OVIDE

Métamorphoses

Dédale et Icare

VIII, 183-235

 

INTRODUCTION

 


 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

A. Dédale, l'artiste-artisan

L’histoire de Dédale se déroule en trois lieux bien distincts. Tout d’abord à Athènes, où Dédale est surtout considéré comme l’ancêtre des sculpteurs et comme un inventeur imaginatif. Dédale est en effet le prototype de l’artiste-artisan, correspondant humain de ce que sont dans le monde divin Héphaïstos et Athéna. Aucune forme de technè ou d’ars ne lui est étrangère et, par ses inventions, Dédale apparaît comme un bienfaiteur de l’humanité. L’ascendance de Dédale en fait, par ailleurs, l’héritier d’une tradition familiale dans laquelle la mètis ou l’intelligence s’allie aux compétences techniques. Artisan d’exception, il passe pour être l’inventeur de la plupart des outils indispensables au charpentier ou au tailleur de pierre : la vrille, le fil à plomb, la glu, la colle de poisson, … Sculpteur hors pair, on lui attribue l’humanisation des xoana, statues en bois taillées d’un seul bloc à l’époque archaïque dont on disait qu’elles étaient animées parce qu’elles reproduisaient la disposition et le mouvement du corps humain : Dédale aurait été le premier à disjoindre les jambes de ces statues et à en décoller les bras du reste du corps, premiers témoins de ces korai dont l'art grec nous a laissé tant d'exemples si émouvants. Dans de nombreuses villes de Grèce, on montrait des statues attribuées à Dédale, dénommées Daidala. Du reste, l’adjectif grec δαίδαλος signifie « travaillé avec art ». Dédale a un neveu, Talos, auquel il apprend ses secrets techniques et qui, dès l’âge de douze ans, rivalise avec son oncle en ingéniosité ; le garçon passe notamment pour être l’inventeur de la scie métallique qu’il a construite en s’inspirant de l’arête centrale des poissons, du compas et du tour de potier. Jaloux du génie de son neveu, Dédale le précipite du haut de l’Acropole ; Ovide rappelle le destin tragique de ce garçon dans la légende qui suit celle de Dédale et Icare (v. 236-259). Condamné pour meurtre, Dédale doit s’exiler d’Athènes et il trouve refuge en Crète, où il se met au service du roi Minos et de sa famille.

C’est le deuxième lieu de la carrière de Dédale. Pour Ariane, la fille du roi, il édifie à Cnossos une « place de danse », qui faisait déjà l’admiration d’Homère. Pour la reine Pasiphaé, tombée amoureuse du taureau de Poséidon, il fabrique une vache en bois revêtue de cuir qui lui permet de s’accoupler au taureau ; de cette union déviante naîtra le Minotaure, être hybride à la tête de taureau et au corps d’homme. Épouvanté par ce fils monstrueux, Minos veut le cacher aux yeux de son peuple et il oblige Dédale à concevoir une prison qui puisse l’enfermer à tout jamais : c’est le fameux Labyrinthe, haut lieu de la pensée symbolique et initiatique présent dans toutes les grandes civilisations, à l’intérieur duquel il n’existe aucun point de repère pour celui qui y entre. Au centre de l’ouvrage, le monstre attend ses victimes pour les dévorer. Personne ne peut trouver la sortie de ce lieu et Dédale lui-même a du mal à retrouver la lumière lorsqu’il a achevé les travaux. Or, chaque année, les Athéniens devaient envoyer de jeunes otages pour servir de proie au monstre, parmi lesquels, un jour, Thésée qui finit par tuer le Minotaure. Inspirée par Dédale, Ariane lui a fourni le fil qui lui a permis de sortir du labyrinthe. Furieux de cette ruse, Minos emprisonne son architecte dans le labyrinthe, en compagnie d’Icare, le fils que Dédale a eu d’une servante de Minos. Notre histoire commence précisément à cet endroit. Fort de son intuition d’inventeur, Dédale assemble alors des plumes de taille décroissante pour construire les ailes qui doivent leur permettre à tous deux de s’échapper, mais Icare, imprudent, s’approche trop du soleil ; la cire qui fixe ses ailes fond et il tombe dans la mer qui porte désormais son nom : la mer icarienne. Dédale enterre ensuite son fils dans l’île Icaria, au sud de Chios, sous le regard justicier d'une perdrix (perdix) qui « applaudit des ailes et manifeste sa joie par ses chants » (v. 237-238) et qui n’est autre que le jeune disciple tué par Dédale et métamorphosé en oiseau ; à cet endroit, Ovide confond d’ailleurs le nom du jeune garçon et celui de sa mère, Perdix, qui s’est pendue après le meurtre de son fils. L’oiseau apparaît notamment, tout à fait indifférent à la scène comme, du reste, les autres personnages de la toile, dans le célèbre tableau de Breughel, à proximité du pêcheur.

