SUÉTONE

 

Vie de Caligula

 

 


INTRODUCTION GÉNÉRALE


 

Plan de l'introduction générale

 

 

LIMINAIRE

SUÉTONE

A. Le contexte
B. L'auteur
C. L'œuvre
D. L'art de la biographie
E. Les « Vies des XII Césars
 »

1. La structure de l'œuvre 
2. La valeur historique des « XII Césars »

• qualités
• défauts

3. La valeur littéraire des « XII Césars »
4. La diffusion des « XII Césars »

CALIGULA

PLAN DE LA « VIE DE CALIGULA » DE SUÉTONE

PRINCIPES DE NAVIGATION




 

À l'entrée de ce site, les étudiants trouveront un plan de cours détaillé qui fournit tous les renseignements pratiques concernant les ouvrages de référence, les objectifs, l'organisation et l'évaluation du cours ; il expose la méthode d'enseignement et propose quelques conseils d'études. Une information documentaire sélective est disponible sous la rubrique autonome : ressources documentaires. Le texte latin de la Vie de Caligula est accessible en version hypertexte et en version sans liens. La traduction oriente vers une traduction française ancienne qui peut servir d'appoint au travail personnel de l'étudiant. Les principes de navigation dans le site sont décrits à la fin de cette introduction. Pour une documentation en ligne sur tous les empereurs romains d'Auguste à Romulus Augustule (notices biographiques, tableaux généalogiques, cartes, liens, courriers des lecteurs, anecdotes,…), on consultera le site érudit, commode, mais parfois un peu fantaisiste de Lucien J. Heldé.

 

LIMINAIRE

 

La Vie de Caligula est un texte particulièrement intéressant à plusieurs égards. Elle révèle un personnage et un milieu qui ne laissent pas indifférent, qui dérangent, qui interpellent encore l'homme d'aujourd'hui, qu'il soit historien, homme de lettres, ou même psychologue et clinicien. D'autre part, cette biographie a servi de source majeure à toutes les biographies ultérieures de l'empereur, à toutes les œuvres littéraires qui ont mis en scène le personnage, et je pense, bien sûr, à la fameuse pièce d'Albert Camus qui a pour titre le nom même de Caligula, et qui est parfois au programme de l'enseignement secondaire. La lecture de ce texte donnera ainsi aux étudiants l'occasion de prendre contact directement avec la source antique d'une œuvre importante de la modernité, et de pouvoir confronter les deux présentations et les implications idéologiques qu'elles supposent l'une et l'autre. Albert Camus a bien compris, en écrivant son Caligula, la dimension humaine, plus qu'idéologique, et la signification éthique de l'histoire de cette première dynastie des empereurs romains, telle que les Anciens nous l'ont rapportée. Quand il dit avec force que chacun de nous porte un Caligula dans son propre cœur, il diagnostique très exactement la tragédie de l'humanité marquée du sceau irréductible de la violence et il condamne par avance toutes les formes de pouvoir, car elles auront toujours partie avec la violence tant que les hommes chercheront à les exercer.

 

SUÉTONE

 

A. Le contexte

 

Avec Suétone, nous nous trouvons à l'apogée de l'Empire, au milieu de la période dite des Antonins (Nerva, Trajan, Hadrien, Antonin le Pieux), soit le premier quart du IIe siècle. Le fonctionnement des institutions et de l'administration est harmonieux et efficace, sans pour autant connaître la dérive bureaucratique du prochain Bas-Empire. Le droit romain s'impose de manière croissante à travers tout le territoire de l'Empire, en conservant certains droits locaux et l'existence de plusieurs statuts de personnes. La culture matérielle est largement diffusée dans l'Empire. La conscience morale est sans doute la plus haute. La paix romaine est solidement établie. Les empereurs sont des hommes de culture (Trajan, Hadrien).

Comme le dit Tacite, « l'immense corps de l'Empire » se civilise en profondeur. On pouvait espérer qu'après le régime de terreur installé par Domitien à la fin du premier siècle, partout régnerait un esprit de tolérance et de liberté. Après l'âge des conquêtes, les empereurs se préoccupent plutôt de renforcer l'unité romaine du monde conquis : les frontières occidentales sont l'Océan atlantique et l'Angleterre ; au nord, le Danube et quelques territoires à l'est du Rhin ; au sud, toute l'Afrique du nord est romanisée jusqu'au Sahara ; à l'est l'Empire inclut tout le Proche-Orient jusqu'à la Mésopotamie, les bords de la Mer Noire, la Syrie, l'Arabie et bien sûr l'Égypte dont la vocation alimentaire est capitale pour la survie de l'Empire. C'est l'époque des grandes fortifications (comme, par exemple, le mur d'Hadrien en Angleterre) ; l'expansion territoriale est terminée, c'est l'apogée du système du limes.

C'est aussi l'heure des premiers bilans de l'empire : bilan territorial, sans doute, par la consolidation du limes ; bilan politique aussi, après un premier siècle de régime impérial, aux multiples soubresauts et aux violences extrêmes. L'œuvre de Suétone s'inscrit dans ce moment de pause où la prospérité et la paix donnent enfin le temps de regarder en arrière, non sans émousser quelque peu les talents créateurs qui ne sont plus stimulés par les urgences de la fuite en avant.

