OVIDE

MŽtamorphoses

ArachnŽ et Minerve

VI, 1-145

 

Au fil CONCLUSION texte

 


 

 

 

1. Le prologue

2. La tapisserie de Pallas

3. La tapisserie d'ArachnŽ

4. Comparaison entre les deux tapisseries

5. Mythe et pouvoir

 

 

 

Cette synthse s'inspire des travaux stimulants de M. von Albrecht, A. Houriez, J.-P. Néraudau et J.-M. Vergé-Borderolle. Je renvoie Žgalement aux analyses trs justes de la lŽgende dans les livres essentiels de J. Fabre-Serris et I. Jouteur sur les MŽtamorphoses d'Ovide.

 

1. Le prologue (v. 1-52)

DĠemblŽe, le prologue de cette lŽgende met en prŽsence deux femmes, Žgalement obstinŽes, qui reprŽsentent l'affrontement entre deux mondes, le monde des dieux et le monde des hommes. Ë lĠouverture de la deuxime pentade du pome dĠOvide, il est, en ce sens, emblŽmatique dĠune certaine vision de la mythologie qui traverse les MŽtamorphoses, et qui Ç pervertit È le rapport traditionnel entre lĠhumain et le divin.

Aprs avoir ŽcoutŽ la malheureuse aventure des PiŽrides, Minerve en retient deux ŽlŽments complŽmentaires qui domineront lĠhistoire dĠArachnŽ et les mythes suivants : la juste colre de la dŽesse (iustam probauerat iram, v. 1-2) et la punition des mortelles. Ds le dŽbut de lĠŽpisode, Ovide stigmatise le caractre vindicatif des dieux, avant mme que ne se prŽsente une raison de le manifester. Pallas Ç cherche È la perte dĠArachnŽ alors que celle-ci ne lĠa pas encore provoquŽe ; le ch‰timent est annoncŽ alors quĠil nĠest pas encore question dĠŽpreuve ni de compŽtition. Minerve veut faire justice avant d'avoir trouvŽ une victime ; elle agit en femme offensŽe, avant d'avoir ŽtŽ offensŽe. ArachnŽ est une mortelle qui exerce son mŽtier avec art ; cela suffit pour justifier une punition exemplaire. DĠemblŽe, Minerve appara”t comme une dŽesse autoritaire et soucieuse de son prestige (laudemur et ipsae, v. 3). Les catŽgories qui dominent sa pensŽe sont de caractre exclusivement hiŽrarchique, et le dŽcor de sa tapisserie en sera bient™t lĠŽclatante illustration. Minerve incarne les prŽtentions dĠun monde divin jaloux du progrs des hommes que les dieux considrent comme une concurrence inacceptable dans lĠordre de lĠunivers. Certes, avant de la punir, Pallas prend le temps dĠavertir la jeune mortelle et de la conseiller, mais en lui tenant un langage qui ne peut que provoquer ArachnŽ et lĠirriter ˆ lĠextrme. Son discours, qui est plus une menace quĠune parole amicale, ne nie certes pas la valeur du travail dĠArachnŽ, mais il la conteste par rapport ˆ un Žtalon qui nĠa rien ˆ voir avec les exigences de lĠart : ArachnŽ nĠest quĠune mortelle et donc, par dŽfinition, son art ne peut quĠtre infŽrieur ˆ celui dĠune divinitŽ. Ë lĠappui de son propos, Pallas rappelle ˆ la jeune fille le double lieu commun de l'antithse entre les mortels et les dieux et, d'autre part, de l'opposition entre le grand ‰ge et la jeunesse. Aux immortels de commander, aux humains de cŽder et de supplier ; aux jeunes dĠŽcouter les conseils des plus ‰gŽs, quel que soit, en dŽfinitive, leur talent (v. 32-33).

