LA PROSE ATHÉNIENNE AUX VE ET IVE SIÈCLES
Au cours du Ve siècle, la prose prend plus d'ampleur,
même si elle ne parvient pas à surpasser l'importance de la production théâtrale.
L'histoire s'y épanouit avec ses deux plus grands historiens, Hérodote et
Thucydide, tandis que les sophistes promeuvent l'éloquence. Le Ve siècle
connaît également une expansion scientifique dans le domaine médical, avec les
traités attribués à Hippocrate.
Le IVe siècle, qui voit le déclin des grandes cités, en
proie à des guerres intestines, est une époque de réflexion: Athènes médite sur
son échec et exprime sa pensée à travers des écrits en prose: éloquence,
philosophie, histoire. Ces disciplines seront traitées séparément, mais il va
de soi qu'elles s'influencent mutuellement. En revanche, la tragédie, liée à
la célébration de la cité, s'étiole, tandis que la comédie privilégie désormais
l'évasion, à la manière de Ménandre, au détriment de la satire politique.
(7)1. L'HISTOIRE
Malgré l’influence exercée par l’histoire, la façon dont
les Grecs ont conçu cette dernière apparaît
bien différente à certains égards de nos conceptions actuelles.
En ce qui concerne le rapport avec le passé d’abord.
Les historiens comme Thucydide estimaient qu’on ne pouvait faire de l’histoire
« scientifique » que sur le présent ou le passé proche ; car il
fallait avoir vu pour établir les faits et, quand cette « autopsie »
était impossible, retrouver des témoins oculaires et recouper leurs
témoignages. Par la suite, à une époque plus récente, on a privilégié au
contraire l’histoire du passé lointain, au nom de l’objectivité, qui était
mieux atteinte lorsque l’historien n’était pas du lieu et du temps dont il
devait traiter. On perçoit dès lors, pour la période antique, la différence de statut entre
l’historien/témoin oculaire ou disposant de témoins oculaires et l’historien de
cabinet. Ce dernier doit déterminer quel est parmi les historiens/témoins celui
qui lui paraît le plus fiable – sans être toutefois obliger de dire ses choix
et les raisons de ce choix, pour le motif évoqué ci-dessous.
En ce qui concerne le rapport aux sources ensuite.
Les historiens grecs (et latins) ne se sentaient pas tenus de citer leurs
sources. Ceci ne les empêchait toutefois pas de se référer à des prédécesseurs,
pour les citer et/ou donner un avis sur leur production. Car ils considéraient
que le temps travaillait pour eux. Ce qui fondait la valeur de leur ouvrage,
c’était le fait que celui-ci suscite l’accord des esprits au long des siècles
et devienne une vulgate, que d’autres amélioreraient sans doute, mais sans le
remettre fondamentalement en cause. Comme le dit avec humour Paul Veyne [Les Grecs ont-ils cru à leurs mythes ? Paris,
1983, p.21] : « Un historien ne cite pas ses autorités parce qu’il se sent
lui-même une autorité en puissance ».
Ce qui entraînera
les références explicites et obligatoires aux sources utilisées, ce
sera le changement de public. Les historiens anciens s’adressent
essentiellement à un public de lecteurs et d’auditeurs cultivés et passionnés.
Les historiens modernes écrivent d’abord pour leurs pairs, les collègues des
universités, qui sont à même de critiquer leurs travaux, voire d’engager des
controverses. Ils s’habituent dès lors à
citer leurs autorités et à produire des annotations savantes, deux pratiques
empruntées aux controverses théologiques et à la pratique juridique, qui sont attestées depuis le Moyen Age et la Renaissance
(7)1.1.
HÉRODOTE (480‑420)
LA BIOGRAPHIE
Pour reconstituer la biographie d’Hérodote, nous
disposons uniquement de renseignements fournis indirectement par son œuvre et
par une notice d’un dictionnaire du Xe s. de notre ère, la Souda.
Nous savons ainsi qu’Hérodote est né à Halicarnasse (Bodrum),
qu’il s’est exilé en Ionie, dont il a appris le dialecte et qu’il a beaucoup
voyagé, en Asie‑Mineure, en Égypte, en Cyrénaïque et dans les pays du
bord de la mer Noire. Il a séjourné à Athènes, où il fit une lecture publique
de son ouvrage. Il participa ensuite à la création panhellénique,
sous l’impulsion de Périclès, de la ville de Thourioi
en Italie du sud en 443. Après quoi on perd sa trace ; il mourut après
425, puisqu’il fait allusion dans son œuvre à des événements qui eurent lieu
cette année-là. Son oeuvre, les Histoires (divisées traditionnellement
en 9 livres), a pour but de raconter les guerres Médiques et de faire comprendre
aux Grecs ce que représentait l'empire perse. Elle s’arrête au siège de Sestos,
remporté par les Athéniens en 479.
L’ŒUVRE
La qualification « père de l’histoire »
attribuée à Hérodote et le titre « Histoire » donné à son œuvre sont
trompeurs et réducteurs.
Trompeurs parce que ne
reflétant ni le but de l’auteur ni le contenu de l’ouvrage. Dans la première phrase, qui,
chez les Grecs tient lieu de titre, Hérodote utilise le terme historiè, qui signifie enquête :
« Hérodote d’Halicarnasse présente ici les
résultats de son enquête, afin que le temps n’abolisse pas les travaux des
hommes et que les grands exploits accomplis soit par les Grecs, soit par les
Barbares, ne tombent pas dans l’oubli ; et il donne en particulier la
raison du conflit qui mit ces deux peuples aux prises » (Barguet). |
On y trouve
mentionnées certaines caractéristiques de la démarche de l’histoire
scientifique:
- La méthode : les résultats d’une enquête.
- La matière : les erga
(actions et objets), importants et dignes de mention par l’étonnement qu’ils
suscitent chez Hérodote et son futur public, tant chez les Grecs que chez les
Barbares, c’est-à-dire les non-Grecs et la cause (aitiè) des guerres entre eux.
- La limite de la matière : les actes et
produits des hommes, par opposition aux actes et aux produits des dieux ;
en cela Hérodote prend ses distances par rapport aux mythes.
- Le but : conserver le souvenir.
A cela s’ajoute une pratique
d’Hérodote, non exprimée dans le passage en question, mais attestée dans toute
l’œuvre : une ébauche d’interprétation par la recherche de la cause.
Mais d’autres
caractéristiques font défaut, dans cette phrase préliminaire, comme dans le texte tout entier :
- Absence
d’un fil conducteur clair : certes, les guerres Médiques
occupent une place importante dans l’ouvrage (III, 129 -IX fin) ; mais
leur récit est précédé du récit des temps plus anciens. Les trois premiers
livres racontent le début des rivalités entre Grecs et Asiatiques à travers des
enlèvements de femmes, puis la constitution de l’empire perse (à travers
d’abord l’annexion du royaume de Lydie) et le règne des prédécesseurs de
Darius. Ce récit d’événements plus anciens ne suit pas l’ordre
chronologique : la défaite de Crésus par Cyrus précède l’évocation de la
prise du pouvoir par ce dernier. Il est entrecoupé de digressions géographiques
et ethnographiques concernant les différents pays et peuples conquis ou à
conquérir par les Perses. Ceci nous vaut des descriptions de la Lydie, des
peuples d’Asie Mineure, des Babyloniens, des Massagètes, de l’Egypte, des
Scythes, de la Libye etc. C’est pourquoi Hérodote est considéré comme le
« père » de la géographie et de l’ethnographie au même titre que de
l’histoire.
- Absence
d’une chronologie précise, alors que l’ouvrage embrasse plusieurs siècles: Hérodote
calcule en termes de générations : pour lui, un siècle s’étend sur trois
générations.
- Absence
d’une perception critique des sources : certes Hérodote
distingue ce qu’il a vu de ce qu’il a entendu raconter :
« Voilà ce que je puis dire sur eux en toute
certitude, parce que je le sais (eidôs). Et voici maintenant, sans que je puisse
rien affirmer, ce que l’on dit sur les rites funèbres, qui sont
tenus secrets » (I, 140 Barguet). |
Certes, Hérodote part du principe
qu’on a un préjugé favorable à l’égard d’un « témoin oculaire » en ce
qui concerne la vérité de ce qu’il dit avoir vu, pour autant que son
honorabilité ne soit pas mise en doute et que son don d’observateur puisse être
confirmé par la réalité.
En revanche, il ne nous
renseigne guère sur la qualité des témoignages d’autrui. Tout au plus tient-il
à préciser qu’il n’y croit guère ou pas du tout. Il ne lui vient pas à l’idée
de trier l’information dont il dispose :
« La dernière tour (à Babylone) contient une
grande chapelle, et dans la chapelle on voit un lit richement dressé, et près
de lui une table d’or. Mais il n’y a point de statue, et nul mortel n’y passe
la nuit, sauf une seule personne, une femme du pays, celle que le dieu a
choisie entre toutes, disent les Chaldéens qui sont les prêtres de cette
divinité. Ils disent encore (mais je n’en crois rien) que le dieu
vient en personne dans son temple et se repose sur ce lit comme cela se passe
à Thèbes en Egypte, à en croire les Egyptiens – car là aussi une femme dort
dans le temple de Zeus Thébain - ; ces deux femmes n’ont, dit-on, de
rapports avec aucun homme »
(I, 181-182 Barguet). |
- Recours
encore fréquent à l’irrationnel pour expliquer les faits.