 

B. L'auteur

 

Caius Suetonius Tranquillus est né vers 70 ou 75 et mort après 122 (entre 140 et 160). Il est issu d'une famille de récente chevalerie, probablement romaine. Son père était officier et combattit à Bédriac (près de Vérone) dans l'armée de l'empereur Othon, quand celui-ci fut vaincu par Vitellius. Une série de renseignements nous est fournie par les Lettres de Pline le Jeune, qui fut son ami et qui favorisa son ascension. Grâce à Pline, Suétone fut exempté de la charge militaire qui était le prélude obligé de toute carrière équestre ; or, la chevalerie prenait une part de plus en plus importante dans l'administration civile, au détriment des sénateurs, et ce statut pouvait donc être utile à Suétone s'il voulait occuper une fonction administrative confortable. Par l'entremise de Pline encore, il obtint de Trajan (98 — 117) le ius trium liberorum, bien qu'il n'eût pas d'enfants (droits, prérogatives, privilèges accordés par l'empereur aux pères de trois enfants, même en dehors de toute paternité). Dès lors, Suétone gravit rapidement les échelons d'une belle carrière dans les services centraux de l'Empire.

À sa mort, Pline laissait Suétone à un autre protecteur, Septicius Clarus, celui-là même à qui il avait dédié l'ensemble de ses Lettres. En 119, Hadrien éleva Septicius à la préfecture du prétoire, un des postes les plus importants de l'Empire : à cette époque, le préfet du prétoire est le premier personnage du Consilium principis, représentant permanent de l'empereur et parfois son suppléant (dans les appels judiciaires), commandant des cohortes prétoriennes, chef d'état-major de l'armée et gestionnaire de son intendance, directeur de la poste publique. Grâce à l'appui de Septicius, Suétone devint secrétaire ab epistulis, une charge considérable qui impliquait la gestion de toute la correspondance des bureaux impériaux : cette fonction lui a notamment permis d'accéder à certains documents très confidentiels qu'il était seul à connaître et dont il s'est servi par la suite. Ce faisant, Suétone nous apporte donc plusieurs informations de première main auxquelles aucun autre historien romain ne pouvait avoir accès (publications retirées de la circulation, correspondance privée, écrits des empereurs, etc.). Mais en 122, la brutale disgrâce de Septicius entraîna aussi celle de Suétone qui fut privé de sa fonction. Il semble que cet éloignement doit être imputé à une trop grande familiarité qui s'était introduite dans le palais impérial entre quelques dignitaires, dont Suétone, et l'impératrice Sabine ; mais il n'est pas non plus impossible que les options idéologiques de Suétone dans son œuvre biographique n'ont pas plu à Hadrien, qui pouvait avoir l'impression que son fonctionnaire n'avait en fait écrit cette œuvre que pour sans cesse guider, conseiller, mettre en garde l'empereur contre les dérives de ses prédécesseurs. À partir de cette date, on perd la trace de l'historien.

 

C. L'œuvre

 

En réalité, quand nous considérons Suétone comme un historien, nous sommes victimes d'un gauchissement de la réalité, dû aux aléas de la tradition manuscrite. Celle-ci, en effet, ne nous a transmis que les biographies impériales, connues sous le nom de Vies des douze Césars, mais Suétone fut en réalité un « polygraphe », comparable à bien des égards aux grands érudits de l'antiquité, comme par exemple Varron (116 — 27 ACN). Suétone avait écrit de nombreux traités, dont certains en grec, sur les sujets les plus divers : sur les jeux des Grecs, sur les termes injurieux (en grec), sur les signes de critique et d'abréviation, sur le De Republica de Cicéron ; puis un ensemble de traités sur les realia de Rome : les jeux publics, l'année romaine, le costume, les usages et les mœurs des Romains ; et encore, un traité sur les courtisanes célèbres, un autre sur les rois, etc. L'un de ses ouvrages s'intitulait Prata (les Prairies) et constituait peut-être une encyclopédie d'histoire naturelle.

Il nous reste, d'abord, le De grammaticis et rhetoribus, retrouvé dans un manuscrit en Allemagne vers 1450. Ce texte, dont la fin est perdue, ne constitue sans aucun doute qu'une partie d'un ensemble plus important. Nous possédons, en effet, d'autres fragments apparentés, conservés soit par saint Jérôme au IVe siècle, soit par d'autres auteurs tardifs. L'œuvre dans son ensemble s'appelait peut-être De uiris illustribus et formait un recueil de biographies divisé en cinq sections : les poètes, les orateurs, les historiens, les philosophes, et enfin les grammairiens et rhéteurs. Quelques vies de poètes (Térence, Horace, Lucain), transmises par leurs traditions manuscrites respectives, ainsi qu'une partie de la vie de Virgile par Donat, remontent au De uiris illustribus. En plus de ses recherches personnelles, Suétone avait puisé chez des auteurs comme Varron, Cornélius Népos ou Hygin.

Mais la notoriété de Suétone provient surtout de ses biographies impériales, et l'importance du sujet doit avoir contribué pour beaucoup à la conservation de l'œuvre. Seul manque au texte le premier cahier (ou premier « quaternion ») de la vie de César ; cette lacune nous a malheureusement privés non seulement du début de la Vie de César, mais surtout du titre originel de l'œuvre, connue, depuis le lexicographe grec du moyen âge, Suidas, sous le titre De uita duodecim Caesarum libri VIII. La date de publication d'une partie au moins de l'ensemble doit se situer entre 119 et 122.  Jules César, Auguste, Tibère, Caligula, Claude et Néron donnent lieu, chacun, à un livre. Puis les biographies se font plus courtes : les trois empereurs de l'année 68/69, Galba, Othon et Vitellius se partagent le livre VII, tandis que les vies des trois Flaviens (Vespasien, Titus et Domitien) forment le livre VIII.