Cela Žtant, ArachnŽ nĠest pas non plus sans reproche. Certes, en ce dŽbut dĠŽpisode, il nĠest pas encore question de provoquer la dŽesse et Ovide ne parle que des qualitŽs artistiques de la mortelle, mais il ajoute aussit™t, en une manire de dŽfi, quĠelles sont comparables ˆ celles de Pallas : v. 6 quam sibi lanificae non cedere laudibus artis/ audierat ; sans doute, dans ce contexte, non cedere veut dire Ç ne pas tre infŽrieur ˆ È, mais on peut aussi entendre le verbe comme une premire allusion ˆ l'inflexibilitŽ d'ArachnŽ, qui la conduira ˆ sa perte, en refusant bient™t de Ç cŽder ˆ la dŽesse È (v. 32). Par ailleurs, ArachnŽ a une haute conscience de son talent ; elle sait ce quĠelle vaut, et son orgueil dĠartiste est dĠautant plus grand quĠelle est issue dĠune humble origine et quĠelle doit tout son prestige, tout ce quĠelle est, ˆ son art. Le travail de la tisserande pique jusquĠˆ la curiositŽ des nymphes voisines, qui quittent leur montagne ou leur fleuve pour admirer non seulement les tissus rŽalisŽs, mais aussi le long processus de leur production et de leur dŽcoration. La prŽsence des nymphes nĠest pas gratuite : pour les anciens, en effet, le gŽnie de l'artiste ou de lĠartisan est un don divin que cette prŽsence vient ainsi authentifier : scires a Pallade doctam (v. 23). Mais ArachnŽ refuse de lĠadmettre et elle prŽtend tre l'auteur unique de son Ïuvre : quod tamen ipsa negat (v. 24). Du reste, bient™t, les nymphes se dŽtourneront de la mortelle orgueilleuse, pour rendre hommage ˆ Pallas lorsque la dŽesse reprendra sa forme divine aprs avoir subi lĠaffront dĠArachnŽ (v. 43). Car les limites seront alors dŽpassŽes : en insultant le grand ‰ge de la vieille femme et en provoquant ensuite directement Pallas, ArachnŽ mŽconna”t doublement les exigences divines de la pietas, et celles de lĠordre humain qui impose que lĠon sache Žcouter les conseils de lĠexpŽrience.

ArachnŽ mŽrite donc dĠtre punie, mais pas pour la raison invoquŽe par la dŽesse qui, ds lors, se rend coupable dĠinjustice. LĠobstination respective des deux femmes les enferme dans des univers irrŽductibles lĠun ˆ lĠautre, car elles sont chacune coupables dĠune faute que lĠautre ne peut admettre. Au contraire d'AthŽna, qui est nŽe dŽesse, ArachnŽ n'a jamais eu les privilges que donne la naissance. Sa dignitŽ ne repose que sur son travail. C'est pourquoi elle n'est pas prte ˆ reconna”tre ˆ la dŽesse une quelconque supŽrioritŽ sans l'avoir auparavant mise ˆ l'Žpreuve. De son point de vue, le concours qu'elle propose n'est pas sacrilge, elle croit offrir ˆ son adversaire une chance rŽelle. La faon de penser d'ArachnŽ s'explique par l'histoire de sa vie. Mais ce faisant, la tisserande ne tient aucun compte des aspects spŽcifiquement religieux de ce dŽbat. La dŽesse, qui personnifie l'art mme d'ArachnŽ et en revendique toute la tradition, ne peut tre traitŽe sur un pied d'ŽgalitŽ avec une mortelle. Une rŽvolte sur ce point sape les fondements mmes de lĠart divin et en ruine la valeur de rŽfŽrence.

L'introduction de l'Žpisode prŽpare et annonce ainsi le rŽcit sous ses divers aspects :

1.  La prŽsentation de deux caractres figŽs chacun sur lui-mme prŽpare le conflit et sa fin dramatique.

2.  La colre de la déesse trouve son origine dans des motifs d'ordre religieux et divin, tandis que, inversement, l'obstination de la jeune femme mortelle est expliquŽe par des motifs psychologiques et sociaux. Du domaine thŽologique le mythe est transposŽ dans un cadre sociologique, les deux caractres reprŽsentant deux conceptions diverses de la sociŽtŽ humaine, dont l'une est hiŽrarchique, l'autre orientŽe vers l'efficience matŽrielle et Ç Žconomique È.

3.  Le problme de l'art est ŽvoquŽ dans sa plus grande dimension : tre raisonnable, l'homme, par ses exploits techniques, excite l'admiration et la jalousie des dieux. Pour Ovide, mme cet aspect n'est pas ressenti comme relevant de la thŽologie, mais d'un point de vue anthropologique et social.

4.  Dans l'introduction, le pote met en Žvidence le fait qu'ArachnŽ doit tout ˆ son art et, par consŽquent, elle tend ˆ donner ˆ celui-ci une valeur absolue. Sa personnalitŽ se confond avec son Ïuvre et la moindre critique de son travail lui appara”t ds lors comme une atteinte ˆ sa propre intŽgritŽ.

