THOMAS MORE

 

Utopia

 

TRADUCTION

 


 

Préface au traité sur la meilleure forme de vie politique

 

Thomas More à Pierre Gilles, un salut affectueux.

 

J'ai quelque peu honte, très cher Pierre Gilles, à t'envoyer, presque après une année, ce petit livre sur la République d'Utopie que tu attendais, je n'en doute pas, dans les six semaines, alors qu'en effet tu savais bien que, dans ce travail, l'effort d'invention m'avait été ôté et que je n'avais pas à réfléchir sur le plan de l'ouvrage ; il me restait seulement à répéter ce que, en ta compagnie, j'avais entendu de la bouche de Raphaël. Il n'y avait non plus aucune raison de faire un effort de style, car son langage n'aurait pas pu être recherché alors qu'il était d'abord improvisé au dépourvu, et qu'ensuite, comme tu le sais, il était le fait d'un homme moins savant en latin qu'en grec : plus mon discours se rapprocherait de sa simplicité familière, plus proche il serait de la vérité, pour laquelle seule, en cette affaire, je dois et j'ai du souci.

Je reconnais, mon cher Pierre, que, tout cela ayant été préparé, de nombreux efforts m'ont été épargnés au point qu'il ne me restait presque plus rien à faire. Du reste, pour cette affaire, le travail d'invention ou l'ordonnancement des idées auraient pu déjà réclamer d'une intelligence dépourvue ni de moyens ni d'instruction beaucoup de temps et d'application ; s'il était en plus exigé que l'affaire fût écrite non seulement avec exactitude, mais aussi avec élégance, assurément je n'aurais pu suffire à la tâche quels que fussent le temps ou le zèle que j'y aurais consacrés. Mais maintenant, puisque, ces soucis (de la composition), qui m'auraient coûté tant de sueur, m'étant épargnés, il ne m'est seulement resté qu'à consigner ainsi simplement par écrit ce que j'avais entendu, ce n'était pas un grand travail. Et cependant, pour achever ce petit travail de rien, toutes mes autres occupations ne m'ont laissé presque moins qu'aucun moment. Tandis que, continuellement engagé dans des affaires judiciaires, tantôt je plaide, tantôt j'écoute, tantôt j'arbitre un différend, tantôt je prononce un jugement, tandis que je rends visite à celui-ci en raison de ma charge, à celui-là en raison de mon métier, tandis que je consacre presque toute la journée aux autres, en dehors de chez moi, et que j'accorde aux miens le reste, pour moi personnellement, c'est-à-dire pour les belles-lettres, je ne me laisse rien.

Assurément, une fois rentré chez moi, il me faut causer avec ma femme, bavarder avec les enfants, m'entretenir avec les domestiques. Car, toutes ces choses, je les compte comme des occupations, puisqu'il est nécessaire qu'elles soient faites (et cela est nécessaire si l'on ne veut pas être un étranger dans sa propre maison) et qu'il faut donner absolument toute son attention à se comporter de la façon la plus agréable avec ceux-là dont la nature nous a pourvus comme compagnons de vie ou que le hasard nous a donnés ou que nous avons choisis nous-mêmes, sans aller toutefois jusqu'à les gâter par la familiarité et, par la complaisance, à se faire des maîtres de ses serviteurs. Au milieu de ces occupations que j'ai dites s'écoulent le jour, le mois, l'année. Quand donc écrivons-nous ? Et entre temps, je n'ai rien dit du sommeil de même que je n'ai pas non plus parlé de la nourriture, qui, chez bien des gens, dévore non moins de temps que le sommeil lui-même, lequel dévore près de la moitié de la vie. Pour moi, le peu de temps que je me réserve, c'est celui que je dérobe au sommeil et à la nourriture. Et puisque c'est peu de chose, j'ai achevé lentement ; mais puisque c'est quelque chose malgré tout, j'ai achevé enfin, et je t'ai envoyé, mon cher Pierre, l'Utopie, pour que tu la lises et que, si quelque chose m'avait échappé, tu m'en fasses souvenir. En effet, bien que ce ne soit pas sous ce rapport que je me défie tout à fait de moi-même (plût-au ciel que je valusse par mon intelligence et mon savoir de la même façon que je ne suis pas absolument dépourvu de mémoire), cependant je ne me fie pas à moi-même au point de croire que rien n'a pu m'échapper.

