Notice : 1. HODOI ELEKTRONIKAI : nouveaux environnements hypertextes :
Pendant le mois de juillet et juste avant son départ en vacances - vacances que nous lui souhaitons agréables et, si possible, reposantes - Christian RUELL a constitué une pléiade de nouveaux environnements hypertextes:
- Aristophane, Les grenouilles, oeuvre complète
- Démosthène, Les Philippiques, discours I
- Diodore de Sicile, La Bibliothèque historique, livre XVII
- Hérodote, Histoires, livre IV
- Homère, Odyssée, chant IV
- Lucien, Comment faut-il écrire l'histoire?, oeuvre complète
- Lucien, Le songe, dialogue complet
- Lucien, La mort de Pérégrinos, dialogue complet
Les textes bruts de ces oeuvres sont disponibles, au format UNICODE, dans le Dépôt HODOI ELEKTRONIKAI :
- Aristophane, Les grenouilles, oeuvre complète : texte grec - traduction française [traduction reprise au site de Philippe Remacle]
- Démosthène, Les Philippiques, discours I : texte grec - traduction française [traduction reprise au site de Philippe Remacle]
- Diodore de Sicile, La Bibliothèque historique, livre XVII : texte grec - traduction française [traduction reprise au site de Philippe Remacle]
- Hérodote, Histoires, livre IV : texte grec - traduction française [traduction reprise au site de Philippe Remacle]
- Homère, Odyssée, chant IV : texte grec - traduction française
- Lucien, Comment faut-il écrire l'histoire?, oeuvre complète : texte grec - traduction française [traduction reprise au site de Philippe Remacle]
- Lucien, Le songe, dialogue complet : texte grec - traduction française [traduction reprise au site de Philippe Remacle]
- Lucien, La mort de Pérégrinos, dialogue complet : texte grec - traduction française [traduction de Philippe RENAULT]
2. Lectures : Éclairages sur le métier d'historien :
- Plutarque, Pourquoi ai-je écrit des "Vies parallèles"? :
Vie de Paul-Émile et de Timoléon, ch. 1 :
[1] Ἐμοὶ μὲν τῆς τῶν βίων ἅψασθαι μὲν γραφῆς συνέβη δι´ ἑτέρους, ἐπιμένειν
δὲ καὶ φιλοχωρεῖν ἤδη καὶ δι´ ἐμαυτόν, ὥσπερ ἐν ἐσόπτρῳ τῇ ἱστορίᾳ
πειρώμενον ἁμῶς γέ πως κοσμεῖν καὶ ἀφομοιοῦν πρὸς τὰς ἐκείνων
ἀρετὰς τὸν βίον. οὐδὲν γὰρ ἀλλ´ ἢ συνδιαιτήσει καὶ συμβιώσει τὸ γινόμενον
ἔοικεν, ὅταν ὥσπερ ἐπιξενούμενον ἕκαστον αὐτῶν ἐν μέρει διὰ τῆς
ἱστορίας ὑποδεχόμενοι καὶ παραλαμβάνοντες ἀναθεωρῶμεν
‘ὅσσος ἔην οἷός τε’,
τὰ κυριώτατα καὶ κάλλιστα πρὸς γνῶσιν ἀπὸ τῶν πράξεων λαμβάνοντες.
[1] Je me suis mis à la rédaction des Vies pour rendre service aux autres ; mais si, par la suite,
j’y ai persévéré et même avec complaisance, c’était dans mon intérêt. L’histoire me présente,
comme en un miroir, les vertus des grands hommes, auxquelles je m’efforce de conformer ma
vie pour l’embellir. Accueillir à tour de rôle chacun de ces modèles et lui donner l’hospitalité
de l’histoire, n’est-ce pas l’équivalent d’un commerce et d’une liaison intimes ? On peut ainsi
contempler leur grandeur et apprécier leurs qualités en prenant dans leur activité, pour arriver
à les bien connaître, les traits les plus importants et les plus beaux.