5.  Mme la mŽtamorphose d'ArachnŽ semble tre prŽparŽe ds l'introduction, o Ovide parle moins du travail du tissage que de celui du filage (uellera mollibat nebulas aequantia tractuÉ, v. 21). Il est curieux de constater que les doigts de l'artiste, auxquels Ovide fait allusion dans les vers 20 et 22, seront mentionnŽs une nouvelle fois ˆ l'occasion de la mŽtamorphose (in latere exiles digiti pro cruribus haerent, v. 143) o, mŽtaphoriquement, ils dŽsigneront les pattes de l'araignŽe.

 

2. La tapisserie de Pallas (v. 70-102)

Le motif central de la tapisserie de Pallas reprŽsente une controverse entre les dieux ˆ propos du nom que l'on donnerait au pays attique (v. 70-82). Cette scne centrale est hautement significative. Elle met en scne une victoire d'AthŽna contre PosŽidon et doit donc servir d'avertissement ˆ ArachnŽ : Ç J'ai dŽjˆ gagnŽ un combat autrement plus difficile que celui que j'engage contre toi, et la Victoire m'est toujours associŽe È. La composition, hiŽratique et sculpturale, ˆ lĠimage dĠun tribunal, vise ˆ inciter ArachnŽ ˆ se soumettre ˆ une autoritŽ plus forte quĠelle, reprŽsentŽe symboliquement par les armes divines qui constituent autant de menaces : Pallas se met en scne dans son propre tableau, dŽpeint son bouclier, sa lance ˆ la pointe acŽrŽe, son casque et son Žgide, se stylisant dans la posture dĠune guerrire que complte le dessin dĠune Victoire. Dans les quatre coins de la tapisserie, quatre mŽdaillons reprŽsentent les ch‰timents qui ont puni quatre contestations humaines de la suprŽmatie divine et qui sont, eux aussi, autant dĠavertissements ˆ lĠadresse dĠArachnŽ : les mŽtamorphoses de Rhodope et HŽmus, de la mre des PygmŽes, dĠAntigone et des filles de Cinyras (v. 83-100) redoublent la leon centrale donnŽe ˆ la mortelle. Les vers 101-102 dŽcrivent l'encadrement de la tapisserie. Les sujets choisis par Minerve Žtablissent une double hiŽrarchie qui fonde sa propre supŽrioritŽ face aux autres dieux sur le fond gŽnŽral de la prŽŽminence divine sur les mortels.

Dans la scne centrale, chaque dieu est conu comme une statue et il est reconnaissable ˆ ses attributs mythiques. Jupiter est reprŽsentŽ dans son Ç image royale È ; tous les dieux regardent jaillir l'eau ou le cheval sous le trident de Neptune et l'olivier na”tre sous la lance de Pallas, et ils s'Žtonnent devant les prodiges divins. La tapisserie de Pallas illustre lĠart de la convention et de lĠordre qui permet dĠidentifier les figures des dieux dans les symboles de leur puissance, et le mythe central quĠelle cŽlbre est, du reste, un mythe cosmogonique qui a organisŽ le partage et la ma”trise de lĠunivers ˆ travers la rŽpartition des charges et des honneurs entre les dieux, sans considŽration aucune pour lĠhumanitŽ, absente de la scne et rŽduite ˆ la totale soumission ˆ cet ordre. La description de ce motif prŽsente une architecture rigoureusement symŽtrique, au risque dĠinduire une inexactitude numŽrique dans la composition du PanthŽon olympien. La dŽesse paraphe son Ïuvre d'une Victoire, et ce nom fait surgir de nos mŽmoires bien des monuments grecs et romains (Victoire de Samothrace e.g.). Nik, encore inconnue d'Homre et des vases grecs ˆ figure noire, appara”t comme une dŽesse ˆ partir d'HŽsiode, theog., 383 sq. Elle joue un r™le important dans la littŽrature, la religion et l'art antiques ; dans les arts plastiques, sa cŽlŽbritŽ vient de son association avec AthŽna, notamment dans le temple dĠAthŽna-Nik sur l'acropole d'Athnes.

Tous ces ŽlŽments invitent ˆ lire la tapisserie de Pallas comme un fronton sculptŽ, et on pense tout naturellement d'abord au fronton ouest du ParthŽnon, o Phidias avait reprŽsentŽ le mme sujet. Pour rappel, les deux frontons du ParthŽnon ont ŽtŽ fracassŽs en 1687 lorsque le temple, transformŽ en poudrire par les Turcs, fut bombardŽ par le VŽnitien Morosini, avant que l'anglais lord Elgin n'en pille les marbres des frises et de nombreux fragments architecturaux ˆ partir de 1801 pour les ramener en Angleterre o elles constituent une des collections les plus fameuses du British Museum. Heureusement, en 1674, l'ambassadeur de Louis XIV auprs de la Sublime Porte, le marquis de Nointel, en avait fait faire des dessins ˆ la sanguine par le peintre Jacques Carrey. Par ces dessins, qui sont conservŽs ˆ la Bibliothque Nationale de Paris, on peut retrouver la structure d'ensemble des frontons et comparer lĠÏuvre plastique et le pome dĠOvide. Par ailleurs, les deux frontons ont ŽtŽ dŽcrits par Pausanias au IIe sicle PCN (I, 24, 5–7).

