OVIDE
Mtamorphoses
Arachn et Minerve
VI, 1-145
Au fil CONCLUSION texte
Cette synthse s'inspire des travaux stimulants de M. von Albrecht, A. Houriez, J.-P. Néraudau et J.-M. Vergé-Borderolle. Je renvoie galement aux analyses trs justes de la lgende dans les livres essentiels de J. Fabre-Serris et I. Jouteur sur les Mtamorphoses d'Ovide.
DĠemble, le prologue de cette lgende met en prsence deux femmes, galement obstines, qui reprsentent l'affrontement entre deux mondes, le monde des dieux et le monde des hommes. Ë lĠouverture de la deuxime pentade du pome dĠOvide, il est, en ce sens, emblmatique dĠune certaine vision de la mythologie qui traverse les Mtamorphoses, et qui Ç pervertit È le rapport traditionnel entre lĠhumain et le divin.
Aprs avoir cout la malheureuse aventure des Pirides, Minerve en retient deux lments complmentaires qui domineront lĠhistoire dĠArachn et les mythes suivants : la juste colre de la desse (iustam probauerat iram, v. 1-2) et la punition des mortelles. Ds le dbut de lĠpisode, Ovide stigmatise le caractre vindicatif des dieux, avant mme que ne se prsente une raison de le manifester. Pallas Ç cherche È la perte dĠArachn alors que celle-ci ne lĠa pas encore provoque ; le chtiment est annonc alors quĠil nĠest pas encore question dĠpreuve ni de comptition. Minerve veut faire justice avant d'avoir trouv une victime ; elle agit en femme offense, avant d'avoir t offense. Arachn est une mortelle qui exerce son mtier avec art ; cela suffit pour justifier une punition exemplaire. DĠemble, Minerve apparat comme une desse autoritaire et soucieuse de son prestige (laudemur et ipsae, v. 3). Les catgories qui dominent sa pense sont de caractre exclusivement hirarchique, et le dcor de sa tapisserie en sera bientt lĠclatante illustration. Minerve incarne les prtentions dĠun monde divin jaloux du progrs des hommes que les dieux considrent comme une concurrence inacceptable dans lĠordre de lĠunivers. Certes, avant de la punir, Pallas prend le temps dĠavertir la jeune mortelle et de la conseiller, mais en lui tenant un langage qui ne peut que provoquer Arachn et lĠirriter lĠextrme. Son discours, qui est plus une menace quĠune parole amicale, ne nie certes pas la valeur du travail dĠArachn, mais il la conteste par rapport un talon qui nĠa rien voir avec les exigences de lĠart : Arachn nĠest quĠune mortelle et donc, par dfinition, son art ne peut quĠtre infrieur celui dĠune divinit. Ë lĠappui de son propos, Pallas rappelle la jeune fille le double lieu commun de l'antithse entre les mortels et les dieux et, d'autre part, de l'opposition entre le grand ge et la jeunesse. Aux immortels de commander, aux humains de cder et de supplier ; aux jeunes dĠcouter les conseils des plus gs, quel que soit, en dfinitive, leur talent (v. 32-33).
