THOMAS MORE

 

Utopia

 



CONCLUSION GÉNÉRALE


A . En suivant les « Voyages en Utopie » de Louis Marin

B. L'utopie, une culture du projet

 

 

A. Le sens d’un voyage : en suivant les « Voyages en Utopie » de Louis Marin

 

Le livre de Thomas More s'ouvre sur le récit d'un voyage de son auteur. Envoyé en mission dans les Flandres, il se rend à Bruges pour la phase préliminaire des négociations avec les délégués du Prince de Castille, le futur Charles-Quint. À la faveur d'une suspension des rencontres, notre diplomate anglais se rend à Anvers. C'est là précisément que commence son vrai voyage qui va l'entraîner beaucoup plus loin que les Flandres. Dans ses Voyages en Utopie, Louis Marin observe justement que ce voyage à Anvers est une « parenthèse dans le temps des affaires et de la politique, une vacance, un moment intermédiaire, comme l'écrit More lui-même ; un écart aussi dans l'espace officialisé des lieux de négociations : Londres, capitale du "Très Invincible Roi d'Angleterre, Henri VIII" ; Bruxelles, celle de "Charles, le Sérénissime Prince de Castille" ; Bruges, qui accueille les représentants des deux parties ; une déviation gratuite à Anvers, donc, qui est aussi la rencontre avec l'ami, Pierre Gilles, dont les inappréciables vertus morales et intellectuelles font de ce séjour précisément un moment de vacance, un "vrai voyage", où le voyageur oublie non seulement la mission dont il est chargé et, avec elle, le souci de sa réussite, mais encore le voyage même, la séparation d'avec son lieu propre, sa patrie et de tout ce qui l'y attache et l'y fixe, épouse et enfants dont il est séparé depuis plusieurs mois. C'est dans cet espace et ce temps ouverts par le loisir, l'amitié, entre les affaires publiques de l'État et les attachements du "chez soi", de la demeure familiale et personnelle, que survient l'événement notable de ce voyage et, avec lui, l'occasion de l'écrire et de rapporter un autre voyage, celui d’un tiers, qui est incommensurable au voyage historique dans l'espace et dans le temps.

Tout commence par : "Un jour à Anvers, après la messe entendue à Notre-Dame". More n'hésite même pas à donner à son lecteur une indication "touristique" : "la plus belle et la plus fréquentée des églises de la ville". Il se prépare à rentrer chez lui — redire hospitium —, un chez lui qui lui est deux fois étranger : ni Londres, ni Bruges, ni la patrie ou la demeure familiale, ni le lieu officiel de la mission, mais une villégiature intermédiaire avant de reprendre les débats interrompus. Cette suspension du temps et de l’espace, où More attend la suite des événements pour que l’histoire reprenne son cours est l’occasion de la rencontre avec l'étranger — cum hospite quodam — : il aperçoit Pierre Gilles en conversation avec le Voyageur. Tous les signes le désignent comme tel : visage brûlé par le soleil, longue barbe, manteau jeté sans recherche sur les épaules, le voyageur professionnel, un marin. On peut dès lors se demander si toute l'Utopie ne s'inscrit pas, dès les premières pages du livre, dans cet écart initial d'un voyage de loisir de son auteur et de son écrivain, qui prend ses distances d'avec le personnage historique et politique de Thomas More, futur Chancelier d'Angleterre en mission en Flandres. On peut se demander si le voyageur étranger qu'il y rencontre, et qui sera le narrateur de l’Utopie au livre II, après avoir été l'interlocuteur du Cardinal Morton au livre I, du moins dans le temps de la composition de l'ouvrage, n'est pas seulement la figure textuelle de cette vacance de l'homme d'État hors de son espace géopolitique normal, la figure textuelle de ce moment intérimaire d'amitié qui se met en vacance de la réalité politique et historique.

