TACITE

 

La tragédie de Messaline

 

Annales XI

 


INTRODUCTION GÉNÉRALE


 

Diaporama

en construction

(4,1 Mo)

 

 
Plan de l'introduction générale

 

 

Plan de cours

A. Une carrière publique au service de l'État

B. Une carrière intellectuelle au service de l'histoire

1. Les monographies

a. La vie d'Agricola
b. La Germanie
c. Le dialogue sur les orateurs


2. Les grandes synthèses historiques

a. Les Histoires
b. Les Annales
c. La tradition manuscrite des Annales


C. L'histoire selon Tacite

D. La postérité de Tacite

E. La tragédie de Messaline

 

PRINCIPES DE NAVIGATION




 

Les extraits des Annales de Tacite consacrés à « la tragédie de Messaline » sont hébergés sur le site du cours GLOR 1482 Explication d'auteurs latins : prose destiné aux étudiants inscrits dans les programmes de bachelier en langues et littératures anciennes, et langues et littératures moderne et ancienne, filière latin-français. Un plan de cours détaillé fournit tous les renseignements pratiques concernant les ouvrages de référence, les objectifs, l'organisation et l'évaluation du cours ; il expose la méthode d'enseignement et propose quelques conseils d'études. Une information documentaire sélective est disponible sous la rubrique autonome : ressources documentaires. Le texte latin des Annales est accessible en version hypertexte et en version sans liens. La traduction oriente vers une traduction française qui peut servir d'appoint au travail personnel de l'étudiant. Les principes de navigation dans le site sont décrits à la fin de l'introduction.

Le texte de cette introduction est inspiré pour une très large part du manuel de H. ZEHNACKER — J.C. FREDOUILLE, Littérature latine, Paris, PUF, 1993, p. 289-301 (Collection Premier Cycle). Voir aussi les notes rassemblées par le Prof. J.-M. Hannick sur le site de la Bibliotheca Classica Selecta.

 

 

A. Une carrière publique au service de l’État

 

P. Cornelius Tacitus est né entre 55 et 57, sous Néron, dans une famille de rang équestre, implantée en Gaule Narbonnaise à Vaison-la-Romaine. Il suivit dans sa jeunesse l'enseignement rhétorique de M. Aper et de Julius Secundus ; peut-être a-t-il également été l’élève de Quintilien. Son ascension dans l'ordre sénatorial fut favorisée par ses brillantes qualités d'orateur et d'avocat, et par son mariage en 78 avec la fille du consul Cn. Julius Agricola, comme lui originaire de la Narbonnaise. Il aborda donc le cursus honorum qui le mena à la préture en 88 et aussi, parallèlement, au sacerdoce de quindecimuir sacris faciundis : sa carrière publique se doubla alors d’une carrière sacerdotale. À ce titre, il joua un rôle important aux jeux séculaires organisés par Domitien en 88, en se reportant pour le compte des années aux jeux donnés en 17 ACN par Auguste. De 89 à 93, Tacite quitta ensuite Rome pendant quatre ans, sous la tyrannie de Domitien, pour occuper des fonctions indéterminées en province, peut-être en Gaule Belgique ; à son retour à Rome, il resta à l’écart du pouvoir jusqu’à la mort de Domitien en 96. Sous Nerva en 97, il revêtit un consulat suffect, qui était devenu, à cette époque, une charge plus honorifique que réellement effective ; deux ans plus tard, il fut choisi par la province d'Afrique, avec Pline le Jeune, pour défendre ses intérêts dans le retentissant procès de repetundis qui l'opposait à son ancien gouverneur, Marius Priscus. Une très grande amitié humaine et littéraire unissait, du reste, Tacite et Pline le Jeune. Le couronnement de sa carrière se situe entre 112 et 114, sous Trajan, où il obtient le proconsulat de la province d'Asie, accédant ainsi à la plus haute charge administrative. On perd ensuite sa trace ; il a dû mourir au début du règne d'Hadrien, vers 117 ou plus tard.

 

B. Une carrière intellectuelle au service de l’histoire

 

La carrière intellectuelle de Tacite a hésité entre le métier d’orateur et le métier d’historien, et lorsqu’il a finalement fait le choix de l’histoire, il a commencé par écrire des monographies avant de composer les deux grandes synthèses historiques que sont les Histoires et les Annales.