Certes, Hérodote rejette l’explication
mythique et dans ses principes (cf. la phrase initiale de l’ouvrage) et dans
ses exposés : ainsi, par exemple, les femmes enlevées respectivement par
les Grecs et les Orientaux ne sont ni des déesses ni des héroïnes ni des
victimes de l’amour des dieux, tout au plus des filles de potentats
locaux ; leur aventure est des plus prosaïques :
« A cette époque, Argos avait à tous égards la
première place dans le pays qu’on nomme à présent la Grèce. Arrivés sur ce
territoire, les Phéniciens cherchèrent à placer leurs marchandises ;
cinq ou six jours après leur arrivée, alors qu’ils avaient vendu presque
toute leur cargaison, un groupe nombreux de femmes descendit au rivage et,
parmi elles, la fille du roi ; son nom, pour les Perses comme pour les Grecs
était Io, fille d’Inachos. Tandis que ces femmes, debout près de la poupe du
navire, marchandaient ce qui leur plaisait, les Phéniciens, l’un excitant
l’autre, s’élancèrent sur elles : elles s’enfuirent pour la plupart,
mais Io et quelques autres furent prises et les Phéniciens les jetèrent sur
leur vaisseau, qui fit voile vers l’Egypte […]. Mais sur Io, les Phéniciens
ne sont pas du même avis que les Perses : ils n’eurent pas recours au
rapt, prétendent-ils, pour l’emmener en Egypte : elle avait eu dans
Argos des relations avec le capitaine du navire et, quand elle s’aperçut
qu’elle était grosse, elle eut honte et peur de ses parents, et elle suivit
les Phéniciens de son plein gré, pour qu’on ne découvrît pas sa faute » (I, 1 et 5 Barguet). |
De même, à propos de
l’enfance de Cyrus recueilli par des bergers, Hérodote fournit une explication
rationaliste du mythe de l’enfant élevé par une chienne, tout en rapportant
également la version mythique, qu’il présente comme un effet de propagande :
« Cet homme s’appelait Mitradatès ;
il avait pour compagne une esclave également, et le nom de cette femme était
en grec Cyno – la Chienne -, en mède Spaco (car le
mot chienne se dit en mède spaca). […]. Il avait
été nourri, disait Cyrus, par la femme du bouvier ; il n’arrêtait pas
d’en faire l’éloge et le nom de Cyno revenait sans cesse dans son récit. Les
parents recueillirent ce nom et, pour que le salut de leur fils parût plus
merveilleux encore aux Perses, ils répandirent le bruit qu’une chienne avait
nourri Cyrus lorsqu’on l’avait exposé. Voilà l’origine de la légende (phatis) que l’on sait » (I, 110 et 122 Barguet).
|
MAIS Hérodote, tout en renonçant à faire intervenir
directement les dieux dans le cours des événements, accorde cependant une large
place à leur némesis (jalousie à
l’égard des hommes), et fait intervenir l’irrationnel à travers des présages,
des songes, des oracles ; chez lui, l’homme et les peuples ne sont pas
maîtres de leur destin.
Polycrate découvre ainsi le poids de la némesis : lui qui s’était débarrassé de son
bien le plus précieux, à savoir un anneau d’or, pour ne pas offenser les dieux,
se le voit restituer par un pêcheur en toute innocence ; il est donc perdu
aux yeux du sage Amasis :
« Polycrate eut l’idée qu’il y avait du
surnaturel dans cette aventure ; il relata dans une lettre tout ce qu’il
avait fait et ce qui lui était arrivé, et fit porter la lettre en Egypte. Au
reçu de cette lettre, Amasis comprit qu’il n’était pas au pouvoir de l’homme
de se soustraire un homme à son destin, et qu’une fin cruelle attendait
Polycrate dont le bonheur était trop complet, puisqu’il retrouvait même ce
qu’il avait voulu perdre »
(III, 42-43 Barguet). |
De même, Cambyse comprend
trop tard le sens véritable d’un oracle qu’il avait consulté autrefois :
« Frappé à l’endroit même où il avait blessé
autrefois blessé le dieu égyptien Apis, Cambyse se jugea perdu et demanda le
nom de la ville où il se trouvait : on lui dit qu’elle s’appelait Ecbatane.
Or, longtemps auparavant, l’oracle de Bouto lui
avait annoncé qu’il mourrait à Ecbatane. Il avait alors pensé qu’il mourrait,
âgé, dans la ville d’Ecbatane en Médie, qui était le centre de son
empire ; mais l’oracle parlait d’Ecbatane en Syrie, évidemment. Aussi,
lorsqu’il eut demandé le nom de la ville et entendu la réponse […], il
comprit le sens de l’oracle et déclara : ‘Ici mourra Cambyse fils de
Cyrus ; c’est l’ordre du destin’ » (III, 64 Barguet). |
L’ECRITURE
Sans prétendre épuiser le sujet, on peut souligner à
propos de « l’auteur » :
- Son
talent de conteur : Hérodote écrit simplement, sans utiliser
des phrases très complexes. Il aime raconter « des histoires », qu’il
s’agisse d’événements importants, d’éléments importants ou d’anecdotes et de détails, comme en
témoignent les extraits cités.
- Sa
curiosité inépuisable : quand il décrit un pays, Hérodote passe
en revue tous ses aspects, même s’il ne procède pas de façon
systématique ; quand il rapporte un événement, il ne craint pas de
remonter de cause en cause, ce qui lui fait perdre momentanément le fil du
récit et naviguer dans le temps.
- Une
certaine distanciation face aux événements et aux réalités décrites :
Hérodote apparaît assez ouvert face à l’altérité, et ne fait pas le procès des
comportements étranges dont il rend compte. C’est pourquoi son attitude exempte
de chauvinisme a été jugée anti-grecque
par Plutarque (De malignitate Herodoti). Cependant de temps en temps il laisse percer
le complexe de supériorité du Grec convaincu d’être porteur de la
« vraie » civilisation :
« Pisistrate accepta l’offre de Mégaclès et les conditions posées, et ils imaginèrent
pour le ramener au pouvoir la ruse la plus grossière, selon moi – puisque depuis
assez longtemps déjà le peuple grec s’était distingué des Barbares par plus
de finesse et moins de sotte crédulité – et ceci bien qu’elle fût dirigée
contre les Athéniens, le peuple que l’on dit le plus spirituel de la
Grèce » (I, 60 Barguet). |
Mais le plus souvent
Hérodote demeure modeste, convaincu qu’il est de la fragilité de l’homme en
général :
« Je parlerai des cités des hommes, des petites
comme des grandes ; car les cités qui furent grandes ont, en général, perdu
maintenant leur importance, et celles qui étaient grandes de mon temps ont
d’abord été petites. Donc, parce que je sais que la prospérité de l’homme
n’est jamais stable, je parlerai des unes comme des autres » (I, 5 Barguet). |
(7)1.2.
THUCYDIDE (465/454‑ après 404)
LA BIOGRAPHIE
Appartenant par sa naissance à l'aristocratie athénienne
et ayant vingt ans de moins qu’Euripide et dix ans de moins que Socrate,
Thucydide fut un partisan convaincu de Périclès et de sa politique. Il connut
par conséquent l’apogée d’Athènes mais aussi son déclin provoqué par la guerre
du Péloponnèse. Il participa sans doute à l’effort de guerre de sa cité, fut
atteint par la peste, qui survint en 430, et fut à même d’observer la
dégénérescence de la vie politique suite à la mort de Périclès (429). Il fut
élu stratège en 424, sans doute à cause de sa bonne connaissance de la Thrace,
où il possédait des propriétés et qui était un enjeu capital pour Athènes à
cette époque. N’ayant pu empêcher la chute d'Amphipolis, il se vit condamner à
l'exil. Il ne revint à Athènes qu'à la fin de la guerre en 404 et mourut peu
après. Il a composé une Histoire de la guerre du Péloponnèse en 8
livres, inachevée ; il reviendra à Xénophon de la compléter.
L’ŒUVRE
Ici aussi la première phrase de l’ouvrage
fournit le titre et énonce une partie du programme que se donne
Thucydide :
« Cette histoire de la guerre entre les
Péloponnésiens et les Athéniens est l’œuvre de Thucydide d’Athènes. L’auteur
a entrepris ce travail dès le début des hostilités. Il avait prévu que ce
serait une grande guerre et qu’elle aurait plus de retentissement que tous
les conflits antérieurs. Il avait fait ce pronostic en observant que, de part
et d’autre, les Etats entrant en lutte se trouvaient dans tous les domaines à
l’apogée de leur puissance »
(I, 1 Roussel). |
Si Thucydide se rapproche
d’Hérodote en mentionnant son identité et en disant son projet, il s’en
démarque d’emblée par le choix d’un
sujet strictement délimité : non l’ensemble des conflits qui
opposèrent les Grecs aux non-Grecs ni toutes les
choses mémorables attestées chez les uns et les autres, mais une guerre
précise, qui a duré moins de trente ans (431-404), dont il avait diagnostiqué à
l’avance l’importance et la valeur exemplaire.
Thucydide se distingue également par l’ampleur de son introduction :
alors qu’Hérodote n’y consacrait qu’une phrase, l’historien athénien explique
sa conception de l’histoire et sa démarche en 23 paragraphes :
Premier
principe : le passé ne mérite pas d’être étudié car il échappe aux
méthodes d’investigation des historiens
« Quant aux événements qui marquèrent la période
précédant cette guerre et, plus anciennement encore, les siècles dont, en
raison du temps écoulé, je ne pouvais avoir une connaissance précise,
j’estime qu’ils furent tant au point de vue militaire qu’à tout autre, de
médiocre importance » (I, 1
Roussel). |
Thucydide démontre le bien
fondé de son propos en se livrant à une enquête - la fameuse
« Archéologie » de Thucydide - sur le passé proche et lointain de la
Grèce (I, 2-22). Cette enquête est fondée :
- Sur un faisceau d’indices : recours à
l’expérience présente pour expliquer un phénomène analogue du passé (migrations
de populations, piraterie, pillage) ; interprétation du toponyme
« Hellade » et de l’ethnonyme « Hellène »;
interprétation des usages vestimentaires ; établissement d’un lien entre
l’existence de la piraterie et l’installation de villes à l’intérieur des terres.