Les auteurs latins, comme Virgile, font atterrir Dédale à Cumes, où il dédie ses ailes à Apollon et où Énée découvrira ses aventures gravées dans les portes du temple du dieu avant de rencontrer la Sibylle. Cependant, selon la tradition commune, Dédale vit la dernière partie de sa vie à Camicos (act. Agrigente) en Sicile, à la cour du roi Cocalos, où il consacre ses talents d’ingénieur et d’architecte à des projets exclusivement tournés vers l’amélioration des conditions de vie de ses hôtes. Parti à la recherche du génial artisan pour se venger de sa ruse, Minos propose une récompense à qui sera capable de faire passer un fil à travers les spirales d’une coquille d’escargot. Lorsqu’il reçoit de Cocalos l’objet percé à son sommet dans lequel Dédale avait introduit un fil tiré tout au long de la coquille par une fourmi, Minos devine que l’artisan se cache en Sicile, mais avant qu’il ait pu le capturer, il meurt ébouillanté dans son bain par les filles du roi qui ont utilisé les canalisations construites par Dédale.

Dédale n’est pas le héros d’un grand mythe cosmologique. En revanche, il est le centre d’une constellation légendaire liée à des images de fabrication artisanale et artistique. C’est un inventeur fertile en ressources, qui, à plusieurs reprises, a fait passer le plaisir d’imaginer et de construire avant le souci moral. En ce sens, il symbolise à la fois toutes les promesses et les risques des inventions humaines. Pour l’essentiel, la littérature a réduit son histoire à l’épisode crétois et, parmi ses multiples inventions, elle en a retenu trois inégalement sollicitées au cours de l’histoire : la vache de Pasiphaé, le labyrinthe et les ailes.

 

B. Le mythe en Grèce et à Rome

Sans évoquer directement le mythe, Homère et Hésiode attestent toute une série de termes étymologiquement liés au nom de Dédale, qui permettent de se faire une idée des activités qu’on lui prêtait à l’époque archaïque. À l’époque classique, il apparaît au détour d’un dialogue de Platon (Ménon, 97 d) comme l’auteur de statues qui marchent et prennent la fuite quand on néglige de les attacher. Mais à part ce passage, il ne nous reste aucune épopée ni aucun poème qui célébrerait la vie et l’œuvre de cet ancêtre des sculpteurs. Sophocle lui aurait consacré deux tragédies : Daidalos et Camicos (sur l’épisode sicilien), mais il ne nous en reste que les titres et quelques fragments ; de même pour les comédies d’Aristophane Daidalos et Cocalos. Peut-être apparaissait-il dans le Thésée perdu d’Euripide. Mais en dehors de ces maigres témoignages, Dédale est absent de la littérature grecque.

