VIRGILE

Didon et Énée

 

Énéide IV, 54-89

 

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A. Heu, uatum ignarae mentes !

B. La comparaison de la biche

 

 

A. Heu, uatum ignarae mentes !

« Ah ! L'ignorance des devins ! » Faut-il attribuer cette exclamation à Virgile lui-même ou est-ce une réflexion de Didon, une sorte de discours indirect de la reine ? Trois interprétations peuvent être envisagées.

 

1. Attribution à Virgile : certains commentateurs attribuent ces paroles à Virgile qui aurait ainsi insinué que les devins sont des charlatans. Cette interprétation plutôt incongrue rendrait Virgile coupable d'une pensée impie, d'un propos voltairien sur la religion ; elle mettrait en cause les pratiques du sacrifice rituel en usage à Rome. Il faut sans doute y renoncer, surtout dans une œuvre qui apparaît comme une apologie de la restauration religieuse entreprise par Auguste et qui repose précisément sur le respect et l'explication mythique des pratiques officielles issues des traditions religieuses de l'ancienne Rome.

2. Attribution à Didon : ces paroles pourraient être une exclamation de Didon elle-même qui, tout en se livrant aux sacrifices, accuserait les prêtres d'être des ignorants, des incapables. En ce sens, Servius comprenait que le poète traduit ici l'irritation de Didon, impatiente d'obtenir une réponse favorable et accusant d'ignorance les devins qui hésitent, qui l'obligent à réitérer ses sacrifices, peut-être même la mettent en garde (IV, 464-465).

3. Si l'on se rappelle que dans les vers précédents, Didon a pris la place des sacrificateurs, on pourrait, enfin, penser qu'il s'agit bien d'une exclamation de Virgile lui-même, mais qui accuserait non pas les prêtres en général, mais Didon et Anne d'être des esprits ignorants, des devins usurpateurs. Les deux sœurs veulent voir dans les présages ce qui leur convient et rejettent ce qui n'est pas conforme à leur volonté. Les esprits ignorants sont ceux de ces prêtres amateurs qui, pour l'occasion, n'ont pas assez d'objectivité, ne savent pas interpréter les signes tels qu'ils sont, mais les comprennent de façon tendancieuse, selon leurs propres désirs. Cette interprétation s'accorde bien avec la question qui suit et qui met en doute l'utilité d'une telle consultation dans le fait d'un esprit investi par la folie (quid uota furentem,/ quid delubra iuuant ?). Virgile manifesterait ainsi une conception très pure de la religion, qui ne serait plus une opération magique, en mettant l'accent sur furentem : la religion n'a de sens que lorsqu'elle reflète un état d'équilibre intérieur ; la prière ne peut pas être instrumentalisée par la folie ou tout autre dérèglement psychologique. Or Didon délire ; elle n'est donc pas prête intérieurement ; elle n'est pas prête à écouter la volonté des dieux ; elle veut réaliser ses propres désirs, annexer les dieux, les plier à ses volontés. Didon est totalement prise par son délire amoureux et, dans de telles conditions, sa prière ne peut être qu'un simulacre. L'exclamation et l'interrogation qui la suit s'expliquent donc l'une par l'autre. Bien loin d'exprimer une idée impie, le propos du poète ressortit à la plus haute philosophie religieuse : seule une âme qui est en paix et en sérénité peut efficacement prier et s'approcher des autels.

 

B. La comparaison de la biche (IV, 68-73)

Cette longue comparaison de type homérique est particulièrement bien adaptée à la situation de Didon. Comme la biche (cerua, ae f.), Didon erre à travers la ville, mortellement blessée par une flèche, qui a été tirée par un chasseur ignorant du mal qu'il a causé. Comme elle, Didon a été frappée à l'improviste, alors qu'elle n'était pas sur ses gardes.

Cresia : (Cresius, a, um) de Crète. Épithète littéraire qui met en valeur la magie poétique des noms propres. Par ailleurs, les Crétois étaient réputés comme archers (voir Aen. V, 306).

agens telis : Virgile a employé la même expression en I, 191, précisément pour désigner Énée en train de chasser.

nescius : rejet expressif : comme le berger, Énée ignore le mal qu'il a produit, la passion qu'il inspire à Didon. Le contraste violent avec illa qui suit en asyndète ajoute à la cruauté inconsciente d'Énée : lui ne sait pas, mais elle… !

siluas saltusque : la musique du vers souligne les allitérations des sifflantes.

Dictaeos : (Dictaeus, a, um) du Dicté, montagne de Crète (voir Aen. III, 171). Dicté était une nymphe qui s'était jetée à la mer du haut de cette montagne. Le rejet spondaïque met en valeur la poésie du nom propre.

v. 73 : résume la fatalité et la brutalité de la comparaison en une asyndète expressive tant du point de vue de l'image que des sonorités :

[DictaeosÊ;] (3) haeret / (5)                                                        / harundo

ÊÊÊÊÊÊÊÊÊÊÊÊÊÊÊÊÊÊÊÊÊÊÊÊÊÊL/a/T/e/R/i/  (7) L/e/T/a/L/i/s

La richesse sonore du vers est complétée par une métrique qui met en évidence l'expression centrale haeret lateri entre les coupes 3 et 7, mais séparée par la coupe 5. 

Pour d'autres comparaisons avec l'animal blessé dans l'Énéide, voir e.g. Laocoon, comparé à un taureau frappé sur l'autel et fuyant, une hache plantée dans la nuque (II, 220-224) ; la dernière galère dans une course, qui tente de rentrer au port, est comparée au serpent écrasé sur une route ou frappé par une pierre, qui, à demi-mort, cherche encore à s'allonger et à fuir (V, 273-281). Dans les Métamorphoses, Ovide compare Hercule qui crie sa douleur sous la tunique de Nessus à un taureau qui fuit avec l'épieu d'un chasseur enfoncé dans le corps (OV., met. IX, 204 sq).

La comparaison avec la biche blessée est extrêmement touchante : elle disculpe Énée (nescius), mais aussi Didon elle-même, car la biche est un animal innocent. La passion s'est abattue sur Didon comme une malédiction extérieure ; elle n'a rien fait pour cela ; elle était seulement incauta. Dans sa comparaison, le poète montre pour la victime une grande tendresse qui doit apitoyer le lecteur : le malheur fond sur Didon comme la flèche sur sa proie ; son souffle vital s'empoisonne progressivement mais inexorablement sous l'effet d'une blessure qu'elle n'a pas méritée. Le décor de la comparaison est celui du paysage lointain et étrange de la Crète. Plutôt qu'ils ne localisent une réalité géographique, les noms propres sont choisis pour leur magie sonore : Cresia et Dictaeos ont une présence poétique qui annonce les sonorités du tableau final : haeret lateri letalis harundo.

 

Responsable académique : Paul-Augustin Deproost
Analyse : Jean Schumacher
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Dernière mise à jour : 5 décembre 2019