VIRGILE

Didon et Énée

 

Énéide IV, 331-361

 

NOTES COMPLÉMENTAIRES

texte


 

 

A. La réponse d'Énée

B. L'ingratitude d'Énée et le thème de la femme abandonnée

C. Le tragique malentendu d'un mariage non abouti

 

 

A. La réponse d'Énée

Dans sa réponse à Didon, Énée s’efforce de projeter toute son affectivité hors du temps présent, pour retrouver son statut de héros pius interrompu par les séductions actuelles de l’amour et de la sécurité, et concurrencé par ses obligations présentes d’hôte.

1. v. 333-340 : « Je reconnais tes bienfaits, mais il y a entre nous un grand malentendu ». Ces vers font référence au présent : en 7 vers, Énée s'établit laborieusement dans le présent où il ne peut pas ignorer tout le bien dont il est redevable à Didon, mais où il doit aussi avouer qu’il ne peut pas lui rendre la pareille. Avec le cynisme en moins, c’est l’attitude du séducteur qui a pleinement profité des avantages de la femme qui l’a accueilli, mais qui renonce à se lier plus avant : « Pour moi, il n’y a jamais eu mariage ». En d’autres termes, « Tu n’as été qu’une aventure dans mon existence. Merci, mais maintenant laisse moi continuer ma vie »,… dont certes Énée n’est pas maître. Nonobstant leur sincérité, ces premiers mots d’Énée nous apparaissent bien maladroits. Même s’il commence sa réponse en rappelant le lien qui l’unit à Didon (ego/te), le mode de son propos est surtout négatif : « Je ne nierai pas tes bienfaits, je n’aurai pas honte de me souvenir, je n’ai pas voulu partir en voleur, je ne suis pas venu ici pour m’engager dans les liens du mariage. » D’autre part, il réduit les reproches de Didon à un « litige » juridique (pro re) qu’il croit pouvoir résoudre à coups de dénis, d’appels à la pietas, sinon de mensonges : « Je n’ai pas voulu dissimuler (mais v. 290-291), je n’ai pris aucun engagement conjugal à ton égard » ; sans doute, mais hic et nunc, Énée a bien du mal à éloigner de lui l’image avilissante du séducteur.

2. v. 340-345 : Énée se réfugie ensuite dans le passé et dans ses impératifs sécurisants. L’exaltation du héros monte au souvenir de Troie et des siens : « S’il ne tenait qu’à moi, je serais toujours à Troie. » Énée n’est pas responsable de ce qui lui arrive et il aurait préféré rester prisonnier de son passé où la pietas l’appelait à s’occuper des reliques des siens, comme si cette explication pouvait apaiser une femme convaincue de l’infidélité de son amant.

3. v. 345-360 : après les regrets d’un passé irréversible, Énée se tourne brusquement vers l’avenir dans un grand mouvement exalté sinon théâtral : « La grande Italie m’appelle désormais ; je me dois à mes devoirs de fils, de père et à l’ordre des dieux. » Ici encore, la pietas vient à la rescousse du héros qui lui sacrifie ses obligations d’hôte.

4. v. 360-361 : brève conclusion qui revient au présent douloureux et à ses contradictions : « Je pars, mais c’est contre mon gré », ce que Didon peut difficilement accepter après l’enthousiasme visionnaire dont elle vient d’être le témoin. Dans ce dernier vers inachevé, tout ce qui a été dit est rappelé : l’Italie du futur, la douleur du présent, la résolution passée, un instant oubliée. L’homme et le héros se rejoignent dans ces quatre mots : le héros qui poursuit fièrement sa mission, l’homme qui en mesure tous les renoncements.

 

B. L'ingratitude d'Énée et le thème de la femme abandonnée

 

Jusqu'ici, Virgile a respecté tous les points d’un schéma mythique et narratif bien connu depuis les trahisons de Médée ou d’Ariane, respectivement par Jason et Thésée. On a, du reste, souvent observé qu’en maints endroits les propos désespérés de Didon à Énée s’inspiraient directement des plaintes d’Ariane dans le carmen 64 de Catulle. Comme Thésée ou Jason, Énée a été secouru par une femme qui a renoncé pour lui à un idéal de dignité sinon à ses devoirs familiaux et civiques ; il l’a aimée et il l’abandonne à un sort très largement inférieur à celui qu’elle avait avant son aventure. Cela étant, à ce dernier stade, Virgile ne veut pas infliger à Énée le caractère odieux d'un Thésée, abandonnant Ariane sur une île déserte sans la prévenir, ou d'un Jason, condamnant Médée à un exil impossible. Énée tente, certes en vain et maladroitement, de convaincre Didon qu’il n’a pas voulu lui dissimuler son départ ; par ailleurs, il ne prive pas Didon de son royaume, même si le pouvoir de la reine est désormais fragilisé de l’intérieur et de l’extérieur.