Pour les siècles à venir, toute utopie commencera par un voyage dont Thomas More souligne d’emblée les caractéristiques : contrairement à la conception circulaire et habituelle du voyage, qui revient ou retourne au lieu d'où on est parti, le voyage utopique ouvre dans ce cercle une dérive, un lieu sans lieu, un moment hors du temps ; c'est l'éloignement vers un ailleurs inconnu qui n'est tel que par la position d'un ici bien connu, c'est une rupture, c'est un temps et un espace de vacance qui interrompt la continuité du temps et qui met en suspens l'ordre des lieux. Le voyage circulaire rend le risque de l'inconnu moins définitif, puisque l'on a, au moins dans l'intention, la perspective du retour ; en revanche, la tangente au cercle engage vers un inconnu orienté ou vectoriel, a priori sans retour, comme toute droite, qui évolue vers l'infini, tout en gardant, au moins par un point, un contact avec le connu dont elle s'éloigne, sans lui être totalement ni définitivement étrangère. Il suffit de relire le texte de More pour découvrir, dès ce point de départ, dans le départ même, les incessantes dérives qui bousculent l'ordonnance normale du temps et de l'espace, l'histoire et la géographie. Ainsi le portrait du marin en conversation avec Pierre Gilles, sur le parvis de Notre-Dame. "Qui est-il ?", est sur le point de demander More, qui n'a pas le temps de poser sa question. Gilles ne répond pas en donnant son nom, sa profession ou sa nationalité, mais par le trait le plus commun du voyageur en général et pourtant le plus susceptible de fourvoyer Thomas More : "Il n'y a pas homme au monde aujourd'hui qui puisse vous en raconter autant sur les peuples et les terres inconnus, et je sais, ajoute-t-il, combien vous êtes avide d'entendre ces choses." Le voyageur est d'abord un narrateur, quelqu'un qui raconte (voir la fréquence du verbe narrare), et le voyage est d'abord un récit. Lui a vu ce que son interlocuteur n'a pas vu et ne connaîtra jamais que de l'entendre raconter. De l'œil de l'un à l'oreille de l'autre, l'expérience du monde se communique par une histoire ou des histoires pour constituer un savoir, que More appelle lui-même une historia, un grand récit qui totalise au milieu de l'histoire réelle les témoignages directs du regard qui a vu autre chose, qui est allé ailleurs.

À la présentation de Gilles, More répond : "Je n'avais pas mal deviné ; au premier coup d'œil, j'avais pensé qu'il était capitaine de navire." La conjecture de More est vraie et fausse à la fois : il s'agit bien d'un marin, mais pas un marin de profession. Il a certes navigué, mais pas comme Palinure ; comme Ulysse plutôt, ou, mieux encore, comme Platon. Trois noms, trois figures d'épopée et d'histoire : Palinure, le voyageur insouciant de l'Énéide, qui périt de s'endormir à son gouvernail ; Ulysse, le héros au mille ruses d'Homère qui apprit le monde, les hommes et les dieux dans sa longue errance vers sa patrie ; Platon, enfin, qui se rendit en Égypte pour y connaître la vérité de la société et en Sicile pour l'instaurer ; trois noms qui nomment trois voyages dans la fiction et dans l'histoire, trois manières de parcourir le monde, avec lesquels Pierre Gilles et Thomas More construisent la figure du voyageur utopien : celle qu'il n'est pas, celle à laquelle il ressemble, celle enfin qu'il représente à sa manière.

C'est entre ces trois noms du voyage et du voyageur qu'est prononcé le vrai nom du héros : Raphaël Hythlodée, nom triple, Raphaël, Huthlos, Deus, qui balise par ces trois repères trois lieux de langage : l'hébreu, le grec et le latin, l'ange messager ou la guérison de Dieu ; le non-sens ; Dieu ; on pourrait donc traduire son nom : "Dieu guérit par le non-sens de Dieu". On notera que le prénom angélique du personnage, Raphaël, renvoie lui-même à un récit de voyage, puisque le messager céleste fut le guide du jeune Tobie sur les routes d'Assyrie et de Médie. Voyage, guérison, religion, et surtout non-sens, qui désigne, comme en une sorte de clin d'œil ou d'ironie, le caractère fictionnel du récit, tout est dans ce nom : au-delà de la fiction d'un récit de voyage imaginaire, More cherche à provoquer chez son lecteur une metanoia, une conversion intérieure ou une guérison tout entière tournée vers une redécouverte du sens et donc de Dieu pour un homme comme More, qui ne pourrait concevoir les rapports humains indépendamment de leur relation avec Dieu.

