VIRGILE

Didon et Énée

 

Énéide IV, 362-392

 

NOTE COMPLÉMENTAIRE

texte


 

Les imprécations de Didon

 

Le plaidoyer d’Énée a paru bien misérable à Didon, car les deux personnages parlent un langage désormais irréconciliable : celui de la pietas et celui de l’amour. À cet endroit, le diagramme de la réaction de Didon n'est plus composé de mouvements alternés de montée et de descente ; ici, le dessin est toujours montant et va jusqu'à l'extinction des forces de Didon qui s’arrache à la vue d’Énée, effondrée sur elle-même dans un accès de fureur destructrice. C’est la dernière vision qu’Énée a de Didon vivante, avant de la retrouver dans les enfers au chant VI ; ce sont les dernières paroles qu’il entend de la reine, puisque, même dans les enfers, elle gardera le silence lorsqu’Énée tentera de renouer un dialogue.

Pendant le discours d’Énée, Didon a accumulé la colère en elle ; elle a regardé le traître avec hostilité (auersa), en roulant les yeux (uoluens oculos), alors qu’Énée l’avait écoutée, le regard immobile (immota tenebat lumina) ; elle a toisé l’infidèle d’un regard muet d’indignation (luminibus tacitis). Au moins autant que par les mots, les deux amants s’affrontent dans leur regard. Les premières paroles de Didon sont pour insulter la naissance et les origines du perfidus avec le lyrisme vigoureux qu’avait déployé Ariane contre Thésée chez Catulle : ni déesse ni fondateur mythique, mais l’insensibilité minérale du Caucase et le lait barbare des tigresses. Puis, à partir du v. 368, elle se détourne d’Énée ; elle en parle désormais à la troisième personne, dans un méprisant soliloque qui s’étend jusqu’au v. 380 et qui requiert contre Énée, mais aussi contre les dieux, à la barre d’un tribunal universel. Ce sont d’abord des interrogations rhétoriques chaque fois introduites par le monosyllabe num, répété trois fois, et qui, en attendant une réponse négative, attirent l’attention sur un aspect de l’inhumanité d’Énée. Pour Didon, la perfidie d’Énée, ce n’est plus ici, comme dans son premier discours, le mépris de la parole donnée ; c’est, avant tout, son insensibilité, son absence d’émotion, son indifférence, sa froideur, qui ont, sans doute, trompé la confiance de la reine, mais qui, aux yeux d’un Romain, n’ont que peu de prix par rapport à la dimension divine et familiale de la fides. Cette perfidie est elle-même relayée par celle des dieux, généralisée sans ménagement dans le premier pied du v. 373, qui fait écho au dactylique perfide du v. 366 : nusquam (tuta fides), avec, cette fois, un premier mot spondaïque qui étend à l’univers l’infidélité d’Énée. Car il y a pire que l’indifférence du traître : Junon, la protectrice personnelle de Didon, et Jupiter, le garant de la justice, n’éprouvent pour Didon aucune pitié, ils ne lui manifestent aucun regard de compassion ou de justice.

La dérive blasphématoire n’est pas loin, mais, avant de s’y fourvoyer, Didon se laisse aller à une faute contre le code de la bienveillance et de l’hospitalité, qui, dans la mentalité romaine, dédouane définitivement Énée de ses obligations à l’égard de la reine : Didon rappelle les bienfaits dont le Troyen lui est redevable et elle souligne fortement son action personnelle dans trois verbes placés en évidence au début ou à la fin du vers : excepi, locaui, reduxi. En même temps, elle attribue son comportement, au moins en partie, à une « démence » qui réduit d’autant sa générosité : au centre du v. 374, l’adjectif demens est mis en évidence, isolé par les césures 5 et 7 ; de surcroît, il prépare le constat d’une folie meurtrière qui s’empare bientôt de la reine, emportée par le feu des Furies. Dès cet instant, Didon ne maîtrise plus sa colère contre Énée, mais aussi contre sa mission divine. En citant les arguments mêmes du traître, elle conteste la validité des trois instances divines qu’il a mises en avant pour justifier son départ : Apollon, les sorts lyciens et Mercure, introduits par l’anaphore de l’adverbe nunc en début d’hémistiche. De scilicet à sollicitat, Didon ironise, elle persifle, elle ricane ; à l’entendre, les divinités se désintéressent des soucis humains, occupées à leur quiétude déjà tout épicurienne.

