VIRGILE

Didon et Énée

 

Énéide IV, 331-361

 

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v. 331-332 :  les deux vers riment à l'imparfait.

pauca : en réalité, la réponse d’Énée (v. 333-361) est plus longue que le discours de Didon qui la précède (v. 305-330).

ego te : la réponse d’Énée commence par le choc des deux pronoms, prolongeant ainsi la rhétorique dont Didon avait pris l’initiative dans le discours précédent.

memor ipse mei : ces mots sont à mettre en relation avec le reproche de Mercure du v. 267 : regni rerumque oblite tuarum. « Tant que je me souviendrai de moi-même », c’est-à-dire « tant que je me souviendrai de ma destinée, de mon royaume ». Cette forme de fidélité ne peut évidemment pas satisfaire Didon : alors qu’Énée lui propose une fidélité « spirituelle », compatible avec la destinée héroïque, Didon ne peut concevoir l’amour en dehors de la présence de l’époux dans le coniugium.

nec… pigebit : même s’il s’agit d’une litote, la formule n’est sans doute pas la plus adroite en l’occurrence pour apaiser la douleur de Didon.

hos regit artus : les deux derniers pieds du vers comprennent plus de deux mots, ce qui induit, en l’occurrence, un déplacement de l’ictus du cinquième pied sur hos, alors qu’il aurait dû correspondre avec l’accent du mot regit.

pro re : formule rhétorique empruntée au vocabulaire juridique : « pour la défense de la cause, pour l’affaire qui nous occupe. » Énée parle comme un avocat, en utilisant un langage argumentatif plutôt incongru dans ce contexte de haute affectivité. En réalité, les discours de Didon et Énée dissocient deux concepts complémentaires de la rhétorique latine : mouere (Didon) / docere (Énée). Didon se charge de toucher, d'émouvoir la sensibilité d’Énée : elle met en œuvre des effets sentimentaux, le jeu des passions, les pleurs et toutes les formes d’emportement. En revanche, Énée instruit l'affaire comme un magistrat, il examine les pièces, il se justifie et répond point par point aux accusations de Didon, à commencer par celle d’avoir voulu partir en secret (v. 305).

speraui : reprend le terme même de l’accusation de Didon, sperasti, du v. 305.

praetendi : au sens littéral et métaphorique : Énée n’a jamais « tendu en avant » les torches nuptiales, ni masqué ses projets réels en « prétextant » un tel mariage. On observera le rythme lourd et solennel de ce vers presque uniquement composé de spondées pour appuyer l’affirmation d’Énée. Ce point est au cœur de tout le conflit qui sépare les deux amants : Énée ne s’est jamais considéré comme le mari de Didon, car il n’y a jamais eu mariage selon le rituel prévu, alors qu’aux yeux de Didon, la présence des divinités dans la grotte lors de leur union en garantissait la légitimité (v. 172). Pour Énée, il n’y a jamais eu de cérémonie officielle de mariage au sens où il aurait porté les flambeaux de l'époux, et il ne s’estime donc pas lié à Didon par un engagement conjugal. Faut-il comprendre praetendi comme une « promesse » de mariage qu’Énée aurait « mise en avant » par un propos ou une attitude quelconques ? Mais même alors, en tout état de cause, que le mariage ait été promis ou non, les deux positions sont irréconciliables, car Didon ne reproche pas à Énée d’oublier sa promesse de l’épouser, mais bien, l’ayant épousée, de l’abandonner (v. 324, 431).

haec in foedera ueni : peut être compris en deux sens : « Je n’ai jamais pris (je ne suis pas venu dans) de tels engagements » ou « Je ne suis pas venu ici pour de tels engagements », introduisant ainsi la suite du discours, relative aux projets d’Énée : rester à Troie, si cela ne tenait qu'à lui-même ; gagner l'Italie au plus tôt, puisqu'il faut obéir aux injonctions du destin.

v. 340 sq : ces vers doivent sonner cruellement aux oreilles de Didon : non seulement Énée veut quitter Carthage parce que les destins le lui ordonnent ; mais, même s’il avait la liberté de choisir sa destinée, il quitterait quand même Carthage pour retourner à Troie et  s’occuper des reliques des siens.

auspiciis : métonymie pour signifier l’« autorité » qui a le droit de prendre les auspices : « si les destins souffraient que je dirige ma vie de ma propre autorité ». Mais Énée n’est pas « maître de sa destinée. »

v. 342 : nouvelle accumulation de spondées. En lecture verticale, à partir du v. 340, il faut observer la séquence : me-auspiciis-urbem-reliquias : si Énée était maître de son destin, ses pensées seraient d’abord pour sa ville et les restes des siens.

uictis : le mot est révélateur de la psychologie d’Énée. Comme l’a déjà montré le récit du chant II, le héros virgilien n’est pas encore parvenu à se débarrasser de son passé de « vaincu » qui continue de hanter son souvenir : la grandeur de son destin et des promesses divines qui lui ont été faites n’a pas apaisé l’amertume du passé ; les premiers chants de l’Énéide sont un poème de la défaite racontée du point de vue d’un vaincu.

v. 345 sq : le ton change radicalement au moment d’évoquer l’urgence présente. Énée est emporté par une sorte de « mystique de la terre promise » qui balaie toute retenue à l’égard de la souffrance de Didon : répétition exaltée d’Italiam, intensif capessere. À cet égard, le v. 347 est presque de la provocation : amour et patrie, voilà ce que Didon croyait avoir apporté au naufragé Énée ; il lui annonce, avec emphase, que l’un et l’autre sont ailleurs, loin d’elle et de Carthage.