Or, si le sujet est le mme, si le rapprochement est lŽgitime et inŽvitable, les ŽlŽments stylistiques diffrent au point que l'Ïuvre de Phidias semble totalement pervertie chez Ovide. En effet, sur le fronton ouest, quelques divinitŽs assistaient au certamen divin (Herms, Iris, Amphitrite, femme de PosŽidon), mais elles Žtaient mlŽes ˆ des hŽros et ˆ des fleuves de l'Attique. Leur Žtonnement faisait Žcho ˆ celui qu'Žprouvaient, au fronton est, les dieux tŽmoins de la naissance d'AthŽna, et se traduisait par les mmes formules stylistiques : corps cambrŽs, puis assis, accroupis et Žtendus pour Žpouser les rampants du tympan. Ovide n'a pas repris cette animation, et, pour s'Žtonner du haut de leurs tr™nes, ses dieux n'ont pu que se parler entre eux, se lever ou simplement ouvrir plus grand leurs yeux. Le pote a neutralisŽ l'Žlan qui animait le relief du ParthŽnon et aussi supprimŽ les attelages qui avaient amenŽ sur le rocher d'Athnes PosŽidon et sa rivale. Lˆ o le sculpteur dŽcrivait le mŽlange harmonieux des mondes divin et naturel dans un univers en mouvement, la tapisserie de Pallas dit la puissance redoutable des dieux et la petitesse des hommes. L'attitude qu'elle a donnŽe aux dieux Žvoque un art plus ancien que celui de Phidias, la sculpture archa•que de la Grce. Son Jupiter rappelle le Zeus en majestŽ du fronton d'Olympie assistant au concours disputŽ par Înomaos et PŽlops. Le style sŽvre d'Olympie semble mme raidi par la dŽesse, et le hiŽratisme que suggre la description pourrait encore remonter plus haut ˆ l'esthŽtique du fronton dorique du temple d'Aphaia, ˆ ƒgine, o figure encore l'image d'AthŽna.

Si le sujet de la tapisserie de Pallas fait donc penser ˆ une Ïuvre classique, prŽcise et connue, son esthŽtique, sinon le message quĠelle veut transmettre, relve dĠune Žpoque bien antŽrieure, marquŽe par un sens aigu de la transcendance divine. Ovide n'a pas choisi la tradition littŽraire qui faisait du mortel CŽcrops l'arbitre du conflit divin, ni la tradition picturale lŽguŽe par Phidias. Il a reprŽsentŽ un monde hiŽrarchisŽ, o chacun est individualisŽ par sa place et les insignes de sa fonction ; il a gommŽ tout sourire, tout mouvement, toute Žmotion dans les attitudes des personnages. Le conflit est un procs au sommet : litem (70), pignore, uindicet (77). Ce procs est portŽ devant un tribunal qui sige sur des tr™nes ŽlevŽs, autour d'un juge suprme, en l'absence des hommes et des hŽros. Dans ce monde d'ordre se dŽtache l'orgueil narcissique d'AthŽna, qui, aprs cet hommage ˆ elle-mme rendu, complte sa dŽmonstration par des scnes o l'humanitŽ enfin para”t, mais relŽguŽe dans les quatre angles de la tapisserie et rŽduite ˆ la punition. Lˆ Jupiter, Junon et VŽnus ch‰tient l'hybris des mortels au terme de quatre histoires peu connues, o triomphe une vision du monde dominŽe par lĠarrogance des dieux.