 

1. Les monographies

a. La vie d’Agricola

Pendant son consulat en 97, Tacite entreprend d’écrire la biographie de son beau-père, ancien gouverneur de la province d’Aquitaine (74-77) puis de la province de Bretagne (77-84). Deux raisons ont encouragé ce choix : la première, anecdotique, est que Tacite avait été absent de Rome au moment de la mort d'Agricola en 93, et n'avait donc pu prononcer son éloge funèbre ; la seconde, essentielle, est qu'il voulait dénoncer la tyrannie de Domitien et faire l'apologie d'une forme de vertu et de qualité humaine fondamentalement différente de l'opposition violente et bornée d'un Thraséa, sous Néron (chap. 42). Commencé sous Nerva, le De uita Iulii Agricolae fut légèrement remanié et publié en 98, au tout début du règne de Trajan. Tacite pouvait ainsi placer sa première œuvre sous le patronage des deux princes qui avaient rendu la liberté au peuple romain (chap. 3). Plus qu'un geste de piété familiale, la Vie d'Agricola était un manifeste politique et un hommage à la permanence des valeurs de l'Empire.

Tacite passe rapidement sur la première partie de la biographie, qui va de la jeunesse d'Agricola à son consulat (chap. 4-9). Il ne s'attarde pas non plus sur la troisième partie, celle de la disgrâce et de la retraite (chap. 39-43). Mais il met en pleine lumière l'œuvre d'Agricola en Bretagne qui constitue manifestement l'essentiel de son propos (chap. 10-38). Après une description de l'île et de ses habitants, et un rappel du bilan des gouverneurs précédents, Tacite décrit l'action, militaire, humaine et administrative, de son beau-père. L'ouvrage se termine (chap. 39-46) par un portrait du personnage, traditionnel dans le genre biographique, et, chose plus originale, par une invocation au défunt, doublée d'une exhortation à suivre son exemple, mâtinant ainsi la biographie d’un propos lié au genre de la laudatio funebris.

Pour des informations plus précises et une traduction française de cette œuvre, je renvoie aux pages de Danielle De Clercq hébergées dans la BCS.

 

b. La Germanie

La même année 98, Tacite écrivit et publia une autre monographie Sur l’origine et le territoire des Germains, mieux connue sous le titre abrégé La Germanie. Ce traité propose en deux parties une étude géographique et ethnographique des peuples germains qui constituaient depuis longtemps une menace redoutable, et un univers presque mythique, pour Rome, depuis les difficiles victoires de Marius contre les Cimbres et les Teutons. En 98, des événements récents avaient remis la Germanie au premier plan. Trajan était à Cologne lorsqu’il apprit la mort de Nerva et, donc, son propre avènement. Il ne revint à Rome qu'après s'être assuré que tout était calme de ce côté-là. Mais le problème restait entier : fallait-il (et pouvait-on) conquérir la Germanie ? Ou devait-on en rester à une politique strictement défensive ? L'opuscule de Tacite apportait sa contribution à ce débat, dont les siècles suivants devaient montrer l'importance capitale pour la survie de l'Empire.

Tacite commence par décrire le pays et ses habitants en général (chap. 1-27) : limites du territoire, origine et type physique des habitants, organisation politique, sociale des Germains, leurs pratiques religieuses et leurs mœurs. Dans la seconde partie, plus brève, l'auteur passe en revue les différentes peuplades germaniques, en suivant un ordre approximativement d’ouest en est (chap. 28-46) : Bataves, Chattes, Usipiens, Tenctères etc ; les dernières pages évoquent des peuples d'une grande sauvagerie, aux limites du monde connu. Dans l'ensemble, le ton est très flatteur pour les Germains présentés comme des guerriers courageux, épris de liberté, adversaires farouches des Romains. Tacite n’est probablement jamais allé lui-même en Germanie. En revanche, il a pu s'informer auprès de diverses personnes qui y avaient pénétré ; mais il s’est surtout inspiré des sources livresques qui avaient déjà décrit ces vastes territoires : la littérature ethnographique grecque, d'Hérodote à Théopompe et Posidonius, César, le livre 104 de Tite-Live qui contenait un excursus sur les Germains, Pomponius Méla, et surtout Pline l'Ancien, qui avait écrit 20 livres sur les guerres des Romains contre les Germains. Cet ouvrage est une source importante pour notre connaissance de l’imaginaire romain du barbare.