- Sur des conjectures : faible
importance de la guerre de Troie en raison de la faible puissance des chefs
grecs et de leur manque d’argent ; lien entre l’augmentation des richesses
et l’instauration de tyrannies.
En revanche, elle écarte énergiquement les mythes comme
sources d’information, car ceux-ci sont incontrôlables, enrichis de merveilleux
et sont plus plaisants que véridiques :
« Pourtant les risques d’erreur sont faibles, si
l’on s’en tient aux indices mentionnés ci-dessus et l’on peut estimer que
l’aperçu que j’ai donné sur ces siècles passés est dans l’ensemble véridique.
N’allons pas faire plus de cas des poètes qui, pour les besoins de l’art, ont
grandi les événements de ce temps, ni des logographes qui, en écrivant
l’histoire, étaient plus soucieux de plaire à leur public que d’établir la
vérité. Les faits dont ils nous parlent sont incontrôlables. Ils se sont, au
cours des âges, parés des prestiges de la fable, perdant ainsi tout caractère
d’authenticité. Qu’on se contente donc pour ce passé lointain d’un savoir fondé
sur des données absolument indiscutables » (I, 21 Roussel). |
Deuxième
principe : simple examen des faits
S’il faut remonter aux faits eux-mêmes, il convient
néanmoins de distinguer la présentation des discours et celle des événements.
- En ce qui
concerne les discours, Thucydide se
dit incapable de reproduire mot à mot ceux qu’il a entendus, a fortiori ceux
dont il a entendu parler par d’autres. C’est pourquoi il avoue avoir recomposé
les discours, en s’imposant toutefois deux limites : il a tenu compte de
la situation à laquelle ils se rapportaient et de l’esprit dans lequel ils ont
été prononcés :
« En ce qui concerne les discours que les uns ou
les autres ont prononcés à la veille de la rupture ou au cours des hostilités,
il était difficile d’en donner le texte exact, aussi bien pour moi, lorsque
je les avais personnellement entendus, que pour ceux qui me les rapportaient
de telle ou telle provenance. J’ai prêté aux orateurs les paroles qui me
paraissaient les mieux appropriées aux diverses situations où ils se
trouvaient, tout en m’attachant à respecter autant que possible l’esprit des
propos qu’ils ont réellement tenus » (I, 22 Roussel). |
Ce type de démarche serait inconcevable
aujourd’hui et on exigerait dans ce cas que Thucydide se contente de citer ou
de synthétiser les témoignages qu’il a pu rassembler à propos des discours
prononcés. Mais l’art oratoire fait partie de la culture de la cité, voire de
la culture grecque tout court…
- En ce qui concerne les événements, la méthode de Thucydide est indiscutable : il
s’agit de rechercher de bons témoignages et de
recouper l’information, sans privilégier l’autopsie dont l’historien
pourrait se réclamer :
« Quant aux actions accomplies au cours de cette
guerre, j’ai évité de prendre mes informations du premier venu et de me fier
à mes impressions personnelles. Tant au sujet des faits dont j’ai moi-même
été témoin que pour ceux qui m’ont été rapportés par autrui, j’ai procédé
chaque fois à des vérifications aussi scrupuleuses que possible. Ce ne fut
pas un travail facile, car il se trouvait dans chaque cas que les témoins
d’un même événement en donnaient des relations discordantes, variant selon
les sympathies qu’ils éprouvaient pour l’un ou l’autre camp ou selon leur
mémoire » (I, 22 Roussel). |
L’extrait cité montre que
Thucydide est conscient de la fragilité du témoignage humain (d’autant plus
grande dans une tradition largement orale), qu’handicapent deux facteurs :
le recours aléatoire à la mémoire et les filtres à travers lesquels les faits
sont rapportés, à savoir l’inévitable subjectivité du témoin.
Ce faisant, Thucydide renonce à plaire, s’opposant ainsi
à Hérodote, conteur plein de charme ; négligeant l’anecdote, il veut atteindre
l’essentiel, à savoir dégager les principes de l’action des hommes, découverts
à travers l’étude du passé proche et projetables dans l’avenir :
« Il se peut que le public trouve peu de charme à
ce récit dépourvu de romanesque. Je m’estimerai pourtant satisfait s’il est
jugé utile par ceux qui voudront voir
clair dans les événements du passé, comme dans ceux, semblables ou
similaires, que la nature humaine nous réserve dans l’avenir. Plutôt qu’un
morceau d’apparat composé pour l’auditoire d’un moment, c’est un capital
impérissable qu’on trouvera ici » (I, 22 Roussel). |
Troisième principe :
distinguer les causes officielles (prétextes) ou accessoires des causes réelles
et profondes, éventuellement non dites
Ce dernier principe n’est pas
formulé de façon abstraite : il se déduit
du paragraphe qui évoque le début des hostilités entre les Athéniens et
les Péloponnésiens :
« Pour ce qui est des motifs de la rupture, j’ai
exposé tout d’abord les griefs des deux adversaires et leurs démêlés, afin
qu’on n’en vînt pas à se demander pourquoi une guerre de cette importance
avait éclaté parmi les Grecs. Mais la cause la plus vraie, celle aussi qui
fut la moins mise en avant, se trouve selon moi dans l’expansion athénienne,
qui inspira des inquiétudes aux Lacédémoniens et ainsi les contraignit à se
battre. Quant aux raisons officiellement alléguées de part et d’autre pour
rompre le traité et entrer en guerre,
on les trouvera ci-dessous »
(I, 23 Roussel). |
Aux causes officielles (qui seront exposées
dans les paragraphes suivants), aux causes secondaires (griefs et disputes
entre les deux partis), Thucydide oppose LA cause profonde, à peine suggérée de
la guerre, à savoir l’impérialisme athénien, qui coalise contre lui
toutes les peurs. C’est la thèse annoncée, que l’exposé des faits confirmera.
L’ECRITURE
On s’accorde généralement à trouver l’écriture de Thucydide austère et dépouillée, du
fait que l’auteur s’efforce de faire coller au maximum le langage et l’idée
qu’il exprime. De là cette absence d’ornements (comparaisons, métaphores) et ce
refus de toute concession à la facilité (nombreuses phrases complexes, emplois
de mots abstraits). L’écrivain se révèle néanmoins à travers trois pratiques
récurrentes :
- Présence
fréquente d’informations techniques (dates des calendriers, description
de la peste)
Le début de la guerre est
fixé selon différents repères, faute d’accord « national » sur un
calendrier unique en Hellade :
« Le traité de paix
conclu pour trente ans après la conquête de l’Eubée ne resta que quatorze ans
en vigueur. Au cours de la quinzième année, Chrysis
étant depuis quarante-huit ans prêtresse à Argos, Aïnésias
étant éphore à Sparte et Pythodôros étant, pour
quatre mois encore, archonte à Athènes, le sixième mois après la bataille de
Potidée et au début du printemps, un peu plus de trois cents Thébains […]
pénétrèrent en armes, à l’heure du premier sommeil, dans la ville de Platée,
cité de Béotie alliée d’Athènes » (II, 1 Roussel). |
- Bien-fondé
de la croyance en un universel humain
Le recours à un ton neutre
manifeste l’objectivité de l’historien, qui, se plaçant en retrait, observe les
comportements humains, dont il s’efforce de dégager les lois. Le récit de la peste
d’Athènes constitue un chef d’œuvre à cet égard. Car il décrit avec précision
non seulement le fléau lui-même, mais la décomposition morale de la société qui
le subit et dont l’histoire fournit maints exemples :
« Avec l’épidémie, on
vit d’autres formes de désordre se répandre pour la première fois dans la ville. Impressionné par le spectacle de ces brusques changements de fortune
qui faisaient soudain périr les heureux de ce monde et livraient leurs biens
à ceux qui n’avaient jamais rien possédé, on se livra plus librement à des
plaisirs que l’on cachait naguère. Comme la vie et la richesse paraissaient
également précaires, on s’empressait de dépenser ce qu’on avait et de jouir
de l’existence. Quant à persévérer dans une entreprise qui avait pu jadis
paraître méritoire, on ne se sentait plus pour cela la moindre ardeur.