Cela tant, Arachn nĠest pas non plus sans reproche. Certes, en ce dbut dĠpisode, il nĠest pas encore question de provoquer la desse et Ovide ne parle que des qualits artistiques de la mortelle, mais il ajoute aussitt, en une manire de dfi, quĠelles sont comparables celles de Pallas : v. 6 quam sibi lanificae non cedere laudibus artis/ audierat ; sans doute, dans ce contexte, non cedere veut dire Ç ne pas tre infrieur È, mais on peut aussi entendre le verbe comme une premire allusion l'inflexibilit d'Arachn, qui la conduira sa perte, en refusant bientt de Ç cder la desse È (v. 32). Par ailleurs, Arachn a une haute conscience de son talent ; elle sait ce quĠelle vaut, et son orgueil dĠartiste est dĠautant plus grand quĠelle est issue dĠune humble origine et quĠelle doit tout son prestige, tout ce quĠelle est, son art. Le travail de la tisserande pique jusquĠ la curiosit des nymphes voisines, qui quittent leur montagne ou leur fleuve pour admirer non seulement les tissus raliss, mais aussi le long processus de leur production et de leur dcoration. La prsence des nymphes nĠest pas gratuite : pour les anciens, en effet, le gnie de l'artiste ou de lĠartisan est un don divin que cette prsence vient ainsi authentifier : scires a Pallade doctam (v. 23). Mais Arachn refuse de lĠadmettre et elle prtend tre l'auteur unique de son Ïuvre : quod tamen ipsa negat (v. 24). Du reste, bientt, les nymphes se dtourneront de la mortelle orgueilleuse, pour rendre hommage Pallas lorsque la desse reprendra sa forme divine aprs avoir subi lĠaffront dĠArachn (v. 43). Car les limites seront alors dpasses : en insultant le grand ge de la vieille femme et en provoquant ensuite directement Pallas, Arachn mconnat doublement les exigences divines de la pietas, et celles de lĠordre humain qui impose que lĠon sache couter les conseils de lĠexprience.
Arachn mrite donc dĠtre punie, mais pas pour la raison invoque par la desse qui, ds lors, se rend coupable dĠinjustice. LĠobstination respective des deux femmes les enferme dans des univers irrductibles lĠun lĠautre, car elles sont chacune coupables dĠune faute que lĠautre ne peut admettre. Au contraire d'Athna, qui est ne desse, Arachn n'a jamais eu les privilges que donne la naissance. Sa dignit ne repose que sur son travail. C'est pourquoi elle n'est pas prte reconnatre la desse une quelconque supriorit sans l'avoir auparavant mise l'preuve. De son point de vue, le concours qu'elle propose n'est pas sacrilge, elle croit offrir son adversaire une chance relle. La faon de penser d'Arachn s'explique par l'histoire de sa vie. Mais ce faisant, la tisserande ne tient aucun compte des aspects spcifiquement religieux de ce dbat. La desse, qui personnifie l'art mme d'Arachn et en revendique toute la tradition, ne peut tre traite sur un pied d'galit avec une mortelle. Une rvolte sur ce point sape les fondements mmes de lĠart divin et en ruine la valeur de rfrence.
L'introduction de l'pisode prpare et annonce ainsi le rcit sous ses divers aspects :
1. La prsentation de deux caractres figs chacun sur lui-mme prpare le conflit et sa fin dramatique.
2. La colre de la déesse trouve son origine dans des motifs d'ordre religieux et divin, tandis que, inversement, l'obstination de la jeune femme mortelle est explique par des motifs psychologiques et sociaux. Du domaine thologique le mythe est transpos dans un cadre sociologique, les deux caractres reprsentant deux conceptions diverses de la socit humaine, dont l'une est hirarchique, l'autre oriente vers l'efficience matrielle et Ç conomique È.
3. Le problme de l'art est voqu dans sa plus grande dimension : tre raisonnable, l'homme, par ses exploits techniques, excite l'admiration et la jalousie des dieux. Pour Ovide, mme cet aspect n'est pas ressenti comme relevant de la thologie, mais d'un point de vue anthropologique et social.
4. Dans l'introduction, le pote met en vidence le fait qu'Arachn doit tout son art et, par consquent, elle tend donner celui-ci une valeur absolue. Sa personnalit se confond avec son Ïuvre et la moindre critique de son travail lui apparat ds lors comme une atteinte sa propre intgrit.
5. Mme la mtamorphose d'Arachn semble tre prpare ds l'introduction, o Ovide parle moins du travail du tissage que de celui du filage (uellera mollibat nebulas aequantia tractuÉ, v. 21). Il est curieux de constater que les doigts de l'artiste, auxquels Ovide fait allusion dans les vers 20 et 22, seront mentionns une nouvelle fois l'occasion de la mtamorphose (in latere exiles digiti pro cruribus haerent, v. 143) o, mtaphoriquement, ils dsigneront les pattes de l'araigne.
