Horace, Ode I, 4
Au fil du texte
Soluitur acris hiems grata uice ueris et Fauoni
2 trahuntque siccas machinae carinas,
ac neque iam stabulis gaudet pecus aut arator igni
4 nec prata canis albicant pruinis.5 Iam Cytherea choros ducit Venus imminente Luna
6 iunctaeque Nymphis Gratiae decentes
7 alterno terram quatiunt pede, dum grauis Cyclopum
Volcanus ardens uisit officinas.Nunc decet aut uiridi nitidum caput impedire myrto
10 aut flore, terrae quem ferunt solutae ;
nunc et in umbrosis Fauno decet immolare lucis,
seu poscat agna siue malit haedo.13 Pallida Mors aequo pulsat pede pauperum tabernas
regumque turris. O beate Sesti,
15 uitae summa breuis spem nos uetat inchoare longam.
Iam te premet nox fabulaeque Maneset domus exilis Plutonia, quo simul mearis,
18 nec regna uini sortiere talis
nec tenerum Lycidan mirabere, quo calet iuuentus
20 nunc omnis et mox uirgines tepebunt.
soluitur : mise en valeur du verbe en tête de vers et de poème, pour évoquer ce que l'hiver avait de figé, de serré. On entend plus qu'on ne voit disparaître l'hiver. Il reste un rien de dureté dans le premier hémistiche : sons [r] + gutturales dans soluitur acris + hiatus interne de hiems, mais cette dureté s'évanouit dans la seconde partie du vers avec l'allitération des [u] semi-voyelles, où le poète évoque le zéphyr par des sonorités molles et onctueuses : douceur gustative des souffles printaniers et parfumés : uice ueris et Fauoni. Le mot soluitur est repris au v. 10 dans terrae solutae, signifiant aussi l'amollissement de la terre durcie et raidie par l'hiver. Le dernier mot du poème lui fait aussi écho en évoquant le mollissement ou la douce chaleur de l'amour qui envahira bientôt les jeunes filles pour le beau Lycidas. L'image du printemps apparaît plusieurs fois dans les odes d'Horace (voir aussi IV, 7 et IV, 12). Horace semble se souvenir ici des premiers vers de l'invocation à Vénus qui ouvre le poème de Lucrèce (I, 1-16).
Fauoni : Fauonius est le nom latin pour le Zéphyr : vent d'ouest qui commence à souffler au début du printemps, en février pour les Romains. Vent qui favorise la reprise de la végétation.
v. 2 : après la musique verbale du premier vers, le deuxième vers introduit des précisions plastiques, des éléments visuels. Il décrit d'abord l'effervescence sur le rivage : par rapport à la suavité du premier vers, c'est une sorte de cacophonie de tous les treuils, rendue par l'insistance sur les gutturales et l'accumulation des voyelles [a].
v. 4 : Horace nous ramène à la pensée de l'hiver, mais pour évoquer négativement quelque chose qui indique que l'hiver est fini. Sonorités claires : jeu des [a] et [i] mêlés sous les accents du vers et en homéotéleutes.
v. 5 : c'en est fini pour la description proprement dite du printemps. La deuxième strophe évoque une sorte de carnaval champêtre. Au tableau "nature" de la première strophe succède un spectacle peuplé de personnages mythologiques issus des trois étages terrestres: le ciel (la Lune), la terre (Vénus et son cortège), les sous-sols (Vulcain, qui cédera bientôt la place à Pluton pour évoquer la mort).
Cytherea : désigne la Vénus grecque, Aphrodite, déesse du printemps, de la végétation naissante, de la beauté. Elle avait un sanctuaire fameux dans l'île de Cythère (au sud-est du Péloponnèse). Vénus apparaît ici dans toute sa grâce et sa légèreté: elle conduit le bal au clair de lune, en une farandole qui fait penser à une sorte de "Songe d'une nuit de printemps".
imminente : le double sens du verbe s'applique particulièrement bien à la Lune. Elle est bien sûr "suspendue" dans le ciel, mais elle est aussi une déesse (Selènè en grec) et on peut penser qu'à ce titre elle "est jalouse" de ce qui se passe sur terre: rivée en permanence dans son ciel, elle ne peut pas rejoindre le bal de Vénus; de plus, celui avec lequel elle voulait danser, le bel adolescent Eudymion, ne peut pas danser: c'est un bel endormi qui a reçu l'immortalité en échange d'un sommeil perpétuel. Horace nous introduit ici dans le monde frivole des potins et des regrets mythologiques.