Savait-on en effet si l’on ne mourrait pas avant que le but ne fût
atteint ? On en vint à considérer comme à la fois estimables et utiles
les jouissances immédiates et toute chose, d’où qu’elle vînt, qui permettait
de se les procurer. On n’était plus retenu ni par la crainte des dieux ni par
les lois humaines. Voyant autour de soi la mort abattre indistinctement les
uns et les autres, on ne faisait plus aucune différence entre la piété et
l’impiété. Et quant aux délits que l’on pouvait commettre, nul ne s’attendait
à vivre assez longtemps pour subir le châtiment. Chacun redoutait bien
davantage l’arrêt déjà prononcé contre lui et suspendu sur sa tête et l’on
trouvait tout naturel de tirer quelque plaisir de la vie avant d’en être
frappé » (II, 53 Roussel). |
- Abondantes
analyses politiques dans les discours
Puisque les discours ne sont
pas strictement authentiques, ils fournissent l’occasion à Thucydide d’expliciter
sa pensée face aux événements et de fournir des analyses politiques de
l’impérialisme d’Athènes et de ses inévitables conséquences, comme le montre le
deuxième discours prêté à Périclès face au découragement des Athéniens :
« Ce qui est en jeu
dans ce combat, ne l’oubliez pas, ce n’est pas seulement la question de
savoir si nous resterons libres ou si nous deviendrons des esclaves. Il
s’agit encore de ne pas perdre notre empire et d’échapper à la menace que
font peser sur nous les haines suscitées par notre domination. Et vous n’avez
plus la possibilité de vous démettre, lors même que tel d’entre vous, saisi
maintenant d’inquiétude, verrait là un moyen de jouir d’une vie paisible et
de soigner sa respectabilité. Car vous régnez désormais à la façon des
tyrans, qui passent pour être injustes en prenant le pouvoir, mais qui ne
peuvent plus abdiquer sans danger » (II,
63 Roussel). |
- Une
émotion contenue, qui se laisse percevoir à certains endroits, malgré la
neutralité affichée du ton. Ainsi, Thucydide fait un vibrant éloge de Périclès,
laissant entendre que celui-ci représente à ses yeux le parfait homme
d’Etat :
« Périclès, grâce à
l’estime qu’il inspirait, à son intelligence et à son évidente intégrité,
avait acquis une autorité qui lui permettait de contenir le peuple tout en
respectant sa liberté. Il n’était pas de ceux qui se laissent diriger par lui
plutôt qu’ils ne le dirigent, car, ne cherchant pas à accroître son pouvoir
par des moyens condamnables, il ne lui adressait jamais de paroles dictées
par la complaisance. Tel était le crédit dont il jouissait qu’il allait même
jusqu’à provoquer sa colère en s’opposant à ses désirs. Quand il voyait les
Athéniens manifester mal à propos une confiance excessive, il les intimidait par des
discours alarmants et, inversement, quand ils se trouvaient en proie à des
craintes injustifiées, il savait les rassurer. Théoriquement, le peuple était
souverain, mais en fait l’Etat était gouverné par le premier citoyen de la
cité » (II, 65 Roussel). |
(7)1.3.
XÉNOPHON (env.430‑après 355)
LA BIOGRAPHIE
Né dans le dème d'Erchia, en Attique, dans les premières années de la guerre du Péloponnèse, Xénophon appartenait à une riche famille aristocratique. Il fréquenta les sophistes et devint l'élève de Socrate.
Hostile à la restauration de la démocratie survenue après la tyrannie des Trente, il partit avec des Grecs combattre pour Cyrus le Jeune, fils de Darius II, qui s'opposait à son frère Artaxerxès II. Les Grecs furent victorieux dans la bataille de Cunaxa, en 401 a.C., mais Cyrus fut tué au cours du combat. Peu après, le chef grec, le Spartiate Cléarque fut pris et exécuté. Xénophon, élu commandant de l'arrière-garde de l'armée des mercenaires grecs, conduisit la retraite des « Dix Mille » : on connaît le célèbre cri « thalatta ! thalatta ! » qui fut poussé par les Grecs retrouvant le Pont-Euxin au sortir des montagnes.
Mal accueilli à son retour à Athènes, Xénophon partit à Sparte, où il fit partie des troupes du roi Agésilas II qui guerroyaient en Perse. C’est pourquoi il fut banni par Athènes, alors alliée des Perses, et dépossédé de ses biens : en 394 a.C., il se battit même contre les Athéniens à Coronée. Le bannissement fut levé en 367 a. C., à l’occasion d’un retournement d’alliance qui associait Athènes et Sparte contre Thèbes. Xénophon revint dans sa patrie et y mourut.
L’ŒUVRE
L’œuvre de Xénophon est celle d’un polygraphe, qui a tâté de tous les genres, au risque d’être superficiel. Aussi la liste de ses ouvrages conservés est-elle relativement fournie :
- L’Anabase, compte rendu de
l'expédition de Cyrus
le Jeune et de la retraite des Dix Mille, sans doute
le texte le plus célèbre de l’auteur ; - Les Helléniques, continuation de l'histoire de Thucydide ; - L’Apologie de Socrate, consacrée à la mort du philosophe ; - Les Mémorables, récits sur la vie de Socrate dans
lesquels Xénophon se proclame le porte-parole de son ancien maître ; - La Cyropédie, biographie de Cyrus; - La Constitution des
Lacédémoniens, qui est une
apologie de Sparte ; - L’Économique, traité sur l'administration d'une propriété
agricole ; - Traité de l'équitation, contenant les règles présidant au choix et à l’éducation
d’un cheval de guerre
et à l’équitation ;
- Hipparque, traité destiné à un jeune commandant de la
cavalerie ; - Hiéron, traité sur la tyrannie ; - Les Revenus, livre de réformes économiques préconisées pour la cité
d'Athènes ; - Agésilas, biographie apologétique du roi de Sparte. |
L’ECRITURE
Si on se risque à faire
une comparaison anachronique, on pourrait dire que l’œuvre de Xénophon est
celle d’un journaliste
avant la lettre, qui fait des reportages sur des sujets variés :
aventure vécue par lui-même (la retraite des Dix Mille), présentation d’un personnage
qu’il a fréquenté plus ou moins longuement (Socrate, Agésilas), réflexions sur
des sujets susceptibles d’intéresser son public (gestion d’un domaine,
fonctionnement de la tyrannie, équitation etc.).
Seul l’ouvrage Les Helléniques relève
de l’histoire globale telle que la concevaient Hérodote et Thucydide. La
raison en est que Xénophon a voulu être le continuateur de Thucydide, reprenant
le texte là où celui-ci l’avait laissé interrompu et disposant sans doute de
ses notes pour le début. D’emblée toutefois et de plus en plus lorsqu’on avance
dans l’ouvrage, Xénophon s’écarte de l’analyse rigoureuse, de la rationalité et
de la recherche d’objectivité de son prédécesseur. Dans le meilleur des cas, il
se contente de raconter les événements, comme par exemple la défaite d’Athènes
au terme de la guerre du Péloponnèse en 404, où on retrouve cependant quelques
accents thucydidéens :
« Le lendemain, les députés
rendirent compte des conditions auxquelles les Lacédémoniens étaient disposés
à faire la paix ; Théramène parla le premier, en disant qu’il fallait
obéir aux Lacédémoniens, et détruire les Longs-Murs.
Quelques-uns protestèrent, mais bien plus nombreux furent ceux qui
l’approuvèrent, et l’on décida d’accepter cette paix. Alors Lysandre avec sa
flotte entra dans le port du Pirée, les exilés revinrent, et l’on commença à
démolir les murailles au rythme des joueuses de flûte, dans un grand
enthousiasme, tous pensant que ce jour marquait pour la Grèce le début de la
liberté » (II, 2, 22-23 Hatzfeld). |
Dans le pire, il se montre abusivement partisan de Sparte et fait à nouveau
intervenir dans l’histoire des hommes la volonté divine et l’irrationnel.
En revanche, Xénophon
innove, avec d’autres, face à la tradition historique d’Hérodote et de
Thucydide, en s’adonnant à un
genre nouveau, celui de la biographie historique (la Cyropédie)
et de la biographie
philosophique (Apologie de Socrate et les Mémorables). Ici
aussi, il procède sans méthode, avec toutefois des attentions moralisantes
avouées et un talent de conteur, sensible au détail concret, ce qui rend la
lecture relativement agréable. Deux extraits empruntés à la Cyropédie
illustreront :
- le goût de l’auteur pour l’interprétation morale et l’exemplarité de la
biographie :
« Au cours de nos réflexions
[…], nous nous rendions compte qu’il n’est aucun des êtres vivants que
l’homme ait naturellement plus de peine à gouverner que l’homme. Mais lorsque
nous eûmes considéré qu’il a existé quelqu’un, le Perse Cyrus qui se rendit
maître d’un très grand nombre d’hommes dont il était obéi, d’un très grand
nombre de cités, d’un très grand nombre de peuples, revenant sur notre
opinion, nous fûmes obligé de reconnaître que ce n’est une tâche ni
impossible ni difficile de commander à des hommes, si l’on sait s’y prendre
[…]. Pour nous, jugeant cet homme digne d’être admiré, nous avons cherché
quel lignage, quel caractère, quelle éducation ont pu le rendre si éminent
dans l’art de commander aux hommes. Tout ce que nous avons appris, tout ce que
nous croyons avoir découvert à son sujet, nous allons essayer de le
raconter » (I, 1, 3 et
6 Bizos). |
- le charme du récit :
« Comme Astyage dînait avec sa
fille et Cyrus, voulant que l’enfant fît le dîner le plus agréable afin qu’il
regrettât le moins possible son pays, il lui fit servir des hors-d’œuvre, des
sauces et des mets variés. Et Cyrus s’écria, dit-on : ‘Grand-père, quel
mal tu te donnes à table, obligé que tu es de tendre les mains vers tout ces
plats et de goûter à ces mets de toutes sortes ! – Mais quoi ! dit
Astyage, ce genre de repas ne te semble-t-il pas plus beau que celui des
Perses !’ Et Cyrus de répondre à cela : ‘Non, grand-père ;
chez nous on prend une voie beaucoup plus simple et plus directe que chez vous
pour se rassasier : on y arrive avec du pain et de la viande. Vous, vous
allez vers le même but que nous, mais ce n’est qu’après des détours en tous
sens que vous arrivez à grand-peine au point où nous sommes, nous, depuis
longtemps’ » (I, 3, 4 Bizos). |
Des
trois historiens suivants, ne nous sont parvenus que des fragments et des éléments fournis par des citations d'auteurs
tardifs. Ils méritent cependant notre attention, car ils ont été abondamment
utilisés par leurs successeurs et constituent dès lors un relais important.