- Lucien, Pour qui faut-il écrire l'histoire? :
Comment faut-il écrire l'histoire?, ch. 61 :
[61] Τὸ δ᾽ ὅλον ἐκείνου μοι μέμνησο — πολλάκις γὰρ τοῦτο ἐρῶ — καὶ μὴ πρὸς τὸ παρὸν μόνον
ὁρῶν γράφε, ὡς οἱ νῦν ἐπαινέσονταί σε καὶ τιμήσουσιν, ἀλλὰ τοῦ σύμπαντος αἰῶνος ἐστοχασμένος
πρὸς τοὺς ἔπειτα μᾶλλον σύγγραφε (68) καὶ παρ᾽ ἐκείνων ἀπαίτει τὸν μισθὸν τῆς γραφῆς, ὡς
λέγηται καὶ περὶ σοῦ• «ἐκεῖνος μέντοι ἐλεύθερος ἀνὴρ ἦν καὶ παρρησίας μεστός, οὐδὲν οὔτε
κολακευτικὸν οὔτε δουλοπρεπές, ἀλλ᾽ ἀλήθεια ἐπὶ πᾶσι.» Τοῦτ᾽, εἰ σωφρονοίη τις,
ὑπὲρ πάσας τὰς νῦν ἐλπίδας θεῖτο ἄν, οὕτως ὀλιγοχρονίους οὔσας.
[61] En résumé n'oublie pas, et je me plais à le répéter, que tu
ne dois point écrire en vue du moment présent, pour être
loué, honoré de tes contemporains. Fixe, au contraire, tes
regards sur les siècles à venir. Écris pour la postérité.
Demande-lui le prix de tes travaux, et fais-la dire de toi :
"C'était un homme indépendant, plein de franchise, ennemi
de la flatterie, de la servilité. La vérité chez lui brille de toutes
parts." Quiconque a des sentiments élevés doit placer ces
suffrages au-dessus des espérances si passagères du temps
présent.
Cf. Jean SIRINELLI, Les enfants d'Alexandre. La littérature et la pensée grecques 334 av. J.-C. - 519 ap. J.-C., pp. 267-270 :
"... Les « Vies parallèles »
Plus que la Moralia ce sont les Vies parallèles qui ont contribué à
l'immense renommée de Plutarque. C'est une entreprise de longue
haleine dont tout — style, documentation, recoupements — laisse penser
qu'elle a occupé le dernier tiers de la vie de Plutarque, c'est-à-dire
le premier quart du IIe siècle. Nous avons conservé quarante-huit Vies
dont quarante-quatre disposées en couples. A l'exception de quelques
certitudes nous ne connaissons pas la chronologie de ces oeuvres.
On a beaucoup discuté sur le genre auquel ressortissent ces Vies. Il
faut d'abord noter qu'il s'agit là d'une entreprise cohérente et méthodique,
commencée à la demande d'un ami, continuée par plaisir personnel
(Vies de Timoléon et Paul Emile, I, 1). D'autre part, il ne faut
pas l'opposer aux Moralia comme un ouvrage à un autre. Les Moralia
n'ont en eux-mêmes aucune unité; ils procèdent d'initiatives
diverses, de genres, de sujets et de finalités très différentes. Les Vies
sont une tentative entre d'autres comme les dialogues, les traités, etc.
Plutarque est loin de créer un genre; la biographie était pratiquée
depuis longtemps', au moins depuis Isocrate et Xénophon et c'est
Aristote et son école qui en stimulèrent l'essor. Ses héros en étaient
aussi bien des souverains, de grands capitaines, des philosophes, des
orateurs. L'originalité de Plutarque est plutôt dans la manière dont il
conçoit son travail.
Il ne nous expose pas ses idées dans un préambule général, ou bien
alors nous l'avons perdu. C'est plutôt la succession des préfaces restantes
qui permet de voir qu'à mesure que se développait son oeuvre,
il prenait une conscience plus précise de ses mobiles et de son objectif,
peut-être sous l'effet d'une maturation intérieure, peut-être en
réponse à des objections amicales ou critiques, dont il nous reste quelques
traces. On a un peu le même sentiment qu'en face de la Comédie humaine
de Balzac, une oeuvre qui développe ses virtualités en se poursuivant.