v. 6 : puis apparaît le cortège normal de Vénus : celui des Nymphes et des Grâces. Les Grâces (Gratiae) ou Charites en grec sont les déesses de la végétation, les servantes et les suivantes des dieux. Elles sont traditionnellement trois (Euphrosyne, Thalie, Aglaé). La tradition mythologique varie très fort à propos de l'identité de leur mère, mais elle est unanime pour en faire des filles de Zeus. Les Grâces ont pour fonction de présider à la bonne humeur, aux réjouissances, aux bienfaits, aux festins, aux fêtes, à tout ce qui est attrayant, à toute distraction. Les Nymphes (Nymphae) sont des personnifications divines de réalités naturelles comme les rivières, les arbres, les montagnes (voir I, 1).
v. 7 : ce vers est lui aussi emporté par la magie sonore. Le début du vers est marqué par des allitérations de dentales pour marquer la cadence des pieds qui battent le sol, et par un lourd rythme spondaïque : c'est le seul vers du poème qui commence par 5 syllabes longues. La rupture entre les deux hémistiches du v. 7 est d'autant plus contrastée qu'elle oppose la légèreté de la danse terrestre de Vénus et son cortège, et les sous-sols de l'Etna, où Vulcain souffle et sue à passer en revue les forges de ses énormes et laids ouvriers.
Les Cyclopes (Cyclops, opis; Cyclopes, opum) sont les forgerons des dieux, qui fabriquent notamment les foudres de Zeus, au fond du cratère de l'Etna, en Sicile. Leur activité redouble au printemps, au moment où les orages et la foudre sont de retour. Selon une tradition plus ancienne, notamment attestée chez Homère et reprise par Virgile, ils sont aussi un peuple de pasteurs anthropophages, énormes, à l'œil unique.
Vulcain (Volcanus, i) est le patron des Cyclopes, mais il est aussi l'époux de Vénus. Boiteux et suant, tout occupé au travail de ses forges, il ne peut surveiller sa femme qui recueille les succès de son bal printanier. De toute manière, son handicap lui interdit de danser sans être ridicule, et il préfère sans doute oublier tout cela en se grisant à son ouvrage dans des ateliers surchauffés.
ardens : Vulcain est doublement ardens : "brûlant, étincelant", à cause de la chaleur des forges, mais aussi peut-être parce que la Vénus qui s'amuse si bien au bal et en récolte les succès de la reine du bal est sa propre femme. L'hypallage pour ardentes officinas se double d'un sens figuré de "jaloux". La strophe serait ainsi traversée par une double jalousie contre Vénus : celle de la Lune et celle de son mari, Vulcain, toutes les deux exprimées de façon ambiguë et dans une forme au participe présent.
uisit : plusieurs manuscrits ont une variante urit, paléographiquement plausible. Rien ne permet de trancher entre les deux leçons : urit est peut-être plus imagé (Vulcain "met le feu, embrase" ses ateliers), mais uisit pourrait évoquer la "promenade" lourde et souterraine de Vulcain dans ses forges, qui répondrait à la danse légère de Vénus et de son cortège sur la terre.
myrto: le myrte est une plante consacrée à Vénus et figure ici une allusion à l'amour: se couronner du myrte c'est rendre l'hommage qui se doit à Vénus. La strophe centrale évoque la double urgence qu'impose le retour du printemps: l'amour et le sacrifice à Faunus.
Faunus: (< fauere): divinité très antique qui symbolise toutes les forces bienfaisantes en l'honneur des paysans; divinité pastorale assimilée au dieu Pan des Grecs. Au début du printemps, on lui immolait des chèvres ou des boucs. Horace est prudent et superstitieux: Faunus est un dieu dangereux pour les cultivateurs qui ne l'honorent pas, car il passait pour provoquer des paniques dans les troupeaux, qui se précipitaient dans les rivières, les ravins ou les précipices. Or Horace est un fermier amateur qui tient à son bétail. Il est donc naturel qu'il pense à ce dieu capricieux. D'autre part, le dieu Pan est l'époux de la Lune qui ne sait pas danser: Pan est introduit là pour attiser la jalousie de la Lune vis-à-vis de Vénus qui dansera sans doute avec son mari. Avec Vulcain, la Lune représente le couple abandonné et laissé pour compte par leur conjoint respectif.