L'ingratitude d'Énée est traitée en référence au code romain de la bienveillance dont Sénèque nous a laissé une description dans son traité Sur les bienfaits (de beneficiis). À Rome, le devoir de reconnaissance relève non seulement de la vie morale et des relations de bonne compagnie, mais aussi de la vie politique. Le code qui l’organise prévoit un vocabulaire spécifique et un rituel qui le met en œuvre. Quelqu’un prend d’abord l’initiative d’un service qui implique un devoir de reconnaissance : promereri (v. 335). Recevoir ce bienfait de bon cœur, c’est déjà manifester sa reconnaissance, car le principe du bienfait est de ne pas chercher un paiement en retour. Énée était bien dans ces dispositions au moment où il a accepté la générosité de Didon : sans être en mesure de lui rendre un bien équivalent, il lui a fait cadeau d’objets arrachés aux ruines de Troie (I, 643 sq). Agere gratiam, cette première étape suffit à payer la dette de reconnaissance, même si elle ne dispense pas de s’en acquitter plus loin dès lors que l’on en est capable. Cette reconnaissance immédiate est suffisante pour ne pas encourir l’accusation d’ingratitude et le bienfaiteur ne doit pas demander plus que ce sentiment d’affection. Pour autant, même sous cette forme minimale, la reconnaissance implique nécessairement le souvenir : Ingratus est, qui beneficium accepisse se negat, quod accepit: ingratus est, qui dissimulat : ingratus, qui non reddit : ingratissimus omnium, qui oblitus est (Sen., ben. III, 1, 3 ; cf. Qvint., VII, 4, 37 : Ingratus est enim qui negat). Habere gratiam atteste cette démarche plus permanente et plus profonde où l’on garde la gratitude au fond de son cœur. Reddere gratiam manifeste, enfin, la reconnaissance de manière active lorsque le bénéficiaire s’acquitte d’un service réciproque. Mais, moins encore que les autres étapes, le bienfaiteur ne peut exiger que son débiteur s’acquitte de cette réciprocité ; il arrive souvent qu’il n’en a pas les moyens, notamment lorsque le bienfait lui vient de quelqu’un plus puissant ou plus riche que lui.

En l’occurrence, Énée connaît les exigences de ce code. Il affirme sa reconnaissance avec force et sans équivoque et Didon ne peut pas ne pas constater la droiture de ses sentiments qu’il complète par la promesse d’un souvenir impérissable : non seulement Énée « ne nie » pas les bienfaits dont il est redevable, il les reçoit avec la plus grande bienveillance et il affirme avec emphase qu’il ne les oubliera jamais. En revanche, il ne peut pas s’acquitter du dernier point : reddere gratiam, qui se heurte à des exigences supérieures. Énée n’a pas payé en retour, mais rien ne l’y obligeait sinon un surcroît facultatif de reconnaissance. La sensibilité d’Énée en souffre, mais sa conscience est en paix ; c’est le moyen qu’a trouvé Virgile pour ne pas réduire son héros au niveau d’un vil séducteur. Conformément à ce code de bonne conduite, Didon devait se contenter des déclarations d’Énée et accepter que la dette d’honneur ne fût pas entièrement acquittée. Du reste, elle a déjà elle-même enfreint une règle importante de ce code en énumérant personnellement les bienfaits dont Énée lui est redevable (v. 317-318) et elle recommencera bientôt de manière plus insistante et moins discrète (v. 373-375) ; en effet, un bienfaiteur fait preuve d’indélicatesse lorsqu’il rappelle tout le bien qu’on lui doit, car c’est une manière d’exiger indûment qu’on le lui rende : Qui admonet, repetit (Sen., ben. II, 11, 2). La bienséance exige que l’on oublie à l’instant ce que l’on a donné et que l’on n’oublie jamais ce que l’on a reçu. De ce point de vue, les propos d’Énée aux v. 333-334 sont peut-être une allusion peu aimable à ce que Didon a déjà commencé à faire, mais aussi un mauvais conseil qu’elle s’empresse de suivre en des vers que Sénèque désapprouvera explicitement en ben. VII, 25, 2.