2. La tapisserie de Pallas (v. 70-102)
Le motif central de la tapisserie de Pallas reprsente une controverse entre les dieux propos du nom que l'on donnerait au pays attique (v. 70-82). Cette scne centrale est hautement significative. Elle met en scne une victoire d'Athna contre Posidon et doit donc servir d'avertissement Arachn : Ç J'ai dj gagn un combat autrement plus difficile que celui que j'engage contre toi, et la Victoire m'est toujours associe È. La composition, hiratique et sculpturale, lĠimage dĠun tribunal, vise inciter Arachn se soumettre une autorit plus forte quĠelle, reprsente symboliquement par les armes divines qui constituent autant de menaces : Pallas se met en scne dans son propre tableau, dpeint son bouclier, sa lance la pointe acre, son casque et son gide, se stylisant dans la posture dĠune guerrire que complte le dessin dĠune Victoire. Dans les quatre coins de la tapisserie, quatre mdaillons reprsentent les chtiments qui ont puni quatre contestations humaines de la suprmatie divine et qui sont, eux aussi, autant dĠavertissements lĠadresse dĠArachn : les mtamorphoses de Rhodope et Hmus, de la mre des Pygmes, dĠAntigone et des filles de Cinyras (v. 83-100) redoublent la leon centrale donne la mortelle. Les vers 101-102 dcrivent l'encadrement de la tapisserie. Les sujets choisis par Minerve tablissent une double hirarchie qui fonde sa propre supriorit face aux autres dieux sur le fond gnral de la prminence divine sur les mortels.
Dans la scne centrale, chaque dieu est conu comme une statue et il est reconnaissable ses attributs mythiques. Jupiter est reprsent dans son Ç image royale È ; tous les dieux regardent jaillir l'eau ou le cheval sous le trident de Neptune et l'olivier natre sous la lance de Pallas, et ils s'tonnent devant les prodiges divins. La tapisserie de Pallas illustre lĠart de la convention et de lĠordre qui permet dĠidentifier les figures des dieux dans les symboles de leur puissance, et le mythe central quĠelle clbre est, du reste, un mythe cosmogonique qui a organis le partage et la matrise de lĠunivers travers la rpartition des charges et des honneurs entre les dieux, sans considration aucune pour lĠhumanit, absente de la scne et rduite la totale soumission cet ordre. La description de ce motif prsente une architecture rigoureusement symtrique, au risque dĠinduire une inexactitude numrique dans la composition du Panthon olympien. La desse paraphe son Ïuvre d'une Victoire, et ce nom fait surgir de nos mmoires bien des monuments grecs et romains (Victoire de Samothrace e.g.). Nik, encore inconnue d'Homre et des vases grecs figure noire, apparat comme une desse partir d'Hsiode, theog., 383 sq. Elle joue un rle important dans la littrature, la religion et l'art antiques ; dans les arts plastiques, sa clbrit vient de son association avec Athna, notamment dans le temple dĠAthna-Nik sur l'acropole d'Athnes.
Tous ces lments invitent lire la tapisserie de Pallas comme un fronton sculpt, et on pense tout naturellement d'abord au fronton ouest du Parthnon, o Phidias avait reprsent le mme sujet. Pour rappel, les deux frontons du Parthnon ont t fracasss en 1687 lorsque le temple, transform en poudrire par les Turcs, fut bombard par le Vnitien Morosini, avant que l'anglais lord Elgin n'en pille les marbres des frises et de nombreux fragments architecturaux partir de 1801 pour les ramener en Angleterre o elles constituent une des collections les plus fameuses du British Museum. Heureusement, en 1674, l'ambassadeur de Louis XIV auprs de la Sublime Porte, le marquis de Nointel, en avait fait faire des dessins la sanguine par le peintre Jacques Carrey. Par ces dessins, qui sont conservs la Bibliothque Nationale de Paris, on peut retrouver la structure d'ensemble des frontons et comparer lĠÏuvre plastique et le pome dĠOvide. Par ailleurs, les deux frontons ont t dcrits par Pausanias au IIe sicle PCN (I, 24, 5–7).