Cette révolte ramène naturellement Didon à Énée. Puisque les dieux n’ont rien à voir dans cette affaire, « tu » es le seul responsable de mon malheur. « Alors, va-t-en, je ne te retiens pas ». Puisqu’elle ne peut empêcher le départ d’Énée, Didon souhaite au moins donner l’impression qu’elle prend elle-même l’initiative de la rupture : dans la double litote du v. 380, elle feint à son tour l’indifférence, et, avec un profond mépris ponctué par un triple impératif, elle renvoie le traître à cette « Italie » et à ces « royaumes » qu’il appelait de ses vœux dans son plaidoyer. Mais ce sera pour sa perte : les vents et la mer le conduiront au milieu des écueils où il épuisera tous les supplices. Spero, supplicia, saepe, à l’entrée de trois vers consécutifs siffle toute la passion maléfique de Didon, redoublée à l’intonation du deuxième hémistiche : si, scopulis, sequar, les scopuli, longuement séparés de leur adjectif medii, étant, au centre des trois vers, le lieu où doivent se briser en même temps le corps de l’infidèle et son cri qui invoquera inutilement le nom de Didon. Entre supplicia et Dido, le v. 383 exprime toute l’ambivalence des sentiments de l’amante trahie, partagés entre l’aversion et l’attirance pour celui qu’elle souhaite tout à la fois voir déchiqueté sur la mer et entendre implorer son nom.

Au terme de ce délire furieux, comme en une boucle fatale qui se referme, Didon répond enfin, mais de manière inattendue et sinistre, à la première promesse d’Énée au début de sa défense : même morte, elle restera effectivement dans son souvenir, dans la mémoire du héros, comme il l’avait promis, mais pour le harceler de sa vengeance, en même temps présente (sequar, adero) et absente (absens, audiam), poursuivant Énée de ses « feux noirs », où le double oxymore du v. 384 semble concentrer toute la schizophrénie de cette finale vindicative : sequar absens, car, alors qu’Énée a décidé de « suivre » l’Italie (v. 361), Didon lui annonce qu’elle-même le « suivra » lui, au-delà de l’absence, comme l’obsession d’un remords inextinguible, celui des « feux noirs » où brûlent les torches de la vengeance et l’ombre froide de la mort. Exclusivement composé de dactyles, le v. 386 précipite le cri de Didon qui condamne la « brute » (improbe) au châtiment. Le dernier vers 387 vient déjà d’outre-tombe : la voix de Didon se brise dès le premier pied (audiam et), elle appartient au monde des mânes, isolé entre les césures aux deuxième et troisième pieds, et s’éteint dans les profondeurs des enfers (sub imos), laissant à Énée, qui n’en mesure que partiellement le désarroi, l’ultime image d’une femme désormais vouée à la mort.

Les premiers moments qui suivent ces imprécations ne laissent, du reste, aucun doute à ce sujet. Didon s’arrête au beau milieu de son réquisitoire, emportée par une « maladie ou une souffrance » (aegra) où l'on pressent un effondrement prochain. Elle disparaît aux yeux d’Énée et à la lumière, emmenée par ses servantes déjà comme un corps sans vie que l’on dépose sur un lit funèbre : suscipiunt … reponunt entourent une phrase qui s’est, entre temps, arrêtée sur referunt ; Didon n’est plus la reine ni même, semble-t-il, un être vivant, mais des « membres défaillants » ; son cortège, dactylique, est accompagné d’une musique funèbre, ponctuée d’assonances sourdes ; quant à la chambre nuptiale, qui consacre tous ses échecs conjugaux, le luxe du marbre dont elle est construite lui donne moins les allures d’un espace de tendresse et d’intimité que d’un lieu froid et sépulcral.

 

Responsable académique : Paul-Augustin Deproost
Analyse : Jean Schumacher
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Dernière mise à jour : 10 mars 2016