VIRGILE

Didon et Énée

 

Énéide IV, 279-295

 

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v. 279-280 : les deux premiers vers du passage trahissent d’emblée le bouleversement physique et moral du héros ébranlé par les paroles divines : forte opposition at uero ; double élision et rythme spondaïque au v. 279. Les deux derniers mots du v. 279 résument tout le désarroi du héros : il est « sans voix » et « sans esprit » (obmutuit amens). Le vers 280 est une reprise partielle de II, 774 (vision de Créuse à Énée ; cité en III, 48 [vision de Polydore à Énée]) et il sera lui-même cité en XII, 868 pour décrire la réaction horrifiée de Turnus terrifié par la Furie.

v. 281 : mise en évidence au début et à la coupe du vers des deux mots qui traduisent les sentiments écartelés d’Énée : d’une part ardet, où s’exprime la décision immédiate d'Énée d'obéir à l'injonction divine ; d’autre part dulcis, séparé de terras avec valeur adversative, qui révèle l’attachement d'Énée à la terre qui l’a recueilli.

ambire : ce verbe ne traduit ici aucune volonté de ruse ou de tricherie de la part d'Énée, qui veut avant tout approcher au mieux et convaincre Didon. Le seul passage où Virgile emploie le mot ambire dans un sens métaphorique est en VII, 333, où le sens de la tromperie est évident, mais le mot est alors placé dans la bouche de l'ennemie d'Énée, Junon. Ici, Énée sait qu'il doit « entreprendre » Didon, qu’il ne peut lui parler aussi clairement qu’il le souhaiterait, mais il s'agit d'une trahison bien involontaire et son cœur se rebelle contre cette obligation.

furentem : cf. IV, 65. 69 ; IV, 91 (furori). 101 (furorem). Mais Énée était-il réellement au courant de ce furor et avait-il eu l’occasion de le voir à l’œuvre, auquel cas la morale romaine aurait dû le mettre en garde contre ces débordements.

v. 285-286 : ces deux vers seront repris en VIII, 20-21, et ils sont ignorés de Servius. Un certain « désordre » dans la construction de la phrase semble traduire l'indécision d’Énée ou à tout le moins son état d'esprit perturbé.

atque : réunit l'idée des v. 283/4, où Énée cherche comment agir au mieux, et celle des v. 285/6, où il est partagé entre toutes les idées qui lui viennent à l'esprit.

Mnestheus (gén. -ei ou -eos), Sergestus, Serestus : compagnons et hommes de confiance d'Énée, qui interviennent à diverses reprises, dans l'Énéide. Mnesthée n'apparaîtra qu'à partir du livre 5 (V, 116 sq) ; il a déjà été question de Sergeste en I, 510 et de Séreste en I, 611.

optima Dido : deux interprétations sont possibles : Énée parle à ses hommes et n'est pas obligé de leur préciser qui est précisément Didon pour lui : d'où l'adjectif optima = « la très bonne Didon », bonne pour nous, les Troyens, puisqu’elle nous a recueillis. Ou bien, au contraire, c'est une manière pour Énée d'expliquer justement à ses hommes ce que représente Didon pour lui, à savoir ce qu'il y a de meilleur au monde ; et ce serait alors un des rares moments où Énée laisserait échapper quelque chose de ses sentiments à l'égard de ses attaches carthaginoises, en écho au dulcis terras du v. 281.

amores : « amours » ou « amitiés », selon ce qu'Énée veut bien laisser entendre à ses hommes, car amor en latin peut ne pas recouvrir le sens français d’ « amour » et désigner plus largement toutes les composantes affectives depuis la relation amicale jusqu’à l’expression du désir, de la passion ou de l’amour physique. Il peut aussi évoquer l’amitié entre deux peuples ou nations : e.g. IV, 624, où Didon fait précisément le vœu qu’aucun amor ni foedus ne soit jamais conclu entre son peuple et celui d’Énée ; « en V, 5, on retrouvera amor avec une valeur analogue, pour désigner les relations qui s'étaient instituées à Carthage entre Troyens et Tyriens ; ce sera dans une narration où le poète se placera du point de vue des hommes d'Énée (v. 7), c'est-à-dire précisément dans la même perspective qu'ici où Énée parle à ses hommes » (J. Perret, t. 1, p. 186-187).

ocius omnes : observer l’asyndète, qui oppose brusquement l’empressement joyeux des compagnons d'Énée au problème de conscience qui torture leur chef, sans qu'ils en soient au courant. Cette asyndète est soulignée par la diérèse bucolique, coupure après le quatrième pied et une ponctuation forte. Il s'agit, en réalité, d'une coupure indépendante de la coupe normale du vers, qui continue de fonctionner, alors qu'en grec, la diérèse correspond à la coupe ordinaire au trochée troisième, peu usitée en latin. La diérèse bucolique a pour effet que le sens rattache les deux derniers pieds au vers suivant, tout en provoquant un effet de rupture dans le vers où elle apparaît. Le plus souvent, elle est accompagnée d’une coupe 5 ; il y a ici, en plus, la possibilité d'une triple coupe qui souligne les trois mots dissyllabiques rebus dexter modus.

v. 295 : les hommes d'Énée sont joyeux à l’idée de quitter un pays dont ils pressentent qu’il n’est pas la terre qui leur a été promise. Ce vers confirme l’empressement des compagnons d’Énée : mise en évidence à la coupe et à la pause du vers de laeti et de l’intensif facessunt, l’un et l’autre liés à un mot qui exprime l’ordre : imperio / iussa. Paradoxalement, ceux qui reçoivent l’ordre sont heureux de l’honorer et s’en réjouissent, alors que celui qui l’a donné en ressent un profond désarroi, non parce qu’il hésiterait à partir (v. 281 : ardet abire fuga), mais parce qu’il se demande comment annoncer cette nouvelle à Didon. Le contraste est grand entre l'empressement joyeux des compagnons d'Énée à obéir à l'ordre de leur chef et l'effroi d'Énée au moment où il reçoit l'ordre des dieux (v. 282) : dans les deux cas, on trouve le même mot imperio et une double expression de l'ordre par un synonyme (monitu/iussa).

 

 

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Dernière mise à jour : 7 février 2016