Thucydide, III, 68, 2-5 et V, 116, 3-4: Introduction

 

Sur la biographie et l'oeuvre de Thucydide :

voir GLOR 1442 : Histoire de la littérature grecque : Prose ;

cf. aussi Environnement hypertexte (HODOI ELEKTRONIKAI) :
Thucydide, Histoire de la guerre du Péloponnèse, livre III

 

    Les deux passages que nous étudions constituent la fin de deux épisodes de la guerre du Péloponnèse auxquels Thucydide accorde une grande importance: la destruction par les Thébains, de la ville de Platée, fidèle alliée d'Athènes, en 427-426, et la destruction par les Athéniens de Mélos, qui avait désiré conserver sa neutralité, en 415. Cet intérêt ext marqué par l'historien de deux manières différentes.

 

L'histoire de Platée

 

Thucydide nous en parle une première fois au livre II, 1-6

    Il s'agit du premier acte de guerre, qui rompt, quatorze ans après qu'il ait été conclu, le traité de paix signé par Athènes et par les Péloponnésiens en 446. Chacune des deux parties s'y était engagée à ne rien entreprendre contre les alliés de l'autre et à ne pas essayer de les débaucher.

    Or, en mars 431 - Thucydide trouve la date suffisamment importante pour la fixer en s'appuyant sur plusieurs types de calendriers (II, §2) -, les Thébains, alliés de Sparte, attaquent les Platéens, alliés d'Athènes; en fait, ils envoient un "commando" de 300 hommes organiser à Platée un "putsch", qui porterait au pouvoir les partisans de l'oligarchie, peu favorables, on s'en doute, à la démocratie athénienne. Platée était en effet la seule ville de Béotie à avoir un régime démocratique, à avoir de ce fait refusé de faire partie de la confédération béotienne, organisée en 447, dont Thèbes avait pris la tête et avoir noué une solide alliance avec Athènes. Dans toutes les autres cités béotiennes, il y avait un régime oligarchique, avec suffrage censitaire. 

    Les Platéens commencent par être prêts à négocier; quand ils se rendent compte que les ennemis sont peu nombreux, ils s'arrangent pour les piéger à l'intérieur de la ville ; ceux-ci s'étant rendus, les Platéens s'en servent comme otages pour obtenir que les Thébains qui attendent le résultat du "putsch" à l'extérieur, se retirent; puis ils  massacrent leurs prisonniers, ce que les Athéniens auraient préféré éviter.

     Pour Thucydide, c'est moins le massacre des prisonniers qui compte en soi; il dit simplement à ce propos que, selon les Thébains, il avait été décidé qu'on discuterait de leur sort, après qu'eux-mêmes se soient retirés; selon les Platéens, aucune promesse n'avait été donnée à leur égard. Mais il précise par la suite que les Athéniens auraient préféré une autre solution que la violence (pour des raisons politiques bien sûr...). 

    En revanche, Thucydide insiste en tant qu'observateur des faits, sur la gravité de l'initiative des Thébains,

- qui déclenche une guerre totale: "Il n'y eut désormais plus de communications, sinon par le ministère de hérauts, entre les adversaires, qui, la rupture une fois accomplie, se battirent sans interruption" (§1; trad. D. Roussel);

- qui ne respecte pas les engagements pris lors du traité de paix de 446: "Le coup de main contre Platée constituait une violation flagrante du traité" (§7; trad. D. Roussel). 

 

Deuxième évocation de Platée au livre II, 71-78

    En été 429, les Péloponnésiens, sous le commandement du roi de Sparte, Archidamos, envahissent le territoire de Platée et le saccagent. Les Platéens envoient une ambassade pour obtenir la fin de cette invasion; Archidamos exige alors qu'ils mettent fin à leur alliance avec Athènes. Les Platéens font connaître la situation aux Athéniens, lesquels leur promettent de leur venir en aide. Les Platéens restent fidèles à leur alliance et sont dès lors assiégés. Leur résistance est telle que les Péloponnésiens licencient une partie de leurs troupes, laissant quelques hommes pour poursuivre la construction d'un mur encerclant la ville.  Quant aux Platéens, ils réussissent à envoyer à Athènes, les enfants, les vieillards et les hommes inaptes au service.

    Mais il reste des civils dans Platée, dontThucydide tient à nous préciser le nombre: "Ceux qui étaient restés dans la place assiégée étaient au nombre de quatre cents, avec en outre quatre-vingts Athéniens et cent dix femmes pour faire la cuisine. C'est là tout le monde qu'il y avait quand le siège commença. Il n'y avait pas une personne de plus, homme libre ou esclave" (§78; trad. D. Roussel). A titre de comparaison, Platée avait envoyé 1000 hommes à Marathon; le nombre d'habitants restés dans la cité assigée était sans doute le maximum qu'on pouvait y nourrir.

 

Troisième évocation de Platée au livre III, 20-24

    En hiver 428-427, la famine menaçant, les Platéens avec les Athéniens qui se trouvaient avec eux, tentent une sortie; 212 hommes parviennent ainsi à s'échapper et à gagner Athènes.

 

Quatrième évocation de Platée au livre III, 52-68

    En été 427, les Platéens se rendent aux Spartiates, sans attendre la prise d'assaut finale et acceptent la conditions que ceux-ci proposent, à savoir se soumettre à un jugement d'un tribunal de cinq juges spartiates, qui établirait dans le respect des règles la culpabilité ou l'innocence de chaque citoyen.

