ÂGE D'OR ET SOCIÉTÉS IDÉALES

 

« Il est arrivé, le dernier âge prédit par la prophétie de Cumes ;
voici que renaît, en son intégrité, le grand ordre des siècles ; ...
Sur le monde entier surgira la race d’or. »

(Virgile, Bucoliques, IV, 3-5)

« Appelée Utopie par les anciens pour mon isolement,
maintenant émule de la cité de Platon,
peut-être l'emportant sur elle — car ce qu'avec des lettres
elle dessina, moi seule je l'ai montré
avec des hommes, des ressources et d'excellentes lois —
Eutopie, à bon droit, c'est le nom que l'on me doit.. »

(Thomas More, Utopia : sizain d'Anémolius)

 

Liminaire : les constantes des deux mythes

 

Le cours de cette année s'intéresse donc à deux mythes à la fois proches et distincts, ancrés au plus profond de la pensée humaine: le mythe de l'âge d'or et le mythe de la société idéale. « Une carte du monde qui n'incluerait pas l'Utopie n'est pas digne d'un regard, car elle écarte le seul pays auquel l'Humanité sans cesse aborde » (Oscar Wilde) / « C'était mieux avant » (Sagesse populaire). Au cœur de ces deux mythe apparaissent, en effet, deux questions sur lesquelles s'interrogent les hommes depuis qu'ils existent : la question du bonheur et la question du temps. Le bonheur est-il possible ? quand est-il possible ? Et aussitôt vient se greffer une troisième question, corollaire et tout aussi existentielle : où est-il possible ? « Explique-moi, papa, c'est quand qu'on va où ? », chante Renaud, laissant entendre qu'il existe effectivement un temps et un lieu étroitement liés, inconnus mais perdus ou attendus, à l'abri des contrariétés de la vie quotidienne. Ce serait une manière d'introduire les mythes qui nous occuperont cette année. Pour autant, si les mythes de l'âge d'or et de la société idéale sont anciens et enracinés au plus profond de l'esprit humain, si les Grecs ont dessiné les premiers traits de leur typologie, c'est Rome qui a donné son nom au premier : tempus aureum, si l'on écoute Horace (epod. XVI, 24), ou, mieux encore, aurea aetas, selon le texte fameux du début des Métamorphoses d'Ovide (met. I, 89), et c'est Thomas More, au XVIe siècle, qui a donné son nom au deuxième Utopia.

 

I. Le bonheur et le temps

Si l'homme a toujours eu le pressentiment que ces deux notions sont intimement liées, car il ne peut y avoir de vrai bonheur sans une certaine durée, l'expérience lui montre aussi qu'elles apparaissent souvent contradictoires. Le bonheur est quelque chose d'extraordinairement fragile, perpétuellement remis en question et donc toujours menacé par le flux du temps qui passe. Comme le disaient déjà les Grecs, on ne peut parler du bonheur de quelqu'un avant qu'il soit mort. Quand on parle de l'âge d'or, il ne s'agit donc pas de n'importe quel temps ; ce n'est pas le temps de l'expérience humaine, c'est un temps qui n'existe plus, qui n'existe pas encore, ou qui n'existe pas là où nous sommes. Fondamentalement, c'est un temps arrêté, un temps « hors du temps », un temps immobile, même si les hommes de ce temps sont loin d'être inactifs. Les Grecs disaient que c'est le temps « où les hommes parlaient aux dieux ». La formule est belle, mais nous verrons qu'il faudra peut-être en modifier le temps du verbe. Certes, dans les premières traditions littéraires ou religieuses, sumériennes, égyptiennes, sémitiques, le mythe de l'âge d'or est au départ un mythe d'origine, un mythe de genèse rattaché à la geste d'un grand dieu ; nonobstant ses spécificités, le paradis biblique est l'un de ces « premiers matins du monde » où l'homme parlait à Dieu, jusque dans les promenades qu'ils faisaient ensemble dans le premier jardin. Mais dans son histoire – si l'on peut dire – et ses permanences, le mythe de l'âge d'or s'est aussi ouvert à d'autres temps, tout aussi insaisissables : les temps de l'accomplissement, les temps eschatologiques ou messianiques, « les temps où l'homme parlera aux dieux », en incluant, notamment depuis sa réception romaine, une dimension politique, notamment perceptible dans tous les projets révolutionnaires : à cet égard, les utopies relèvent bien d'une actualisation du mythe de l'âge d'or.

