Sénèque, Médée

 

Troisième chœur : Ode argonautique >

 v. 579-669

 

Synthèse finale

 

 


 

« Crime et châtiments »

La vengeance de Médée ou la punition des Argonautes

 

A. Les strophes courtes : l'eau et le feu

B. Les strophes longues : les châtiments

2. Tiphys

3. Orphée et Hercule

4. Ancée, Méléagre, Hylas

5. Deux prophètes, deux pères, un époux, Pélias

6. Une nouvelle cohérence mythologique

7. Tous coupablesĘ?

 

Alors que la première ode du chœur consacrée aux Argonautes (v. 301-379) évaluait les conséquences de ce premier voyage en termes humains et « positivistes » de progrès technique ou de menaces écologiques, la deuxième ode réinvestit le territoire de l'imaginaire en considérant la vengeance de Médée comme une mise en abyme de tous les châtiments mythologiques qui se sont abattus et qui s'abattront encore sur les marins d'Argô. Et parmi eux, leur chef, Jason, qui apparaît deux fois dans le poème du chœur : aux v. 595-596 et 668-669. Dans les deux cas, le chœur demande aux dieux d'épargner en définitive « celui qui a vaincu la mer » et « celui qui a agi sur ordre ». Cette double prière porte en elle-même son échec, car elle définit la place exacte de Jason dans la tragédie de Médée : il ne s'agit pas ici de punir d'abord l'indélicatesse d'un époux infidèle, mais de châtier le crime contre l'ordre du monde dont Jason s'est rendu coupable en prenant la direction de cette expédition sacrilège. Du reste, cette ode suit immédiatement la rencontre centrale entre Médée et Jason, qui consacre la rupture définitive entre les deux époux ; mais nulle part dans le poème du chœur, Jason n'apparaît comme le mari qui a renié sa parole, sauf implicitement dans la première strophe, quand le chœur commence à décrire la colère de la coniunx uiduata. Dans cette ode, plus encore que dans la première, le drame privé de Médée est inclus dans l'irréversible évolution du monde vers le désordre depuis qu'Argô a osé emprunter des chemins interdits aux hommes et violer ainsi le monde des dieux.

 

A. Les strophes courtes : l'eau et le feu

L'ode commence effectivement par une description de la rage outrancière qui anime Médée. Les sept premières strophes comparent la colère de l' « épouse outragée » à la violence des forces naturelles élémentaires de l'eau et du feu. « Coniunx uiduata », ces deux mots contradictoires réagissent comme une explosion fantastique : elle libère toutes les énergies primaires dont Médée s'était précédemment revendiquée, notamment au v. 166 où la magicienne prétendait résumer en sa personne toutes les forces de la nature. Après la première ode argonautique, elle avait également annoncé à sa nourrice qu'aucun dérèglement naturel ne pourrait jamais arrêter l'élan de sa colère (v. 397-414). Avant d'inventorier les punitions des Argonautes, le chœur mesure la « brûlure et la haine » de Médée à « la force de la flamme ou de la tempête », à celle des pluies d'hiver que transporte le vent du sud, celle des grands fleuves en crue, comme le Danube torrentueux, qui renverse les ponts sur son passage, et le Rhône, qui repousse la mer, ou encore celle des boues qui croulent de l'Hémus sous la fonte des neiges, toutes catastrophes qui suppriment les barrières entre les choses pour les unifier en une confusion chaotique, comme en réponse à la rupture primordiale des frontières de l'océan provoquée par la première navigation. Les sonorités riches en dentales et vélaires de la première strophe, qui entourent les gutturales du v. 581 (quanta cum coniunx), introduisent musicalement la violence des sentiments de Médée : en particulier, les répétitions en fin de vers : -ue uenti /-da torti / -ta taedis, et l'adonique « percussif » ardet et odit. La colère de Médée est une force élémentaire plus redoutable qu'aucune force de la nature, et le chœur structure l'opposition en jouant sur le contraste entre les propositions de temps : cum (v. 581)… non ubi où la conjonction est trois fois élidée (v. 583, 587, 588).

