Sénèque, Médée

 

< Deuxième acte : Scène II >

v. 179-300

 

 

Synthèse finale

 

 


 

Créon — Médée : un duel rhétorique et juridique

 

Cette scène est la seule qui oppose directement Créon et Médée. Elle se joue sur le mode d’un duel rhétorique où s’affrontent deux logiques irréductibles l'une à l'autre, celle du tyran, aiguillonné par la peur et seulement attentif à conserver la stabilité de son pouvoir, celle de la suppliante qui joue sur les cordes de la compassion et de la justice. Créon et Médée incarnent deux idées du droit condamnées à ne pas se rencontrer : le droit du plus fort et le droit de la justice qui ne peut pas laisser le crime impuni. Médée ne conçoit pas son rapport à Créon autrement que sous cet affrontement juridique, en soi très romain. Elle a prévenu dès les vers 143-147 : toute la faute incombe à Créon ; il faut qu'il s'acquitte du châtiment qu'il doit payer, où l'alternance des verbes luere et debere traduit toute la conviction juridique de Médée.

Les premiers mots de Créon sont pour dire sa peur de se trouver face à Médée : il s’étonne de la voir encore dans son royaume, il cherche à éviter tout contact direct avec ce qu’il appelle lui-même un " fléau " ou une " peste " (lues, v. 183) : Créon craint Médée comme on craint une épidémie ou une contagion. En particulier, il redoute ses paroles : iubete sileat (v. 189), et il a raison ; déjà la nourrice avait essayé vainement de convaincre Médée de se taire (v. 150 sq), mais la force irrésistible de Médée est dans la puissance malfaisante de sa rhétorique qui met en œuvre toutes les lois et les techniques de la persuasion oratoire. Médée est une magicienne ; elle peut tuer à distance par les mots et les incantations aussi efficacement qu’une maladie contagieuse.

La première stichomythie installe d’emblée la controverse sur le terrain du droit. Non sans rappeler un des thèmes qui opposait déjà Antigone et un autre Créon, le tyran corinthien tombe dans le piège que lui tend Médée : au v. 194, elle oppose iudicare et regnare, contraignant Créon à un choix cornélien entre justice et pouvoir. Pour Créon, la décision royale l’emporte sur la justice, le politique l’emporte sur l’éthique : " Juste ou injuste, tu dois subir l’autorité du roi " (v. 195). Médée a beau faire observer qu’une monarchie injuste ne se maintient jamais longtemps (v. 196) ; la question du juste et de l’injuste ne préoccupe pas le tyran. Dans sa logique, la faute ou le crime sont ce qu’il a décidé qu’ils sont : Médée n’a pas à se demander quelle faute ou quel crime elle a commis (v. 192) ; cette question n’intéresse pas un tyran qui est même prêt à reconnaître, fût-ce ironiquement, l’innocence de sa victime (v. 193). Quand la loi ou le décret sont promulgués, le travail de la justice est d’en faire observer l’application et non pas d’en discuter la légitimité : on ne revient pas sur une décision publiée (v. 198).

Médée tend alors un deuxième piège à Créon : la question de la procédure. Une décision, fût-elle juste, ne peut être prise définitivement si une des parties n’a pas été entendue (v. 199-200). Attentif à préserver les apparences, le tyran aime que les formes soient respectées, et, en l’occurrence, il accède d’autant plus volontiers à cette requête que son adversaire n’est pas irréprochable sur cette question : dans le fil serré du dialogue, Créon fait observer à Médée que Pélias n’a pas bénéficié de la même faveur (v. 201). Mais, en laissant à Médée un locus causae – expression juridique s’il en est : un " lieu pour plaider sa cause " – Créon prend le risque de laisser parler Médée : fare, dont il connaît pourtant, et redoute, l’habileté dialectique.

Le discours de Médée respecte les divisions classiques du schéma oratoire : exordium, narratio, confirmatio, refutatio, peroratio.