Pour des informations plus précises et une traduction française de cette œuvre, je renvoie aux pages de Danielle De Clercq hébergées dans la BCS.

 

c. Le dialogue sur les orateurs

D’authenticité longtemps contestée, le Dialogus de oratoribus est un traité de critique littéraire qui date probablement des premières années du deuxième siècle, si l’on en croit le dédicataire Fabius Iustus, consul suffect en 102. Cet ouvrage pose la question de l’utilité politique et de l’esthétique de l’éloquence à une époque où l’orateur ne pouvait plus, comme Cicéron, sinon gouverner l’État, du moins avoir l’espoir d’influencer le cours des événements.

La mise en scène du dialogue reprend la grande tradition des dialogues cicéroniens. C'est une conversation à laquelle Tacite imagine avoir assisté vers 75, quand il était encore « tout jeune », iuuenis admodum. Elle avait réuni quatre orateurs célèbres, Marcus Aper, Curiatius Maternus, Julius Secundus et Vipstanus Messalla, chez l'un d'eux, Maternus. Des quatre personnages, Aper était l'aîné, Messalla le plus jeune. Ils représentaient un éventail d'opinions complet et équilibré, tel qu'on pouvait le rencontrer sous le règne de Vespasien, et qui était sans doute toujours d'actualité au moment de la rédaction de l'œuvre. L’entretien pose d’abord la question des mérites respectifs de l’éloquence et de la poésie ; s’interrogeant ensuite sur la situation actuelle de l’éloquence, il oppose les orateurs anciens et modernes ; dans un dernier temps, il évoque les causes du déclin de l’éloquence : relâchement moral dans l’éducation, médiocrité de l’enseignement des rhéteurs, perte de la liberté politique et nouvelles conditions sociales. Au sortir du Dialogue des orateurs, Tacite a fait son propre choix : il ne sera ni homme politique, ni orateur, ni poète ; l’histoire lui permettrait d’être les trois en même temps.

Pour une traduction française de ce texte, voir le site des Itinera classica.

 

2. Les grandes synthèses historiques

a. Les Histoires

Vers 104, Tacite commença la rédaction d'un ouvrage qu'il publia vers 109 et qu'il intitula probablement Historiae. Les lettres de Pline le Jeune, qui nous fournissent ces dates, nous permettent de suivre les progrès du travail. Dans les Histoires, le récit des événements commence le 1er janvier 69 et se terminait en 96 à la mort de Domitien, soit à une époque contemporaine de Tacite, comme le laisse entendre le titre même de l’œuvre : à Rome, Historiae désigne, depuis Sempronius Asellio au temps de la République, un ouvrage consacré à des événements récents ou même contemporains de l'auteur. L'ensemble couvrait 12 ou 14 livres, on ne sait au juste. Il nous en reste les livres 1 à 4 et environ un tiers du livre 5 ; cette partie du texte correspond, pour l'essentiel, au récit de la guerre civile qui a vu se succéder les trois empereurs Galba, Othon et Vitellius pendant l’année 69. L’accession au pouvoir de Vespasien marque l’avènement de la dynastie des Flaviens, au livre 4 ; le livre 5 commence par le récit du siège de Jérusalem par Titus et un excursus sur la Judée et le peuple juif. La structure des Histoires reste largement fidèle au cadre annuel des ouvrages annalistiques, comme l’annonce la date choisie par Tacite pour le début du récit : « Je commencerai mon ouvrage au second consulat de Servius Galba, où il eut pour collègue Titus Vinius » — soit le 1er janvier 69.

 

b. Les Annales

Contrairement aux Historiae, la tradition historiographique romaine réserve le terme d’Annales au récit d’événements anciens, pouvant éventuellement commencer avec les origines de Rome. Sans remonter aussi haut, Tacite se proposait dans sa deuxième synthèse historique de faire l'histoire de l'Empire, depuis la mort de son fondateur, Auguste. Tacite intitulait cet ouvrage Ab excessu diui Augusti, « À partir de la mort du dieu Auguste ». La référence à l'œuvre de Tite-Live, « Ab urbe condita », parait évidente. Le titre Annales, imposé par les premiers éditeurs de la Renaissance, est né d’une interprétation abusive de Annales IV, 32, 1 où Tacite se sert de l’expression annales nostros pour désigner son œuvre ; dans deux autres passages (III, 65, 1 et XIII, 31, 1), il la range également parmi celles qui sont soumises à la règle annalistique, mais, dans tous ces cas, il ne fait pas autre chose qu’employer un terme très général : il n’indique nullement qu’il avait donné ce mot pour titre à son ouvrage, pas plus que Tite-Live, qui en XLIII, 3, se sert aussi du mot annales et de la même manière.