 

II. Le bonheur et l'espace

Le temps de l'âge d'or est un temps hors du temps ; le lieu où il se manifeste ne peut être alors qu'un non-lieu, ou, à tout le moins, un ailleurs, loin de tout espace ordinaire et commun: on rejoint là le mythe de la société idéale qui ne peut se réaliser dans aucune cité existante. Cela étant, l'âge d'or n'est pas un non-lieu au sens de l'utopie, car celle-ci est fondée sur un ordre politique, une certaine manière d'organiser la société des hommes, en clair un « projet de société », alors que l'âge d'or est un « état de vie » de société. De ce point de vue, le mythe de l'âge d'or serait même une inversion du mythe de l'utopie ; car, au contraire de l'ordre utopique, l'âge d'or affranchit les hommes des lois, des institutions, des rapports sociaux ; il les rend à une forme de chaos originel, d'ensauvagement primitif, où le bonheur est dans la fusion des hommes avec une nature entièrement pacifiée, indépendamment de toutes les prescriptions ou hiérarchies qu'impose la vie en société, qu'elle soit humaine ou animale. Ce sont les « cieux nouveaux et la terre nouvelle » annoncés par le prophète Isaïe, où « le loup et l'agneau iront paître ensemble, le lion mangera de la paille comme le bœuf et le serpent se nourrira de poussière » (Is 65, 25). L'espace de l'âge d'or n'est pas une ville construite de main d'homme, mais un lieu idyllique de « bonne sauvagerie », campagne d'Arcadie ou plage de rêve, que l'homme n'a précisément ni transformé ni bâti ; l'homme y vit à l'extérieur, entièrement nu, débarrassé des vêtements qui marquent les différences sociales, en toute égalité et en parfaite consonance avec son environnement naturel. Le mythe de l'âge d'or postule l'utopie parce qu'il se réalise dans des lieux de bonheur irréductibles à notre expérience immédiate ; le mythe de l'âge d'or a même nourri tous les projets utopiques d'une certaine conception du bonheur ; mais il s'en distingue précisément et radicalement par l'absence de toute idée de projet. L'homme de l'âge d'or n'a pas de projet de vie ; il se contente de vivre, d'aimer, de danser, au sein d'une nature qui ne lui impose que son harmonie, sa luxuriance et son éternel printemps, parfois derrière un mur qui le sépare des constructions humaines, comme dans cette célèbre toile de Lucas Cranach (1530). En revanche, l'utopie est, fondamentalement et dès ses origines antiques, un « projet » politique et social.

 

III. Les constantes du bonheur

 

1. En âge d'or

Trois traits majeurs fondent le « bonheur » de l'âge d'or. En âge d'or, ils sont tous liés peu ou prou à l'action de la divinité qui en garantit la permanence, à tel point qu'un dieu donne souvent son nom aux variantes locales du mythe : l'âge d'or est l'âge de Rê ou d'Isis, en Égypte ; l'âge de Cronos en Grèce ; l'âge de Saturne à Rome.