Exordium : après avoir déjà reproché à Créon d’être coupable d’une injustice privée en brisant son mariage (v. 143-147), Médée l’attaque ici directement dans sa fonction de prince en lui reprochant une injustice publique (v. 192, 194, 196, 199 sq) : un roi ne peut condamner à l’exil quelqu’un qui n’a aucune faute sur la conscience. C’est une forme d’arrogance, et l’arrogance est la plus grande menace qui pèse sur le pouvoir : si elle ne fait confiance qu’à sa propre puissance, la royauté s’expose à l’inconstance de la fortune ; tôt ou tard, cette arrogance se retourne contre le prince et Médée est elle-même la meilleure illustration de ces revers. C’est l’exorde insinuant du discours, présenté aux v. 203-206 sous la forme d’une considération générale qui doit éveiller l’attention de Créon, a priori hostile et mal disposé à l’égard de Médée : il est roi, il tient à son pouvoir et tout ce qui en menace la stabilité devrait l’inquiéter ; en particulier, ce qui est arrivé à Médée pourrait très bien lui arriver à lui-même. Médée termine habilement cet exorde par les mots regia didici mea, car sa maison était effectivement un palais, comme celui de Créon (v. 206) : ils sont tous les deux issus de sang royal, et il n’y a donc pas de raison pour que ce qui est arrivé à l’une n’arrive pas à l’autre.

Confirmatio et narratio : passant du général au particulier, la confirmatio décrit ensuite, sur le mode de la narration, l’expérience contrastée de Médée, son bonheur et son éclat royal passés et son humiliation présente (v. 207-220), ponctuée par l’image traditionnelle de la rapacité et de la légèreté de la fortune (v. 219-220). Cette partie du discours se termine par un retour au général qui explicite les virtualités de l’exorde : si le roi veut assurer la durée de son pouvoir, il doit renoncer à son arrogance ; la royauté peut résister à sa propre fragilité si elle se met au service des miséreux et des suppliants (v. 222-225).

Refutatio : accusée d’être une criminelle, Médée ne cherche pas à nier l’évidence ; au contraire, elle s’en glorifie, déjouant ainsi l’hypocrisie de son adversaire qui, d’une part, sait très bien pourquoi elle a commis ses crimes et qui, d’autre part, l’a accueillie sur sa terre en connaissance de cause ; les deux temps de la refutatio sont ponctués par la répétition du verbe fateri : fatebor au v. 237 ; fateor au v. 246 :

1. Médée est prête à avouer ses crimes les uns après les autres, mais que l’on ne se trompe pas de crime, car tous les crimes qu’elle a commis se résument en réalité à un seul : le retour du navire Argô (Argo reuersa, en rejet au v. 238) et le salut des héros grecs, qui sont, en définitive, la cause ultime de son malheur actuel. Toutes les " infamies " (flagitia v. 236) qu’on lui reproche sont autant d’exploits qui ont permis la survie de la grandeur grecque, évoquée dans la " litanie " solennelle de ses héros aux v. 226-233 ; le rejet de seruasse memet au v. 228 montre la fierté de la criminelle barbare venue au secours des chefs grecs ; du reste, Colchico et Graeciae s’opposent au même endroit métrique des vers 225-226 comme pour souligner qu’effectivement les Grecs doivent leur salut à une femme d’origine barbare. Quoi qu’il arrive, Médée ne regrettera jamais d’avoir fait ce qu’elle a fait. Les v. 242-243 concluent cette première refutatio : Médée reprend l’allusion aux incertitudes de la fortuna, mais, en bonne stoïcienne, elle y est indifférente car elle peut se glorifier d’avoir accompli une action d’éclat : seruasse tot regum decus, qui reprend deux termes des v. 226 et 228. En contrepoint de cette refutatio, Médée prend l’initiative d’une attaque : s’il y a bien quelqu’un qui peut regretter que justice n’a pas été rendue, c’est elle-même, aujourd’hui privée de Jason, le seul prix qu’elle attendait de tous ses " crimes " ;

2. non seulement Médée se sait et s’avoue coupable, mais Créon lui-même connaissait ses crimes au moment où il l’a accueillie sur sa terre en suppliante (v. 246-248).

Peroratio : la dernière partie de la refutatio prépare la conclusion, car Médée ne demande aujourd’hui rien d’autre à Créon que de continuer à accorder sa confiance à une suppliante, comme il l’a fait quand elle est arrivée à Corinthe avec Jason : qu’il lui laisse une place dans son royaume et ne la renvoie pas sur les chemins de l’exil (v. 249-251). Les mots miseriis (v. 249), fidem et supplex (v. 248) reprennent du vocabulaire des v. 222-225 de la confirmatio, laissant à Créon le soin de tirer lui-même la conclusion de ce long plaidoyer : s’il veut que son pouvoir royal perdure, il doit accéder aux demandes de la suppliante en lui accordant de ne pas repartir une fois de plus sur les chemins de l’exil, chargée du poids de ses misères. Et le dénouement de la pièce confirmera combien Créon a eu tort de ne pas respecter cette requête.