La rédaction des Annales occupa Tacite à partir de 112-113, pendant le proconsulat d'Asie. Certains pensent, sans indices sérieux, qu'il mourut avant de les avoir entièrement achevées. L'ensemble devait comprendre 16 ou 18 livres. Nous en possédons les livres 1 à 4, le début du livre 5 et le livre 6, sauf son début ; puis les livres 11 à 16, avec des lacunes au commencement et à la fin. En termes de contenu, cela signifie que nous avons perdu le récit de la fin du règne de Tibère, tout le règne de Caligula et le début du règne de Claude, et enfin les deux dernières années, environ, du règne de Néron.

Si l'on ajoute le contenu des Annales à celui des Histoires, on s'aperçoit que l'œuvre historique de Tacite formait, en réalité, une narration continue de tout le premier siècle de l'Empire, entre la mort d'Auguste et celle de Domitien. Nous savons par un témoignage de saint Jérôme que cet ensemble comprenait 30 livres : peut-être 14 pour les Histoires et 16 pour les Annales ; ou plutôt 12 pour les Histoires et 18 pour les Annales, car ces chiffres permettent de mieux rendre compte de la structure en hexades que l'on a observée dans ces œuvres. On prit l'habitude, vers le IIe ou le IIIe siècle, d'éditer les 30 livres dans l'ordre chronologique des événements racontés, et probablement sous un titre unique. La tradition manuscrite, qui repose essentiellement sur deux manuscrits conservés à Florence, garde des traces de cet état de choses. Les premiers éditeurs de Tacite, à la Renaissance, ignoraient qu'ils avaient affaire à deux ouvrages distincts et ont donné à l'ensemble le titre fantaisiste de Historiae Augustae. Ce n'est qu'en 1569 qu'un jurisconsulte lyonnais, Vertranius Maurus, a compris qu'il fallait distinguer les Histoires des Annales.

 

c. La tradition manuscrite des Annales

Ce qui nous reste des Annales nous a, en effet, été conservé par deux manuscrits médiévaux qui se trouvent l'un et l'autre à la Bibliothèque Laurentienne de Florence. C’est dire à quel point notre connaissance de l’œuvre de Tacite relève presque du miracle. Le premier manuscrit, appelé Mediceus prior et catalogué Plut. LXVIIII n'a été connu qu'après le second. Découvert à la fin du XVe siècle dans l'abbaye de Corvey en Westphalie, à qui l'abbaye de Fulda l'avait sans doute communiqué, il fut apporté à Rome vers 1509, où il passa aux mains du cardinal Jean de Médicis, qui, l'année même où il devenait pape (1513) sous le nom de Léon X, chargea l'humaniste Philippe Beroald le Jeune, de le donner à l'impression, et l'ouvrage fut achevé en 1515. Un témoignage indirect permet de penser que ce manuscrit a effectivement été conservé à Fulda : une lettre d’un moine du IXe siècle cite Tacite à propos de la Weser qui baigne Fulda ; or, les premier et second livres des Annales sont les seuls textes, parmi ceux que nous possédons de Tacite, qui font mention de la Weser (Visurgis).

C'est un beau manuscrit, parfaitement conservé, le seul qui contienne ce qui nous reste des six premiers livres. Écrit en minuscule carolingienne, il appartient vraisemblablement au IXe siècle. Il est de forme à peu près carrée, comprend dix-sept cahiers, suivis de deux feuillets, en tout cent trente-sept feuillets de vingt-quatre à vingt-cinq lignes par page (sauf une, la dixième, où l'on n'en trouve que dix-huit). Les cahiers sont numérotés, comme c'était l'usage, mais présentent cette particularité que la numérotation est double : tandis qu'une main ancienne y a inscrit, faussement, les chiffres XVIII à XXXIV, une autre plus récente les a numérotés de I à XVIII. On en a conclu que le manuscrit avait anciennement une étendue double de celle qu'il a aujourd'hui.