Parmi les forces naturelles, le chœur retient surtout l'action de l'eau, qui met les fleuves en crue, et celle du soleil, qui provoque la fonte des neiges. L'alliance contradictoire de l'eau et du feu traverse toute la pièce et structure la violence personnelle de Médée : dès les premiers vers du prologue, elle a invoqué Neptune, dont le royaume a été violé par l'expédition des Argonautes, et le Soleil, dont elle est la petite-fille ; elle veut ensuite prendre les rênes du char de son aïeul pour le faire tomber sur Corinthe et réunir ainsi les deux mers ; lorsque le messager annoncera, plus tard, que « fille et père gisent, cendres confondues » et que le feu dévore le palais « comme sur ordre », il authentifiera ce mélange destructeur, en racontant avec horreur comment, loin d'annuler les flammes, l'eau les alimente (v. 889-890). La cohérence des chœurs elle-même est assurée par cette présence contradictoire de l'eau et du feu : le premier chœur a évoqué les torches du mariage ; le deuxième s'est concentré sur le voyage maritime d'Argô ; le troisième combine les deux éléments, notamment en associant la transgression des Argonautes et celle de Phaéton ; le quatrième revient au feu qui, cette fois, dévaste le palais et redouble de violence lorsque l'eau tente de l'éteindre.

En conclusion de cette première moitié de l'ode, le chœur rappelle que la transgression de celui qui a soumis « le deuxième royaume » (regna secunda, v. 598) a été précédée d'une transgression céleste, dans le « premier royaume », lorsque le jeune Phaéton « osa » s'écarter du chemin tracé par son père, provoquant ainsi le chaos sur la terre écrasée par le char du Soleil.  De plus, comme le rappellera le chœur au moment d'évoquer leur châtiment respectif, les Argonautes Orphée et Hercule se sont également introduits de leur vivant dans le royaume des morts, qui constitue le « troisième royaume » (v. 632, 638) : du ciel aux enfers, la transgression des territoires divins est universelle et le crime des Argonautes en concentre toutes les audaces. Les érudits alexandrins avaient déjà associé la légende de Phaéton et celle des Argonautes, qui auraient croisé, sur le chemin du retour, l'endroit de la chute du char solaire (voir e.g. APOLL. RHOD., IV, 619-626). Mais, contrairement à la vulgate mythologique, où la faute du jeune homme est plutôt celle d'un étourdi et d'un imprudent, le chœur de Sénèque fait de l'errance céleste de Phaéton une désobéissance et une impiété dont la violence a, une première fois, rompu les foedera mundi. Instruits de ce précédent, les Argonautes auraient dû renoncer à leur propre « audace », et se souvenir que Médée était la petite-fille du Soleil : le vocabulaire de l'audacia, qui est l'équivalent latin de l'hybris grecque, apparaît plusieurs fois dans les deux chœurs pour désigner l'expédition des Argonautes : v. 301, 318, 346, 607 ; au v. 599, le participe ausus désigne l'impiété de Phaéton, conçue comme un précédent céleste à l'audacia des Argonautes. Phaéton a péri par le feu qu'il a lui-même déclenché ; les flots qu'ils ont eux-mêmes provoqués sont le lieu où périssent plusieurs Argonautes, comme le rappelle la deuxième partie de l'ode.