Rhodope et Haemus se faisaient appeler respectivement Junon et Jupiter ; ils devinrent des montagnes, ŽlevŽes comme leur orgueil, glacŽes comme leur cÏur. Cela se passait en Thrace, lˆ o rgne TŽrŽe dont la passion amoureuse est contŽe ˆ la fin du chant VI, lˆ o se rŽfugiera OrphŽe (X, 77 ; autre allusion en II, 219). Antigone, sÏur de Priam, Žtait fire de sa chevelure et la croyait plus belle que celle de Junon ; la dŽesse en fit dĠabord des serpents, puis les dieux transformrent la mortelle en cigogne, ennemie des serpents. GŽrana, la mre des PygmŽes, se faisait rendre des honneurs divins ; elle devint une grue, ennemie de surcro”t de ses anciens sujets, Žlucidant ainsi un conflit souvent reprŽsentŽ sur des peintures Žgyptisantes contemporaines d'Ovide. Quant ˆ Cinyras, dont l'inceste avec Myrrha est longuement racontŽ ailleurs (X, 298 sq), il appara”t ici dans une autre lŽgende relative ˆ ses autres filles, contraintes de se prostituer aprs une vengeance de VŽnus. Ovide semble Žvoquer cette histoire dans une version, inconnue par ailleurs, o les jeunes filles sont pŽtrifiŽes en les marches dĠun temple, sans doute consacrŽ ˆ VŽnus. La bordure de branches d'oliviers et l'olivier qui sert de signature sont une promesse de paix, mais cĠest une paix unilatŽrale, imposŽe par la dŽesse dont la plante est lĠattribut, la paix dĠun ordre, instaurŽ au terme dĠun partage divin ou restaurŽ aprs une contestation, et si l'orgueil humain rompt cette pax deorum, elle Žclate bient™t en luttes inŽgales o les dieux dŽploient toute leur cruautŽ pour Žcraser les hommes ; cĠest une paix qui humilie et qui punit.

 

3. La tapisserie d'ArachnŽ (v. 103-128)

Alors que la dŽesse Žtait appelŽe par son nom, le nom de l'ouvrire est remplacŽ par le rappel de sa nationalitŽ : elle est MŽonienne, c'est-ˆ-dire originaire de Lydie, un pays connu pour ses arts du textile et le luxe de ses produits. Sans doute, comme AthŽna, ArachnŽ fait de ce combat une affaire personnelle, mais elle incarne aussi des rŽsistances collectives, celle de son peuple, celle de sa classe sociale modeste, celle de lĠhumanitŽ et bient™t, plus particulirement, celle des femmes ˆ un ordre soi-disant supŽrieur, mais qui est aussit™t dŽvaluŽ par le participe elusam, car cet ordre est trompeur et mensonger. Dans chaque vers, la toile dĠArachnŽ est un affront aux dieux, rŽsumŽ dans les caelestia crimina du v. 131.

Pour lĠesthŽtique, ˆ l'inverse de Pallas, ArachnŽ renonce ˆ une description symŽtrique ou ˆ des prŽoccupations concernant l'art de la composition : elle juxtapose les scnes dans un cadre seulement limitŽ par la bordure de fleurs et de lierre, et on ne trouve qu'une seule observation sur sa technique de tissage, au vers 121, o le pote Žvoque la faon de reprŽsenter les personnages non plus par rapport ˆ leur insigne traditionnel, mais tels quĠils sont rŽellement sous les traits mensongers de leur mŽtamorphose, en cherchant la vŽritŽ de son dessin non plus dans lĠordre figŽ du symbole, mais dans le mouvement fuyant de la nature. Ë lĠorient de la Grce, ArachnŽ incarne lĠŽvolution de lĠart grec vers les formes mallŽables, Žtranges, indŽfinies, tourmentŽes, baroques de lĠŽpoque hellŽnistique. ArachnŽ compose sans code, sans ordre, sans motif central ; elle renonce ˆ un art stylisŽ et immobile pour privilŽgier une esthŽtique du changement et du dŽsordre, qui sĠadresse plus aux sens quĠˆ la raison. Le foisonnement des sujets reprŽsentŽs dŽcentre continuellement le regard et interdit toute schŽmatisation. CĠest la technique mme de lĠŽcriture des MŽtamorphoses, qui juxtapose, apparemment sans ordre, les redites et les analogies dans des histoires dĠamour et de mŽtamorphose, souvent trs proches. Cela Žtant, l'organisation des articulations rhŽtoriques est transparente et procde par regroupements dĠaventures autour dĠun mme protagoniste masculin, mais ˆ la manire dĠune Ç toile dĠaraignŽe È composŽe de cercles concentriques, tous diffŽrents et pourtant solidaires les uns des autres : la reprŽsentation des furta de Jupiter chez ArachnŽ reprend dĠabord les procŽdŽs utilisŽs par Ovide pour dŽcrire les scnes reprŽsentŽes dans la toile de Pallas : cfr. (103) designatÉ (108) fecitÉ (109) fecitÉ (110) addiditÉ accompagnŽs de l'accusatif-objet, et (71) pinxitÉ (76) facitÉ (93) pinxitÉ Ensuite, le pote intervient directement dans son rŽcit pour introduire un nouveau motif (112) teÉ, qui se poursuit dans la reprŽsentation des furta de Neptune jusqu'au vers 120. Enfin, les dieux apparaissent au nominatif : (122) PhoebusÉ (125) LiberÉ (126) SaturnusÉ On notera aussi la disproportion entre le nombre de scnes dans chaque toile : 34 vers et 5 reprŽsentations pour la toile de Pallas / 26 vers et 21 scnes pour ArachnŽ. Comme Pallas, ArachnŽ achve sa toile par un motif vŽgŽtal qui signe son Ïuvre : des fleurs sont entrelacŽes ˆ des rameaux de lierre, qui est une plante ˆ connotation Žrotique et dionysiaque. Les cinq dieux que reprŽsente ArachnŽ sont presque interchangeables, vivant tous la mme aventure. Il y avait lˆ pour le pote un risque de monotonie que l'ekphrasis Žvite en une sŽrie de variations syntaxiques et stylistiques : les verbes et les structures syntaxiques changent (108 : fecit, 110 : addidit utÉ) ; les scnes sont ŽvoquŽes en deux vers, en un seul vers, en un hŽmistiche, en vers qui se chevauchent. Mais ce qui surtout change, c'est la participation du pote ˆ sa description ; dans la toile dĠArachnŽ, Ovide est ˆ la fois critique d'art, observateur objectif et, ˆ deux reprises (v. 112 et 115 sq), comme la voix intŽrieure de la mortelle qui apostrophe ses personnages. Pour Neptune, le ton hymnique Te quoqueÉ Neptune (v. 115) semble mme parodique, tant les exploits qu'il chante sont peu glorieux.