Il faut sans doute évoquer d'abord le faux problème posé, même
du temps de Plutarque, par les historiens. On a depuis toujours reproché
à Plutarque de ne pas être historien. Mais loin de prétendre
l'être, il a toujours affirmé qu'il n'écrivait pas une histoire mais des
biographies en formulant soigneusement la spécificité de ce genre
dans la préface de la Vie d'Alexandre. « Écrivant dans ce livre la vie
du roi Alexandre et celle de César, qui abattit Pompée, nous ne
ferons d'autre préambule, en raison du grand nombre de faits que
comporte le sujet, que d'adresser une prière à nos lecteurs : nous leur
demandons de ne pas nous chercher chicane si, loin de rapporter en
détail et minutieusement toutes les actions célèbres de ces deux
hommes, nous abrégeons le récit de la plupart d'entre elles. En effet
nous n'écrivons pas des Histoires, mais des Vies. »
Paradoxalement, on l'a chicané sur ce qui est le plus louable chez
lui, c'est-à-dire le rappel de ses sources. Plutarque justement fournit
les références aux informations qu'il donne mais il choisit sa version
en fonction de critères qui ne sont pas ceux des historiens actuels : il
retient ce qui lui paraît s'intégrer à la cohérence du personnage qu'il
construit, illustrer le plus clairement le caractère qu'il lui prête. Il
dédaigne la chronologie, voire ne la respecte pas, parce que ce n'est
pas là son but. En revanche, il porte en lui une idée assez claire des
époques et des sociétés dans lesquelles se meuvent ses héros : le cinquième
siècle athénien, la Rome républicaine, l'ère d'Alexandre et
des Épigones, la période des guerres civiles, l'Orient et ses mirages.
On a trop peu remarqué combien son imagination historique était à
la fois nourrie et conséquente. Mais quelqu'un dont on ne saurait nier
la vocation d'historien l'avait senti, c'est Michelet, qui choisit Plutarque
comme sujet de thèse.
Au milieu de toutes ces qualités, de ces prédispositions et de ces
influences, le projet de Plutarque est d'un autre ordre. Après avoir
exposé qu'il écrit des Vies, il précise : « Nous n'écrivons pas des Histoires
mais des Vies et ce n'est pas surtout dans les actions les plus
éclatantes que se manifeste la vertu ou le vice. Souvent au contraire
un petit fait, un mot, une plaisanterie montrent mieux le caractère
que des combats qui font des millions de morts, que les batailles rangées
et les sièges les plus importants » (Vie d'Alexandre, I, 2).
Le mot « vie » ne doit pas nous abuser; il n'est pas l'équivalent de
notre mot « biographie ». Pas plus qu'il ne fait de l'histoire, Plutarque
ne fait de biographie historique et il le prouve assez par son dédain de
la chronologie. En effet, tous les termes qu'il emploie le confirment.
Bios c'est plutôt le « mode de vie », caractère et conduite; nous
sommes plutôt dans le portrait, comme le démontre la comparaison
qui suit : « Aussi, comme les peintres saisissent la ressemblance à partir
du visage et des traits de la physionomie, qui révèlent le caractère,
et se préoccupent fort peu des autres parties du corps, de même il
faut nous permettre de pénétrer de préférence dans les signes distinc-
tifs de l'âme et de représenter à l'aide de ces signes la vie de chaque
homme, en laissant à d'autres l'aspect grandiose des événements et
des guerres » (Vie d'Alexandre, I, 3).
Cette évocation de l'homme plutôt que de la biographie proprement dite,
elle est plus précise encore dans les Vies de Paul Emile et
Timoléon, 1, où Plutarque souligne le lien personnel qui l'attache à
son entreprise :
« Il est arrivé que j'ai commencé à écrire ces Vies pour faire plaisir à
des amis, mais c'est maintenant pour moi-même que je persévère dans
ce dessein et m'y complais. L'histoire est pour moi comme un miroir
fidèle dans lequel j'observe ces grands hommes pour tâcher de régler
ma vie et de la former sur le modèle de leurs vertus. M'occuper d'eux,
c'est, ce me semble, comme si j'habitais et vivais avec eux, lorsque
grâce à l'histoire recevant pour ainsi dire sous mon toit chacun d'eux
tour à tour et le gardant chez moi, je considère comme il fut grand et
beau, et lorsque je choisis parmi ses actions les plus importantes et les
plus belles à connaître. »
Rien ne tourne peut-être plus délibérément le dos à l'histoire,
même à l'histoire telle que la concevaient les anciens, que cette
manière de voir. En effet, c'est pour lui-même, c'est sur son théâtre
intérieur qu'il convoque les hommes illustres et l'histoire n'y joue que
le rôle d'un instrument. Plutarque agrandit le cercle déjà large de ses
amis et connaissances en recourant au passé : on a relevé à juste titre
que Plutarque emploie le mot philochorein pour qualifier la manière
dont il s'installe dans son entreprise, le même mot qu'il emploie pour
indiquer comment il s'est installé à Chéronée (Vie de Démosthène, 1).