 

D. L'art de la biographie

 

Les Vies des douze Césars présentent ce paradoxe d'avoir été beaucoup lues par un vaste public, et, naguère encore, sévèrement jugées et critiquées par les savants. Ceux-ci avaient tendance à dénier à Suétone toute intention historique et toute valeur artistique. Ils le présentaient comme un fureteur d'archives, un « rat de bibliothèque », qui n'aurait vu que le petit côté des hommes et des choses et se serait amusé à collectionner les faits et les ragots de manière purement anecdotique. On reconnaîtra que l'abondance de ses sources, notamment dans la pratique de ses fonctions administratives, mais aussi dans les conversations nombreuses qu'il entretenait avec l'entourage des empereurs, ont amené Suétone à accumuler les anecdotes qui, souvent, ne sont connues que par lui.

Mais on ne peut plus aujourd'hui limiter l'histoire de Suétone à une accumulation plus ou moins organisée d'anecdotes. Il convient de prêter attention, d'abord, à la technique même de la biographie. Suétone ne procède pas de manière chronologique, mais per species, par catégories ou par points de vue, technique notamment héritée de la tradition romaine des elogia et des laudationes funebres. Les lois de la laudatio sont rappelées par Cicéron au livre II du De oratore, ainsi que par Quintilien dans son Institution oratoire. Elle comportait obligatoirement le rappel des ancêtres, celui de la carrière officielle, le récit des événements saillants de la vie publique, l'énoncé des vertus, de nombreux détails relatifs à la vie privée, particulièrement aux biens de fortune, et, bien entendu, l'expression du regret et de la douleur causés par la disparition du défunt. Cicéron est impitoyable pour les défauts de la laudatio, dont il regrette l'absence d'agrément littéraire et les déformations de la vérité, mais sa réaction est celle d'un historien à l'école de la rhétorique.

Par ailleurs, Suétone choisit de décrire le caractère et les pensées des empereurs, non pas au moyen d'une analyse psychologique ou en leur prêtant des discours, comme le fait par exemple Tacite, mais en notant objectivement leurs faits et gestes. Dans une telle optique, l'intérêt accordé aux moindres détails se justifie aisément, car ce sont ces détails qui sont parfois les meilleurs indices d'une personnalité. On a pu parler, à ce propos, de « behaviorisme » ; on peut rappeler aussi la technique du roman réaliste à la Flaubert ou à la Maupassant. Du reste, la manière littéraire de Suétone pourrait confirmer ces références modernes : Suétone adopte le ton le plus « factuel » possible ; ses phrases sont généralement brèves, l'usage de la subordination est limité, le vocabulaire affecte la modération, voire la neutralité. Mais quand ces moyens, savamment dosés, servent à dénoncer la férocité d'un Caligula, l'effet est garanti.

 

E. Les Vies des XII Césars

 

1.     La structure de l'œuvre

Les XII Césars traitent de la période qu'avait traitée Tacite dans ses Annales et ses Histoires. Or Suétone n'utilise pas Tacite, il semble même ignorer celui qui est à juste titre l'un des plus grands historiens de l'antiquité. Le fait que Suétone n'a pas utilisé Tacite et la structure même de son ouvrage prouvent, en réalité, qu'il avait voulu faire quelque chose de différent, tant par l'esprit que par la forme.

L'historiographie romaine fut longtemps tributaire du principe annalistique, fondé sur la succession annuelle des magistrats de la République, puis du Principat à partir d'Auguste. Les œuvres de Tite-Live ou de Tacite sont encore largement inscrites dans ce cadre. Suétone, qui n'a qu'une quinzaine d'années de moins que Tacite, inaugure une forme nouvelle de l'histoire, où la structure de base n'est plus constituée par l'année ou par le règne des consuls élus chaque année, mais par les règnes des empereurs. Cette fonction n'étant pas limitée dans le temps, il devient possible de suivre une vie complète, jusqu'à la mort du personnage et de raconter l'histoire non plus année par année mais tout au long d'un règne ; la cohérence du récit n'est plus liée au temps de l'histoire, qui obligeait à suivre plusieurs événements ou les actes de plusieurs personnages en même temps, mais aux faits et gestes d'une personne unique à travers les années de son règne. Ce qui n'est pas sans conséquence sur la conception même du travail de l'historien : l'objet d'étude de l'annaliste est le temps, qui est le véritable acteur de l'histoire ; pour le biographe, l'unité de mesure est la personne dont il raconte l'histoire et qui agit sur le temps.

Le plan de l'œuvre est simple : se succèdent dans l'ordre chronologique les douze premiers empereurs (bien que ce terme ne s'applique pas au premier César) appartenant aux dynasties des Césars et des Flaviens : César († 44 ACN), Auguste (27 ACN — 14 PCN), Tibère (14 — 37), Caligula (37 — 41), Claude (41 — 54), Néron (54 — 68), Galba (juin 68 — janvier 69), Othon (janvier — avril 69), Vitellius (avril — décembre 69), Vespasien (69 — 79), Titus (79 — 81), Domitien (81 — 96). C'est là un des rares éléments chronologiques importants qui apparaissent dans l'ouvrage. Les vies ne sont guère reliées entre elles que par une brève indication du passage de l'imperium d'une famille à l'autre, mais restent par ailleurs complètement isolées, ce qui montre bien que le propos de Suétone est d'étudier un homme qui occupe à un moment donné une charge exceptionnelle, et non un courant historique ou une époque de l'histoire.