 

C. Le tragique malentendu d'un mariage non abouti

 

Voir aussi l'article de V. Marin.

La question du coniugium est au cœur de l’incompréhension qui sépare les deux amants. Didon se croit mariée à Énée ; Énée refuse ce statut. Dès le v. 316, Didon avait mis cette question en avant en un vers inspiré de Catulle, carm. LXIV, 141, où le participe inceptos avait remplacé optatos de Catulle : cf. Verg., per conubia nostra, per inceptos hymenaeos, et Catvll., sed conubia laeta, sed optatos hymenaeos. Mariage naturellement « souhaité » par Ariane, mais que le séducteur lui a refusé ; mariage « commencé » pour Didon depuis la scène de la grotte, mais à la réalité duquel Énée ne veut pas souscrire. C’est dans ce contexte qu’il faut aussi placer le désir maternel de Didon : l’enfant aurait été l’aboutissement de ce mariage qu’Énée aurait été obligé de reconnaître comme tel. Dès le chant I, Virgile a souligné la force de ce désir, puisque c’est l’enfant Ascagne-Cupidon qui déclenche la folie amoureuse de la reine ; au début du chant IV, Anna libère sa sœur de ses scrupules en faisant appel aux dulces nati qu’elle pourrait avoir avec Énée ; au moment de la séparation, le regret de l'enfant qu'elle n'a pas continue de la hanter, car, cette absence est, en quelque sorte, le signe d’un mariage qui n’a pas été consommé ou, en tout cas, d’un mariage qui a échoué, même si, de son point de vue, il y a bien eu cérémonie de mariage.

En revanche, Énée ne s’estime pas marié. Contre cet engagement, il développe même l’argument de l’enfant dont il est le père, mais dont Didon n’est pas la mère et au destin duquel elle s’oppose en voulant retenir Énée à Carthage. Énée n’a-t-il alors pas vu les divinités présentes dans la grotte où il s’est uni à Didon ? C’est sans doute le nœud de tout le débat. Lorsque Vénus et Junon se sont accordées sur le scénario de cet « hyménée », Virgile a ajouté que Vénus a « ri à l’invention de ces ruses » (v. 127-128), comme si elle faisait une restriction mentale à l’alliance ponctuelle qu’elle venait de conclure avec sa rivale Junon. Au chant II, pour persuader Énée qu’il n’y avait plus rien à faire pour sauver Troie des flammes, Vénus avait ouvert les yeux de son fils sur la complicité des dieux dans la destruction de la cité ; normalement refusée au regard humain, la vision de l’œuvre criminelle des dieux était alors apparue clairement à Énée dans la transparence de la folie meurtrière des hommes. Ne peut-on pas imaginer une situation similaire dans la grotte où Didon et Énée se sont unis ? Junon a pu ouvrir les yeux de Didon, sa protégée, sur la présence réelle des divinités pour lui confirmer la légitimité conjugale de cette union ; en revanche, Vénus, qui savait que ce séjour à Carthage n'était qu'une parenthèse dans le voyage d’Énée et qui voulait épargner d'inutiles souffrances d'amour à son fils, a pu laisser Énée dans l’ignorance de cette présence des dieux et donc des implications officielles de son acte. Didon a vu et sait ; Énée n’a rien vu et ne sait pas. Sans doute le héros ne sort-il pas grandi de cet épisode qu’il n’a même pas l’élégance de rappeler ou de regretter, mais, s’il a pu être coupable de légèreté, on peut le décharger du reproche d’hypocrisie ou d’infidélité : en l’occurrence, elles sont moins le fait de l’homme que celui des dieux, en particulier de Vénus qui s’est amusée ici de sa rivale Junon, au détriment d’une mortelle condamnée à mourir d’amour.

 

Responsable académique : Paul-Augustin Deproost
Analyse : Jean Schumacher
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Dernière mise à jour : 24 février 2016