    Mais les juges se contentent de poser une seule question: les Platéens ont-ils rendu service aux Lacédémoniens au cours de la présente guerre? La procédure est inique, puisque les Platéens ne peuvent que répondre par la négative. Ceux-ci obtiennent de pouvoir se défendre. Ils commencent par dénoncer le caractère inique de la procédure, puis rappellent les services qu'ils ont rendus à la coalition grecque, dont Sparte faisait partie,  lors des guerres médiques, et font appel aux usages qui règlementent la guerre (respect des suppliants, respect de la parole donnée). Les Thébains interviennent au titre de l'accusation et leur reprochent de s'être comportés constamment et exclusivement comme des alliés d'Athènes.

    A la suite de ce discours, les juges spartiates estiment ne pas avoir à changer leur question, puisque les Platéens n'ont pas respecté la neutralité à laquelle, selon eux, ils étaient tenus. Dès lors le sort de la cité vaincue est joué.

 

L'histoire de Mélos

    Les faits sont très brièvement évoqués par Thucydide.

 

Première évocation au livre III, 91

    En été 426, les Athéniens envoient contre Mélos (île située au sud-ouest des Cyclades)  soixante navires avec deux mille hoplites. Ils saccagent le territoire, mais ne peuvent obtenir la reddition des Méliens. La flotte se retire alors pour se rendre sur un autre champ d'opération.

     Thucydide nous livre, sans commentaires, le motif de cette attaque: "Bien qu'ils fussent des insulaires, les Méliens refusaient de se soumettre à l'autorité d'Athènes  et ne voulaient même pas entrer dans son alliance. Les Athéniens avaient donc décidé de les réduire" (trad. D. Roussel).

 

Seconde évocation au livre V, 84-116

    En été 416, Athènes envoie contre Mélos une flotte de 30 navires, auxquels se joignent six vaisseaux de Chios et deux de Lesbos. Les troupes d'assaillants étaient composées de 1200 hoplites athéniens, 1500 hoplites fournis par les alliés d'Athènes, 300 archers et 20 archers à cheval.

    Thucydide rappelle le motif de cette attaque: "Mélos, cité fondée par des colons originaires de Lacédémone, refusait de se soumettre, comme l'avaient fait les autres cités insulaires, à l'autorité d'Athènes. Elle était tout d'abord restée neutre, mais, comme les Athéniens avaient eu recours à la force en venant saccager son territoire, elle avait fini par se trouver en guerre ouverte avec eux" (§84; trad. D. Roussel).

    Après l'échec de pourparlers, le siège est mené contre Mélos, qui résiste et parvient même à démolir une partie de l'enceinte ennemie. Mais elle finit par succomber au cours de l'hiver 416.

    S'il n'y avait que ces deux paragraphes (84 et 116) pour évoquer Mélos, on pourrait conclure qu'il s'agit d'un épisode de la guerre comme tant d'autres. Mais Thucydide a manifestement considéré que ce combat inégal était exemplaire, car, au lieu de présenter ses analyses à travers des discours antithétiques, conformément à son habitude, il a présenté un dialogue entre des ambassadeurs athéniens et les magistrats et notables méliens d'une très grande intensité dramatique et d'une profondeur de pensée remarquable, qui ont rendu  célèbre ce texte, sans doute inventé par Thucydide.

    La position des Méliens se fonde: (1) sur le respect de la justice, qui interdit aux Athéniens d'attaquer une population qui ne leur a rien fait de mal, (2) sur la croyance en les dieux, qui sont les garants de cette justice, (3) sur l'espérance en la chance et dans les secours que les Lacédémoniens ne manqueront pas de leur envoyer.

    La position des Athéniens est la "realpolitik". Ils sont les plus forts et "la raison du plus fort est toujours la meilleure". Par conséquent, les Méliens ont intérêt à se soumettre, ce qui leur vaudrait un moindre mal. Ce qui est intéressant, c'est que les Athéniens, tels qu'ils sont vus par Thucydide, présentent cette loi du plus fort, comme une loi naturelle: "Vous savez aussi bien que nous que, dans le monde des hommes, les arguments de droit n'ont de poids que dans la mesure où les adversaires en présence disposent de moyens de contrainte équivalents et que, si tel n'est pas le cas, les plus forts tirent tout le parti possible de leur puissance, tandis que les plus faibles n'ont qu'à s'incliner" (V, 89; trad. D. Roussel). Il semble bien que cette conviction des Athéniens soit partagée par Thucydide, puisque l'historien l'a déjà prêtée aux Athéniens discutant avec les Lacédémoniens (cf.I, 76: "On a toujours vu le plus fort placer le plus faible sous sa coupe"; trad. D. Roussel) et à Périclès s'adressant à ses concitoyens ( cf. II, 63: " Vous n'avez plus la possibilité de vous démettre, lors même que tel d'entre vous, saisi maintenant d'inquiétude, verrait là un moyen de jouir d'une vie paisible et de soigner sa respectabilité. Car vous régnez désormais à la façon des tyrans, qui passent pour injustes en prenant le pouvoir, mais qui ne peuvent plus abdiquer sans danger"; trad. D. Roussel).