a. La paix

Tout d'abord, la paix, entendue non pas comme un état de non-guerre ou comme le résultat d'un traité de non-agression conclu entre deux peuples, mais comme une alliance naturelle entre les dieux, les hommes et les choses, fondée sur des relations qui ignorent toute forme de violence. La paix de l'âge d'or n'est pas la paix qu'établissent les lois des hommes, celles que les Romains appellent leges, et qui sont issues des manières de vivre en société, variables et diverses selon les temps et les conjonctures. La paix de l'âge d'or est d'origine divine ; elle est un foedus, une alliance primordiale, qui s'impose naturellement ou « divinement » entre les hommes et leur environnement au sein d'un univers parfaitement cloisonné où chaque être a sa place, sans mélange et sans contestation. Cette paix originelle crée ainsi une unité parfaitement harmonieuse de l'ordre du monde, elle crée précisément un « univers », au sens étymologique et fondamental du terme, un monde « tourné dans une seule direction » (uni-uersus), où l'humain et le divin vivent en complète intelligence, loin de toutes les ruptures induites par les « transgressions » ultérieures. Les habitants de l'âge d'or ignorent, en effet, toute velléité d'aller là où l'on ne doit pas, comme les Argonautes qui les premiers oseront mettre un bateau à la mer interdite aux hommes, d'être ce que l'on n'est pas, comme Adam et Ève à qui le serpent promet d'être « comme des dieux », ou encore de posséder ce qui n'est pas à soi, comme Prométhée qui s'empare du feu divin. Chez Prométhée et les Argonautes, la transgression a été un progrès technique qui a permis aux hommes de se libérer de la domination des dieux ; chez Adam et Ève, ce fut l'accès à une connaissance interdite, qui leur a été soufflée par le serpent tentateur. Avec ce paradoxe que toutes ces transgressions ont été nécessaires, et donc qu'il a fallu renoncer à l'âge d'or, pour que l'homme progresse en civilisation, sinon même en humanité, en ce compris la « nécessaire faute » d'Adam qui lui a mérité l'avènement d'une rédemption plus grande que son bonheur originel. C'est toute la question du battement « nature/culture » qui traverse la pensée humaine depuis l'origine. Tributaire d'une conception cyclique du temps, qui s'écoule de la paix de l'âge d'or aux destructions de l'âge de fer, la pensée antique a eu beaucoup de peine à dépasser ce paradoxe ; en revanche, en donnant au temps une orientation linéaire, la pensée judéo-chrétienne charge le mythe d'une espérance nouvelle, car la paix des premiers temps y devient l'annonce d'une paix supérieure qui se réalisera dans les temps messianiques. Pour ce qui est des marques de la non-violence caractéristique de ce premier âge, je n'en retiendrai ici qu'une seule, qui est plus ou moins récurrente dans toutes les versions du mythe : le végétarisme, où l'homme consomme une nourriture qui lui est offerte par la nature, sans devoir verser le sang.

b. L'abondance

Car un deuxième trait majeur du mythe est celui de l'abondance. Mais ici encore, il s'agit d'une abondance naturelle, spontanée, et non pas produite par l'homme, une abondance « miraculeuse » qui manifeste la présence de la divinité dans le monde. C'est l'image du jardin, de l'île, de l'oasis, qui représente la fertilité de la terre sous forme de fruits, fleurs, arbres et plantes, à proximité des sources et des eaux vives. Le Jardin d'Éden, que la version vulgate de la Genèse appelle le « jardin de volupté » (paradisus uoluptatis), est sans doute la représentation la plus forte de ce trait ; elle est reprise par Isaïe dans sa prophétie de la Jérusalem future, au début du chapitre 55, ou par le prophète Ézéchiel dans sa vision des temps messianiques (Ez 36, 28-30). Chez Virgile, l'Italie entendue comme « terre de Saturne » (Saturnia tellus) inscrit géographiquement ce trait dans une terre dont l'idéologie impériale fera le lieu de l'abondance universelle. Cette forme d'abondance exclut un travail de l'homme sur la terre, car ce travail l'abîmerait ou la blesserait, selon des images qui expriment souvent l'invention de l'agriculture dans les textes anciens. Car au même titre que le couteau et l'épée, qui tuent ou blessent, la charrue « fait souffrir » la terre et appartient au répertoire des outils de mort, fabriqués dans le fer qui caractérise le dernier âge. Dans l'âge d'or, l'homme cultive la terre, mais en parfaite harmonie avec elle ; il en recueille les fruits et il aide la terre à les produire, mais sans peser sur elle ni l'ouvrir en des labours qui la sillonnent comme autant de déchirures. Comme la navigation ou la maîtrise du feu, l'agriculture est un progrès technique qui permet à l'homme de s'affranchir des seules règles naturelles ; en l'occurrence, elle lui permet de transformer la terre, de se substituer à la générosité naturelle pour produire une autre abondance, non plus d'origine divine mais humaine, et à ce titre elle est ignorée des hommes du premier âge.