C'est en effet une des modalités de son existence, la
manière dont il en a reculé les limites. C'est une appropriation
avouée et non une exploration ou une enquête.
Sans doute faudrait-il également relever tout ce que contient le
mot « miroir ». Il semble qu'ici nous passions carrément de l'histoire à
la morale. Il faut s'entendre : l'image du miroir, qui n'est pas isolée,
pourrait nous éclairer. Le miroir est ici à la fois le lieu de l'évocation
historique et celui où l'on se mire pour s'apprêter : les personnages y
sont reflétés grâce à l'histoire et ils y figurent sinon comme des
modèles, tout au moins comme des points de repère pour qui veut
régler sa vie. On distingue parfaitement ici le lien fort qui réunit en
une seule les intentions apparemment différentes de Plutarque.
Car les personnages de Plutarque ne sont pas des modèles. Rien
n'est plus faux que l'expression « un personnage à la Plutarque » ou
« un personnage de Plutarque ». Ils ne répondent pas à une norme
morale. Plutarque leur demande seulement d'avoir incarné fortement
un type humain. Il ne leur demande pas des leçons mais leur vie doit
être telle qu'on puisse en tirer des leçons. C'est pourquoi il recueille
dans une vie les traits qui font comprendre un caractère et une
conduite (Vie de Nicias, I, 5). On distingue le dessein sous-jacent
qui unit les Vies aux Moralia. Il reprend souvent les mêmes anecdotes
mais dans les traités elles viennent à l'appui d'une remarque
psychologique ou morale; dans les Vies les personnages sont présentés
au lecteur qui les « effeuille » en tirant les leçons de cette
expérience.
Il en découle plusieurs conséquences. La première c'est que rien ne
lui interdisait d'inverser l'éclairage et d'accepter dans sa galerie des
« méchants » pourvu qu'ils fussent « démonstratifs ». Dans la Vie de
Démétrios, Plutarque assure qu'ils seront comme les hilotes ivres de
la tradition spartiate, chargés de détourner les lecteurs du vice. I1 y a
peut-être un peu d'artifice dans cette argumentation et une logique
que Plutarque n'avoue pas : la séduction que pouvaient exercer sur le
conteur, sur l'amateur de curiosités psychologiques, des « cas ». En
effet ils ne sauraient être admis dans son intimité mais ils sont assez
intéressants pour qu'on les côtoie et qu'on les comprenne.
Une deuxième conséquence, troublante pour l'historien mais très
révélatrice à la fois de la philosophie et du sens artistique de Plutarque,
c'est sa manière de décrire son personnage, son caractère et
sa conduite. Dans la Vie de Cicéron (V, 3), il nous confie sa préoccupation
de ne pas laisser prévaloir les défauts dans les portraits qu'il
trace. Il accepte délibérément l'idée que sa mission n'est pas de présenter
une vérité toute crue mais de porter sur ces vies un éclairage
dans lequel les vices ne soient que des défaillances de la vertu. Tendresse,
idéalisme, hypocrisie? L'échappatoire est admirablement présentée
à la faveur d'une image : celle du portrait où l'on ne cache pas
les défauts, mais où l'on ne les fait pas ressortir. Ce n'est cependant
qu'une échappatoire mais on doit savoir gré à Plutarque de ne pas
nous avoir dissimulé son parti pris édifiant : il avoue que sa vérité
n'est pas celle de la réalité saisie sans précaution : elle est une vérité
utile au sein de laquelle, sans être dupe, on cherche des significations
plus hautes. ..."
Jean Schumacher
LLN, 9 août 2005 |