Car les cinq dieux sont entirement dŽterminŽs par leur dŽsir sexuel qui les conduit ˆ se mŽtamorphoser pour tromper les femmes quĠils convoitent. Ces dieux ne sont pas les moindres parmi les Olympiens ; Jupiter et Neptune apparaissaient mme dans la scne centrale de la tapisserie de Pallas, mais, comme le disait dŽjˆ Ovide lorsquĠil a chantŽ pour la premire fois le destin dĠEurope au livre II des MŽtamorphoses, Ç MajestŽ et Amour ne sĠaccordent gure et nĠont pas le mme sŽjour È (II, 846-847). Pour satisfaire leurs passions, ils abandonnent la posture et les insignes de leur divinitŽ, dont Pallas avait fait le centre de sa composition, et ils se travestissent en animaux ou vŽgŽtaux. Leurs victimes sont des mortelles en gŽnŽral, mais il s'y trouve aussi des dŽesses (MnŽmosyne, PersŽphone, DŽmŽter), qui pourraient se sentir solidaires des mortelles dont elles ont partagŽ les misres. En face d'AthŽna, guerrire et violente, ArachnŽ est la porte-parole des revendications fŽminines, dĠo quĠelles viennent, contre l'arbitraire de lĠarrogance masculine. La toile dĠArachnŽ efface la frontire entre les mondes divin et humain ; la dignitŽ et la supŽrioritŽ des dieux, auxquelles Pallas voulait rŽduire lĠunivers mythologique, disparaissent ici derrire les pulsions de lĠŽrotisme et de la tromperie qui en sont la face cachŽe. LĠinspiration Žrotique prend le relais de lĠinspiration Žpique qui constituait le sujet de la toile dĠAthŽna : les mythes de la fondation dĠAthnes et de la suprŽmatie des dieux sur les hommes laissent la place ˆ la description dŽmultipliŽe du harclement sexuel qui anŽantit la majestŽ divine dans lĠanimalitŽ de comportements indignes.

 

4. Comparaison entre les deux tapisseries

Le sujet central de la tapisserie exŽcutŽe par Pallas est la victoire qu'elle a remportŽe sur Neptune. La dŽesse ne dŽdaigne pas de cŽlŽbrer sa propre gloire. Le conseil des Douze dieux confirme son triomphe. C'est Athnes, la ville de la dŽesse, qui est choisie comme lieu de l'action ; l'olivier, son arbre sacrŽ, sert d'ornement. Les quatre angles du tissu portent des images cŽlŽbrant la punition d'tres humains qui ont voulu Žgaler les dieux. Ce sont les humains et non les dieux qui, sur cette tapisserie, sont appelŽs ˆ se transformer et leur mŽtamorphose est une punition. Tout est centrŽ sur la dŽesse qui gagne et la divinitŽ qui punit. La toile de Pallas cŽlbre sa propre puissance dans le panthŽon olympien et, plus globalement, celle de la divinitŽ sur lĠhumanitŽ.