Or, si le sujet est le mme, si le rapprochement est lgitime et invitable, les lments stylistiques diffrent au point que l'Ïuvre de Phidias semble totalement pervertie chez Ovide. En effet, sur le fronton ouest, quelques divinits assistaient au certamen divin (Herms, Iris, Amphitrite, femme de Posidon), mais elles taient mles des hros et des fleuves de l'Attique. Leur tonnement faisait cho celui qu'prouvaient, au fronton est, les dieux tmoins de la naissance d'Athna, et se traduisait par les mmes formules stylistiques : corps cambrs, puis assis, accroupis et tendus pour pouser les rampants du tympan. Ovide n'a pas repris cette animation, et, pour s'tonner du haut de leurs trnes, ses dieux n'ont pu que se parler entre eux, se lever ou simplement ouvrir plus grand leurs yeux. Le pote a neutralis l'lan qui animait le relief du Parthnon et aussi supprim les attelages qui avaient amen sur le rocher d'Athnes Posidon et sa rivale. L o le sculpteur dcrivait le mlange harmonieux des mondes divin et naturel dans un univers en mouvement, la tapisserie de Pallas dit la puissance redoutable des dieux et la petitesse des hommes. L'attitude qu'elle a donne aux dieux voque un art plus ancien que celui de Phidias, la sculpture archaque de la Grce. Son Jupiter rappelle le Zeus en majest du fronton d'Olympie assistant au concours disput par Înomaos et Plops. Le style svre d'Olympie semble mme raidi par la desse, et le hiratisme que suggre la description pourrait encore remonter plus haut l'esthtique du fronton dorique du temple d'Aphaia, gine, o figure encore l'image d'Athna.
Si le sujet de la tapisserie de Pallas fait donc penser une Ïuvre classique, prcise et connue, son esthtique, sinon le message quĠelle veut transmettre, relve dĠune poque bien antrieure, marque par un sens aigu de la transcendance divine. Ovide n'a pas choisi la tradition littraire qui faisait du mortel Ccrops l'arbitre du conflit divin, ni la tradition picturale lgue par Phidias. Il a reprsent un monde hirarchis, o chacun est individualis par sa place et les insignes de sa fonction ; il a gomm tout sourire, tout mouvement, toute motion dans les attitudes des personnages. Le conflit est un procs au sommet : litem (70), pignore, uindicet (77). Ce procs est port devant un tribunal qui sige sur des trnes levs, autour d'un juge suprme, en l'absence des hommes et des hros. Dans ce monde d'ordre se dtache l'orgueil narcissique d'Athna, qui, aprs cet hommage elle-mme rendu, complte sa dmonstration par des scnes o l'humanit enfin parat, mais relgue dans les quatre angles de la tapisserie et rduite la punition. L Jupiter, Junon et Vnus chtient l'hybris des mortels au terme de quatre histoires peu connues, o triomphe une vision du monde domine par lĠarrogance des dieux.
