mariage. Le chœur se souvient de l’échec du premier mariage de Jason et, en invoquant la Paix, il se rassure pour l’avenir de la nouvelle union. Mais, en même temps, il donne contre lui-même les arguments du désastre prévisible : dans ses deux attaques contre Médée, il reconnaît ironiquement que Médée est bien l’épouse de Jason (v. 103, 115), appuyant ainsi indirectement la position de Médée et la légitimité de ses revendications ;
• d’autre part, depuis que Phébus a surpris la relation amoureuse entre Mars et Vénus et qu’il a offert à la vue du mari trompé, Vulcain, le spectacle ridicule des deux amants enfermés dans un filet, Vénus " poursuit de sa haine la souche du Soleil ", comme le rappelle Phèdre en Phae., 124-127. Vénus est donc une ennemie acharnée de Médée, la petite-fille du Soleil (v. 28-36), et quand le chœur l’invoque ici pour protéger le mariage de Jason et de Créuse, il attend surtout que la déesse en éloigne la menace la plus cruciale, à savoir Médée ;
• quant aux sacrifices appelés par le chœur, l’ambiguïté de l’identité des victimes conjuguée au verbe placet du v. 62 ne rassure pas non plus, même si le chœur est loin d’avoir conscience de la gravité de ses propos : il s’agit bien d’" apaiser " la déesse protectrice du mariage, Lucine, qui a donc été fâchée d’une manière ou d’une autre ; la prière de Médée dans son prologue aurait-elle déjà été entendue par les dieux qui protègent les droits conjugaux ? Dans son inconscience, le chœur désigne la vierge Créuse comme la victime choisie d’un sacrifice qui s’annonce expiatoire plutôt qu’honorifique ;
• à la fin de l’épithalame, le chœur manifeste son impatience de voir enfin les torches nuptiales allumées (v. 111), et il semble reprocher ses lenteurs à Hymen, comme s’il craignait que sa prière ne fût pas exaucée. Il donne lui-même les raisons de sa crainte en interrompant brutalement l’hyménée par le souhait méchant que Médée rejoigne " le silence de ses ténèbres ", car il sait que la présence de Médée à Corinthe est une menace pour le nouveau couple royal ;
• enfin, cet ultime souhait prend tout son sens quand on le met dans la perspective des invitations générales du chœur à raviver la flamme des torches et à répandre partout le chant fescennin et la libre parole (v. 107-109 ; 110-114). Seule Médée est interdite de cette lumière et de cette parole : elle doit retourner à ses ténèbres et sa parole fait peur au chœur, comme elle effraiera plus tard la nourrice (v. 150-152, 174-175), Créon (v. 186-191) ou Jason (v. 530). Et ils ont raison de la redouter au plus haut point, quand on connaît l’efficacité des incantations magiques de Médée (v. 740-848) qui vont jusqu’à détourner les lois de la nature (v. 888-890). La société civilisée et policée à laquelle appartient le chœur reste fragile : elle autorise les débordements, fussent-ils grossiers, dès lors qu’ils sont le fait de ses membres et qu’ils ne remettent pas en cause la légitimité de ses institutions, en l’occurrence une union royale ; en revanche, elle a peur lorsqu’elle découvre en elle des éléments étrangers, dont elle ne peut pas contrôler la parole et qui ne partagent pas les principes de civilisation qui la fondent ;
• mais est-on finalement sûr que la malédiction du chœur vise Médée ? Dans la conscience des choreutes, oui, et les v. 170 sq semblent leur donner raison, où Médée " regrette d’avoir fui " pour accompagner Jason, avant d’annoncer la " fuite " qui suivra sa vengeance (cfr. 447-450) ; mais en l’absence de tout nom propre cité, le souhait du chœur contre Médée dans les v. 114-115 pourrait aussi se retourner contre Créuse et Jason. Car, son nouveau mariage n’empêche pas que Jason reste un peregrinus maritus, puisqu’il est issu de Iolcos en Thessalie et non de Corinthe ; après avoir abandonné sa première femme, il est même un mari plus errant que jamais ; et, dès lors, Créuse épouse aussi, comme Médée précédemment, un " mari étranger ". Quant à Créuse, la jeune mariée, elle a " fui " la maison paternelle et a été arrachée à sa mère après que l’on a simulé son enlèvement, selon le rite prévu dans le mariage romain. En s’attaquant à Médée, le chœur condamnerait en réalité Créuse elle-même à rejoindre le silence des ténèbres, et l’on connaît l’issue de cette malédiction. La conjecture furtiua (pour fugitiua E ; fugitura A) du philologue hollandais N. Heinsius (Harlingen, 1742), reprise par le moderne O. Zwierlein (Oxford, 1986/1988) va dans ce sens, car, au moins tout autant que Médée jadis, Créuse épouse " furtivement " Jason : c’est en tout cas ainsi que Médée perçoit ce nouveau mariage, qui lui a été volé, qui s’est décidé " dans son dos ", sans qu’elle ait eu son mot à dire, qui la condamne à l’exil après que Créon eut même décidé sa mort (v. 490-491), et qu’elle " découvre " officiellement par la rumeur du chant d’hyménée alors qu’elle n’osait pas encore y croire (v. 116).
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académique : Paul-Augustin
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Dernière
mise à jour : 2 novembre 2020 |