Tout autre est le dessein qui anime l'Ïuvre d'ArachnŽ. La mortelle a pris pour sujet les caelestia crimina, les crimes des divinitŽs (v. 131). Ici, ce sont les dieux qui se transforment en animaux pour tromper et s'unir ˆ des mortelles. La perspective est purement humaine, sinon Žrotique, comme vient le confirmer la signature vŽgŽtale et dionysiaque de la toile. Du reste, aprs sa mŽtamorphose, ArachnŽ ne garde qu'une tte rudimentaire et n'est plus formŽe que d'un ventre Žnorme (v. 144) : elle expie ainsi, dans sa nouvelle anatomie, lĠaffront quĠelle a infligŽ aux dieux en les rŽduisant ˆ leur appŽtit sexuel. Sans nier le crime d'ArachnŽ, Ovide donne ˆ celle-ci une sensibilitŽ spŽcifiquement terrestre, charnelle, avec une Žmotion qui laisse supposer qu'il s'identifie plus ou moins ˆ elle. Et, en mme temps, il rŽvle l'ab”me infranchissable qui sŽpare la mortelle et la dŽesse, dans leurs points de vue respectifs. Comme chez Catulle (carmen 64), il semble impossible aux hommes et aux dieux de trouver un langage commun. L'opposition entre ces deux visions du monde est exprimŽe avec une franchise dŽpourvue d'illusions, et une brutalitŽ presque moderne.

Quelle leon esthŽtique Ovide dŽgage-t-il des deux dŽcors ? Dans l'Ïuvre de Pallas rgnent l'ordre et la symŽtrie. Un grand panneau central est entourŽ de quatre petits tableaux plus petits. Les nombres y jouent un r™le important. Il y a douze dieux, et quatre motifs accessoires. De plus, le style des images est qualifiŽ de solennel (augusta grauitas, v. 73) par Ovide lui-mme. Chaque dieu est reprŽsentŽ sous son aspect idŽal, comme on le trouverait sur une inscription officielle (v. 73 sq). Les dieux et la citŽ occupent le centre de la tapisserie ; ils sont la norme dĠun art officiel, hiŽratique, politique, un art marquŽ par la vŽritŽ du symbole et de la glorification.

Sur la tapisserie d'ArachnŽ, en contraste, l'ordre est moins perceptible. En revanche, les images sont rŽalistes, jusqu'au vŽrisme (uerum taurum, freta uera putares, v. 104) ; elles suivent toutes les sinuositŽs de la nature en mouvement. Au v. 121, l'anaphore (suam) faciemque, sous le mme schŽma rythmique, fait Žcho ˆ sua facies des v. 73-74, mais cette Ç apparence ou cette forme gŽnŽrale È des tres et des choses prend une signification bien diffŽrente : loin de reprŽsenter un monde idŽal, Ç inscrit È (inscribit v. 74) et immobile, comme dans l'ouvrage de Pallas, le trait dĠArachnŽ Ç rend È (reddidit v. 122) toute la vŽritŽ changeante du rŽel, des lieux, des visages marquŽs par la passion, de lĠaccident. Chez ArachnŽ, lĠaccent est mis sur le dŽrglement amoureux, sur le dŽsir d'un instant, mais aussi sur l'angoisse (v. 105 sq, ˆ propos de l'enlvement d'Europe) et sur la rŽsistance des femmes abusŽes par les dieux (luctante, v. 108). Nous sommes en prŽsence d'un art hellŽnistique, conforme, sans aucun doute, ˆ la conception esthŽtique d'Ovide lui-mme, un art du mouvement, un art baroque et brutal, marquŽ par la vŽritŽ de lĠŽmotion et de la passion.  EmportŽe par le mouvement, ŽclatŽe dans sa composition, remplissant tous les vides de la toile, la tapisserie dĠArachnŽ relaie une esthŽtique de lĠillusion, de lĠabondance et de la redondance ; cĠest le triomphe du mŽlange et de la dispersion des formes, qui se met comme tel sous le patronage de Dionysos, symbolisŽ par la bordure de lierre.