En effet, mon page John Clement — comme tu le sais, il était aussi présent avec nous, étant donné que je ne souffre pas qu'il soit absent d'une conversation dans laquelle il peut se trouver quelque profit, car de cette herbe qui a commencé de verdir à la fois dans les lettres grecques et latines, j'espère un jour une moisson remarquable — m'a plongé dans une grande perplexité : alors que, autant que je m'en souvienne, Hythlodée a raconté que le pont d'Amaurote, dont est traversé le fleuve Anydre, avait cinq cents pas de long, mon John prétend qu'il faut en retirer deux cents : la largeur du fleuve ne contient pas plus de trois cents pas à cet endroit. Je te prie de te remettre ce détail en mémoire. En effet, si tu es d'accord avec lui, je me rangerai aussi à cet avis et je croirai m'être trompé. Mais si toi-même tu ne te souviens plus de rien, j'écrirai, comme je l'ai fait, ce dont il me semble moi-même me rappeler. Car, autant je me soucierai au plus haut point qu'il n'y ait dans ce livre aucune erreur, autant, s'il subsistait un doute, je préférerais dire un mensonge plutôt que mentir, car j'aimerais mieux être honnête plutôt que sage.

Du reste, il serait facile de porter remède à ce mal si tu interrogeais Raphaël lui-même, ou bien en sa présence ou bien par lettre. Il faudra bien, d'ailleurs, que tu le fasses, en raison d'un autre souci qui s'est présenté à nous et dont j'ignore si c'est ma faute, la tienne ou celle de Raphaël lui-même : en effet, il ne nous est pas venu à l'esprit de demander, ni à Raphaël de dire, dans quelle partie de ce Nouveau Monde se trouve située Utopie. Pour ne pas l'avoir oublié, je voudrais que cela pût être racheté assurément avec une belle somme d'argent, d'abord, parce que j'éprouve quelque honte à ne pas savoir dans quelle mer se trouve une île sur laquelle je rapporte tant de détails, ensuite, parce que, chez nous, se trouvent l'un et l'autre, mais surtout une personne, un homme pieux, théologien de profession, qui brûlent d'un extraordinaire désir de se rendre en Utopie, non pas attirées par une vaine curiosité de voir des choses nouvelles, mais dans le but de favoriser et de développer notre religion, heureusement implantée là-bas. Et pour exécuter son dessein selon les règles, ce théologien a décidé de veiller d'abord à s'y faire envoyer par le Souverain Pontife et à se faire nommer évêque des Utopiens, sans se laisser arrêter par le scrupule d'obtenir pour lui-même cet épiscopat par des prières. Il considère, en effet, que c'est une sainte ambition celle qu'aurait fait naître non la raison des honneurs ou du profit, mais la considération de la religion.

Aussi, te prierai-je, mon cher Pierre, d'interroger Hythlodée, soit en sa présence si tu peux le faire aisément, soit par lettre s'il est absent, et de faire en sorte que dans mon ouvrage ne subsiste rien de faux, ni ne manque rien de vrai. Et je ne sais pas s'il ne vaudrait pas mieux lui montrer le livre lui-même. Car personne d'autre n'est plus indiqué que lui pour le cas où il faut corriger quelque erreur, et lui-même, de son côté, ne peut s'acquitter de ce service sans lire de bout à bout ce que j'ai écrit. De plus, de cette façon, tu saurais s'il accepte volontiers ou s'il supporte difficilement que j'aie rédigé cet ouvrage. Car s'il a décidé de consigner lui-même ses aventures par écrit, il ne voudrait peut-être pas que je le fasse moi-même ; et assurément moi non plus, je ne voudrais pas, en révélant la République des Utopiens, cueillir avant lui la fleur de son récit et le charme de sa nouveauté.