Concernant les voyages d'Hythlodée, Pierre Gilles souligne l'engagement du marin parmi les compagnons d'Amerigo Vespucci. Les voyages de Raphaël n'auraient été que ceux de Vespucci et son récit n'aurait été que très semblable aux siens, jusque dans les sources qu'il remploie — ainsi que je l'ai montré plusieurs fois lors de la lecture du texte —, si, lors du dernier voyage, au lieu de revenir au Portugal, il n'avait pas fait partie des 24 hommes laissés sur la côte brésilienne. La fiction est, en ce point du rivage américain, exactement tangente aux circuits des parcours géographiques dans la réalité du monde ; elle prend naissance dans cet espace minimal aux confins, aux limites du connu et de l'inconnu. Gilles pointe ce point, la localisation du fort "ad fines postremae nauigationis", aux limites du dernier voyage. Et sur cette frontière, étrangement, comme sur un seuil initiatique, se mêlent l'abandonnement humain (relinquebantur, relictus est, au passif), le désir du voyage et la rencontre de la mort que Gilles ou More résument en deux dictons classiques ; heureux d'être ainsi délaissé aux bords extrêmes du monde, Raphaël est plus attentif à poursuivre ses voyages qu'il ne l'est à se trouver une dernière demeure, un tombeau. Ce bord du monde jouxte un autre bord, celui de l'autre monde et, sur cette limite entre les deux bords, entre la réalité et la fiction, entre le connu et l'inconnu, entre l'histoire et le prophétique, entre la vie et l'au-delà de la vie, s'ouvre un espace qui n'appartient ni à l'un ni à l'autre, un intervalle qui départage les terrae cognitae de l'ailleurs inconnu et imaginaire à découvrir. Du reste, l’apparition du héros dans l'ouvrage a déjà été présentée comme une irruption dans le réel d'un personnage hors-norme, jusque dans son vêtement, soudainement sur le parvis de Notre-Dame à Anvers. Pour son voyage, c’est la même ambiguïté : après son périple dans l'imaginaire, sur lequel More reste très vague, "postquam digresso Vespucio multas regiones cum quinque castellanorum comitibus emensus est", on le retrouve, tout aussi soudainement et on ne sait par quel mystère, du côté de Ceylan, en route vers Calicut, par une "mirabilis fortuna", où l'adjectif mirabilis et la fortuna renvoient au langage de l'épopée, et, enfin, de retour dans sa patrie, "praeter spem", au-delà de tout espoir.

Raphaël fera le récit de ses errances. Mais, pour l'instant, nous n'avons pas entendu sa voix ; c'est More qui nous en rapporte l’histoire : "Narrauit ergo nobis… ", et ce récit ne s'est pas déroulé n'importe où. Il semble que pour se raconter, le voyage exige le retour chez soi, mais aussi l'intimité de la demeure et de son jardin, le repos, le loisir, l'immobilité d'une communauté paisible ; c'est là que se passe la narration des découvertes, des surprises, des longues errances : "Nous sommes retournés à ma maison et là, dans le jardin, nous nous sommes assis sur un banc couvert de gazon pour converser ensemble." On retrouve ici l'importance du jardin comme lieu de conte, de récit, mais aussi de conversion (voir par exemple les jardins de Milan et d'Ostie dans les Confessions de saint Augustin ; voir aussi l'importance de l'hortus conclusus dans la vie monastique et l'importance du jardin, lieu de fraîcheur et paradis, dans les civilisations orientales et bibliques). Le récit de Raphaël raconte moins un voyage qu'il ne déploie une carte et ses articulations générales : la barre de l'équateur, frontière solaire qui partage le monde ; déserts brûlés de chaleur ; espaces désolés qu'habitent bêtes sauvages, serpents et hommes aussi sauvages que les bêtes. Puis commence la descente dans l'autre hémisphère, la chaleur devient plus supportable, la terre plus verte, les bêtes moins féroces ; apparaissent aussi les peuples, les cités et les villes, le commerce entre les sociétés par mer et par terre. C'est dans cet autre monde, miroir géographique de ce monde-ci, que Raphaël et ses compagnons installent le point de départ de leurs voyages vers de nouvelles terres dans toutes les directions. C'est ainsi qu'ils rencontrent l'île d'Utopie dont la description sera l'essentiel du livre.

Tout ce récit des voyages de Raphaël occupe dans l'économie générale de l'œuvre une fonction particulière : il est ce moment particulier où le réel et la fiction se mélangent très étroitement, au point que ce récit a pu amener à dresser des cartes de ce voyage, dont l'Utopie est la limite : la limite extrême des voyages réels de Vespucci est elle-même reculée par une autre limite géographique, vraisemblable, parce que correspondant entièrement à l'envers du décor, un peu comme une carte que l'on aurait oublié de déplier et qui cache derrière le dessin connu un autre dessin en tout point symétrique. Cet effet est d'autant plus sensible que tout le livre I, écrit après le livre II, s'efforcera constamment d'insérer l'histoire d'Hythlodée dans l'histoire de son temps, contribuant ainsi à renforcer l'ancrage de l'île merveilleuse au monde social, politique et historique connu. L'Utopie est donc, d’abord, une carte, qui a effectivement été représentée plusieurs fois, mais c'est une carte qui ne figure pas sur les cartes ou qui s'y trouve sans qu'on puisse la repérer, ce qui signifie que seul Raphaël en fera et pourra en faire jamais le voyage. En 315 PCN, certes, un vaisseau de Romains et d'Égyptiens fut jeté par la tempête sur l'île d'où les survivants ne repartirent jamais : ce sont les seuls hommes d'au-delà de l'Équateur, c'est-à-dire des Européens, que les Utopiens ont jamais rencontrés, mais ce voyage-aller fut sans retour ; il a cependant permis aux Utopiens imaginaires d'apprendre beaucoup du monde réel connu, de même que les Européens pourraient beaucoup apprendre de la société idéale d'Utopie. Dans la lettre à Busleiden, Gilles raconte à propos de la localisation géographique de l'île l'anecdote suivante qui rend cette localisation à tout jamais inconnue : au moment où Raphaël donnait l'indication à More, un serviteur était venu lui chuchoter à l'oreille cependant qu'un des participants à l'entretien, enrhumé, toussait si bruyamment que Gilles ne put entendre les paroles du voyageur. Ainsi disparaissait, dans la fiction ironique de l'accident, la possibilité de situer l'île sur la carte.  »