(7)1.4.
CTÉSIAS DE CNIDE (env.430‑env.398)
Ctésias naquit à Cnide en Carie dans la seconde moitié du Ve siècle. Il appartenait à la confrérie des Asclépiades, qui pratiquaient la médecine et concurrençaient les médecins de Cos, lesquels relevaient de l'école d'Hippocrate. A la suite d'une aventure inconnue, il fut fait prisonnier de guerre par les Perses et séjourna à Suse, où il fut bien considéré. Tout en pratiquant son art, il s'intéressa aux archives et composa ses histoires. Il participa à la bataille de Cunaxa (401 a.C.) en tant que médecin d'Artaxerxès. Vers la fin de sa vie, il put retourner en Grèce et s'y occupa de publier ses "histoires" - des Persica et des Indica - connues à travers les résumés du patriarche Photios (IXe s.) et des citations indirectes. Il eut le mérite de savoir beaucoup de choses, mais le défaut d'aimer exagérément ce qui était théâtral et/ou merveilleux. Son histoire de la Perse est à cet égard plus fiable que celle de l’Inde, cette dernière ayant été à la base de récits légendaires sur les merveilles de l’Inde, telles les races monstrueuses et la licorne qui ont inspiré beaucoup d’œuvres d’art en Occident.
(7)1.5.THÉOPOMPE
DE CHIOS (env. 378‑env.322)
Après avoir composé 12 livres d’Helléniques,
qui continuaient l’œuvre de Thucydide jusqu’à la bataille de Cnide en 394, Théopompe écrivit une Histoire philippique
en 58 livres, portant sur les années 362 à 336, date de la mort de Philippe II de Macédoine.
(7)1.6.
ÉPHORE DE CUMES (env.405‑330)
Historien en chambre, il compila
toutes sortes de renseignements dans une Histoire du monde, qui se
voulait universelle et à portée morale.
(7)2. LA MÉDECINE
La médecine est représentée par deux écoles rivales, celle
de Cos et celle de Cnide, à laquelle appartenait
Ctésias. Le plus illustre représentant de la première est Hippocrate.
HIPPOCRATE (env. 460‑377)
Les témoignages les plus anciens relatifs à la personne d'Hippocrate de Cos remontent à Platon (dans le Protagoras et dans le Phèdre). De ces textes et d'autres, il ressort que Hippocrate, originaire de Cos et issu de la famille des Asclépiades, était un médecin contemporain de Socrate et des sophistes, qui enseignait la médecine moyennant salaire. A la fin du Ve siècle, il était aussi célèbre comme médecin que Polyclète d'Argos et Phidias d'Athènes, comme sculpteurs. Hippocrate voyagea en Thessalie et fit des observations sur des "pestilences". On lui attribue une soixantaine de traités médicaux, regroupé dans un "corpus hippocratique". Toutefois, ce dernier n'est pas l'oeuvre d'un seul homme, bien qu'il utilise la même langue (l'ionien) et qu'il ait été rédigé sur une période assez courte (fin du Ve - début du IVe s.). Par ailleurs, il atteste une inspiration commune, à savoir une médecine rationnelle, qui: 1. se sert de l'observation pour le pronostic et le diagnostic (auscultation mais pas de dissection, ce qui limite les possibilités); 2. refuse l'intervention de la divinité dans les maladies, mais reconnaît l'existence de lois proprement humaines (loi du plus fort); 3. réfléchit sur sa propre pratique. Parmi les plus célèbres traités du corpus figurent le traité Sur la maladie sacrée, dénonçant vigoureusement l’erreur de ceux qui attribuent les accès d’épilepsie à l’action d’un dieu plutôt qu’à des causes naturelles. De même, le traité Des airs, eaux et lieux exerça une grande influence, au-delà même de l’époque antique, car il fut le premier à mettre en relation de façon significative l’homme et son milieu naturel : un texte précurseur de l’écologie en quelque sorte…
(7)3. LA PHILOSOPHIE
Vers le milieu du Ve siècle apparaît un nouveau
mouvement, créé par les « sophistes », professeurs ambulants, qui
s'installent à Athènes et y enseignent, plutôt que la cosmologie, l'art de
parler en public et de faire une belle carrière. Ils exercent une influence
déterminante sur la pensée de la seconde moitié du Ve siècle, influence dont on
trouve des échos, par exemple chez le dramaturge Euripide et chez l’historien
Thucydide. Nous connaissons leurs travaux à travers des fragments et les
analyses et jugements proférés à leur égard, dans une perspective satirique par
Aristophane, dans une volonté de critique pas nécessairement positive par
Platon. Ce dernier admettait toutefois l’importance de leur pensée, puisque
plusieurs de ses dialogues portent le nom d’un sophiste (Protagoras, Gorgias,
Hippias), tandis que d’autres se contentent de les faire intervenir, eux ou
leurs idées, dans le débat.
Au IVe siècle vient l'ère des philosophes qui réalisent
la synthèse entre les philosophes de l'univers et les sophistes: Platon et
Aristote, dont une partie des œuvres est parvenue jusqu’à nous.
(7)3.1.
LES SOPHISTES ET SOCRATE
C’est autour de la personnalité de Socrate que s’est
articulée la discussion sur les mérites ou les défauts des sophistes, Socrate
étant en effet présenté comme le sophiste par excellence, dans la moquerie
qu’Aristophane fait du mouvement dans sa comédie Les Nuées, tandis que
Platon tient à opposer Socrate, son maître à penser, aux sophistes, marchands
d’illusions, vendeurs de techniques de réussite efficaces et raisonneurs
spécieux.
Si on essaie de faire la part des choses, il faut
reconnaître aux sophistes, qui étaient
en général étrangers à Athènes :
- Le
souci d’enseigner l’éloquence, clé du pouvoir et bagage indispensable du
citoyen, membre d’assemblées législatives et de tribunaux et individu pouvant
être convoqué devant ces mêmes tribunaux. C’est pourquoi on peut les considérer
comme des maîtres de rhétorique.
- Une
pensée pragmatique, centrée sur l’homme et ses possibilités de se
mouvoir dans le monde de la cité, sans se préoccuper de grandes idées et
d’explications métaphysiques et cosmologiques ; d’où le relativisme qui
leur est prêté face aux tentatives de synthèse des présocratiques, aux essais
de fonder une morale (individuelle et sociale) sur des principes transcendants
et à la religion.
C’est pourquoi leur mouvement fut apprécié par les
ambitieux qui recherchaient le pouvoir et honni des citoyens de base, qui y voyaient un danger pour la cité, et des philosophes tels que
Platon. Ce dernier les tenait toutefois pour des adversaires redoutables, comme
en témoigne la description perfide qu’il nous livre de Protagoras, entouré d’une foule de disciples étrangers, mais aussi de
quelques Athéniens de grand lignage :
« D’autres suivaient
en arrière, écoutant leur conversation, des étrangers pour la plupart, à ce
qu’il me parut, que Protagoras entraîne à sa suite hors de toutes les villes
qu’il traverse, les tenant sous le charme de sa voix comme un nouvel Orphée,
et qui sont forcés de le suivre par l’effet du charme ; mais aussi, dans
le chœur, quelques gens d’ici. La vue de ce chœur me donna une grande joie,
par la beauté des évolutions grâce auxquelles ils avaient soin de ne jamais
se trouver devant Protagoras de manière à lui faire obstacle : chaque
fois qu’il faisait demi-tour avec ses voisins de la première ligne, les
auditeurs de l’arrière, avec un ensemble admirable, entrouvraient leurs rangs
à droite et à gauche et, par une marche circulaire, se retrouvaient derrière
lui : c’était merveilleux » (Platon, Protagoras, 15a-b,
Croiset). |
La véritable personnalité de Socrate
nous échappe, car il n’a jamais rien écrit. Nous sommes dès lors
prisonniers en quelque sorte du portrait retracé par Platon. Même si nous
savons que Platon s’est livré à son propos à une construction, nous avons du
mal à accepter les images divergentes qui nous ont été transmises par
Aristophane (un sophiste intéressé), par Xénophon (un homme honnête, sans
charisme hors du commun) ou par Lucien (un hâbleur, très /trop attiré par les
beaux jeunes gens).
De la confrontation entre les œuvres de Xénophon et de
Platon ressortent néanmoins quelques traits communs :
- Socrate éprouve peu d’intérêt pour la spéculation sur la
cosmologie et la nature.
- En revanche, il s’intéresse à la conduite de l’homme, à sa capacité de vivre
selon des règles morales et d’être heureux.
- Il est un technicien de la discussion : il instaure la
« maïeutique » (art d’accoucher), c’est-à-dire une méthode qui amène
par un jeu de questions l’élève à découvrir par lui-même les implications d’une
idée ou d’un comportement. Voyons, par exemple, cette illustration de sa
méthode :
« Mais voici ce que je
suis prêt à faire pour permettre selon votre désir la continuation de cette
réunion et de cet entretien : si Protagoras ne veut pas répondre, qu’il
interroge, et je répondrai ; j’essaierai de lui faire voir en même temps
comment j’estime qu’il faut répondre quand on est interrogé. Après que
j’aurai répondu à toutes les questions qu’il lui plaira de me poser, qu’il
prenne à son tour la tâche de justifier ses vues en me répondant » (Platon, Protagoras,
338c-d, Croiset). |
- Il se considère en rapport direct avec le divin, ce qui lui vaudra
l’accusation de ne pas respecter les dieux ancestraux et les dieux de la
cité. C’est pour cette raison qu’il fut accusé de corrompre la jeunesse,
d’après Platon.