Les marges ont des notes et des corrections qui sont de la main de Beroald, le premier éditeur, et de certains humanistes qui, après lui, ont eu recours au manuscrit. Ces annotations portent particulièrement sur les mots tronqués ou mal coupés, sur les noms propres estropiés, sur certaines transpositions plus ou moins faciles à reconnaître, bref sur les bévues d'un copiste parfois distrait ou négligent, et qui apparaît souvent bien ignorant du latin classique. Malheureusement, le manuscrit est gravement mutilé : non seulement on y constate çà et là des lacunes plus ou moins graves, mais la fin manque vraisemblablement : si l'on considère ce qui a été dit plus haut de la double numérotation des cahiers, il est permis de supposer que le manuscrit ne s'arrêtait pas à la fin du livre VI, c’est-à-dire à la mort de Tibère, comme nous le voyons actuellement, mais comprenait au moins les livres consacrés au principat de Caligula, peut-être même ceux qui renfermaient les six premières années du règne de Claude, de manière à rejoindre le récit qui commence au livre XI. En tout cas, on constate dans le manuscrit, à la fin du livre VI, l'absence de la souscription ordinaire Finit P. Cornelii Taciti Liber VI, ce qui est une présomption de mutilation.

Et précisément, c'est avec le livre XI que commence l'autre manuscrit à qui nous devons ce qui nous reste des Annales, le Mediceus II (alter ou secundus), appartenant également à la Laurentienne, où il est inscrit sous la cote LXVIII, 2. Il contient les livres XI-XVI des Annales immédiatement après (et sans titre) tout ce qui nous reste des Histoires. C’est donc ce manuscrit qui nous a transmis la portion de texte concernant « la tragédie de Messaline » ; il est noté M dans l’édition de référence de la CUF. Ce manuscrit date du milieu du XIe siècle ; il a été écrit sur parchemin, en minuscule lombarde et avec beaucoup de soin, à l’abbaye du Mont-Cassin, d’après un modèle du IXe siècle, apporté du monastère de Fulda. C'est un in-folio, dont cent trois feuillets sont consacrés à Tacite (47 à la fin des Annales et 56 à ce qui nous reste des Histoires) ; les autres sont consacrés à trois ouvrages d’Apulée ; le texte est écrit partout sur deux colonnes, au recto et au verso, chacune de trente-cinq à trente-six lignes. Le Mediceus II est la source directe et indirecte de seize manuscrits recentiores, datant tous du XVe siècle, dont l'autorité est à peu près nulle.

Les plus anciens textes imprimés datent de la fin du XVe siècle et ne comprennent que la matière fournie par le Mediceus II : c'est le cas pour l'édition princeps due à Vendelin de Spire (circa 1470) et pour l'édition de Puteolanus (1475). En 1515, Beroald ayant eu connaissance par le pape Léon X du Mediceus I, l'imprima en tête de son Tacite, utilisant encore pour les livres XI-XVI l'édition de Puteolanus. Dès lors, tous les éditeurs ont suivi la voie qui leur était tracée, mais ce n’est qu’au XIXe siècle que l’on a accordé une place prépondérante au Mediceus alter pour les livres XI-XVI des Annales et pour le texte des Histoires, lorsqu’il a été admis que ce manuscrit constituait la source commune de toute la tradition conservée de cette partie de l’œuvre de Tacite. Plus récemment, dans la dernière édition Teubner, E. Koestermann a remis à l’honneur un manuscrit négligé du XVe siècle, conservé à Leyde, le Leidensis BPL 16 B (L). Ce manuscrit, postérieur à 1475, se distingue par une grande fantaisie, des variantes lointaines, des inversions inhabituelles, mais aussi certaines trouvailles originales qui paraissent cependant venir de conjectures récentes plutôt que d’une tradition ancienne.

 

C. L’histoire selon Tacite

 

Comme la plupart des historiens anciens, Tacite s’intéresse moins à l’histoire des faits qu’à la connaissance des hommes qui les ont provoqués ; par ailleurs, il s’inscrit dans la tradition cicéronienne qui considère l’histoire comme une branche de la rhétorique : « Historia opus unum oratorium maxime » (« écrire l'historia est une tâche qui revient tout particulièrement à l'orator ») écrit Cicéron en leg. I, 5, ce qui implique que l’historien est d’abord un écrivain et son œuvre une œuvre d’art. Les critiques se rejoignent sur ces deux points lorsqu’ils constatent, d’une part, que Tacite dépeint avec pessimisme les mentalités et les mœurs des hommes de son temps, et, d’autre part, qu’il le fait dans un style d'une saisissante concision, en « parlant peu », comme le suggère plaisamment son cognomen Tacitus.