Si on compare les douze vies de Suétone, on constate que les schémas de chacune présentent des différences prouvant que Suétone ne suit pas chaque fois le même plan rigide, et des similitudes qui dénotent une unité de conception dans le domaine de la technique biographique.

— Différences d'arrangement : le portrait physique peut figurer dans le portrait d'ensemble de l'empereur ou dans un portrait particulier après la mort de l'empereur, mais toujours à une position excentrique ;
— différences d'intérêt, notamment dans l'évocation des ancêtres et de la famille des empereurs ;
— différences de longueur dans l'intérêt porté aux différentes périodes de la vie des empereurs ;
— différences de structure : pour certains empereurs, le gouvernement politique et l'homme privé sont plus ou moins séparés ; pour d'autres, comme pour Néron, ces deux aspects sont confondus.

Mais il existe aussi des similitudes fondamentales : dans tous les cas, on retrouve l'importance attachée aux antécédents et aux origines, à la naissance, à la période qui précède l'accession au trône, aux prodiges, à l'entourage, aux traits de caractère, aux anecdotes, à l'antithèse vices/vertus, aux jalons officiels de la carrière. Un vaste schéma en quatre temps avait déjà été reconnu dès l'antiquité dans la composition des Vies de Suétone : nomina, res gestae, uita, obitus, que l'on pourrait plus justement répartir en préface sur l'origine et la famille, vie avant l'avènement, vie au temps du règne, à son tour divisible en uita publica et uita priuata.

Autrement dit, Suétone sépare nettement deux éléments : le récit et les différentes rubriques se rapportant au gouvernement, au caractère, à l'entourage, aux vertus, aux vices de l'empereur. Cette distinction est délibérée, puisqu'il écrit en Aug. IX, 1 : « Ayant présenté en quelque sorte un résumé de sa vie, j'en examinerai maintenant une par une les différentes parties, non en suivant l'ordre chronologique, mais en groupant les éléments par rubriques, pour qu'on en puisse suivre l'exposé et que l'on s'en informe avec plus de netteté. » Ce mélange de récit et de rubriques (species), qui fut peut-être employé par la biographie alexandrine, n'est pleinement attesté que chez Suétone et le différencie de ses principaux prédécesseurs, Cornelius Nepos et Plutarque. Trois considérations peuvent expliquer ce choix. En premier lieu, le goût de Suétone pour la recherche érudite, l'anecdote révélatrice qu'il avoue avoir recherchée « avec curiosité » et qui s'oppose aux conceptions artistiques de Nepos et Plutarque. Ensuite, la conception dynastique qu'avait Suétone du pouvoir, et qui était évidemment étrangère à Nepos et Plutarque, qui traitent de personnages très différents les uns des autres. Enfin, le caractère profondément romain de son œuvre, très attentif à l'étude des traits et qui excelle dans l'art du portrait. Suétone sera beaucoup imité; on ne lui connaît pas de prédécesseur.

 

2.     La valeur historique des « XII Césars »

Le point de vue de Suétone n'est donc pas celui de l'historien. Dans une certaine mesure, il rejette même l'histoire de son œuvre, la supposant connue par la production annalistique antérieure ou contemporaine. Mémorialiste, antiquaire, biographe d'hommes investis d'une mission exceptionnelle, travaillant sur une montagne de fiches, de souvenirs, de racontars, de témoignages de valeur très inégale, il passe volontiers pour une « mauvaise langue » ou un chroniqueur scandaleux : Raoul Verdière a pu appeler Suétone « notre pipelet du Palatin » ; Suétone aime effectivement l'anecdote piquante, le cancan, même trivial, ainsi que le détail inédit, étrange, susceptible de séduire les érudits ; le secret de famille et le « bon mot » trouvent toujours leur compte chez Suétone. D'où la question : quelle confiance peut-on accorder à l'aspect historique de son œuvre ?

Suétone possède des qualités que les meilleurs historiens pourraient lui envier.

1. Tout d'abord, la froideur, l'absence de passion de l'érudit qui travaille beaucoup sur fiches, et qui le conduisent à être sincère et à s'abstenir de jugements de valeurs. Certes, il fut un chevalier, attentif aux intérêts de son ordre, et il n'est pas exempt d'arrière-pensées politiques. Mais il était aussi de culture sénatoriale et sa partialité demeure à demi-inconsciente. Il arrive aussi à Suétone de porter quelque jugement sur la religiosité, la politique, le tempérament, les vices ou les vertus des empereurs. Mais il s'efforce de maintenir la balance égale, comme l'y invitait le genre lui-même, qui utilisait volontiers le diptyque uirtutes/uitia. S'il juge, c'est au nom de principes qui lui semblent indiscutables, comme ils l'étaient pour ses contemporains : comment ne pas retirer de l'accumulation des crimes et de la folie d'un Néron ou d'un Caligula l'impression d'empereurs mauvais, même si, dans la réalité, leur politique ne fut pas toujours néfaste, et même si aujourd'hui on serait tenté de juger une part importante de leurs actes sous l'angle de la pathologie plutôt que sous celui du crime. Mais le jugement formel n'est jamais prononcé, comme il l'est parfois chez Tacite : c'est au lecteur de juger. Notons, à propos du souci de Suétone de s'intéresser à la religiosité de ses empereurs, qu'il partage encore avec son époque le respect de la religion traditionnelle (accompagné de méfiance à l'égard des cultes étrangers), allié à la croyance aux prodiges et à la divination. Comme Pline et Tacite, cette attitude le porte à juger les empereurs selon qu'ils furent ou non religiosi, qu'ils ont attaché ou non de l'importance aux ostenta (prodiges, signes) annonçant leur accession au trône ou leur mort (voir par exemple les manifestations prodigieuses et prémonitoires qui ont annoncé la mort de Caligula).