À partir du v. 13 se développe, dans les strophes 4 et 5, un climat très différent, sardonique et macabre. La pensée du plaisir est brusquement obscurcie par l'idée de la mort, le néant s'ouvre sous les pas. Le spectacle continue, mais sur un autre ton, celui d'une danse macabre (aequo pulsat pede). Le poète sonorise le coup de pied impatient de la Mort dans la porte par les allitérations en /p/: pulsat pede pauperum.
aequo : la mort est équitable: elle s'en prend indistinctement aux riches et aux pauvres; elle ne tient aucun compte des différences sociales. La mort est un thème qui obsède Horace, mais dont il parle, finalement, avec une sorte de dégagement à courte vue qui n'hésite pas à recourir aux poncifs. On ne trouve pas chez lui les grandes pensées des poètes épiques ou tragiques sur la mort. Il en parle plus volontiers avec une relative bonhomie, comme ici: nox, fabulae Manes, domus exilis Plutonia. La mort est une "nuit"; mais la Nuit est aussi l'alliée de la Lune et rejoint donc le monde carnavalesque des dieux de la deuxième strophe; les "Mânes" ne sont que de distrayantes "fables" et la "demeure inconsistante de Pluton" est fort éloignée de l'univers fantastique que l'on peut trouver dans les grands vers du chant VI de l'Énéide (voir e.g. les fameux vers Aen. VI, 268 sq: Ibant obscuri sola sub nocte per umbram / perque domos Ditis uacuas et inania regna). Peut-on croire ici au sérieux d'une "pensée sur la mort"? Sans doute, mais pas à fleur de peau comme chez Virgile. L'angoisse de la mort et du temps qui passe est bien présente chez Horace, mais, comme on le voit dans l'ode à Thaliarque (I, 9), ces peurs sont du ressort des dieux et les hommes n'y peuvent rien: la meilleure façon de conjurer ces ennemis est de prendre la juste mesure de la seule réalité qui est du ressort de l'homme: le temps présent. Il faut se contenter de l'immédiat, de ce qui vient, et éviter de faire des projets trop ambitieux sur l'avenir: les adverbes iam et mox le rappelleront bientôt.
beate : cette épithète au vocatif a un sens concessif: ="bien que tu sois heureux, quelque heureux que tu sois, souviens-toi que…" Cette apostrophe à Sestius, le dédicataire de l'ode, n'est pas innocente, comme je l'expliquerai dans l'analyse du poème. Beatus est habituellement utilisé pour signifier le bonheur de personnes comblées par les richesses matérielles: "comblé de tous les biens, riche, opulent".
domus exilis Plutonia: ce sont des ombres qui vivent aux enfers et non des corps dotés de matérialité. Cette expression forme sans doute un jeu de mots oxymorique puisque Pluton signifie par son nom grec "le Riche" (ploûtos, Ploútôn, riche de tous les habitants de son royaume, qui est évidemment le plus peuplé de tous puisque toutes les âmes s'y rendent un jour ou l'autre) (cfr. lat. Dis, Ditis, abrègement de diues, diuitis): riche en âmes, qui sont autant d'ombres, le royaume des morts nous apparaît inconsistant et vide.
v. 18 : on tirait par le sort, au jeu de dés, le roi du festin (arbiter bibendi, magister bibendi, rex conuiuii), chargé de diriger les conversations pendant le repas, d'inviter les convives à boire et à manger, et de fixer par avance le nombre de coupes à boire, la proportion de vin et d'eau, etc.: pour ceux qui refusaient de boire, il prononçait la formule rituelle: "aut bibe, aut abi". Le convive qui faisait aux dés le coup de Vénus était élu. Ce coup était obtenu quand les 4 dés amenaient quatre nombres différents, soit 1, 3, 4, 6: ronds de deux côtés, les tali n'étaient marqués que sur 4 faces, et il n'y avait ni 2 ni 5; en revanche, les tesserae étaient marquées des six côtés.
tepebunt : fait écho à calet du vers précédent et à soluitur qui ouvre le poème.
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