c. La justice

La troisième marque caractéristique de l'âge d'or a trait aux relations entre les êtres qui le peuplent. Pour qu'elle puisse être vécue harmonieusement, la hiérarchie naturelle entre les êtres implique que ces relations s'exercent sur le mode de la justice, car elle est la vertu qui définit l'équilibre des rapports humains et le respect des droits de chacun à l'intérieur des communautés. Mais ici encore, la justice de l'âge d'or n'est pas une justice humaine, qui protège les droits de l'un « contre » l'autre ; il s'agit d'une justice d'origine divine, inspirée de la structure du cosmos et de la nature, où chaque élément se trouve à sa place, y joue le rôle qu'il doit jouer et mérite le respect qui lui est dû à ce titre. Ce trait est sans doute celui qui a le plus contribué à la politisation du mythe de l'âge d'or, car il postule l'exigence d'un « prince » ou à tout le moins d'une instance dirigeante qui organise cette justice au milieu de son peuple. Au départ, roi-dieu, jusque dans l'utopie de Thomas More où le roi Utopos appartient encore à la lignée des princes mythiques, le gouvernant de l'âge d'or portait en lui tous les risques de dérive totalitaire dès l'instant où le mythe se réduirait à des prétentions idéologiques. Tant qu'il reste dans l'imaginaire, comme point de fuite ou comme ligne d'horizon que l'on n'atteint jamais, le mythe de l'âge d'or, comme l'utopie, préserve une force d'attraction qui fait progresser les hommes vers un idéal ; en l'occurrence, la justice parfaite de l'âge d'or ne peut jamais qu'être en projet dans les sociétés des autres âges et son prince ne peut s'incarner en aucun soi-disant « homme providentiel » sans devenir un tyran. Lorsque le mythe a été reçu par Rome, en particulier comme levier de la restauration augustéenne dans la poésie de Virgile, sa vocation politique est devenue une évidence qui ne cessera de se réactiver tout au long de ses reprises historiques pour compenser le « malheur » des temps par l'espérance d'un avenir meilleur.

De ce point de vue, il n'est pas indifférent d'observer que le mythe de l'âge d'or a souvent resurgi à des époques de crise, de rupture, dans un contexte prophétique, très étroitement lié à des espérances de libération, de renaissance, de révolution qui animent tous les messianismes : les thèmes apocalyptiques de fin du monde côtoient alors les attentes d'un âge d'or définitif, qui reproduit à la fin de l'histoire les images idylliques des premiers temps. Dans la littérature biblique, les prophéties sur l'avènement du Royaume de Dieu et de ses saints apparaissent à des moments de « grande détresse », pour reprendre une expression du Livre de Daniel, marqués par la fragilité sinon l'effondrement des royaumes humains. À Rome, à la fin du premier siècle ACN, on craint « la fin de Rome » après le chaos des guerres civiles, et Virgile chante le retour des Saturnia regna dans l'avènement du nouveau régime impérial. Et, dans ce cadre, on pourrait aussi évoquer les affinités que le mythe entretient avec tous les millénarismes hérités des interprétations sécularisées sinon laïcisées de l'Apocalypse, dont la « cité prolétarienne » de Karl Marx ou le « Reich de mille ans » d'Hitler ont concentré les dérives idéologiques.

 

2. En utopie

Le « bonheur » en utopie n'est lié à l'action d'aucune divinité ; il est une création humaine, il est le produit d'un projet humaniste et totalitaire : humaniste, au sens où l'homme est totalement maître de son destin ; totalitaire, non pas dans le sens politique actuel du terme, mais dans la mesure où il prend en charge la totalité des aspects de la vie des hommes et ne laisse aucune place à leur initiative individuelle ; en utopie, le bonheur s'impose à tous de la même manière, sans alternative, et avec l'assentiment de tous. Il est aussi l'exigence première de l'utopie, comme le laisse entendre le sizain d'Anémolius dont les premier et sixième vers commencent respectivement par les mots Vtopia et Eutopia, qui, en anglais, se prononcent de la même manière.

• Ce bonheur est d'abord le fait d'une société complètement isolée du monde extérieur. La caractéristique la plus évidente et la plus commune de l'utopie est en effet son insularisme. L'utopie est toujours située sur une île au milieu de l'océan ou sur un territoire totalement coupé de l'extérieur par un rempart à peu près infranchissable. Il ne s'agit pas seulement d'une fiction géographique ; cet insularisme répond au besoin de préserver une communauté de la corruption extérieure et d'offrir un monde clos qui est comme un cosmos miniaturisé où règnent des lois spécifiques. L'insularisme utopique est d'abord une attitude mentale, dont l'île classique n'est que la représentation naïve. Il relève de cette conviction que seule une communauté à l'abri des influences venues de l'extérieur peut atteindre la perfection de son développement. Il entraîne évidemment une autarcie et une autonomie quasi absolues, qui fondent le projet économique des utopies.