(7)3.2. PLATON (427‑347)
LA BIOGRAPHIE
Platon naquit au sein d’une famille aristocratique qui
prétendait descendre du dernier roi d’Athènes ; par sa mère, il était apparenté
à deux des Trente Tyrans, Charmide et Critias. Il connut Socrate vers l'âge de vingt ans et
demeura son disciple jusqu'à la mort du maître en 399, condamné par la
démocratie restaurée. La mort de Socrate lui fit renoncer à l’engagement dans
la vie politique. Après quelques voyages, notamment à Syracuse auprès de Denys
l'Ancien, il revint à Athènes et y fonda l'Académie en 388.
Il y enseigna pendant vingt ans avant d'entreprendre de nouveaux voyages en
Sicile, à la cour de Denys le Jeune, qui ne furent pas plus concluants que ses
précédents séjours en Sicile. Il rentra définitivement à l’Académie et mourut
en 347.
L’ŒUVRE
L’ensemble des ouvrages attribués à Platon est constitué
de 35 dialogues (considérés quasiment tous comme authentiques) et 13 lettres,
jugées apocryphes, à l’exception peut-être des lettes VI,
VII, VIII. Aucun classement
de ceux-ci ne s’impose : ni l’ordre chronologique, ni l’existence d’un
projet global structuré, dont les différents traités auraient développé l’un ou
l’autre aspect.
Dialogues authentiques : « Lettre 7 » Authenticité
douteuse : Hipparque Rivaux Théagès Clitophon Minos Épinomis Définitions Dialogues
apocryphes : Axiochos De la Justice De la vertu Démodocos Sisyphe Eryxias |
Le classement qui est proposé ci-dessous se fonde
sur un critère plus ou moins objectif, celui de la forme littéraire mise en
rapport, quand c’est possible, avec des éléments de chronologie.
Le premier groupe est formé des dialogues
« socratiques », qui auraient été composés durant les dix années qui
suivirent la mort de Socrate et prétendent faire revivre les entretiens
du maître avec disciples momentanés et réguliers, tels: Apologie de
Socrate, Criton, Hippias mineur, Charmide, Lachès, Lysis, Hippias majeur, Alcibiade, Ion,
premier livre de la République. Ces œuvres ont en commun de soulever
des questions qui ne trouvent pas de solution : elles aboutissent à des
impasses (apories).
Le deuxième groupe est dit faute de mieux « de
transition », par comparaison entre le groupe précédent et le groupe suivant :
Protagoras, Gorgias, Ménon, Euthydème, Cratyle,
Ménéxène, le Banquet, Phédon, la
République dans sa totalité, Phèdre.
Le troisième groupe se constitue après le second voyage
en Sicile : Parménide, Théétète, Le Sophiste, La
Politique. Il s’agit de dialogues métaphysiques, dans lequel le rôle de
Socrate s’efface progressivement.
Le dernier groupe s’intéresse essentiellement aux lois
(lois de la nature, lois des Etats) : une trilogie inachevée ou
incomplète (Timée, Critias, incomplet, Hermocrate disparu ou jamais rédigé), Les Lois
et Epinomis (sans doute apocryphe).
Le Timée fut la seule œuvre de Platon à être
connue au Moyen Age grâce à une traduction latine et y exerça une immense
influence. Les autres traités furent redécouverts à la Renaissance.
Rendre compte de l’ensemble de la philosophie
platonicienne dépasse l’objectif de ce cours. On n’en exposera dès lors que
deux aspects, retenus en fonction de choix inévitablement réducteurs : le
monde des idées et la cité platonicienne.
Le monde des idées
(1) A la base du raisonnement qui postule l’existence du
monde des idées se trouve le
constat que le monde matériel dans lequel nous nous mouvons est caractérisé par
la diversité et le multiplicité : ainsi, nous trouvons que beaucoup
d’objets sont beaux, mais ils le sont de manière différente et notre opinion
sur leur beauté peut être également variée et changeante. Platon en induit
que « derrière la multiplicité des objets beaux il existe une Beauté
en soi, l’Idée de Beauté, que nous recherchons plus ou moins inconsciemment à
travers les réalisations imparfaites où elle se matérialise et se
fragmente » [J.-F. Revel, Histoire de la philosophie occidentale,
Partie 1, Paris, Livre de poche, 1968, pp.184-185]. Ce qui est valable
pour la beauté, l’est également pour les autres concepts, le Vrai, le Juste, le
Bien etc. Philosopher,
c’est rechercher systématiquement derrière les objets les Idées auxquelles ils
renvoient imparfaitement.
(2) La démarche suivante consiste à se demander si les
Idées sont le résultat de notre façon de penser le réel et de l’ordonner ou si
les Idées existent en elles-mêmes. Platon choisit la seconde solution : le monde des Idées existe en soi
et notre monde est celui des phénomènes, des apparences. Le premier est
parfait, le second est imparfait.
(3) Les
conséquences de ce choix se manifestent dans plusieurs domaines,
notamment dans la conception de l’homme : vivant dans le monde des
apparences (donc de l’erreur et de la fausseté), celui-ci aspire cependant à atteindre
la vérité, cette « ultime réalité ». Cette aspiration s’explique,
selon Platon, par la réminiscence :
avant de s’incarner dans un corps physique, l’âme humaine aurait contemplé le
monde des Idées et aspirerait à y retourner. Platon postule ainsi l’immortalité de l’âme - ou du moins d’une de ses parties, la
partie rationnelle -, qui existait avant la naissance et qui échappe à la mort.
Voir à ce propos le Phèdre, dont le poète Joachim de Bellay a
admirablement résumé le contenu :
« Si notre vie est
moins qu’une journée En l’éternel, si l’an qui
fait le tour Chasse nos jours sans espoir
de retour, Si périssable est toute
chose née, Que songes-tu, mon âme
emprisonnée ? Pourquoi te plaît l’obscur
de notre séjour, Si, pour voler en un plus
clair séjour, Tu as au dos l’ail bien empennée ? Là est le bien que tout
esprit désire, Là est le repos où tout le
monde aspire, Là est l’amour, là le
plaisir encore. Là, ô mon âme, au plus haut
ciel guidée, Tu y pourras reconnaître
l’Idée De la Beauté qu’en ce monde
j’adore » (Olive, sonnet 113). |
Elles influencent également la
cosmologie de Platon (Timée). Pour Platon, aux âmes humaines correspondent
les âmes des astres, qui sont des sphères dont le mouvement est circulaire, et
qui constituent de la sorte les formes les plus parfaites. C’est à partir de la
sphère, intelligente, que Platon déduit tous les phénomènes, tout élément
physique se rapportant à un élément géométrique. Quant à l’âme du monde et à
l’ordre qu’elle organise, elle se rattache à un agent extérieur (un être
divin), qui donne l’impulsion originale et la direction.
Ces
théories du monde des Idées, de la réminiscence et de l’harmonie des sphères
ont influencé l’ensemble de la philosophie occidentale en
établissant pour la première fois l’idée de la double nature de l’homme - spirituelle et corporelle - et en l’amenant à
s’interroger sur le problème de l’union entre le corps et l’âme. D’autre part,
la cosmologie de Platon représente d’une certaine façon une tentative réconcilier
la science et la religion, tentative qui sera jugée intéressante par les
humanistes de la Renaissance.
La cité platonicienne
La cité parfaite a été une obsession de Platon, confronté
par ses ascendances familiales au régime tyrannique et par son expérience
personnelle à une démocratie de démagogues, qui avait condamné à mort Socrate.
De là ses réflexions sur les régimes politiques réels (Critias,
Les Lois) et sur la cité modèle (La
République, Les Lois). Pour
Platon, une société humaine ne peut survivre que si elle respecte la retenue
ou pudeur (aidôs), qui suppose la maîtrise
de soi et le respect de l’autre, et la justice, entendues toutes deux
comme des Idées à incarner dans la réalité.
La cité qui y parviendra devra satisfaire les besoins des hommes. Pour
y parvenir :
- Elle recourra à la
division du travail entre hommes habitant un même lieu.
- Comme l’afflux de
population est susceptible d’entraver la bonne organisation, il faudra des
gardiens pour défendre la cité et des chefs pour les diriger.
Ainsi est établie la
répartition des citoyens en trois classes : producteurs, guerriers et
magistrats suprêmes.
Pour établir
la justice et garantir son fonctionnement, il faut respecter trois
conditions :
- L’égalité entre hommes et femmes, qui
doivent recevoir la même éducation.
- La communauté des femmes
et des enfants.
- Le gouvernement des
philosophes, en vertu de leur aptitude à contempler le monde des Idées.
Le
sort réservé à ceux qui, dans la cité, ne respectent pas ces règles est dissuasif :
ils doivent être dénoncés par leurs concitoyens à une institution secrète, qui
les fait arrêter et enfermer dans une des trois prisons de la cité. Parmi
celles-ci figure une Maison de Résipiscence et de Redressement (Sôphronistèrion), où les coupables seront éduqués
dans les bons principes ; si après 5 ans, ils demeurent récalcitrants, ils
sont exécutés (Lois, 907e-909d).
Comme
Platon n’a jamais pu réaliser sa cité parfaite, il n’en a pas imaginé les
défauts. Or cette cité est dans son essence totalitaire. Il n’est
donc pas surprenant que les Etats communistes, dont le fonctionnement a
été dès le départ totalitaire (purges, goulag, lavages de cerveaux) se soient
réclamés explicitement ou implicitement de Platon.