 

La réponse de Créon à Médée est terriblement maladroite. Créon est sur la défensive et est incapable de prendre la juste mesure du discours de Médée. En le mettant en garde contre les caprices du sort, Médée invitait Créon à affermir la véritable grandeur de son pouvoir royal dans le service aux plus faibles et l’écoute des suppliants. Créon prend ce conseil pour une attaque personnelle et il oppose aux prières de la suppliante les crispations de celui qui cherche à justifier sa conduite. Il rebondit, en particulier, sur l’accusation d’arrogance pour rappeler la générosité de l’accueil qu’il a réservé à Jason alors qu’il était exilé et poursuivi par Acaste ; aux v. 184 sq, Créon avait même avoué qu’il avait épargné Médée à la demande de Jason. En réalité, Créon s’enfonce un peu plus car, sur ces points, Jason et Médée partagent le même destin d’exilés, de suppliants et de fuyards, et il n’y a donc aucune raison de leur réserver un traitement différent.

L’aveuglement pousse même Créon à disculper Jason du meurtre de Pélias. Médée profite évidemment de cette erreur, car si Pélias a été tué, c’est bien pour venir en aide à Jason. Médée et Jason ont été complices dans le crime, dans la fuite, dans l’exil ; ils doivent l’être dans le châtiment. Si Créon a peur des représailles d’Acaste, il ne peut pas se contenter d’éloigner Médée ; il doit les chasser tous les deux. Toute la réponse de Médée est une variation sur ce thème de la complicité : comitem (v. 272) ; fugere cur solam iubes (v. 273) ; non sola ueni (v. 274) ; utrumque regno pelle (v. 275) ; cur sontes duos/ distinguis (v. 275-276). Médée va même plus loin, car, si le vrai criminel est celui à qui profite le crime – comme elle le dira explicitement plus tard à Jason : cui prodest scelus/ is fecit (v. 500-501) –, la plus grande part de responsabilité revient à Jason chaque fois qu’elle s’est rendue elle-même coupable : le meurtre de Pélias, mais aussi tous les autres crimes. Dans sa réponse, Médée finit donc par inverser l’argument de Créon : Pélias a effectivement été tué et les responsabilités de ce meurtre ne sont pas partagées, mais le vrai criminel n’est pas celle que l’on croit. Devant pareille évidence, Créon est sans argument et ne peut que redire son ordre d’exil.

Médée comprend alors que l’entêtement de Créon est irrémédiable et irrationnel ; elle comprend qu’elle ne peut plus jouer franc jeu avec un tyran insensible aux arguments de justice. Sous les mêmes traits de la suppliante, elle attaque Créon par les sentiments et joue la carte des enfants (v. 282-283). Comme plus tard pour Jason, mais pour des raisons différentes, les deux jeunes garçons sont la pierre de touche qui permet à Médée d’obtenir enfin quelque chose de sa confrontation avec Créon : le roi lui accorde un délai d’un jour, accédant ainsi, au moins sur un point, à la requête de la suppliante, ce qui lui permet de sauver sa " respectabilité " royale. Médée connaissait à l’avance l’efficacité de cet argument auprès d’un roi soucieux de perpétuer sa lignée dans les deux jeunes fils de Jason, qu’il accueillera " comme s’il était leur père " (v. 284). La scène se termine tout à l’avantage de Médée : justice ne lui a pas été rendue, mais elle a trouvé le moyen de se rendre justice en faisant de Créon, à son insu, le premier acteur d’un désastre dont il sera lui-même la victime. Créon a perdu la partie en croyant la gagner : il croyait être enfin débarrassé de Médée, tout en ayant rempli son devoir à l’égard d’une suppliante ; il lui a, en réalité, donné les moyens de sa vengeance. Toute nouvelle confrontation est désormais inutile entre ces deux personnages que tout oppose.

 

Responsable académique : Paul-Augustin Deproost
Analyse : Jean Schumacher (†)
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Dernière mise à jour : 30 novembre 2020