Toujours selon Louis Marin, « la carte de l'île est en transit sur les cartes, en instance d'inscription ou en instance d'effacement, parmi toutes les îles réelles qui y sont marquées par les voyageurs qui les ont reconnues, parmi toutes les îles possibles que d'autres voyageurs reconnaîtront : limite de tous les voyages, leur rêve ou leur figure secrète. » Il ajoute que le nom même de l'île est « en transit de nomination » : dans les textes qui ont été publiés au bord de l'Utopie, et qui sont tellement importants pour en mieux comprendre le sens, le nom de l'île est effectivement fluctuant : Outopia (le titre de l'œuvre et la préface de Gilles : l'Ile-de-Nulle-Part), Eutopia (dans le sizain préliminaire d'Anémolius, le neveu d'Hythlodée, en exergue en tête du volume et sur une page entière, dès la première édition de l'œuvre : l'Ile-du-Bonheur), Oudepotia (oudépote ; la lettre de Guillaume Budé à l'humaniste anglais Thomas Lupset : l'Ile-de-Jamais). Trois noms qui circulent aux bords de l'œuvre, trois noms où le « bonheur » se substitue au « non-lieu» », franchissant ainsi la distance qui sépare la fiction géographique de la fiction sociale et politique, avant d'inclure la fiction temporelle par la contrepèterie ou la permutation du « p » et du « t » dans « l'Ile-de-Jamais » : hors du temps, ailleurs et bonheur, toutes notions qui ont besoin du réel pour se définir, mais qui se situent toujours en-dehors de lui, qui ne peuvent se réaliser sans se nier ou se détruire, qui conduisent non pas à la perfection d'un achèvement, mais qui entraînent dans un dynamisme transformant ; car ce dynamisme est bien le cœur du message utopien plus que la représentation figée d’une cité idéale ; il est le mouvement de l’espérance qui ne peut que repousser sans cesse son objet, sans quoi elle se détruit.

La dernière phrase de l'œuvre en est aussi la clé à cet égard : juste après avoir déclaré qu'il ne pouvait donner son adhésion à tout ce qu'a dit Hythlodée, More ajoute : « Il existe un très grand nombre de dispositions que je souhaiterais voir en nos cités ; dans ma pensée, il serait plus vrai de le souhaiter que de l'espérer ». Si More peut souhaiter que l’on applique aux cités historiques des dispositions utopiennes, il ne peut en aucun cas espérer que l’on réalise l’utopie dans les sociétés humaines : pour More, l'espérance ne peut être qu'en quelque chose qui dépasse nos cités, qui est ailleurs, précisément hors du temps, car le bonheur ne peut être définitif qu'en dehors du temps et de l'espace. Les Grecs disaient déjà qu'on ne peut jamais proclamer quelqu'un heureux avant qu'il ne soit mort. More, qui est chrétien et sait donc que le bonheur ne peut exister définitivement ni absolument dans aucune cité terrestre, n'a cessé de rappeler, de la première à la dernière page de l'Utopie, de la lettre liminaire à Pierre Gilles à la phrase ultime du livre II, l'impossibilité de réaliser concrètement la société qu'il décrit. Du reste, le caractère excessif, outrancier, sinon « absurde », comme il le dit également à la fin de l'Utopie, de nombreuses dispositions utopiennes — et cette absurdité est une évidence lorsque l’on resitue ces propositions dans le temps où elles ont été écrites, c'est-à-dire à une époque qui n'a pas connu les grands totalitarismes modernes et pour laquelle ces réformes ne sont même pas concevables, sinon dans l'esprit — renforce cet aspect de l'œuvre : il n'a jamais été dans l'idée de Thomas More d’espérer concrétiser les dispositions utopiennes dans une cité historique ; et c'est là un des contresens les plus graves que l'on puisse commettre dans l'interprétation de cette œuvre, que de vouloir réaliser cette société idéale dans une cité terrestre. On a pu dire que « le mythe de la société idéale est un des plus sanglants du XXe siècle » ; cela est bien vrai, mais il serait injuste d'en attribuer la cause à Thomas More qui n'a jamais eu cette prétention suicidaire. On comprend le « souhait » final de l'homme qui aspire à une cité naturelle — car l'Utopie ne s'adresse qu'aux hommes et aux hommes seuls, à la sagesse humaine, à l'instinct de justice qui est en chaque homme, même sans le support de la grâce — parfaitement ordonnée, où toute contrainte est librement acceptée dans l'intérêt de tous, mais il est vain et sans doute pervers et néfaste d'en espérer la réalisation qui ne pourra être que l'instauration d'un totalitarisme insupportable. More a toujours démontré, jusque dans les détails du voyage d'Hythlodée, le caractère irréconciliable de l'Utopie, idéal transcendant, avec les réalisations historiques ; mais, en même temps, il en souligne les attaches avec le réel, comme le symbole se définit toujours par rapport au réel, se construit à partir du réel.