L’ÉCRITURE
C’est un lieu commun que de dire que Platon est un
« poète » de la prose. L’œuvre
du philosophe parvenue jusqu’à nous était destinée au public, celle qui était
adressée à ses élèves ayant disparu. A nouveau, l’art d’écrire de Platon
mériterait de longes études qui sortent du cadre de ce cours. Epinglons
néanmoins trois caractéristiques :
- Platon
est l’inventeur du dialogue philosophique, particulièrement présent dans
les œuvres précédant la fondation de l’Académie. Ce dialogue met aux prises de
façon très vivante Socrate avec différents intervenant, qui discutent,
disputent, se mettent d’accord ou
s’opposent. Par la suite, les interlocuteurs de Socrate deviennent plutôt des
faire-valoir et le dialogue devient plus conventionnel.
- Platon
a dressé un portrait éblouissant et bouleversant de Socrate, qui l’a
emporté dans l’histoire sur les visions « bonhommes » de Xénophon et
ironiques d’Aristophane et de Lucien. Le
tableau de la mort du sage dans le Phédon étant universellement connu,
observons Socrate en tant qu’interlocuteur subtil et plein d’humour suite à
l’exposé par Protagoras du mythe de Prométhée et des conclusions qu’il en tire
sur l’utilité de l’éducation :
« Tu dis que le vertu
peut s’enseigner, et je m’en rapporterais plus volontiers à toi qu’à personne.
Mais il y a dans ton discours un détail qui m’a surpris et il m’en est resté
dans l’âme une lacune que je te prie de combler. Tu disais que Zeus avait
envoyé aux hommes la justice et la pudeur, et ensuite, à plusieurs reprises,
tu as laissé entendre que la justice, la sagesse, la sainteté et ainsi de
suite formaient un tout, appelé d’un seul mot ‘la vertu’. Voilà le point sur
lequel je voudrais de ta part une indication plus précise : la vertu
est-elle un tout unique, dont la justice, la sagesse et la sainteté seraient
les parties, ou bien ces vertus que je viens d’énumérer ne seraient-elles que
des noms différents d’un seul et même tout ? Voilà ce que je voudrais
encore savoir » (Protagoras, 329b-c
Croiset). |
- Platon
a manifesté tout son art d’écrire dans ses récits :
- Légendes retravaillées
pour les besoins de la cause philosophique (Prométhée dans le Protagoras).
- Récits inventés par Platon
et présentés comme des mythes (le mythe de la caverne dans le VIe livre de la République).
- Récits présentés comme
historiques (l’Atlantide dans le Timée et le Critias).
Voyons à titre d’exemple le
début de la narration du mythe de Prométhée, dont bien des éléments renvoient aux récits d’Hésiode sur le même sujet et à la manière
de raconter des contes propre à Hérodote :
« C’était le temps où
les dieux existaient déjà, mais où les races mortelles n’existaient pas
encore. Quand vint le moment marqué par le destin pour la naissance de
celles-ci, voici que les dieux les façonnent à l’intérieur de la terre avec
un mélange de terre et de feu et de toutes les substances qui peuvent se
combiner avec le feu et la terre. Au moment de les produire à la lumière, les
dieux ordonnèrent à Prométhée et à Épiméthée de distribuer entre elles toutes
les qualités dont elles avaient à être pourvues. Épiméthée demanda à
Prométhée de lui laisser le soin de faire lui-même la distribution :
‘ Quand elle sera faite, dit-il, tu inspecteras mon œuvre’. La
permission accordée, il se met au travail » (Protagoras, 320c-d Croiset). |
(7)3.3.
ARISTOTE (384‑322)
LA BIOGRAPHIE
Né à Stagire en Chalcidique, dans une contrée où vivaient
des tribus non hellénisées, Aristote était fils d’un médecin, attaché à la cour
du roi de Macédoine, Amyntas II, père de Philippe.
Devenu orphelin assez tôt, Aristote ne put être formé à la médecine par son
père, mais il tint assurément de ce milieu familial son intérêt pour les
sciences de la vie. De 367 à 347, année de la mort de Platon, il fréquenta
l’Académie. Il se rendit ensuite en Asie-Mineure
jusqu’en 343, année où il fut choisi par Philippe pour être le précepteur
d’Alexandre, alors âgé de treize ans. Il conserva ce poste jusqu’à l’accession
de son élève au trône en 336. Il retourna à Athènes en 335 pour y fonder sa
propre école, l’ « École péripatéticienne » au Lycée, dans un
gymnase hors des murs d’Athènes, qu’il dirigea jusqu’en 323, en d’autres termes
jusqu’à la mort d’Alexandre. Athènes ayant profité de l’occasion pour se
soulever contre les Macédoniens, Aristote, considéré comme pro-macédonien
préféra s’exiler. Il se retira à Chalcis, où il mourut en 322. Son école lui
survécut jusqu’au VIe siècle de notre ère.
L’ŒUVRE
Les centres d'intérêt
d'Aristote sont multiples et variés. Nous avons perdu ses dialogues (ouvrages
exotériques), mais possédons en revanche ses oeuvres ésotériques, lesquelles
sont le plus souvent des notes de cours, les unes rédigées par lui, les autres
prises par ses élèves.
Organon comprenant : Catégories De la Génération et de la
Corruption Sur L’Univers Traité du Ciel Les Météorologiques De L’Âme Petits Traités D’Histoire
Naturelle De la
sensation et des sensibles De la
mémoire et de la réminiscence Du sommeil
et de la veille Des rêves De la
divination dans le sommeil De la
longévité et de la vie brève De la jeunesse
et de la vieillesse De la
respiration De la vie
et de la mort Histoire des Animaux Parties des Animaux Du Mouvement des Animaux Marche des Animaux Génération des Animaux Travaux Mineurs Sur les
couleurs Sur
l’audition Physiognomoniques
Sur les
plantes Sur des
faits étonnants Problèmes
mécaniques Sur les
lignes invisibles De
l’origine et des noms des vents Sur Mélissus, Xénophane et Gorgias Problèmes Rhétorique à Alexandre Les Économiques La Grande Morale Éhique à Eudème Des Vertus et des Vices La Rhétorique La Poétique |
Le tableau ci-dessus atteste l’étendue du champ de
connaissances couvert par Aristote : logique, métaphysique, morale,
critique littéraire, sciences de la nature et de la vie, psychologie, traités
d’histoire. Seront envisagés ici quelques apports fondamentaux du philosophe à
la pensée de son temps et à la pensée occidentale du XIIe siècle, où son œuvre
fut redécouverte notamment par la médiation des savants arabes, du XVIIe siècle
(en ce qui concerne la science) et même du XIXe (en ce qui concerne l’enseignement
dans les universités).
La logique
Aristote est conscient qu’avant même de s’intéresser à la
vérité du contenu d’un énoncé, il faut s’intéresser à sa formulation :
car il convient de distinguer dans les formulations celles qui, indépendamment du
contrôle de l’expérience, sont vraies de celles qui sont fausses. Pour
reprendre un exemple fourni par Jean François Revel [Histoire
de la philosophie occidentale, Partie 1, Paris, Livre de poche, 1968, p.250],
seule l’expérience peut nous dire si l’énoncé « le mur est bleu » est
vrai ou faux, tandis que l’analyse interne suffit à démontrer que l’assertion
« le mur bleu est rouge » est fausse, puisqu’elle énonce un jugement
contradictoire.
Aristote va dès lors
s’attacher, dans ses différents traités de l’Organon, à formaliser la pensée en
établissant une science des relations (1) entre le prédicat (ou attribut) et le
sujet dans le jugement, (2) entre la conclusion et les prémisses dans le
raisonnement (syllogisme). Tandis que la science s’attache à découvrir
des faits nouveaux et/ou des explications nouvelles, la logique fournit
l’instrument de la pensée correcte (cf. notamment la distinction entre la
déduction et l’induction).
La métaphysique
La métaphysique est abordée à travers diverses œuvres. Elle porte essentiellement sur deux
points : réfutation de la théorie platonicienne des idées et exposé de la
théorie du premier moteur ; causalité et mouvement dans la nature.
Pour
Aristote, le monde des Idées n’existe pas. Par exemple, il n’y a pas de
nombre « deux » en soi, mais il y a deux chiens, deux murs etc. Le
fait que nous puissions concevoir le nombre abstrait « deux » ne
prouve pas pour autant qu’il existe en dehors de notre pensée. De même, la
notion générale d’Homme peut être pensée, mais il n’existe dans la réalité que
des hommes particuliers. Cette
capacité de l’esprit humain de pouvoir travailler sur des notions abstraites,
généralisantes, fonde la démarche scientifique selon Aristote, pour qui
« il n’y a de science que de général ».
Pour expliquer la
tension entre l’être et le mouvement, Aristote se refuse de nier le
mouvement en le confinant à une apparence, comme le faisait son maître Platon,
mais il explique celui-ci par l’existence de degrés dans l’être : il existe des potentialités non
encore réalisées, qui ne sont ni le néant ni l’être accompli. Le changement est
dans la nature parce tout y est en puissance et tend à devenir en acte.
Le mouvement s’explique par le passage constant de la puissance à l’acte, de la
matière informe (substance) à la forme. Comme il faut bien une cause initiale à
ce mouvement de la nature, celle-ci ne peut être qu’un premier moteur, qui échappe lui-même au
mouvement, sinon il ne pourrait être. Ce premier moteur est forme et acte purs,
il meut sans être mû. Il est donc
éternel.