Rhodope et Haemus se faisaient appeler respectivement Junon et Jupiter ; ils devinrent des montagnes, leves comme leur orgueil, glaces comme leur cÏur. Cela se passait en Thrace, l o rgne Tre dont la passion amoureuse est conte la fin du chant VI, l o se rfugiera Orphe (X, 77 ; autre allusion en II, 219). Antigone, sÏur de Priam, tait fire de sa chevelure et la croyait plus belle que celle de Junon ; la desse en fit dĠabord des serpents, puis les dieux transformrent la mortelle en cigogne, ennemie des serpents. Grana, la mre des Pygmes, se faisait rendre des honneurs divins ; elle devint une grue, ennemie de surcrot de ses anciens sujets, lucidant ainsi un conflit souvent reprsent sur des peintures gyptisantes contemporaines d'Ovide. Quant Cinyras, dont l'inceste avec Myrrha est longuement racont ailleurs (X, 298 sq), il apparat ici dans une autre lgende relative ses autres filles, contraintes de se prostituer aprs une vengeance de Vnus. Ovide semble voquer cette histoire dans une version, inconnue par ailleurs, o les jeunes filles sont ptrifies en les marches dĠun temple, sans doute consacr Vnus. La bordure de branches d'oliviers et l'olivier qui sert de signature sont une promesse de paix, mais cĠest une paix unilatrale, impose par la desse dont la plante est lĠattribut, la paix dĠun ordre, instaur au terme dĠun partage divin ou restaur aprs une contestation, et si l'orgueil humain rompt cette pax deorum, elle clate bientt en luttes ingales o les dieux dploient toute leur cruaut pour craser les hommes ; cĠest une paix qui humilie et qui punit.
3. La tapisserie d'Arachn (v. 103-128)
Alors que la desse tait appele par son nom, le nom de l'ouvrire est remplac par le rappel de sa nationalit : elle est Monienne, c'est--dire originaire de Lydie, un pays connu pour ses arts du textile et le luxe de ses produits. Sans doute, comme Athna, Arachn fait de ce combat une affaire personnelle, mais elle incarne aussi des rsistances collectives, celle de son peuple, celle de sa classe sociale modeste, celle de lĠhumanit et bientt, plus particulirement, celle des femmes un ordre soi-disant suprieur, mais qui est aussitt dvalu par le participe elusam, car cet ordre est trompeur et mensonger. Dans chaque vers, la toile dĠArachn est un affront aux dieux, rsum dans les caelestia crimina du v. 131.
Pour lĠesthtique, l'inverse de Pallas, Arachn renonce une description symtrique ou des proccupations concernant l'art de la composition : elle juxtapose les scnes dans un cadre seulement limit par la bordure de fleurs et de lierre, et on ne trouve qu'une seule observation sur sa technique de tissage, au vers 121, o le pote voque la faon de reprsenter les personnages non plus par rapport leur insigne traditionnel, mais tels quĠils sont rellement sous les traits mensongers de leur mtamorphose, en cherchant la vrit de son dessin non plus dans lĠordre fig du symbole, mais dans le mouvement fuyant de la nature. Ë lĠorient de la Grce, Arachn incarne lĠvolution de lĠart grec vers les formes mallables, tranges, indfinies, tourmentes, baroques de lĠpoque hellnistique. Arachn compose sans code, sans ordre, sans motif central ; elle renonce un art stylis et immobile pour privilgier une esthtique du changement et du dsordre, qui sĠadresse plus aux sens quĠ la raison. Le foisonnement des sujets reprsents dcentre continuellement le regard et interdit toute schmatisation. CĠest la technique mme de lĠcriture des Mtamorphoses, qui juxtapose, apparemment sans ordre, les redites et les analogies dans des histoires dĠamour et de mtamorphose, souvent trs proches. Cela tant, l'organisation des articulations rhtoriques est transparente et procde par regroupements dĠaventures autour dĠun mme protagoniste masculin, mais la manire dĠune Ç toile dĠaraigne È compose de cercles concentriques, tous diffrents et pourtant solidaires les uns des autres : la reprsentation des furta de Jupiter chez Arachn reprend dĠabord les procds utiliss par Ovide pour dcrire les scnes reprsentes