Du reste, pour dire vrai, moi-même, je n'ai pas encore assez décidé si, en dernière analyse, je vais entreprendre cette publication. En effet, les goûts des mortels sont si divers, les humeurs de certains sont si chagrines, les esprits si malveillants, les jugements si faux qu'il ne semblerait pas moins sage d'agir avec ceux qui, joyeux et souriants, s'abandonnent à leur penchant naturel, plutôt qu'avec ceux qui se minent dans les soucis, pour publier quelque chose qui puisse être utile ou agréable à d'autres, méprisants ou ingrats. Très nombreux sont ceux qui ignorent la littérature ; beaucoup la méprisent. Le barbare rejette comme difficile tout ce qui n'est pas complètement barbare. Les demi-savants dédaignent comme vulgaire tout ce qui ne fourmille pas de termes désuets. À certains ne plaisent que les ouvrages des anciens ; la plupart ne se complaisent que dans leurs propres œuvres. Tel a le caractère si sombre qu'il n'admet pas les plaisanteries ; tel autre est tellement insipide qu'il ne peut supporter le moindre grain de sel. Certains on le nez si camard qu'ils redoutent toute finesse, comme redoute l'eau celui qui a été mordu par un chien enragé. D'autres sont tellement instables qu'ils approuvent une chose en étant assis, une autre en étant debout. D'autres sont assis dans les tavernes, et au milieu des pots, ils portent des jugements sur le talent des écrivains ; et, avec grande autorité, ils condamnent, selon leur bon plaisir, chaque auteur, le tiraillant par ses écrits comme s'ils lui arrachaient les cheveux, eux-mêmes restant, pendant ce temps-là, bien à l'abri et, comme on a l'habitude de dire, « hors de portée des traits », car ces bons messieurs ont la peau tellement douce et si bien rasée de partout qu'ils n'ont pas même un poil par lequel on puisse les saisir.

Il existe aussi des personnages tellement ingrats que, alors qu'ils prennent un somptueux plaisir à un ouvrage, en rien cependant ils n'en aiment davantage son auteur. Ils ne diffèrent absolument pas de ces invités mal élevés qui, après avoir été généreusement reçus pour un plantureux repas, rentrent chez eux, enfin rassasiés, sans un seul remerciement pour celui qui les a invités. Va maintenant, et prépare un repas à tes frais pour ces gens au palais si délicat, au goût si varié, au cœur en outre si sensible au souvenir et à la gratitude !

Mais, quoi qu'il en soit, mon cher Pierre, fais comme que je t'ai dit avec Hythlodée. Après, cependant, il sera raisonnable de délibérer à nouveau sur cette affaire. Cela étant, si ce projet devait se réaliser avec son assentiment, puisque, m'étant acquitté du travail de rédaction, je suis maintenant, un peu tard, devenu plus sage, pour ce qui reste à propos de l'édition, je suivrai le conseil de mes amis et, avant tout, le tien. Porte-toi bien, mon très cher Pierre Gilles, toi et ton excellente épouse ; et aime-moi comme à ton habitude, puisque moi je t'aime encore plus que d'habitude.

 

LIVRE PREMIER

Discours de l’éminent Raphaël Hythlodée sur la meilleure forme de gouvernement, par l’illustre Thomas More, citoyen et vice-shériff de Londres, célèbre cité anglaise.
(Louvain 1516) 

Premier livre du discours que l’éminent Raphaël Hythlodée a prononcé sur la meilleure forme de gouvernement, par l’illustre Thomas More, citoyen et vice-shériff de Londres, célèbre cité anglaise.
(Bâle, novembre 1518)

 

Alors que le Très Invincible Roi d’Angleterre, Henry, huitième de ce nom, des plus distingués par toutes les qualités d’un brillant monarque, avait eu récemment quelques affaires litigieuses qui ne manquaient pas d’importance avec son Altesse Sérénissime, le Prince Charles de Castille, le Roi m’envoya en ambassade en Flandre pour traiter et régler ces questions, comme compagnon et collègue d’un homme éminent, Cuthbert Tunstal, que le Roi, à l’immense approbation de tous, a élevé récemment à la tête des Archives Royales. Assurément, je ne dirai rien en son honneur, non que je craigne que l’amitié doive être considérée comme le témoignage d’une confiance peu sincère, mais parce que ses qualités et son savoir sont supérieurs à tous les éloges que je pourrais en faire, et qu’il est partout trop connu et trop renommé pour que je doive en faire, à moins de vouloir donner l’impression, comme dit le proverbe de « montrer le soleil avec une lanterne ».