 

B. Les strophes longues : les châtiments

 

1. Le crime d'Argô

Les sept strophes longues de l'ode sont, en effet, directement placées dans le fil de la transgression de Phaéton, et tout d'abord celle qui englobe tous les Argonautes dans une audace commune : audacis (v. 607) rappelle ausus (v. 599) ; emensus (v. 611) rappelle metae (v. 600) : la transgression du ciel a été suivie par la transgression des eaux, d'autant plus punissable qu'elle s'est accompagnée d'un double rapt sacrilège : celui qui a « dépouillé » (spoliauit) les forêts « sacrées » (nemorisque sacri) du Pélion pour construire le bateau, et celui qui a « ravi » (raptor) la Toison d'or. Il faut attendre le dernier mot de la strophe pour en connaître le verbe principal : piauit. Car il s'agit bien d'expier : on n'aborde pas impunément par la mer un rivage barbare pour y assouvir sa soif de butin : les Argonautes doivent « expier par une mort sinistre le viol des lois de l'océan » ; et le jeu de mot intrauit / exitu annonce le catalogue des châtiments qui devront payer cette « entrée » impie dans des territoires interdits. Le rythme des châtiments s'accélère au fur et à mesure du poème : Tiphys, Orphée et Hercule occupent chacun une strophe, mais déjà Hercule a tué les fils de Borée et l'enfant de Neptune, avant qu'une dizaine d'Argonautes ne se partagent les strophes restantes, comme si, après la surprise des premières morts, le temps de l'expiation prenait un « rythme de croisière ». On observera que toutes ces morts ont, peu ou prou, un rapport avec les actes sacrilèges qu'elles sont censées punir.

 

2. Tiphys

Le premier puni a été, comme il convient, Tiphys, le pilote qui a osé rivalisé avec le « maître de la mer » (dominus profundi, v. 597) pour devenir le « dompteur de la mer » (domitor profundi, v. 617). Il ne lui a pas été permis de rentrer chez lui : il est mort « sur un rivage étranger » (litore externo, v. 619), lui qui a dépouillé « l'or étranger » (auri externi, v. 613). La mort l'a pris loin de son royaume paternel (v. 619 sq), où il partage ainsi, d'une certaine manière et pour l'éternité, dans l'anonymat des « ombres inconnues », l'exil de Médée. Son successeur a pris la barre du bateau alors qu'il était sans expérience, comme Phaéton, et paternis du v. 619 semble faire écho à paternae du v. 600. Sénèque associe également au châtiment de Tiphys les débuts difficiles de l'expédition troyenne, car, après la mort de Tiphys, le port d'« Aulis, au souvenir du roi disparu, retient les bateaux qui se plaignent de rester immobiles » : la mort du barreur d'Argô induit donc, indirectement, le prochain sacrifice d'Iphigénie, qui permettra aux navires grecs de faire, enfin, voile vers Troie, mais qui inaugurera l'expédition, comme on le sait, dans un sang innocent qu'il faudra payer par des violences sans fin.

 

3. Orphée et Hercule

Orphée ensuite, puis Hercule avec chaque fois une strophe pour chacun. Ces deux morts constituent un diptyque complémentaire : l'eau pour Orphée, le feu pour Hercule ; le héros qui a assuré la coexistence des êtres par sa musique, le pacificateur de la mer et de la terre. Tous les deux ont vaincu des forces naturelles : Orphée impose le silence aux torrents et aux vents ; Hercule a abattu les fils de Borée et le petit-fils de Neptune. Les deux héros ont transgressé les frontières des enfers : Orphée pour l'amour d'Eurydice, mais cette fois il n'en reviendra plus (non rediturus, v. 633), Hercule, qui s'est « ouvert le royaume du farouche Dis ». Leur vie se termine par une mort tragique : le corps d'Orphée a été éparpillé par les femmes dans les campagnes de Thrace (sparsus v. 630 // sparsis v. 601), comme pour venger le démembrement du jeune Absyrte dans la mer par Médée, la Ménade de la pièce (v. 382 sq ; v. 849 sq) ; le suicide d'Hercule sur l'Œta suggère aussi, dans les termes utilisés, un démembrement du corps ou, à tout le moins, une désintégration (v. 640). Par ailleurs, en disparaissant, cette fois définitivement, dans les enfers (non rediturus), Orphée expie le « retour » sacrilège des Argonautes qui ont volé la Toison d'or (rediturus, v. 613). Quant à la mort d'Hercule dans la tunique empoisonnée du Centaure, qui lui a été offerte en cadeau par sa femme, elle anticipe la mort de Créuse qui périra dans le vêtement offert par les enfants de Médée et infecté des poisons et du feu de la magicienne.