Le thème littéraire de Dédale émerge à Rome. D’abord sous les traits de l’artisan-sculpteur des temps archaïques, notamment chez Cicéron (Brutus, 71). Au début du chant VI de l’Énéide, avant de rencontrer la Sibylle, Énée s’attarde un moment à regarder la porte du temple sur laquelle Dédale a sculpté sa propre aventure : il y admire le travail de l’artiste, il amorce une réflexion sur l’œuvre du labyrinthe et sa cruauté, mais déjà l’accent est mis sur l’audace qu’il y eut à se confier au ciel sur des ailes et sur le drame d’Icare. Avec Ovide, cette dernière image l’emporte sur les autres. Dans la dix-huitième lettre des Héroïdes, l’amoureux Léandre, désireux de franchir la mer demande à Dédale de lui donner « des ailes audacieuses ». Mais la double image de Dédale, l’homme-oiseau, et d’Icare, le fils imprudent, s’impose dans L’art d’aimer (II, 15-96) et au huitième livre des Métamorphoses, dans une version moins longue qui apparaît à la fois comme une récriture, en bien des points littérale, et une relecture qui recadre le mythe dans une autre problématique. Après Ovide, les poètes latins Horace, Juvénal, Martial voient dans Dédale celui qui « s’est risqué dans le vide de l’air sur des ailes refusées à l’homme ». Dans le Satiricon, Trimalcion surnomme son cuisinier Dédale pour son adresse à transformer les viandes en plats méconnaissables (70), attestant que le personnage est resté le symbole courant de l’inventeur de génie, tout en se fourvoyant complètement lorsqu’il croit que Dédale est celui qui a enfermé Niobé dans le cheval de Troie (52).

 

C. Les adaptations du mythe (Dancourt, Vivier)

Après les relectures néoplatoniciennes du mythe en lien avec le symbolisme de l’envol de l’âme, que j’évoquerai dans la conclusion, la légende de Dédale et Icare connaît un grand succès au moyen âge où l’on retient surtout l’image de l’homme volant qui a construit des ailes pour lui-même et pour son fils. Il apparaît notamment dans le Roman de Flamenca au XIIe siècle, dans le Roman de la Rose, dans l’Enfer et le Paradis de la Divine Comédie de Dante, et chez Boccace. Mais il reste aussi le patron des architectes et, à ce titre, le détenteur d’une science difficile et de connaissances ésotériques, sinon le maître du savoir secret des bâtisseurs. Ainsi, le labyrinthe devient un motif symbolique qui trouve sa place dans les églises ou les cathédrales (e.g. Chartres, Amiens, Reims) comme substitut du pèlerinage et parcours initiatique vers une Jérusalem dessinée en son centre. Dès le XIVe siècle, il apparaît dans les jardins sous le nom « maison Dedalus ».

Les époques ultérieures, de la Renaissance à nos jours, n’ont pas cessé de récrire le mythe, et l’on sait combien la figure de Dédale a considérablement inspiré les réflexions des inventeurs et des artistes sur les possibilités et les valeurs de leur art, depuis Léonard de Vinci, que l'on a surnommé Daedalus rediuiuus, jusqu’à l’époque la plus contemporaine, en passant par le savant technicien et le constructeur d’impossible qu’il est plusieurs fois dans l’œuvre de Victor Hugo. Dans la littérature contemporaine, Dédale est une figure emblématique de l’écrivain, fabricateur et concepteur de mots, aux prises avec les instruments et les techniques de son art pour chercher à échapper à son Minotaure intérieur. « La vie de tout homme est un labyrinthe au centre duquel repose sa mort. » (Michael Ayrton).

 

D. Quelques sites

En 2011-2012, le sujet du cours LGLOR 2390 « Typologie et permanences des imaginaires mythiques » à l'Université catholique de Louvain était le mythe du Labyrinthe. Les Itinera electronica ont accueilli le site de ce cours intitulé « Le labyrinthe, chemin de la condition humaine ». On y trouvera quelques présentations accompagnées d'images et d'éléments bibliographiques, en particulier sur les sources antiques du mythe, ses prolongements au moyen âge et dans les arts plastiques, et ses récritures dans la littérature contemporaine.

— La légende

— Lecture en classe du tableau de Bruegel: "Paysage avec la chute d'Icare"

Une autre lecture d'Hervé Bernard ou "la mise en image de l'égoïsme humain"

— Une troisième lecture… (et une comparaison avec "La Tour de Babel")

— De Dédale à Internet : un texte de Jacques Attali sur "Les labyrinthes de l'information"

— En musique… contemporaine: "Dédale" une œuvre vocale et instrumentale de Hugues Dufourt (1995)

— Un chapitre du livre de Michèle Dancourt, Dédale et Icare. Métamorphoses d'un mythe.

— Du texte au parcours didactique (Itinera electronica)

— Un jeu de société

 

Responsable académique : Paul-Augustin Deproost  
Analyse : Jean Schumacher  
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Dernière mise à jour : 30 août 2017