 

5. Mythe et pouvoir

Ce texte permet une rŽflexion sur les rapports entre les hommes et les dieux dans lĠÏuvre dĠOvide. AssurŽment les hommes sont coupables : dŽfier les dieux est un sacrilge autant qu'une inconsŽquence absurde. Mais le dŽfi provoque de la part des dieux des ch‰timents excessifs ; leur orgueil Žclate en luttes mesquines d'une cruautŽ raffinŽe qui les dŽconsidre. Le ch‰timent dĠArachnŽ en est une illustration, mais aussi dĠautres rŽcits du chant VI : Latone errant avec ses enfants ˆ la recherche d'un peu d'eau ; ou encore le cri de Marsyas, ŽcorchŽ vif par Apollon qu'il avait provoquŽ dans un duel musical et protestant qu'Ç une flžte ne vaut pas d'tre payŽe si cher È (VI, 386). Dans sa tapisserie, Pallas a montrŽ que les dieux ne sĠintŽressent aux hommes que pour les punir de leur prŽtention ; ArachnŽ les a montrŽs acharnŽs ˆ poursuivre des femmes innocentes de tout dŽfi, coupables seulement d'tre belles. Sous cette thŽocratie autoritaire, l'homme est condamnŽ ˆ la mŽdiocritŽ qui seule n'inquite pas les dieux.

La rŽvolte d'ArachnŽ s'exprime dans un style qui manifestement pla”t ˆ Ovide. L'accumulation maniŽriste des histoires liŽes par l'analogie de leur thme plus que par une organisation logique, la recherche de la vŽritŽ dans les descriptions et les psychologies, le gožt du pathŽtique, d'un Žrotisme trouble, tout cela relve de l'ambiance gŽnŽrale des MŽtamorphoses. Si le pote manifeste pour ArachnŽ une sympathie qu'il ne manifeste pas pour Pallas, c'est qu'elle est une mortelle, certes, mais aussi une artiste qui partage l'esthŽtique du pote. Ce qu'elle raconte est sans nuance et traduit le mme irrespect que celui d'Ovide. Irrespect ˆ l'Žgard des dieux, mais aussi irrespect ˆ l'Žgard du pouvoir.

Car une actualisation des deux tapisseries n'est pas non plus ˆ exclure. Dans son souci dĠordre et de symŽtrie, la tapisserie de Pallas illustre le classicisme augustŽen qui a choisi le retour ˆ la rigueur et ˆ lĠordre moral ancien dont Virgile s'Žtait fait le chantre. Par contraste, la toile dĠArachnŽ conteste lĠautoritŽ de cet ordre, en jouant de la mme arme mythologique, quĠelle manipule non plus comme un symbole abstrait et idŽal, mais comme la mŽtaphore vive et vraie de la violence du pouvoir. Dans son livre sur les MŽtamorphoses et la politique de l'empereur, Sven Lundstršm montre quĠau-delˆ de son apparence charmante et inoffensive, le pome dĠOvide est une sorte de manifeste poŽtique et politique qui dŽmonte les subtils rouages du nouvel ordre impŽrial. Ceci est plus vrai encore pour le chant VI en particulier, et anime sans doute en filigrane toute la lŽgende de Minerve et ArachnŽ. Pour les lecteurs dĠOvide, Europe, LŽda, DanaŽ ne sont pas seulement des noms mythiques ; leurs images apparaissent souvent sur les peintures, les fresques, les bas-reliefs ou les monuments de ce temps qui a choisi dĠassocier la mythologie ˆ la cŽlŽbration symbolique du nouveau pouvoir. Mais prŽcisŽment, quand elles apparaissent dans ces espaces politico-religieux, elles n'y figurent pas comme des victimes ; au contraire, elles sont le symbole de l'apothŽose offerte aux mortels par la bontŽ des dieux ; elles accueillent le retour des dieux dans le monde humain. K. Schefold (La peinture pompŽienne, trad. franaise M. Croisille, Latomus, Bruxelles, 1972) et G. Charles-Picard (Auguste et NŽron. Le secret de l'Empire, Paris, 1962) ont bien montrŽ comment cette rŽception monumentale ou plus largement plastique de la mythologie Žtait conforme ˆ l'idŽologie officielle. ArachnŽ donne une interprŽtation subversive de ces histoires et, loin de prŽsenter le monde des dieux comme un modle auquel est appelŽ l'ordre humain, elle redonne ˆ ces lŽgendes leur simplicitŽ originelle et irrespectueuse ; ainsi relues, ces histoires reconfigurent lĠornementation symbolique de la Rome dĠAuguste en une autre citŽ dont les lieux officiels ou privŽs rŽvlent non plus des exemples glorieux dĠapothŽose mais des images impies de la cruautŽ et de lĠinjustice des dieux.

 

Responsable académique : Paul-Augustin Deproost  
Analyse : Jean Schumacher  
Design & réalisation inf. : Boris Maroutaeff

Dernière mise à jour : 30 août 2017