• Le bonheur utopique professe le mépris de l'or et de l'argent, en clair de toutes les richesses matérielles. Chez More, le métal précieux sert à faire des pots de chambre ou à forger des chaînes pour les esclaves et les condamnés, tandis que les enfants de la Cité du Soleil « rient aux éclats » quand on leur dit l'importance que certains peuples attachent à la monnaie. En conséquence, les utopies présentent une économie fermée, parfaitement autarcique, et bannissent le commerce comme foncièrement immoral, parasitaire et antisocial. Cet ostracisme d'une économie monétaire et du commerce entraîne le culte d'un système exclusivement agricole, déjà perceptible dans les îles de Iambule, dont parlera Madame Mund.

• Le bonheur utopique ne tolère aucune irrégularité, dissidence ou transgression à l'intérieur d'un mécanisme social qui doit être parfait comme un mécanisme d'horlogerie, prêter le moins possible à la fantaisie, à l'exception. C'est pourquoi l'utopie affectionne l'architecture géométrique de ses bâtiments et de ses voiries, signe visible du contrôle parfait et total. En Utopie, Thomas More décrit 54 cités parfaitement identiques : toutes les rues sont tracées au cordeau, toutes les maisons présentent la même apparence, toutes ont trois étages. Ce goût de la symétrie est un reflet de l'amour de l'ordre poussé jusqu'à une sorte de mysticisme ; le prestige du nombre, déjà chez Platon, manifeste l'omniprésence de la règle juste. En conséquence, l'utopiste se montre hostile à la nature désordonnée, sauvage et envahissante. Beaucoup d'utopies, surtout anciennes, font apparemment une grande place à la nature, mais il s'agit d'une nature domestiquée, apprivoisée, géométrisée : le cours des fleuves est rendu rectiligne, les terres sont cultivées et morcelées et ne sont jamais laissées en friche.

• Le bonheur utopique n'a pas de passé, ne connaît pas d'évolution : il « est », il est un état permanent et obligatoire. L'utopie se méfie des cités qui ont grandi au fil du temps, sans souci de rigueur ni d'alignement ; elle redoute un développement naturel, tributaire des interventions de l'histoire et des événements. L'utopie n'a pas de passé, elle n'est pas devenue telle à la suite d'une évolution, ou du moins cette évolution appartient à un passé mythique, évoqué pour la forme. L'utopie est et ne devient pas ; elle ne connaît aucune dynamique temporelle ; elle est dans un présent définitif qui ignore le passé et même l'avenir, puisque, étant parfaite, elle ne changera plus. Une fois édifiée et réalisée, l'utopie renonce à toute possibilité de progrès ultérieur ; elle est résolument fixiste, définitive, à l'abri du temps et de ses vicissitudes ; elle présente un modèle de république sans crise. Aussi le visiteur de l'utopie n'y pénètre-t-il jamais qu'à un moment où elle est aboutie, en parfait ordre de marche.

• Le bonheur utopique n'est pas lié à la divinité, mais le principe qui en assure la stabilité est de nature surhumaine et mythique. C'est la Loi, qui ne naît pas des vicissitudes de l'histoire, mais qui s'impose à tous comme garant absolu de l'équilibre et de l'ordre à travers le gouvernement d'un personnage presque divin, en tout cas charismatique, qui est un rouage nécessaire à l'utopie : le législateur, le bon roi Utopus chez More, Big Brother chez Orwell, tous personnages qui garantissent le strict respect de la Loi.

• En conséquence, l'uniformité sociale est une marque essentielle du bonheur utopique. Ce qui frappe d'abord en utopie, c'est l'unanimité complète, quasi mécanique, des volontés nourries d'une même conviction et tendues vers un même but. L'idéal est que chaque citoyen soit assimilé, identifié à l'État ; il évitera donc à tout prix les divergences, les exceptions, les dissidences ; de là l'inexistence de sources de conflits, des passions, des revendications, des minorités agissantes, des partis politiques qui exprimeraient des vues contradictoires et rompraient l'ordre de la norme, des classes sociales traditionnelles. Celles-ci sont remplacées par des classes « créées » par le pouvoir central, loin de toute germination anarchique, spontanée (voir e.g. le Centre d'Incubation et de Conditionnement dans le Meilleur des mondes de Huxley) ; ces classes sont le signe de fonctions plutôt que de groupes autonomes revendicateurs, et se distinguent par leur costume, ou des attributs divers.