C’est à Bruges, il en avait été ainsi convenu, que vinrent à notre rencontre ceux à qui le prince avait confié cette affaire, tous des hommes éminents. Le Gouverneur de Bruges, un imposant personnage, était le chef et le cerveau de leur délégation ; mais la bouche et le cœur en étaient Georges de Themsecke, Prévôt de Cassel, homme éloquent non seulement grâce à l’exercice, mais aussi grâce à des dons naturels ; à quoi s’ajoutait qu’il était très compétent en matière juridique mais aussi un éminent spécialiste pour mener cette négociation, grâce à son intelligence et à une longue expérience des affaires. Alors que, après nous être réunis plus d’une fois, nous ne parvenions pas à nous accorder assez sur certaines questions, nos interlocuteurs prirent congé de nous pour quelques jours et se rendirent à Bruxelles afin de consulter l’avis du prince. Moi, dans l’intervalle, ainsi l’exigeait en effet l’affaire, je me rends à Anvers.

Pendant que je séjourne là, souvent, parmi d’autres, mais personne ne m’est plus agréable que lui, Pierre Gilles me rend visite. Né à Anvers, homme d’un grand crédit et d’un rang honorable auprès des siens, il est digne du plus haut rang, car, bien qu’il soit encore jeune, je ne sais s’il est plus savant ou plus vertueux. Il est, en effet, tout à la fois excellent et très cultivé, en outre d’un tempérament loyal envers tous, mais pour ses amis d’un cœur si spontané, d’une affection, d’une confiance, de sentiments si sincères qu’on trouverait avec peine quelque part l’un ou l’autre que l’on penserait lui comparer du point de vue de toutes les catégories de l’amitié. Rare est sa discrétion, de personne le déguisement n’est plus éloigné, pour personne la simplicité n’est plus avisée. De plus, dans sa conversation, il est tellement agréable et tellement spirituel, sans méchanceté, qu’il m’a rendu plus supportable, pour une grande part, grâce à sa très douce intimité et à ses très savoureux entretiens, le regret de ma patrie, de mon foyer, de ma femme et de mes enfants, dont l’extrême désir de les revoir me tourmentait (à ce moment, en effet, j’étais absent de chez moi depuis plus de quatre mois).

Un jour, alors que j’avais assisté au service divin en l’église Notre-Dame, qui est à la fois très belle et très fréquentée, et que, une fois le culte achevé, je me préparais à rentrer de là à mon hôtel, je le vois, par hasard, en conversation avec un étranger à l’âge déjà sur le déclin, au visage hâlé, à la barbe longue, une pèlerine négligemment jetée sur l’épaule ; de visage et de vêtement, il me donnait l’impression d’être un capitaine de navire. Mais, dès que Pierre m’eut aperçu, il vient à moi et me salue, m’entraîne quelque peu à l’écart avant que je lui adresse la parole et me dit : « Tu vois cet homme — et en même temps, il me montrait celui avec lequel je l’avais vu en conversation — ? Je me préparais à l’instant, dit-il, à le conduire d’ici tout droit chez toi. » « Il eût été, dis-je, tout à fait le bienvenu sur ta recommandation. » « Bien plutôt, répondit-il, si tu connaissais l’homme, sur la sienne. Car, aujourd’hui, de tous les mortels, il ne vit personne qui pourrait te raconter une aussi extraordinaire histoire des hommes et des terres inconnues que je te sais tellement avide d’entendre. » « Ainsi donc, dis-je, je n’ai pas trop mal deviné ! Car, au premier aspect, j’ai aussitôt pensé que l’homme était un capitaine de navire. » «  Eh bien, répondit-il, tu t’es bien fourvoyé ! Certes, il a navigué, non pas comme Palinure, mais comme Ulysse, ou, mieux, comme Platon. »

« Effectivement, ce Raphaël, — il s’appelle en effet ainsi, Hythlodée de son nom de famille —, pas du tout ignorant de la langue latine et très bon connaisseur de la langue grecque (à laquelle il s’est plus appliqué qu’à la langue de Rome, parce qu’il s’était adonné tout entier à la philosophie ; il sait qu’en ce domaine il n’existe en latin rien qui soit de quelque importance hormis quelques passages de Sénèque et de Cicéron), après avoir laissé à ses frères le patrimoine qui lui revenait dans son pays (il est Portugais), par désir de contempler le vaste monde, il s’attacha à la personne d’Amerigo Vespucci et fut pour lui un fidèle compagnon pendant les trois derniers des quatre voyages dont on lit déjà un peu partout la relation, avec cette réserve qu’il ne revint pas avec lui lors du dernier voyage. Il se soucia, en effet, et obtint d’Amerigo d’être l’un des vingt-quatre hommes qui, au point le plus éloigné de l’ultime expédition, furent abandonnés dans le fort de « Castel ». Ainsi il fut abandonné pour obéir à sa volonté, plus curieuse de voyage que de monument funéraire. Car il a continuellement à la bouche ces paroles : “Qui n’a pas de tombeau,/ est couvert par le ciel”, ou encore : “Il y partout autant de chemin vers ceux d’en-haut”. Une telle opinion aurait pu lui coûter cher s’il n’avait bénéficié de la protection divine. »