2. Ensuite, Suétone ne manque pas d'esprit critique, qu'il exerce avec les moyens de son temps, non sans une certaine rigueur scientifique à l'égard de ses sources. Il discute des problèmes généalogiques, des mœurs d'Auguste, de celles de César, du lieu de naissance de Caligula, de maintes questions de détails, d'une façon pertinente et approfondie.

3. Il est encore historien par le culte qu'il voue au document et le soin qu'il apporte à accumuler le plus grand nombre de faits, préoccupations étrangères, par exemple, à un Tite-Live ou à un Tacite : il abonde en citations de textes, étudie la paléographie des manuscrits d'Auguste et de Néron, accomplit les rares voyages de son existence pour aller voir sur place les monuments qu'il décrit. Il a le souci de transcrire les paroles décisives de ses personnages (Tu quoque fili mi [Καὶ σὺ τέκνον ;] ; alea iacta est [iacta alea est] ; qualis artifex pereo ; ueni, uidi, uici ; etc.) et, à n'en pas douter, la plupart du temps ces propos sont authentiques. Il produit des pièces d'archives dans leur texte original.

4. Il est attentif à toutes les formes de conditionnement des hommes : l'exercice du pouvoir et les exigences administratives, mais aussi l'hérédité, les fragilités physiques et morales, et toutes les dépendances religieuses, sexuelles, mentales dont souffrent ses personnages.

5. Il est proche des modernes par l'absence de ces ornements oratoires qui font la beauté littéraire de Tite-Live ou de Tacite : il atteint par là à plus de vérité comme, par exemple, lorsqu'il représente Othon adressant quelques brèves paroles à ses troupes, et non, comme Tacite, un long discours écrit de toutes pièces par l'historien, ou lorsqu'il relate les trois tentatives d'abdication de Vitellius, que Tacite ramène à une seule pour éviter les répétitions. Le genre biographique l'y autorisait, la conception rhétorique et cicéronienne de l'histoire le lui aurait interdit.

6. Par sa formation, Suétone était, enfin, très attentif aux faits culturels, scientifiques, littéraires ou grammaticaux: Suétone nous apprend ainsi énormément sur les préoccupations culturelles des empereurs, sur leurs compétences, réelles ou feintes, dans les domaines de l'art, du théâtre, de la musique, de la rhétorique, de la poésie, etc. Ses monographies manifestent ainsi un élargissement et une transformation de la culture historique par rapport à Tite-Live et Tacite, plus exclusivement sensibles aux faits politiques et militaires.

Ses défauts, cependant, sont graves.

1. Son esprit critique a des limites car, s'il discute ses sources, il ne s'enquiert jamais de leur origine, il ne se soucie pas de la faire connaître au lecteur, employant, comme souvent Tite-Live, des formules telles que quidam, nonnulli, plures dicunt,…

2. Il manque de vue d'ensemble, son esprit étant dépourvu de la faculté de synthèse. Aucune continuité, aucun grand courant, aucun point de vue comparatif ne se dégagent de son œuvre : c'est là encore un inconvénient du genre qu'il a choisi. Sa curiositas, en revanche, lui fait placer sur le même plan de menus détails d'antiquariat, des potins et les événements essentiels. L'attention qu'il porte au portrait physique, à l'entourage, à la vie intime, aux habitudes, à la psychologie de ses empereurs est certes précieuse, car elle est absente des œuvres historiques, mais il en résulte rarement une vue d'ensemble explicative. En revanche, il lui arrive de généraliser des faits uniques. Bref, les perspectives sont faussées.

3. L'absence de chronologie ne permet pas de mesurer les évolutions de ses personnages. Seuls la naissance, l'avènement, la mort sont datés. Pour le reste, la méthode des species gênait toute précision. Encore Suétone eût-il pu dater tel événement, telle anecdote. Il ne l'a pas fait. Son mépris de la chronologie se traduit d'ailleurs par la notion vague qu'il se fait de sa propre adulescentia.

4. Il se rend coupable de lacunes et de silences qui nuisent à la crédibilité de ses rapports. Les premières étaient autorisées par le genre, qui visait à faire le portrait d'une vie (à l'origine laudatif) et non à la raconter, ce qui était le rôle de l'historiographe. Les seconds sont dus, souvent, à la prudence : Suétone, haut fonctionnaire, tient à ne pas heurter les gens en place, et il écrit à 50 ans. Aussi ne faut-il pas s'étonner qu'il parle si peu de lui-même, et toujours en termes objectifs : la période de Domitien et le rôle qu'il a pu y jouer sont prudemment laissés dans l'ombre.

5. L'intérêt de Suétone pour les faits culturels est entaché d'érudition et d'antiquariat ; il est dépourvu de toute hiérarchie des valeurs, il trouve place dans les species et non dans l'exposé de courants de pensée. Certes, il est intéressant d'apprendre que César fut loué par Cicéron comme écrivain, qu'Auguste possédait une belle éloquence, que Tibère était très attaché aux artes liberales gréco-latines et qu'il était poète, que Caligula avait tenté de brûler l'œuvre de Tite-Live, que Claude avait écrit des études historiques, etc. Pour autant, ces renseignements éclatés, aussi utiles soient-ils, ne constituent pas une histoire de la culture latine.