 

4. Ancée, Méléagre, Hylas

La strophe suivante commence avec le même verbe que la strophe consacrée à Hercule (strauit v. 634, 643) : toutes les deux décrivent des scènes de grande violence. Ce sont tout d'abord les morts liées à l'épisode mythologique de la chasse du sanglier Calydon : Ancée et Méléagre. La violence de l'animal qui a abattu Ancée (uiolentus) l'intègre parmi les forces destructrices dont il a été question dans la première moitié de l'ode (v. 643 ; uis v. 579 ; uiolente v. 605). En revanche, Méléagre n'a été tué ni par le feu, ni par l'eau, ni par une force naturelle, mais par une femme : Althée, sa propre mère qui, en ce sens, est un double de Médée : elle tue son fils pour venger la mort de ses deux frères, annonçant, d'une certaine manière, l'infanticide de la magicienne qui avait elle-même tué son propre frère Absyrte.  Ensuite, le jeune Hylas tombe dans les filets d'une autre femme, une nymphe : après avoir parcouru tous les dangers de l'Océan, il meurt dans les eaux d'une source habituellement inoffensive. Les mots nous conduisent une fois de plus vers les enfants de Médée : tener, puer, puer ; et, comme eux, « quel crime a-t-il commis » pour mourir si jeune ? Alors que tous les autres ont subi un châtiment mérité (meruere cuncti), l'interjection pathétique puer…heu…puer conduit à une généralisation morale à propos de la violation humaine du cosmos : depuis la transgression primordiale, plus personne n'est à l'abri de la punition universelle, dont Médée est l'instrument jusque dans la mort des enfants innocents. Du reste, le participe raptus (v. 649) condamne le jeune Hylas pour avoir fait partie des raptores dénoncés au v. 613 : les deux mots raptus/ raptor se trouvent au même endroit de la strophe, à l'intonation du septième vers. Ite nunc… est une réponse ironique aux v. 604-606 : Vade qua tutum, mais ce qui était « sûr » avant ne l'est plus aujourd'hui, puisque même les « eaux sûres » d'une source sont devenues un piège pour le jeune Hylas.

 

5. Deux prophètes, deux pères, un époux, Pélias

Ce sont ensuite les châtiments des deux prophètes de l'expédition, Idmon et Mopsus, étroitement associés dans un réseau d'oppositions : Idmon connaissait ses fata ; Mopsus les ignorait, mais les prophétisait pour les autres ; les deux verbes condidit / concidit en tête des v. 653 et 655 associent phonétiquement les deux destinées ; nonobstant une certaine confusion des légendes, le chœur fait mourir Idmon aux confins du monde, seul, dans les sables de Lybie, alors que c'est Mopsus qui est mort ainsi ; mais cette confusion en permettait une autre qui identifiait le deuxième devin d'Argô et le thébain Mopsus, fils de Mantô et petit-fils de Tirésias : sa mort le « priva de Thèbes », laissant entendre que Mopsus est Žgalement mort loin des siens, loin de sa ville natale. Mopsus a lui-même prophétisé la mort de Pélée en exil, et les châtiments des Argonautes Nauplius, Oïlé et Admète, qui partagent la même particularité d'être punis par la perte d'un être cher : avant de périr lui-même, Nauplius a perdu son propre fils injustement tué par les Grecs lors de la guerre de Troie ; Oïlé perdra son fils, « dans la foudre et la mer » au retour de Troie ; Admète perdra son épouse Alceste qui avait offert de mourir à sa place : ainsi, même la fidélité conjugale, pourtant idolâtrée par Médée, devient le châtiment d'un Argonaute. Le catalogue se termine sur la punition exemplaire du commanditaire de l'expédition, Pélias, en des termes qui concentrent les supplices de l'eau, du feu et du démembrement, puisqu'il a péri bouilli et dépecé par Médée dans « l'eau étroite » du chaudron de jouvence, en figure symbolique et réparatrice des membres mutilés d'Absyrte errant sur les eaux infinies de l'océan : l'adjectif uagus du v. 667 rappelle l'errance du Danube en crue au v. 586, qui était une métaphore de la colère de Médée ; à la fin du v. 667, les mots inter undas sont ceux qui terminaient le v. 649 au même septième vers de la strophe. Plus aucune eau n'est sûre pour les Argonautes : ni celle des sources, ni celle qui est censée promettre le retour à la jeunesse.