« Mais, après le départ de Vespucci, il parcourut, avec cinq compagnons de ceux de Castel, un grand nombre de pays ; ayant enfin abouti, par une chance inouïe, à l’île de Ceylan, il parvient de là à Calicut ; après y avoir facilement trouvé des navires portugais, il est enfin ramené, contre tout espoir, dans son pays. »

Dès que Pierre eut achevé ce récit, après l’avoir remercié d’avoir été si obligeant à mon égard pour avoir eu tant de considération à ce que je profite de la conversation de cet homme dont il espérait que l’entretien me serait agréable, je me tourne vers Raphaël. Alors, après nous être mutuellement salués et après avoir échangé les banalités que l’on a l’habitude d’échanger lors d’une première rencontre entre inconnus, nous nous rendons ensuite chez moi et là, au jardin, assis sur un banc tendu de gazon, nous engageons la conversation.

Il nous raconta donc comment, après que Vespucci s’en fut allé, lui-même et ses compagnons qui étaient demeurés à Castel, commencèrent peu à peu, en établissant des contacts et en se montrant aimables, à s’introduire parmi les peuples de ce territoire, et bientôt à vivre auprès d’eux non seulement de façon inoffensive, mais même avec familiarité, et, un jour, à être les bienvenus et les amis d’un chef, dont le nom et la patrie m’échappent. Il racontait que, grâce à sa générosité, des moyens de transport et des provisions leur ont été généreusement fournis en abondance à lui-même et à ses compagnons, avec, pour le voyage qu’ils poursuivaient par eau sur des radeaux et par terre en chariot, un guide très sûr qui devait les introduire auprès d’autres chefs qu’ils abordaient dûment recommandés. En effet, il disait qu’après un voyage de plusieurs jours ils avaient découvert des places fortes, des villes et des États très bien administrés et très peuplés.

Certes, alors, de part et d’autre en-dessous de la ligne de l’équateur, à partir de l’un et l’autre tropiques, sur une distance à peu près équivalente à celle que parcourt l’orbite du soleil, il raconta que s’étendent d’immenses solitudes brûlées par une chaleur perpétuelle. Partout c’est la désolation et un spectacle sinistre ; tout est effrayant et désertique, hanté par les fauves et les serpents, et enfin, des hommes, pas moins sauvages ni moins méchants que ne le seraient les bêtes. Mais, lorsqu’on se transporte plus loin, peu à peu tout s’adoucit : le ciel est moins dur, le sol se pare de verdure, la nature des êtres vivants est plus douce ; enfin, l’on découvre des peuples, des villes, des places fortes et chez eux une vie commerciale intense, sur terre et sur mer, non seulement entre eux et entre pays voisins mais même avec des peuples très éloignés.

À partir de là, il eut la possibilité de visiter de nombreux pays situés en deçà et au-delà, car aucun navire n’appareillait pour quelque voyage que ce fût, sur lequel lui et ses compagnons n’étaient très volontiers admis. Les bateaux qu’ils observèrent dans les premiers pays avaient, racontait-il, un fond plat ; leurs voiles étaient tendues de roseaux ou de joncs tressés, tantôt elles étaient de peaux ; mais, par la suite, ils trouvèrent des vaisseaux à la carène incurvée et des voiles de chanvre ; à la fin, tout était semblable aux choses de chez nous. Leurs matelots n’étaient pas ignorants des choses de la mer et du ciel ; mais, il racontait qu’il était remarquablement entré dans leurs bonnes grâces après leur avoir révélé l’usage de l’aimant dont ils étaient auparavant complètement ignorants : c’est pourquoi ils n’avaient fréquenté la haute mer que timidement et ils ne lui faisaient pas volontiers confiance à un autre moment qu’en été. Mais, à présent, se confiant à cette pierre aimantée, ils bravent l’hiver avec plus d’assurance que de sécurité, au point qu’il est à craindre que ce même objet, qui semblait devoir leur apporter de grands bienfaits, ne devienne, par leur imprudence, cause de grands malheurs.