 

3.     La valeur littéraire des « XII Césars »

Suétone n'est certainement pas un artiste du verbe, et il ne prétend pas l'être. Il n'est pas davantage un orateur, un moraliste ou un psychologue. Disciple, et peut-être élève, de Quintilien, cicéronien par goût et par conviction, il réagit violemment contre les travers de son temps : rhétorique, purisme, préciosité, concision excessive, archaïsme, pour s'attacher au genre tempéré, au langage simple, éloigné de l'obscurité et de la complication. Bien qu'ayant étudié la rhétorique, il est l'anti-rhéteur par excellence. Il ne sait ni ne veut pas composer. L'emploi simultané du récit et des species aurait pu s'ordonner à l'intérieur d'un plan d'ensemble. Or, celui-ci fait toujours défaut. Le plus souvent, les species interrompent le récit, avec ou sans transition, introduisant une fâcheuse solution de continuité ; parfois, elles sont placées après la mort de l'empereur, sortant ainsi de la biographie. Les transitions sont banales, quand elles ne sont pas absentes. Les vies sont ainsi une sorte de catalogue, fait de pièces et de morceaux, et extensibles ou réductibles à volonté.

Le metteur en scène, sauf exceptions, n'est pas plus habile, car il ignore l'art de peindre une scène, de brosser un tableau ou de composer un récit, faute de savoir choisir entre les matériaux et d'assurer la progression dramatique. On retrouve ici le collectionneur de fiches incapable de saisir et de suivre les lignes de force de la vie de l'empereur. Quant à ses « portraits », ils sont inexistants : le portrait physique, surtout sous ses aspects morbides, est souvent bien venu, mais nulle part on n'observe une réelle pénétration psychologique ou morale. Il en résulte une absence de vie, un manque de cohérence très fâcheux pour le lecteur.

Si la langue est correcte, le style laisse à désirer. C'est celui du grammaticus, non le « genre de style souple, libre et abondant » que préconisait Cicéron. Renonçant à tous les artifices de la rhétorique, à tout ornement, Suétone vise à la précision et se concentre sur l'essentiel. Faut-il y voir une exigence de la grauitas de ce haut fonctionnaire ? Peut-être. Certes, on ne peut lui refuser la précision, la clarté, la brièveté, l'objectivité, mais ces qualités ont pour contrepartie le manque de relief et de couleur, la froideur, la sécheresse et la monotonie : répétitions de mots, longues séries de phrases construites sur le même modèle, banalité des formules de liaison. Si l'impersonnalité atteint parfois à des effets saisissants par sa sobriété même, elle peut être lassante lorsqu'elle s'applique à des épisodes sans intérêt dramatique.

 

4.     La diffusion des « XII Césars »

Les biographies impériales de Suétone ont joui d'une popularité remarquable jusqu'à la fin de l'antiquité. Nombreux sont les philologues et historiens de l'antiquité tardive, païens et chrétiens, qui les ont pillées, y compris les auteurs byzantins, donc en langue grecque. Le moyen âge est également très friand de notre auteur. Quand Éginhard compose sa Vita Caroli, qui est la principale biographie médiévale de Charlemagne, il s'inspire très largement de la Vie d'Auguste de Suétone, dans le but de présenter l'empereur chrétien comme un second Auguste, au point qu'on a pu dire, sans doute trop sévèrement, que la Vita Caroli était la « treizième vie des Césars ».

Tous les manuscrits des XII Césars que nous possédons présentent certains défauts communs, en particulier la lacune caractéristique du début ; il faut donc conclure à l'existence d'un archétype unique, déjà mutilé, et dont la meilleure copie est actuellement le Memmianus, un manuscrit du IXe siècle, qui se trouve à la Bibliothèque nationale à Paris sous la cote Paris, BN, lat. 6115 ; ayant appartenu d'abord à la bibliothèque de Saint-Martin de Tours, il passa au XVIe siècle entre les mains d'Henri de Mesmes, auquel il doit son nom.

 

CALIGULA

 

Ce n'est pas le lieu d'entrer ici dans le détail de la biographie de Caligula et de s'interroger sur la validité de toutes les sources historiques de Suétone. Il faut cependant retenir certains points de cette biographie qui permettront de mieux comprendre les appréciations de Suétone et le jugement que ses contemporains ont pu porter sur l'empereur. De ce point de vue, il est regrettable que nous n'ayons pas conservé les pages de Tacite relatives au règne de Caligula ; elles devaient être remarquables, si l'on peut en juger à partir des biographies extraordinaires qu'il nous a laissées de ses successeurs Claude et Néron.

Calius Caligula est le troisième empereur romain après Auguste et Tibère, et il appartient à la dynastie julio-claudienne. Il est né en 12 PCN et est le dernier fils de Germanicus et d'Agrippine, qu'il ne faut pas confondre avec la mère de Néron, du même nom et qui est la sœur de Caligula. Élevé au milieu des soldats dont il portait l'uniforme, il doit son surnom à une plaisanterie militaire : caligula est le diminutif de caliga, qui signifie « bottine de soldat » (SVET., Cal. IX, 1). Il succède le 18 mars 37 à Tibère, dont il est le petit-neveu, et devient donc à 25 ans le troisième empereur romain. D'un seul coup, Caligula a reçu tous les titres attachés à sa fonction, comme un fils de roi, ce qui n'était pas du tout prévu à l'origine du principat : il a obtenu en une seule journée le serment de toutes les armées et l'investiture sénatoriale, le titre d'imperator, le grand-pontificat, la puissance tribunicienne, qui le rend sacro-saint ou intouchable, et le titre de Père de la Patrie. Caligula est le premier à accumuler tous ces titres qu'Auguste avait mis des années à recueillir et que Tibère avait en partie refusés. Ainsi donc, dès le troisième empereur, l'Empire romain évolue vers une institution monarchique, dont l'attribution dépend non plus du vote du peuple ou de la consécration personnelle d'un homme de valeur, mais bien du soutien de l'armée et de l'investiture formelle du Sénat, sans négliger les implications dynastiques de la succession. Les provinces ont aussitôt suivi et, avec les armées, elles ont prêté le serment de fidélité à Caius qui désormais le reçut chaque année. Les premiers mois de ce règne furent heureux ; Caius exprima le désir de collaborer avec le Sénat, rappela d'exil les victimes de Tibère, honora les membres de sa famille. Plusieurs inscriptions d'Orient attestent la très grande popularité du prince dans les premiers mois de son règne.