 

6. Une nouvelle cohérence mythologique

Le chœur donne ainsi un sens nouveau à toutes ces morts héroïques, constituées en autant de légendes éclatées dans la tradition mythologique ; il les rationalise, il les met en perspective, il leur donne une nouvelle cohérence née de l'immense transgression du premier voyage, jusqu'à la guerre de Troie elle-même qui devient ainsi un des moments de la punition universelle due à la première offense : la mort de Tiphys a induit le sacrifice d'Iphigénie, et le présent retinet du v. 623 inclut cet incident dans le temps du châtiment des Argonautes ; avant de périr lui-même, Nauplius vengera la mort de son fils en « nuisant aux Argiens avec ses feux trompeurs », provoquant le naufrage d'une partie importante de la flotte grecque à son retour contre les récifs des Gyres ; le « crime du père » sera aussi au cœur de la mort d'Ajax « le petit », qui paiera, dans ce naufrage, la dette paternelle, alors que la tradition mythologique rapporte ce châtiment à un sacrilège commis contre la statue d'Athéna à l'occasion du viol de Cassandre. Par ailleurs, qu'ils soient déjà morts ou non, tous ces coupables ont partie liée avec l'histoire de Médée : Tiphys, Idmon, Pélée sont morts en exil ; Orphée est démembré comme le jeune Absyrte ; Hercule périt brûlé dans une tunique empoisonnée comme bientôt Créuse, la nouvelle épouse de Jason ; Méléagre commet un crime familial avant d'être lui-même tué par sa propre mère ; Pélias est personnellement tué par Médée dans les conditions que l'on sait ; Admète est victime de sa fidélité conjugale. L'eau intervient dans plusieurs châtiments : Hylas, Ajax, Nauplius, Pélias. Certains sont aussi le résultat de crimes familiaux : Méléagre, après avoir tué ses oncles, est tué par sa mère ; Nauplius provoque la destruction d'une partie de la flotte grecque pour venger la mort de son fils ; Ajax a payé la faute de son père ; Pélias a été tué par ses filles sur ordre de Médée. La mort d'enfants pèse sur plusieurs châtiments : Iphigénie, conséquence à moyen terme de la mort de Tiphys ; Méléagre, tué par sa mère ; le jeune Hylas ; le fils de Nauplius ; le fils d'Oïlé. De même que l'amour conjugal et ses jalousies : Orphée, tué par les femmes thraces ; Hercule, empoisonné par Déjanire ; Alceste qui meurt à la place de son mari.

 