Quant à ce qu’il a raconté avoir vu et en quel endroit, ce serait à la fois long de le détailler et ce n’est pas le propos du présent ouvrage, et peut-être le dirons-nous à un autre endroit, surtout tout ce qu’il aura été utile de ne pas ignorer, comme, en particulier, les usages inspirés par la justice et la sagesse, qu’il a observés en quelque lieu chez des peuples vivant ensemble selon les lois de la cité. Nous l’interrogions, en effet, avec une très grande avidité sur ces usages et il en traitait bien volontiers, passant entre temps sous silence la question des monstres, par rapport auxquels rien n’est moins neuf. Car des Scylles et des Célènes voraces, et des Lestrigons mangeurs-d’hommes et d’autres prodiges énormes du même genre, on peut en trouver presque partout ; mais, des citoyens qui obéissent à de saines et sages institutions, on ne peut en trouver n’importe où.

D’ailleurs, de la même façon que Raphaël a remarqué chez les peuples du Nouveau Monde de nombreuses coutumes mal inspirées, ainsi il en a passé en revue un nombre, non négligeable, d’où on pourrait tirer des exemples appropriés pour corriger les erreurs qui sévissent dans nos villes, nos nations, nos peuples et nos royaumes ; comme je l’ai dit, je les évoquerai à un autre endroit. Pour le moment, mon intention est seulement de rapporter ce qu’il racontait concernant les coutumes et les institutions des Utopiens, après avoir évoqué cependant la conversation par laquelle, en une sorte de transition, on en est venu à parler de cette République.

Car, alors que Raphaël avait passé en revue avec beaucoup de jugement les erreurs commises soit chez nous, soit chez ces peuples, très nombreuses assurément de l’un et l’autre côté, ensuite les mesures qui chez nous ou également chez eux ont été prises avec plus de sagesse, alors qu’il possédait les coutumes et les institutions de chaque peuple en particulier comme s’il semblait avoir vécu toute sa vie dans quelque région que ce soit où il était passé, dans l’admiration pour cet homme, Pierre lui dit :

« — Vraiment, mon cher Raphaêl, je me demande avec étonnement pourquoi tu ne t’attaches pas à la personne d’un roi, quel qu’il soit ; je sais assez qu’il n’est aucun d’entre eux auquel tu ne serais pas vivement agréable, comme quelqu’un, en effet, que tu serais en mesure non seulement de charmer par ton savoir et ton expérience des pays et des hommes, mais aussi d’instruire par tes exemples et d’aider de ton conseil ; de cette façon, tu veillerais remarquablement à tes propres intérêts, et tu pourrais, en même, temps être d’une aide substantielle pour les intérêts de tous les tiens.

— En ce qui concerne les miens, répondit-il, je ne m’émeus pas du tout, car je pense avoir raisonnablement rempli ma part de devoir à leur endroit. En effet, les biens auxquels les autres hommes ne renoncent pas, si ce n’est vieux et malades, — et même alors il y renoncent encore à contre-cœur, lorsqu’ils ne sont plus capables de les garder plus longtemps, — ces biens, moi, c’est non seulement en bonne santé et dispos mais aussi en pleine jeunesse que je les ai distribués à ma famille et à mes amis ; j’estime dès lors qu’ils doivent se contenter de cette générosité qui est la mienne et qu’ils ne doivent ni réclamer ni attendre en outre que, dans leur intérêt, j’aille encore me donner moi-même en servage aux rois.

— Bonnes paroles, dit Pierre ; je ne voulais pas dire que tu devais t’asservir aux rois, mais les servir.

— C’est-à-dire, reprit-il, une syllabe de moins (plus) qu’asservir !

— Eh bien, reprit Pierre, moi je suis d’avis, quel que soit le nom dont tu appelles la chose, que celle-là même est cependant la voie par laquelle tu pourrais non seulement être utile aux autres en privé et en public, mais aussi rendre ta propre condition plus heureuse.