Même s’il annonce dans le premier chapitre des Annales qu'il écrira l'histoire sine ira et studio, « sans colère et sans passion », Tacite ne peut cacher sa haine pour des personnages comme Tibère et Agrippine, ou son mépris pour les affranchis qui se sont élevés jusqu’à l’entourage immédiat du prince ; il décrit sans complaisance les intrigues de Messaline et les crimes de Néron ; il semble, globalement, peu confiant dans les vertus de la nature humaine et il dénonce avec noirceur sinon avec fascination les dérives d’une société dont tous les rouages sont gagnés par les scandales, les crimes et la violence. Car l’intérêt de Tacite pour la psychologie des individus s’accompagne d’un intérêt pour la psychologie des classes, des groupes, des coteries ; le sénateur montre peu d’indulgence pour le uulgus dont il dénonce la servilité après le meurtre d’Agrippine, les instincts violents au théâtre, les émeutes militaires ou urbaines ; le conditionnement grégaire, appuyé par la séduction de l’anonymat et la compétition des mauvais exemples, aboutit rarement à un mouvement généreux, comme, exemple, la courageuse mobilisation du peuple pour Octavie contre Poppée dans Ann., XIV, 60-61. L’histoire de Tacite a souvent les allures d’une revue d’échecs et de drames ; c’est vrai dans les Annales, où il dresse un portrait impitoyable des empereurs et de leur entourage ; c’est encore plus vrai dans les Histoires dont la première page donne le ton particulièrement sombre : « J’aborde l’histoire d’une époque riche de malheurs, défigurée par les combats, déchirée par les séditions, cruelle dans la paix même : quatre princes massacrés par le fer, trois guerres civiles, plus encore de guerres étrangères, et la plupart du temps, les unes et les autres à la fois… »

Pour exprimer cette passion et cette violence, Tacite recourt à une langue extraordinairement intense, compacte, dynamique, expressive, aux limites mêmes des possibilités de traduction. L'immense talent de Tacite aura été de faire battre le pouls de tous les dysfonctionnements de la société impériale dans une langue « monstrueusement » belle, chaotique, parfaitement ajustée à ce qu'elle veut exprimer : la peur, la folie, les monstruosités, les démesures, les tragédies, la noirceur, les passions, les violences. On pourrait sans peine appliquer à l'œuvre historique de Tacite cette parole qu'écrivait Marguerite Yourcenar à propos de l'Histoire Auguste, texte mystérieux de l'antiquité tardive et à bien des égards fort proche de l'œuvre historique de Tacite : « Une effroyable odeur d'humanité monte de ce livre ». Souvent emprunté à la poésie, le vocabulaire de l’historien évite tout ce qui est quotidien, banal, les termes techniques, les détails prosaïques ; en ce sens, il est tout l’inverse de son contemporain Suétone. Le style de Tacite renonce à la concinnitas de la période cicéronienne imitée par Tite-Live, pour lui préférer la brièveté, la dissymétrie, les raccourcis audacieux, les effets de surprise, les ellipses, les détours de phrase. Tout en restant fidèle au principe annalistique, Tacite introduit dans son récit des effets empruntés à l’épopée ou à la tragédie : dans les Histoires, les batailles de Bédriac en 69 ou le siège de Crémone sont presque des fragments d’épopée ; dans les Annales, les meurtres de Messaline et d’Agrippine sont construits comme des tragédies.

 

D. La postérité de Tacite

 

L’œuvre de Tacite est une œuvre difficile et sombre, et, à ce titre, elle était condamnée à connaître un succès mitigé. Cependant, l'Histoire Auguste nous apprend que l'empereur Tacite, qui régna en 275-276, se prenant pour un descendant de l'historien, fit copier ses œuvres et en dota les bibliothèques publiques, décidant, de surcroît, que « chaque année aux archives dix copies en seraient faites aux frais de l'État ». Plusieurs écrivains du Bas-Empire, Tertullien, Sulpice Sévère, Orose, connaissent Tacite et émettent un jugement sur son œuvre ; au IVe siècle, Ammien Marcellin fait commencer son œuvre a fine Cornelii Taciti, c'est-à-dire à partir du règne de Nerva jusqu'à la mort de Valens à Andrinople (378).