Lyciae sortes : alors que l'oracle de Gryneion, situé entre Smyrne et Éphèse, était relativement proche de Troie, la consultation de l'oracle d'Apollon situé à Patara, dans l'extrême sud de la Lycie, a obligé Énée à longer très loin la côte d'Asie Mineure, à moins qu'il s'agisse ici d'une consultation par procuration demandée aux Lyciens qui ont accompagné Énée à son départ de Troie en flammes (cf. I, 113).

inuidia : ce rejet semble sonner comme un reproche contre Didon.

me (351)… me (354) : anaphore du pronom dans une construction qui réunit, autour d’Énée, son père et son fils, comme autant de maillons d’une destinée où Énée réalise les espérances de son père Anchise pour assurer le destin de son fils Ascagne : parallélisme me patris Anchisae / me puer Ascanius. Énée se trouve au centre la chaîne et ne peut se dégager des liens qui l’unissent à ceux qui le précèdent et à ceux qui le suivent : avant d’évoquer bientôt la pression divine, Énée fait valoir ici l’exigence de la pietas filiale et paternelle pour justifier sa volonté de quitter Carthage. La mise en valeur du pronom me est obtenue au prix d’une distorsion des éléments syntaxiques, puisque me est COD de admonet et patris est complément déterminatif de imago.

admonet in somnis : Énée rappellera ces apparitions nocturnes de son père quand il le rencontrera dans les enfers, en VI, 694 sq.

turbida terret : observer l’effet sonore de l’allitération des dentales, suivies d'un /r/ dans le mot et d'une dernière consonne dentale.

Ascanius : la frustration d’Ascagne était déjà présente dans l’interpellation de Mercure (v. 272-276).

Hesperiae : en l’espace de quelques vers, Énée aura cité trois noms différents pour désigner sa « terre promise » : Italiam (345-346), Ausonia (349), Hesperiae (355), développant ainsi toute une érudition géographique qui devait paraître bien étrange sinon déroutante à Didon. Il s’agit en réalité d’un même pays, mais Didon a pu comprendre qu’Énée désignait par là plusieurs destinations, sans savoir laquelle précisément, pourvu que ce fût loin d’elle et de Carthage.

utrumque caput : Servius commente de trois manières différentes : « meum et tuum », « Iouis et Mercurii », « meum et Ascanii ». La première interprétation est la plus naturelle ; certains ont suggéré qu’il fallait comprendre « Anchise et Ascagne », mais une telle prise à témoin ne pouvait convaincre Didon en aucune façon.

detulit : ce rejet, qui couvre tout le premier pied, souligne la pénétration du divin dans le monde humain, l’intrusion violente, brutale de Mercure qui fait éclater les dimensions humaines. Les apparitions nocturnes d’Anchise étaient déjà terrifiantes, Énée aurait déjà dû réagir à l’injustice dont il se rendait coupable à l’égard de son fils Ascagne, mais maintenant il y a plus : le messager des dieux s’est déplacé pour transmettre à Énée le rappel à l’ordre de Jupiter en personne. Ce dernier événement ne peut plus tolérer le moindre délai et il a brusquement secoué Énée qui lui consacre quatre vers, en en soulignant toute l’évidence : solennité du témoignage (testor), detulit en rejet, rapprochement expressif de ipse deum qui confirme le heurt brutal entre l’humain (ipse = Énée) et le divin (deum), emploi de l’adjectif manifesto, place des deux verbes uidi/hausi à la pause de deux vers consécutifs pour authentifier la réalité du témoignage, personnel, visuel et auditif.

v. 360 : observer la distribution des pronoms de la première et de la deuxième personnes, à l'acc. dans chaque hémistiche, soulignés par le polysyndète et l'ictus métrique, avec en plus le rapprochement meque tuis dans le premier hémistiche. Nonobstant ses maladresses, Énée reste sensible, jusqu’à ses dernières paroles, au lien étroit qui l’unit à Didon, dans le jeu subtil d’une relation de « moi » à « toi » qui ne se dénoue qu’au prix d’une grande souffrance humaine.

v. 361 : le vers est inachevé ; il est difficile de dire s’il s’agit d’un vers volontairement incomplet, ou s’il est en attente d’une finale que Virgile n’a pas eu l’occasion d’écrire. Toujours est-il que, dans sa brièveté, il concentre admirablement tous les tourments qui hantent Énée au terme de son discours : Italiam, en tête de vers et à la césure 3, car c’est effectivement le but de sa mission, la terre promise, la perspective du futur qu’il faut isoler de tout obstacle. Pour autant, ce n’est encore qu’une promesse qui nécessite d’abord de s’arracher à l’amour de Didon, aux séductions de Carthage, réunies dans la litote non sponte. Mais elle est aussitôt infirmée par le dernier mot sequor avec lequel elle forme une unité métrique entre la césure 3 et la césure 7, et qui exprime la résolution irréversible du héros : « Je pars », malgré toutes les résistances de la sensibilité. Ce sont les derniers mots d'Énée à Didon vivante, avant l'ultime rencontre qui aura lieu dans les enfers du chant VI.

 

 

Responsable académique : Paul-Augustin Deproost
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Dernière mise à jour : 24 février 2016