7. Tous coupables ?

Après un tel catalogue, comment le chœur peut-il encore espérer une grâce pour Jason, même s'il n'a agi que « sur ordre » (iusso, v. 669 / iussit, v. 664) ? On a observé que les derniers châtiments, ceux qui ont été prophétisés par Mopsus et qui doivent encore se produire, toucheront les Argonautes par personnes interposées (Nauplius, Oïlé, Admète). Le chœur suggère-t-il par là que ces Argonautes ont trouvé un bouc-émissaire pour payer leurs propres crimes ? La mort de Pélias serait alors le châtiment qui devrait préserver Jason, son neveu, d'autant plus que c'est Pélias qui a précisément donné l'ordre de l'expédition ? Mais c'est sans compter sur le fait que Pélias paie déjà la mort d'Absyrte dans le dossier criminel de Médée, et donc « ce n'est pas assez », contrairement à ce qu'espère le chœur au v. 668. D'autre part, nous savons que ces « boucs émissaires », les Argonautes auraient préféré qu'ils ne le fussent pas : Nauplius et Oïlé ont perdu leur fils, et Nauplius n'a finalement pas échappé au châtiment ; Admète aurait bien souhaité que la personne qui a pris sa place le jour de sa mort ne fût pas son épouse dévouée, Alceste. En revanche, même si Pélias était un « proche » de Jason, il était loin de partager son amitié et sa disparition ne peut être considérée comme un châtiment personnel de l'Argonaute ; la mort de Pélias n'est donc pas suffisante pour expier le crime de Jason.

La naïveté du chœur est, une fois de plus, patente, en particulier quand il demande d'épargner « le vainqueur de la mer » (v. 596), quand il s'interroge sur la culpabilité du jeune Hylas (v. 647 sq) et sur celle de Jason (v. 668-669). Dans les deux odes argonautiques, Sénèque a souligné la relation étroite entre la rupture des foedera mundi et l'émergence du chaos et de la peur. L'analogie entre l'audace d'Argô et celle de Phaéton, dans cette deuxième ode, aurait dû faire comprendre au chœur que l'implication de Jason dans l'expédition, l'usage qu'il a fait de Médée pour assurer le succès de son voyage, et sa répudiation par la suite avaient mis en branle des forces qu'il ne pourrait plus maîtriser. De la même façon que Jason a rompu les foedera mundi en participant à l'expédition et a contribué à faire entrer le désordre dans le monde, ainsi son infidélité conjugale a perturbé la maternité de Médée qui redevient une force élémentaire et destructrice. En face de telles forces, la question de la culpabilité et de l'innocence est hors de propos : la destruction est totale. Peu importe que Jason ait ou non reçu l'ordre de faire ce qu'il a fait (v. 669), peu importe qu'Hylas, ou Palamède, Ajax, Alceste ou même les enfants de Médée (v. 929-934) soient coupables ou innocents, tous ont part à la dislocation générale de l'ordre naturel évoquée dans la première ode argonautique (v. 369-379). Certains actes déclenchent des catastrophes qui dépassent largement ceux qui les ont commis : une fois que les limites de l'univers ont été franchies, il en résulte le chaos qui frappe tout le monde indistinctement, totalement, éternellement.

Et pourtant, la prière du chœur sera finalement exaucée. Un seul personnage humain survivra à l'accumulation des cataclysmes, et il s'agit, paradoxalement, de celui qui a provoqué la vengeance complice de Médée et de la nature : Jason, le chef des Argonautes, l'époux infidèle que Médée renonce finalement à tuer à la fin de la tragédie. Mais pour quelle vie ! Il aura assisté à l'écroulement du monde, sous les déluges conjoints de l'eau et du feu, au meurtre de ses enfants ; il sera condamné à vivre avec la mémoire d'un traumatisme sans nom dont Médée se plaît à souligner qu'il aura été lui-même le spectateur : « Une seule chose manquait à mon plaisir : le spectateur que tu es (v. 992-993). » Le voyeurisme insoutenable auquel Jason est ainsi contraint est celui de l'humanité qui travaille et assiste à sa propre destruction, car la Médée de Sénèque, englobée dans la transgression argonautique, est, en définitive, un des imaginaires de l'inéluctable entropie du monde dont elle propose, sur la scène, une « simulation tragique ».

 

Responsable académique : Paul-Augustin Deproost
Analyse : Jean Schumacher
Design & réalisation inf. : Boris Maroutaeff

Dernière mise à jour : 17 avril 2007