Après une éclipse au moyen âge, Tacite suscite un nouvel intérêt à la Renaissance dans la foulée de la découverte de ses manuscrits. À partir des années 1570, les éditions de Tacite et les travaux consacrés à son œuvre se multiplient, notamment sous l’impulsion de Juste-Lipse, qui en fut un des plus célèbres éditeurs, au point que l’on parle parfois de « tacitisme » pour qualifier la vogue que connaît notre auteur jusqu'aux alentours de 1680. À partir de Machiavel, le développement des études politiques et historiques révéla la richesse de l'information et la profondeur de vues de Tacite. Son influence fut sensible dans la tragédie historique au XVIIe siècle français : on songe à Othon de Corneille (1664), à Britannicus de Racine (1669). Tacite fut également apprécié par la France des Lumières, parmi lesquelles Montesquieu ou d'Alembert qui, en 1753, publie un Essai de traduction de quelques morceaux de Tacite tandis qu'au même moment, Rousseau traduit le premier livre des Histoires. Le romantisme et les nationalismes européens, enfin, y ont trouvé des arguments contre l'impérialisme ou la tyrannie, sans compter les chapitres où ils ont cru reconnaître les prémices glorieux de certaine grandeur nationale lorsque Tacite exalte la supériorité des tribus barbares sur les Romains. Ainsi, les Britanniques et les Allemands trouvèrent dans l'Agricola et la Germanie les premiers documents de leur histoire, et presque des livres sacrés.

 

E. La tragédie de Messaline

 

Les chapitres 26 à 38 du livre XI des Annales de Tacite racontent le dernier scandale de Messaline, l’épouse de l’empereur Claude, celle que le satiriste Juvénal, à peu près à la même époque, appelle « la putain impériale » (sat. VI, 118 : meretrix Augusta). Pendant que Claude, retenu par des obligations religieuses, s’attarde à Ostie, elle décide de le « répudier » et d’épouser solennellement son amant, Silius, qui est le consul désigné pour cette année. Les affranchis impériaux, et Narcisse en particulier, qui joue dans ce récit un rôle prépondérant, se liguent contre elle et provoquent sa perte : elle sera finalement exécutée en 48 avec plusieurs de ses partisans. Sur le conseil de Pallas, devenu le plus puissant des affranchis, Claude épouse alors sa propre nièce, Agrippine, la mère de Néron qui sera adopté par Claude dès 50. Claude a un fils de Messaline, Britannicus, qu’Agrippine s’attache à supplanter pour assurer l’Empire à Néron. Cet épisode haut en couleur de la vie privée du prince est annoncé au chapitre 12, où Tacite décrit la violente passion de Messaline pour Silius ; il commence à proprement parler avec la dernière phrase du chapitre 25, qui sert de transition, mais qui constitue également une vision anticipée de l’avenir, car l’expression ut deinde ardesceret in nuptias incestas fait directement allusion au mariage prochain de Claude avec sa nièce Agrippine.