• Pour qu'un tel ensemble fonctionne avec régularité, il faut une étroite surveillance : le bonheur utopique ne se conçoit pas sans un strict dirigisme. L'utopie est par nature contraignante. En utopie, sous prétexte de liberté, l'homme est toujours esclave. L'homme est conditionné au bien ; la vertu, devenue réflexe conditionné, y enserre l'homme dans des ruches géométriques, à la manière de la cité des abeilles dont les anciens, en particulier Virgile, avaient déjà loué les valeurs sociales. On oblige les habitants à changer régulièrement de domicile ; les repas se prennent obligatoirement en commun ; on ne peut se marier qu'à un âge et selon des règles fixes ; on ne peut avoir des enfants qu'au moment prescrit par la loi ; toute propriété est bannie, au point que parfois l'homme d'utopie ne possède même pas ses propres vêtements ; on travaille, on aime, on se délasse à heures fixes et selon des rituels fixés par la loi.

• Dans ces conditions, le bonheur utopique ne peut être que collectif et unanime : le bonheur de tous est le bonheur de chacun et inversement. La plupart du temps, la famille a disparu du royaume d'utopie ; la cellule familiale, en effet, constitue un noyau réfractaire à l'ordre social et fait préférer les intérêts particuliers à ceux de la cité. Chez More, en revanche, la famille occupe une place importante dans l'économie générale d'Utopia, mais d'une façon assez différente de celle que l'on trouve dans les sociétés habituelles. Le bonheur en utopie est ainsi un bonheur collectif, et non une jouissance individuelle et partant suspecte. Chacun doit être heureux, mais à condition de l'être avec les autres, comme les autres et sous les yeux des autres. Car l'utopiste a horreur du secret, lui aussi individualiste ; il rêve d'une transparence où chacun serait un miroir (ainsi, e.g., dans 1984 d'Orwell, les écrans de télévision épient les moindres gestes des habitants).

Ce bonheur exclut toute forme d'inaction. Chez More, et déjà dans l'antiquité, la cité utopique ressemble à une ruche en activité incessante. Platon disait déjà dans les Lois : « Il faut établir pour tous les hommes libres un ordre d'occupations pour tout le temps de leur vie, sans interruption, à partir de l'aurore jusqu'au lendemain, au lever du soleil. » Ce travail n'est pas destiné à produire du superflu : l'utopiste méprise le gaspillage, la profusion ; il est ascétique et déteste le luxe. Le seul luxe autorisé est réservé aux cérémonies publiques qui manifestent la grandeur de la cité dans son ensemble.

• Pour mener les hommes à ce point de cohésion et d'unanimité, les utopistes accordent une place importante à l'éducation comme vecteur du « bonheur obligatoire ». La pédagogie permet une prise directe sur le matériel humain afin d'uniformiser les consciences. Jean-Jacques Rousseau exprime clairement cette ambition dans l'Émile : « Sans doute l'élève ne doit-il faire que ce qu'il veut, mais il ne doit vouloir que ce que vous voulez qu'il fasse. » Depuis Platon, toutes les utopies accordent à l'éducation une place primordiale : le plus souvent, elle est confiée à l'État, détenteur de la norme et de l'unique modèle autorisé.

 

 

DOCUMENTATION GÉNÉRALE

 

Sur l'âge d'or :

L'âge d'or. À l'approche du deuxième millénaire, un retour sur un mythe fondateur qui représente l'autre de notre mode d'être (sous la direction de J. Poirier), Dijon, EUD, 1996, 274 p. (Coll. Figures Libres).

Sur le mythe de l'âge d'or dans l'antiquité :

— Dans le domaine grec :

voir le recueil d'articles de Jean-Pierre Vernant et Pierre Vidal-Naquet réunis dans La Grèce ancienne I. Du mythe à la raison, Paris, Seuil, 1990 (Coll. Points-Essais).

— Dans le domaine romain :

Jean-Paul Brisson , Rome et l'âge d'or : de Catulle à Ovide, vie et mort d'un mythe, Paris, Éditions de la Découverte, 1992.

Jacqueline Fabre-Serris, Mythologie et littérature à Rome. La réécriture des mythes aux Iers siècles avant et après Jésus-Christ, Lausanne, Payot, 1998 (Coll. Sciences humaines).

Sur l'utopie, voir ici.