L'Utopie est une parabole de la conversion intérieure, de l'espérance, qui ne sont jamais tout à fait réalisées, qui sont porteuses de valeurs irréductibles à leur réalisation. L'Utopie est un modèle, le point de fuite anhistorique et inaccessible de tout ce qui est tenté pour rendre le monde meilleur ; elle est une réalité transcendante, directement connotée à l'espérance ; elle reste irréductible aux modèles utopiques, multiples et caducs qui s'insèrent dans l'histoire avec la prétention d'établir le bonheur ; elle rappelle aux hommes que le Lieu parfait n'existe pas dans l'histoire, mais que son évocation doit entraîner le cœur de l'homme dans une dynamique de perfectionnement et de conversion qui trouvera son achèvement dans l'Ailleurs. Car, en définitive, s'il fallait vraiment situer l'Utopie, c'est dans cet Ailleurs qu'il faudrait le faire ; et cet espace est irréductible à toute cité humaine, car il est le lieu de la conscience de chaque homme. Dans ses écrits de prison, Thomas More revendique à plusieurs reprises, et comme un leitmotiv, l'imprescriptibilité des droits de la conscience, seule garante de toute fidélité envers Dieu et envers les hommes : « Mon seul empêchement (de signer le Serment) est bien ma conscience qui connaît Dieu, aux ordres duquel je m'en remets pour toute cette affaire. In cuius manu corda regum sunt. Je supplie Notre-Seigneur que tous ceux qui ont juré se montrent aussi loyaux sujets envers le Roi que le sont, comme j'en suis assuré, ceux qui ont refusé de jurer. »

Au terme de ce cours, c'est sans doute cela le grand message de l'Utopie : ce lieu de nulle part, qui devrait être le royaume de la sagesse conformément au diptyque imaginé conjointement par Érasme et More, c'est bien la conscience de chaque homme, cet endroit de l'être inaccessible à autrui, comme le dit encore More ailleurs dans ses lettres, qui permet à chacun de s'affranchir de ses passions, de l'immédiateté des choses, d'une conception statique et doctrinaire du bonheur, pour envisager avec honnêteté et seul avec soi-même les moyens, toujours provisoires, de perfectionnement individuel et collectif, jamais atteint lui non plus, non sans laisser une place, comme le demande le premier livre de l'Utopie, à la permanente et nécessaire indignation devant les dystopies des sociétés humaines. L’utopie n’a rien d’extraordinaire ; elle n’est pas un objet de science-fiction, sinon pour les besoins de la cause littéraire ; l’utopie est proche de tout homme, dans le temps et dans l’espace : elle est en lui et il la côtoie à chaque instant de son existence ; elle est cette instance de progrès que chacun peut « découvrir » autour de soi, comme jadis les aventuriers du Nouveau Monde ; après une errance plus ou moins longue et chahutée, elle apparaît à l’homme dans son évidence dès qu’il ouvre un regard neuf sur l’Ailleurs, à la fois tellement inaccessible pour tendre infiniment son espérance, et tellement ordinaire pour qu’il puisse le reconnaître.

 

 

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Responsable académique : Paul-Augustin Deproost
Analyse : Jean Schumacher
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Dernière mise à jour : 17 août 2017