— Je rendrais ma condition plus heureuse, dit Raphaël, par une voie à laquelle répugne mon esprit ? À présent, au moins, je vis comme je veux, ce qui, j’en suis bien sûr, arrive à bien peu de personnages vêtus de pourpre. Bien plus, il y a assez de gens qui briguent les faveurs des puissants, pour que tu ne penses pas que ce serait un grand dommage s'ils venaient à manquer de moi et de l'un ou l'autre semblables à moi. »

Je pris alors la parole :

« — Mon cher Raphaël, dis-je, il est bien évident que tu n’es avide ni de richesses, ni de pouvoir ; et, pour ma part, certes, je n’estime ni ne respecte pas moins un homme qui partage tes convictions que l’un de ceux qui exercent le plus grand pouvoir. Cependant, tu sembleras réaliser quelque chose de vraiment digne de toi et d’un esprit aussi généreux et aussi profondément philosophe que le tien, si tu te disposais à mettre, même au prix de quelque désagrément personnel, ton talent et ton activité au service des affaires publiques, ce que tu ne pourrais jamais réaliser avec autant de fruit que si tu entrais dans le conseil de quelque grand prince et si tu lui persuadais — je sais avec certitude que tu agirais ainsi — des mesures conformes au droit et à la morale. C’est du prince, en effet, que découle, comme d’une source intarissable, le torrent de tous les bienfaits et les maux sur tout un peuple. Or, en toi, le savoir est si complet qu’en deçà d’une grande expérience des choses, et, en outre, l’expérience des choses si grande que sans aucun savoir tu apporterais pour n’importe quel roi la garantie d’un éminent conseiller.

— Tu te trompes deux fois, mon cher More, reprit-il. D’abord sur ma personne, ensuite sur le fond même du débat. Car, d’une part, je n’ai pas le talent que tu m’attribues ; d’autre part, si je le possédais au plus haut degré, alors que je sacrifierais mes loisirs aux affaires, je ne ferais en rien progresser le bien public. En premier lieu, en effet, presque tous les princes eux-mêmes s’occupent plus volontiers des arts de la guerre — dont je n’ai ni ne désire avoir aucune expérience — plutôt que des arts bienfaisants de la paix, et consacrent beaucoup plus de zèle à rechercher par quels moyens, licites ou illicites, ils pourraient acquérir pour eux-mêmes de nouveaux royaumes qu’à bien administrer ceux qu’ils se sont acquis. Ensuite, parmi ceux qui sont dans le conseil du roi, tous ont vraiment assez de sagesse pour ne pas avoir besoin, ou s’estiment avoir assez de sagesse pour ne pas se plaire à approuver les conseils d’une autre personne, avec cette réserve qu’ils acquiescent et applaudissent aux propos les plus absurdes de ceux dont ils s’appliquent, par leur assentiment, à gagner les bonnes grâces, eu égard à leur très grande faveur auprès du prince. Et, assurément, la nature a ainsi disposé que chacun se flatte de ses propres idées. Ainsi son petit sourit au corbeau, et le jeune singe est plein de charmes pour la guenon.

D’ailleurs, si, dans cette assemblée de gens jaloux des affaires d’autrui ou infatués des leurs, quelqu’un apportait quelque fait dont il a lu qu’il s’était produit en d’autres temps ou dont il a vu qu’il s’est produit en d’autres lieux, alors ceux qui l’entendent agissent exactement comme si toute leur réputation de sagesse était mise en péril et comme si, après cela, ils allaient vraiment être tenus pour des sots s’ils n’arrivaient pas à découvrir matière à prendre en défaut dans les trouvailles des autres. Si éventuellement ils manquent d’arguments, ils se réfugient dans celui-ci : « Ce que nous faisons, disent-ils, a reçu l’approbation de nos ancêtres ; puissions-nous égaler leur sagesse ! » Sur quoi, ils se rassoient, comme s’ils avaient ainsi remarquablement conclu. Ce serait, pour ainsi dire, un grand danger si, en une quelconque affaire, quelqu’un était surpris d’être plus sage que ses ancêtres, alors que nous nous permettons le plus tranquillement de prendre congé de leurs meilleures décisions ; en revanche, dans les cas où, au sujet de quelque affaire, on pourrait considérer les choses avec plus de sagesse, nous nous hâtons de retenir, sans en démordre, cette rambarde de la tradition que nous avons saisie à pleines mains. C’est ainsi que je suis tombé sur des préjugés de ce genre, orgueilleux, sots et indolents, non seulement souvent ailleurs, mais aussi une fois en Angleterre...

 

Responsable académique : Paul-Augustin Deproost
Analyse : Jean Schumacher
Design & réalisation inf. : Boris Maroutaeff

Dernière mise à jour : 17 août 2017