Mais peu après l'accession de Caligula au trône, sa grand-mère, Antonia, mourut, très âgée, sans doute la seule personne capable d'avoir sur l'empereur une bonne influence, car elle l'avait en partie élevé. Dès octobre 37, Caligula tomba gravement malade, probablement d'une dépression nerveuse, qui agit sur son caractère comme un catalyseur et révéla sa vraie nature. Sa santé était médiocre, ses ancêtres lui avaient légué de multiples tares aggravées par la multiplication des mariages consanguins, l'épilepsie entre autres, et la maladie déséquilibra d'une façon irréversible ce jeune homme doué, intelligent, instruit, bon orateur. Il faut tenir compte également de son inexpérience, de la griserie du pouvoir et de l'influence des esclaves et des affranchis orientaux qu'il avait connus chez sa grand-mère, la fille de Marc-Antoine, l'amant célèbre de Cléopâtre, gagné aux excès somptuaires de la cour égyptienne : il y a chez Caligula comme le désir infantile de revivre le rêve de son aïeul, la vie luxueuse et prodigue du souverain hellénistique, dédaigneux du conformisme austère d'Auguste et de Tibère.

À peine rétabli, Caius se lance dans une politique, si l'on peut ainsi parler, d'extravagances et de cruautés qui forment l'essentiel de la biographie de Suétone et qui ont été retenues par Camus pour articuler sa pièce. Les opposants ou ceux qui risquent de le devenir, les dignitaires du régime, les meilleurs serviteurs de Tibère, vieillards honorables et chevronnés, sont systématiquement moqués, asservis, humiliés, réduits aux plus immondes bassesses, terrorisés, « suicidés », éliminés, sommairement exécutés sous les quolibets bouffons du bourreau. Des dépenses folles en jeux, en fêtes, en gaspillages, en constructions inutiles, viennent rapidement à bout du trésor laissé par Tibère, et pour remplir les caisses, ce sont de nouvelles condamnations qui frappent les plus riches à Rome, en Gaule, dont les biens sont confisqués.

Peut-on trouver un fil conducteur dans cette politique démente de Caligula ? Il prit d'abord en tout le contre-pied de Tibère, tant dans sa politique intérieure que dans sa politique extérieure. Mais surtout il voulut très consciemment gouverner en monarque oriental, en tyran despotique selon son bon plaisir. Le plus grave est que toutes ces tendances étaient déjà inscrites implicitement et latentes dans les bases du principat telles qu'elles avaient été mises en place par Auguste, en particulier les germes d'une monarchie sans contrôle. Caligula exalte l'idéologie orientale du prince hellénistique et son auto-déification. Il fait construire des temples, en Orient surtout, où sa statue est placée à côté de celle du dieu dans le naos, et il instaure un véritable culte en son honneur. Il veut imposer aux sénateurs la proskynèse, génuflexion en guise de salut, comme Dioclétien deux siècles et demi plus tard. Il fait diviniser Rome, puis dans les provinces, sa sœur préférée, Drusilla, morte en 38 et à qui l'on rend un culte, comme aux sœurs épouses de certains rois orientaux, ce qui a fait naître des bruits fâcheux sur les relations incestueuses de l'empereur. Caligula a voulu que le Sénat lui vote l'édification d'un temple sur le Capitole, et en attendant il fait agrandir celui de Castor et Pollux, où on vient l'adorer en personne. Il fait relier son palais du Palatin au Capitole par une passerelle géante, afin de pouvoir, dit-il, s'entretenir plus commodément avec Jupiter. En matière de culte, il entreprend de restaurer et d'imposer à nouveau des cultes religieux qui avaient complètement disparu de la circulation, par goût d' « antiquaire ». Il autorise le culte à la divinité égyptienne Isis, proscrit par Tibère, et fait construire un Isaeum sur le Champ de Mars et inscrire les fêtes d'Isis dans le calendrier romain (ceci est à replacer dans le climat de méfiance qui anime encore à cette époque les Romains contre les pratiques religieuses orientales, ce qui ne sera plus du tout le cas dans l'antiquité tardive).