dans la toile de Pallas : cfr. (103) designatÉ (108) fecitÉ (109) fecitÉ (110) addiditÉ accompagns de l'accusatif-objet, et (71) pinxitÉ (76) facitÉ (93) pinxitÉ Ensuite, le pote intervient directement dans son rcit pour introduire un nouveau motif (112) teÉ, qui se poursuit dans la reprsentation des furta de Neptune jusqu'au vers 120. Enfin, les dieux apparaissent au nominatif : (122) PhoebusÉ (125) LiberÉ (126) SaturnusÉ On notera aussi la disproportion entre le nombre de scnes dans chaque toile : 34 vers et 5 reprsentations pour la toile de Pallas / 26 vers et 21 scnes pour Arachn. Comme Pallas, Arachn achve sa toile par un motif vgtal qui signe son Ïuvre : des fleurs sont entrelaces des rameaux de lierre, qui est une plante connotation rotique et dionysiaque. Les cinq dieux que reprsente Arachn sont presque interchangeables, vivant tous la mme aventure. Il y avait l pour le pote un risque de monotonie que l'ekphrasis vite en une srie de variations syntaxiques et stylistiques : les verbes et les structures syntaxiques changent (108 : fecit, 110 : addidit utÉ) ; les scnes sont voques en deux vers, en un seul vers, en un hmistiche, en vers qui se chevauchent. Mais ce qui surtout change, c'est la participation du pote sa description ; dans la toile dĠArachn, Ovide est la fois critique d'art, observateur objectif et, deux reprises (v. 112 et 115 sq), comme la voix intrieure de la mortelle qui apostrophe ses personnages. Pour Neptune, le ton hymnique Te quoqueÉ Neptune (v. 115) semble mme parodique, tant les exploits qu'il chante sont peu glorieux.
Car les cinq dieux sont entirement dtermins par leur dsir sexuel qui les conduit se mtamorphoser pour tromper les femmes quĠils convoitent. Ces dieux ne sont pas les moindres parmi les Olympiens ; Jupiter et Neptune apparaissaient mme dans la scne centrale de la tapisserie de Pallas, mais, comme le disait dj Ovide lorsquĠil a chant pour la premire fois le destin dĠEurope au livre II des Mtamorphoses, Ç Majest et Amour ne sĠaccordent gure et nĠont pas le mme sjour È (II, 846-847). Pour satisfaire leurs passions, ils abandonnent la posture et les insignes de leur divinit, dont Pallas avait fait le centre de sa composition, et ils se travestissent en animaux ou vgtaux. Leurs victimes sont des mortelles en gnral, mais il s'y trouve aussi des desses (Mnmosyne, Persphone, Dmter), qui pourraient se sentir solidaires des mortelles dont elles ont partag les misres. En face d'Athna, guerrire et violente, Arachn est la porte-parole des revendications fminines, dĠo quĠelles viennent, contre l'arbitraire de lĠarrogance masculine. La toile dĠArachn efface la frontire entre les mondes divin et humain ; la dignit et la supriorit des dieux, auxquelles Pallas voulait rduire lĠunivers mythologique, disparaissent ici derrire les pulsions de lĠrotisme et de la tromperie qui en sont la face cache. LĠinspiration rotique prend le relais de lĠinspiration pique qui constituait le sujet de la toile dĠAthna : les mythes de la fondation dĠAthnes et de la suprmatie des dieux sur les hommes laissent la place la description dmultiplie du harclement sexuel qui anantit la majest divine dans lĠanimalit de comportements indignes.
4. Comparaison entre les deux tapisseries
Le sujet central de la tapisserie excute par Pallas est la victoire qu'elle a remporte sur Neptune. La desse ne ddaigne pas de clbrer sa propre gloire. Le conseil des Douze dieux confirme son triomphe. C'est Athnes, la ville de la desse, qui est choisie comme lieu de l'action ; l'olivier, son arbre sacr, sert d'ornement. Les quatre angles du tissu portent des images clbrant la punition d'tres humains qui ont voulu galer les dieux. Ce sont les humains et non les dieux qui, sur cette tapisserie, sont appels se transformer et leur mtamorphose est une punition. Tout est centr sur la desse qui gagne et la divinit qui punit. La toile de Pallas clbre sa propre puissance dans le panthon olympien et, plus globalement, celle de la divinit sur lĠhumanit.