Ces treize chapitres constituent, dans la seconde partie du livre XI des Annales, un tout caractérisé, cohérent. L’ensemble s’ordonne autour de deux personnages-vedettes, Messaline et Narcisse, dont les passions, poussées à l’extrême, s’affrontent et ne permettent aucun compromis. Messaline était une jeune femme, belle et passionnée, qui trompa Claude abominablement ; elle ne devait pas avoir plus de 20 ans au moment des faits, et Claude était son premier mari. Elle descendait de Marc-Antoine, dont elle imita la vie désordonnée, sans en partager pour autant l’ambition : Messaline était une femme plus passionnée qu’ambitieuse. En même temps, ces quelques chapitres nous font connaître le monde pervers des grands affranchis de l’empire, pour lesquels Tacite éprouve un profond mépris ; l’enrichissement et la puissance politique de ces hommes nouveaux constituent assurément l’un des faits les plus importants du règne de Claude. Si Tacite condamne Messaline, c’est qu’elle ne sait pas aimer : elle confond l’amour avec la volupté ; elle veut jouir, et s’abandonne dès lors à tous les désordres de la passion. Or, elle est puissante auprès du prince qui est, lui aussi, libidineux, et qu’elle asservit par les sens : c’est donc la passion qui est au pouvoir, et cette situation indigne l’historien, tout autant que les manœuvres de délation de l’affranchi Narcisse. Dans ces pages, Tacite condamne non pas une personne, mais un système, une collectivité entièrement dominée par les passions. Ils sont tous responsables ensemble de ce qui se produit. Messaline connaît la disgrâce ; certes à juste titre, mais ceux qui l’abattent ne sont que ses anciens complices, parmi lesquels Narcisse, qui lui doit sa propre carrière. Un des mots qui revient tout au long de ce récit, comme un leitmotiv, est la « peur » ; Messaline a sans doute mérité la mort pour ses crimes, mais ce n’est pas de cela qu’elle meurt ; c’est de la lâcheté d’autrui. Dans cette affaire, la peur prend la place de la justice, elle la parodie, elle la bafoue, et Tacite condamne un système entièrement construit sur la terreur et le vice. Personne ne sort indemne de cette tragédie : Claude est aussi coupable par sa passivité et son aveuglement que Messaline qui a trahi l’empire par sa sensualité ; mais la plus grave erreur de ce régime est d’avoir laissé le pouvoir à des affranchis, des anciens esclaves qui ont fini par prendre le dessus sur la vieille aristocratie romaine ; accessoirement, celle-ci n’est pas non plus épargnée, mais, au moment de mourir, ses principaux représentants sauront montrer de la grandeur d’âme.

À propos de Messaline, voir aussi Juvénal, Satires VI, 114-132 (la prostituée); X, 330-345 (sur le mariage de l'impératrice avec Silius); Suétone, Vie de Claude; Dion Cassius, Histoire Romaine, LX (Claude).

 

PRINCIPES DE NAVIGATION

Outre les entrées générales qui apparaissent sur la page d'accueil, le contenu de ce cours est réparti sous six rubriques dont les titres sont repris dans les onglets en tête de chaque page dès que l'on a accédé à un passage au départ de la page d'accueil : Texte latin (avec et sans liens) ; Traduction (lien vers la traduction de J. L. Burnouf [1859]) ; Vocabulaire ; Grammaire et langue (morphologie, syntaxe, procédés de style ; le commentaire grammatical renverra, le cas échéant, au Précis grammatical électronique rédigé par A.-M. BOXUS et hébergé sur le site des Itinera electronica); Au fil du texte (realia, histoire, problèmes critiques, sources, survie, interprétation du texte, etc.) ; Synthèse (commentaire suivi à propos du passage dans son ensemble).

On peut interroger le contenu des onglets de deux manières :

• En cliquant sur un onglet, on accède à l'ensemble des informations reprises sous cet onglet. C'est la manière normale d'accéder au contenu des onglets Texte latin, Traduction, Synthèse.

• Il est aussi possible d'interroger les onglets Vocabulaire, Grammaire et langue, Au fil du texte à partir des liens de couleur qui apparaissent dans le Texte latin. Cette interrogation, plus fine et accrochée à la progression du texte, conduit directement au mot commenté. Un lien bleu conduit vers le fichier Vocabulaire ; un lien rouge conduit vers le fichier Grammaire et langue ; un lien vert conduit vers le fichier Au fil du texte et, le cas échéant, vers la Synthèse. Un même mot peut faire l'objet de commentaires multiples : dans ce cas, il apparaît sous un lien de couleur dès qu'on a ouvert le premier lemme. Une certaine « hiérarchie » de navigation a été respectée : un mot qui apparaît en bleu dans le texte latin fait uniquement l'objet d'un renvoi au fichier Vocabulaire ; un mot qui apparaît en rouge dans le texte latin renvoie au fichier Grammaire et langue, d'où il peut repartir vers le fichier Vocabulaire, si le lemme est muni d'un lien bleu ; un mot qui apparaît en vert dans le texte latin renvoie au fichier Au fil du texte, d'où il peut repartir, selon la couleur du lemme, vers les deux autres fichiers.

 

Responsable académique : Paul-Augustin Deproost
Analyse : Jean Schumacher (†)
Design & réalisation inf. : Boris Maroutaeff

Dernière mise à jour : 10 septembre 2020