En dehors de la Judée, qui s'est révoltée lorsque Caligula a voulu placer sa statue dans le temple de Jérusalem, les provinces orientales se sont pliées aisément à cette politique. En revanche, elle suscite un mécontentement croissant à Rome, inquiète de cette allégeance impériale à un orientalisme dont elle avait appris à se méfier. De plus, après s'être aliéné les classes supérieures, Caius eut l'imprudence de lever des impôts nouveaux sur les artisans et les commerçants de Rome et ne se gênait pas pour insulter et bafouer même les tribuns des cohortes prétoriennes qui étaient le seul appui qui lui restait. Après l'échec sanglant d'au moins deux conspirations, il fut enfin assassiné dans une galerie du palais, probablement le 24 janvier 41, à l'âge de 29 ans, par le tribun d'une cohorte prétorienne précisément, Cassius Chaerea, que Caligula avait coutume d'outrager en l'appelant publiquement Vénus ou Priape, lorsqu'il demandait le mot d'ordre du jour, et en l'obligeant à lui baiser sa main obscène quand il le rencontrait. Ce règne tragique et bouffon inaugure une longue série, mais, à bien des points de vue, la politique de Caligula est prophétique, dans la mesure où elle annonce une des évolutions majeures du pouvoir impérial dans l'antiquité tardive, de plus en plus inspiré par les dérives despotiques des monarchies orientales.

En dehors de Suétone, la littérature antique s'est intéressée très tôt au troisième empereur romain. On retiendra deux œuvres du savant juif Philon d'Alexandrie, In Flaccum et Legatio ad Gaium, publiées en 41, soit immédiatement après la mort de Caligula ; plusieurs évocations très sévères dans les Dialogues de Sénèque (e.g. const. sap., XVIII), dont les qualités oratoires ont porté ombrage au prince ; plusieurs références chez Tacite, nonobstant la perte des livres VII et VIII des Annales, probablement entièrement consacrés à Caligula ; le Bellum Iudaicum et surtout les Antiquitates Iudaicae (livres XVIII et XIX) de l'historien juif Flavius Joseph, qui écrit en grec sous les Flaviens, à la fin du premier siècle. Plus tard, au début du troisième siècle, le livre 59 de l'Histoire romaine de l'historien grec Dion Cassius est tout entier consacré à Caligula. Dès lors, même si le personnage est évoqué dans les ouvrages de nombreux écrivains, il faudra attendre le XIXe siècle pour trouver à nouveau une œuvre d'envergure sur Caligula, dans un genre certes très différent, le théâtre. En 1832 paraît, en effet, la pièce bouffonne de Dumersan et Brazier intitulée tout simplement Caligula. En 1837, Alexandre Dumas conserve le titre éponyme pour sa tragédie en cinq actes et en vers dont Jules Lantin, un an plus tard, publiera une version argotique sous le titre de Caligula, pot-pourri par Romain Duclacoir, citoyen gaulois de Pontoise. Le XXe siècle, quant à lui, effectuera un retour aux sources latines en exploitant le nom de Caligula pour des travaux purement historiques. En 1903, Hugo Willrich propose la première biographie historique moderne de Caligula. En 1914, la traduction française de l'opuscule de Ludwig Quiddle, intitulé Caligula, étude d'un cas de folie césarienne à Rome semble orienter l'examen historique vers une approche psychologique.

D'autres biographies suivront comme Bubi ou la vie de Caligula de Hans Sachs (1932) et Caligula ou le pouvoir à vingt ans par Roland Auguet (1975), et, plus récemment, Les mémoires de Caligula par Cristina Rodriguez (2000) ou Caligula, le mal-aimé par Roger Caratini (2002). Entre temps, le personnage aura fait un retour vers la tragédie puisque Albert Camus écrit, à son tour, en 1944, son célèbre Caligula, qui est devenu un classique du genre et dont le succès est confirmé par les multiples articles et essais que la pièce a suscités.

 

PLAN DE LA « VIE DE CALIGULA » DE SUÉTONE

 

A. Biographie chronologique

§ 1-7 : gens : Caligula est le fils de Germanicus et d'Agrippine.
§ 8-11 : naissance et débuts de Caligula ; son cognomen, son succès auprès des soldats, premières manifestations de sa nature cruelle et débauchée, et de sa passion pour les arts de la scène.
§12-14 : l'avènement.

 

B. Biographie typologique

§15-16 : les prima acta.
§ 17 : les consulats.
§ 18-21 : l'administration de la cité.
§22 : son orgueil anormal. La biographie bascule sur cette phrase : « Jusqu'ici nous avons parlé d'un prince ; il nous reste à parler d'un monstre. »
§ 23-26 : mauvais traitements infligés à ses proches.
§ 27-35 : saeuitia et atrocitas.
§ 36-37 : son impudeur et sa prodigalité.
§ 38-42 : les rapines.
§ 43-47 : les échecs militaires.
§ 48-49 : projets criminels épouvantables contre les légions et les sénateurs.
§ 50-55 : portrait (50 : physique et santé ; 51 : caractère ; 52-55 : mise et préoccupations).

 

C. Retour à la biographie chronologique

§ 56-60 : sa mort et les réactions qu'elle suscita.

 

Tout ce plan est animé par un mouvement que l'on retrouve généralement dans toutes les biographies de Suétone : début chronologique suivi d'une description typologique alternant avec un retour à la chronologie au moment de peindre la mort du César. À l'intérieur de la deuxième partie, l'auteur oppose les uirtutes et les uitia, et conclut par un portrait excentrique qui confirme dans le physique et la tenue de l'empereur les traits décrits dans ses faits et gestes. On observera aussi à l'intérieur de la deuxième partie une progression vers une sorte de climax de la folie furieuse qui conduit finalement l'empereur à s'attaquer aux symboles mêmes de la romanité : le Sénat et l'armée. Juste avant, Suétone avait évoqué ce qui apparaît comme le signe et l'annonce d'une déchéance proche pour un empereur : son impuissance militaire.

 

PRINCIPES DE NAVIGATION

 

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Analyse : Jean Schumacher (†)
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Dernière mise à jour : 23 août 2018