Tout autre est le dessein qui anime l'Ïuvre d'Arachn. La mortelle a pris pour sujet les caelestia crimina, les crimes des divinits (v. 131). Ici, ce sont les dieux qui se transforment en animaux pour tromper et s'unir des mortelles. La perspective est purement humaine, sinon rotique, comme vient le confirmer la signature vgtale et dionysiaque de la toile. Du reste, aprs sa mtamorphose, Arachn ne garde qu'une tte rudimentaire et n'est plus forme que d'un ventre norme (v. 144) : elle expie ainsi, dans sa nouvelle anatomie, lĠaffront quĠelle a inflig aux dieux en les rduisant leur apptit sexuel. Sans nier le crime d'Arachn, Ovide donne celle-ci une sensibilit spcifiquement terrestre, charnelle, avec une motion qui laisse supposer qu'il s'identifie plus ou moins elle. Et, en mme temps, il rvle l'abme infranchissable qui spare la mortelle et la desse, dans leurs points de vue respectifs. Comme chez Catulle (carmen 64), il semble impossible aux hommes et aux dieux de trouver un langage commun. L'opposition entre ces deux visions du monde est exprime avec une franchise dpourvue d'illusions, et une brutalit presque moderne.
Quelle leon esthtique Ovide dgage-t-il des deux dcors ? Dans l'Ïuvre de Pallas rgnent l'ordre et la symtrie. Un grand panneau central est entour de quatre petits tableaux plus petits. Les nombres y jouent un rle important. Il y a douze dieux, et quatre motifs accessoires. De plus, le style des images est qualifi de solennel (augusta grauitas, v. 73) par Ovide lui-mme. Chaque dieu est reprsent sous son aspect idal, comme on le trouverait sur une inscription officielle (v. 73 sq). Les dieux et la cit occupent le centre de la tapisserie ; ils sont la norme dĠun art officiel, hiratique, politique, un art marqu par la vrit du symbole et de la glorification.
Sur la tapisserie d'Arachn, en contraste, l'ordre est moins perceptible. En revanche, les images sont ralistes, jusqu'au vrisme (uerum taurum, freta uera putares, v. 104) ; elles suivent toutes les sinuosits de la nature en mouvement. Au v. 121, l'anaphore (suam) faciemque, sous le mme schma rythmique, fait cho sua facies des v. 73-74, mais cette Ç apparence ou cette forme gnrale È des tres et des choses prend une signification bien diffrente : loin de reprsenter un monde idal, Ç inscrit È (inscribit v. 74) et immobile, comme dans l'ouvrage de Pallas, le trait dĠArachn Ç rend È (reddidit v. 122) toute la vrit changeante du rel, des lieux, des visages marqus par la passion, de lĠaccident. Chez Arachn, lĠaccent est mis sur le drglement amoureux, sur le dsir d'un instant, mais aussi sur l'angoisse (v. 105 sq, propos de l'enlvement d'Europe) et sur la rsistance des femmes abuses par les dieux (luctante, v. 108). Nous sommes en prsence d'un art hellnistique, conforme, sans aucun doute, la conception esthtique d'Ovide lui-mme, un art du mouvement, un art baroque et brutal, marqu par la vrit de lĠmotion et de la passion. Emporte par le mouvement, clate dans sa composition, remplissant tous les vides de la toile, la tapisserie dĠArachn relaie une esthtique de lĠillusion, de lĠabondance et de la redondance ; cĠest le triomphe du mlange et de la dispersion des formes, qui se met comme tel sous le patronage de Dionysos, symbolis par la bordure de lierre.
Ce texte permet une rflexion sur les rapports entre les hommes et les dieux dans lĠÏuvre dĠOvide. Assurment les hommes sont coupables : dfier les dieux est un sacrilge autant qu'une inconsquence absurde. Mais le dfi provoque de la part des dieux des chtiments excessifs ; leur orgueil clate en luttes mesquines d'une cruaut raffine qui les dconsidre. Le chtiment dĠArachn en est une illustration, mais aussi dĠautres rcits du chant VI : Latone errant avec ses enfants la recherche d'un peu d'eau ; ou encore le cri de Marsyas, corch vif par Apollon qu'il avait provoqu dans un duel musical et protestant qu'Ç une flte ne vaut pas d'tre paye si cher È (VI, 386). Dans sa tapisserie, Pallas a montr que les dieux ne sĠintressent aux hommes que pour les punir de leur prtention ; Arachn les a montrs acharns poursuivre des femmes innocentes de tout dfi, coupables seulement d'tre belles. Sous cette thocratie autoritaire, l'homme est condamn la mdiocrit qui seule n'inquite pas les dieux.
La rvolte d'Arachn s'exprime dans un style qui manifestement plat Ovide. L'accumulation maniriste des histoires lies par l'analogie de leur thme plus que par une organisation logique, la recherche de la vrit dans les descriptions et les psychologies, le got du pathtique, d'un rotisme trouble, tout cela relve de l'ambiance gnrale des Mtamorphoses. Si le pote manifeste pour Arachn une sympathie qu'il ne manifeste pas pour Pallas, c'est qu'elle est une mortelle, certes, mais aussi une artiste qui partage l'esthtique du pote. Ce qu'elle raconte est sans nuance et traduit le mme irrespect que celui d'Ovide. Irrespect l'gard des dieux, mais aussi irrespect l'gard du pouvoir.
Car une actualisation des deux tapisseries n'est pas non plus exclure. Dans son souci dĠordre et de symtrie, la tapisserie de Pallas illustre le classicisme augusten qui a choisi le retour la rigueur et lĠordre moral ancien dont Virgile s'tait fait le chantre. Par contraste, la toile dĠArachn conteste lĠautorit de cet ordre, en jouant de la mme arme mythologique, quĠelle manipule non plus comme un symbole abstrait et idal, mais comme la mtaphore vive et vraie de la violence du pouvoir. Dans son livre sur les Mtamorphoses et la politique de l'empereur, Sven Lundstrm montre quĠau-del de son apparence charmante et inoffensive, le pome dĠOvide est une sorte de manifeste potique et politique qui dmonte les subtils rouages du nouvel ordre imprial. Ceci est plus vrai encore pour le chant VI en particulier, et anime sans doute en filigrane toute la lgende de Minerve et Arachn. Pour les lecteurs dĠOvide, Europe, Lda, Dana ne sont pas seulement des noms mythiques ; leurs images apparaissent souvent sur les peintures, les fresques, les bas-reliefs ou les monuments de ce temps qui a choisi dĠassocier la mythologie la clbration symbolique du nouveau pouvoir. Mais prcisment, quand elles apparaissent dans ces espaces politico-religieux, elles n'y figurent pas comme des victimes ; au contraire, elles sont le symbole de l'apothose offerte aux mortels par la bont des dieux ; elles accueillent le retour des dieux dans le monde humain. K. Schefold (La peinture pompienne, trad. franaise M. Croisille, Latomus, Bruxelles, 1972) et G. Charles-Picard (Auguste et Nron. Le secret de l'Empire, Paris, 1962) ont bien montr comment cette rception monumentale ou plus largement plastique de la mythologie tait conforme l'idologie officielle. Arachn donne une interprtation subversive de ces histoires et, loin de prsenter le monde des dieux comme un modle auquel est appel l'ordre humain, elle redonne ces lgendes leur simplicit originelle et irrespectueuse ; ainsi relues, ces histoires reconfigurent lĠornementation symbolique de la Rome dĠAuguste en une autre cit dont les lieux officiels ou privs rvlent non plus des exemples glorieux dĠapothose mais des images impies de la cruaut et de lĠinjustice des dieux.
Responsable académique : Paul-Augustin Deproost Analyse : Jean Schumacher Design & réalisation inf. : Boris MaroutaeffDernière mise à jour : 30 août 2017