La politique
Aristote s’est intéressé à
l’histoire des cités et à leur régime. Pour lui, l’homme ne peut réaliser sa
nature d’homme que comme « animal
politique ». La cité se fonde sur la morale, explicitée par de bonnes lois. La meilleure
forme de gouvernement de la cité est une constitution mixte, faite d’un mélange d’oligarchie et de
démocratie. Rappelons toutefois que sont exclus de l’ordre politique les femmes
et les esclaves.
La critique
littéraire
Dans la Rhétorique,
Aristote s’est intéressé
aux moyens qui établissent, non le vrai, mais le vraisemblable. Ceci
nous vaut une étude des modes de persuasions et des raisons qui assurent leur
efficacité.
Le philosophe commence par
établir les diverses catégories d’éloquence :
- L’éloquence délibérative, qui porte sur l’avenir et envisage l’utile
et le nuisible.
- L’éloquence judiciaire, qui porte sur le passé et permet de
définir le juste et l’injuste.
- L’éloquence d’apparat, qui porte sur le présent et s’intéresse au
beau et au laid.
Quant aux moyens, il
s’agit de les déployer en tenant compte du locuteur (sa manière d’être), de
l’auditeur (sa capacité à être ému, pathos) et du discours (capacité à
démontrer).
Dans la Poétique
(dont la seconde partie a disparu), Aristote définit la poésie en général comme
un art d’imitation
(mimèsis). Quant à la tragédie, qui fait l’objet d’une étude
particulière, qu’aurait dû suivre une étude de la comédie, elle est une imitation faite par
des personnages en action (non dans un récit), qui suscite crainte et pitié chez le public,
réalisant chez lui la purification (katharsis)
de ces émotions. La katharsis n’est
pas un acte religieux : elle permet aux humains d’éprouver par procuration
des émotions qui pourraient être nocives si elles étaient suscitées par des
événements réels.
L’ÉCRITURE
D’après la tradition, les
traités « exotériques », qui ne sont pas parvenus jusqu’à nous,
étaient remarquablement écrits. En revanche, on ne peut exiger de notes de
cours qu’elles soient d’une haute tenue littéraire. C’est pourquoi on ne sera
pas surpris de la
sécheresse du style des traités, comme l’atteste cet extrait emprunté à La
constitution d’Athènes et relatif à la première prise de pouvoir du tyran
Pisistrate :
« Onze ans après, Mégaclès, évincé par les partis en lutte, négocia avec
Pisistrate sous la condition que ce dernier épouserait sa fille ; et il
le ramena d’une façon bien antique et bien simple. Il répandit le bruit
qu’Athéna ramenait Pisistrate, alla chercher une grande et belle femme,
originaire du bourg de Paiana selon Hérodote,
bouquetière thrace habitant Kollytos et du nom de Phyé selon d’autres ; il la costuma en déesse et la
fit entrer dans Athènes avec Pisistrate ; celui-ci s’avançait sur un
char avec la femme à ses côtés et les habitants le reçurent avec des marques
d’adoration et d’étonnement. […] Puis il fut chassé exactement six ans après
son retour ; car il ne se maintint pas longtemps : comme il ne
voulait pas vivre avec la fille de Mégaclès, il
s’enfuit par crainte des deux partis » (Constitution d’Athènes, XIV-XV Mathieu et Haussoulier). |
(7)4. L'ÉLOQUENCE
Les Grecs, semblent-ils, ont toujours aimé les discours, puisqu’on
en trouve déjà dans leurs épopées : pensons aux discussions des chefs
grecs entre eux ou avec Agamemnon (l’ambassade auprès d’Achille au chant IX et aux discours
opposés d’Ajax et d’Ulysse au chant XXIV de l’Iliade). Le développement de la pratique du discours
est toutefois lié à l’essor des cités et à l’établissement, qui n’excluaient
pas le recours à la violence, de différents régimes : tyrannie,
oligarchie, démocratie. C’est toutefois la démocratie qui promouvait le plus le
recours à l’art oratoire. Dans l’Athènes démocratique des Ve et IVe siècles
(avec l’interruption provoquée par l’instauration des Trente Tyrans), le
citoyen avait de nombreuses occasions de présenter et d’entendre des
discours :
- Discours politiques à
l’Assemblée du peuple (Ecclésia).
- Plaidoiries d’accusation
et de défense devant les tribunaux, en particulier le tribunal des Héliastes,
où les plaignants étaient tenus de plaider eux-mêmes leur cause.
- Discours d’apparat
(éloquence épidictique), prononcées lors de manifestations et cérémonies
publiques : discours officiels prononcés dans les panégyries (assemblées
solennelles des Grecs) et oraisons funèbres lors de commémoration d’événements
ou de personnages illustres du passé.
C’est à ces nombreux besoins que les
sophistes s’étaient efforcés de répondre en enseignant l’art de la rhétorique.
Nous avons conservé les œuvres d’un de ces célèbres professeurs. Il s’agit d’Antiphon (480-411), aristocrate, disciple des
sophistes, qui participa à la réaction oligarchique de 411 et qui fut victime
du retour des démocrates. De son œuvre nous sont parvenus trois plaidoyers
judiciaires et trois exercices de virtuosité oratoire, les Tétralogies,
qui comportaient chacune deux discours d’accusation et deux discours de
défense, destinés à montrer comment on peut tirer des mêmes faits des
conclusions opposées en jouant sur la vraisemblance, plutôt que sur
l’établissement rigoureux des faits.
Si les orateurs sont répartis selon le genre qu'ils ont
le mieux illustré, il convient de rappeler que la plupart d'entre eux ne se
sont pas limités à un genre unique. Le classement s’inscrit cependant dans une
certaine chronologie, puisque l’éloquence judiciaire a connu la première des
grands noms, tandis que l’éloquence politique s’est épanouie à l’occasion de
grandes causes, à savoir l’arrivée de Philippe II de
Macédoine sur la scène politique.
(7)4.1.
L'ÉLOQUENCE JUDICIAIRE
(7)4.1.1. ANDOCIDE (440‑390)
Aristocrate, compagnon d'Alcibiade,
Andocide ne fut pas un professionnel du discours.
Mais il fut obligé de plaider pour défendre ses intérêts. Compromis avec Alcibiade dans l’affaire de la
mutilation des Hermès en 415, il fut contraint à l'exil. Quelques-uns de ses
discours relatifs à sa demande d’amnistie sont parvenus jusqu’à nous: Sur
son retour et Sur les mystères. Ce sont des plaidoyers pro domo, dont la meilleure partie est celle où il raconte
ses malheurs. Un troisième discours Sur la paix justifie la négociation
qu’il avait entreprise avec Sparte et qui avait déplu à la majorité des Atnéniens. Il ne l’empêcha pas de reprendre le chemin de
l’exil.
(7)4.1.2.
LYSIAS (445 ?‑380 ?)
LA BIOGRAPHIE
Métèque, fils d’un riche métèque et
démocrate, Lysias fut arrêté par les Trente Tyrans, qui voulaient s’accaparer ses
richesses, tandis que son frère fut exécuté par eux. Lorsque la démocratie fut
rétablie, il revendiqua le châtiment de l’assassin de son frère, le Tyran
Ératosthène, dans un discours célèbre, Contre Ératosthène. Partisan des
démocrates, il en fut dès lors l’avocat officiel.
L’ŒUVRE
Comme
en tant que métèque, Lysias ne pouvait plaider les causes lui-même, il fut logographe,
c’est-à-dire écrivain professionnel, composant pour autrui de nombreux discours : à l’époque
hellénistique on lui en attribuait plus de 400, au Ier siècle a.C., 233. Le corpus actuel de Lysias comporte 34 discours,
dont seul le Contre Ératosthène est indiscutablement authentique. La
plupart de ses discours se rapportent à des procès particuliers, concernant
l’abattage indu d’oliviers, l’octroi d’une pension d’invalide, le meurtre de
l’amant perpétré par un mari cocu, coups et blessures provoqués pour la
possession exclusive d’ « un ami » etc. Se distinguent de cette production le discours
pathétique prononcé en faveur de son frère assassiné, une oraison funèbre assez
conventionnelle et un discours olympique.
L’ÉCRITURE
Si on place à part le Contre
Ératosthène, qui tranche par ses sobres accents pathétiques, les
discours judiciaires de Lucien ont
charmé les critiques antiques par le respect des règles classiques de la rhétorique et la clarté de
l’exposé et de la démonstration. Peut-être sommes nous plus sensibles
aujourd’hui à une manière, parfois d’un humour distancié, de
nous restituer la vie quotidienne du citoyen de base qu’il était amené à
accuser ou à défendre, comme on peut en juger d’après l’extrait du Pour
Ératosthène que voici, tiré du récit du mari cocu qui a tué l’amant pris
selon lui en flagrant délit :
«Dans
ma simplicité, je croyais ma femme la plus sage de toute la ville. A quelque
temps de là, je revins de la campagne sans être attendu. Après le dîner,
l’enfant était méchant et criait : c’était la servante qui le
tourmentait pour qu’il fît cette vie-là, car l’homme était dans la maison
[…]. Je dis à ma femme d’aller donner le sein au petit pour le faire taire.
Elle ne voulait pas d’abord : elle était, disait-elle, si contente de me
voir revenu, depuis le temps. Mais je me fâchai et lui dis de s’en aller.
‘Oui, répondit-elle, pour que tu restes à faire la cour à la petite
esclave ; déjà, une fois que tu avais bu, tu la serrais de près’. Moi,
je me mets à rire ; elle se lève, ferme la porte en s’en allant, comme
pour s’amuser, et tire la clef. Je n’y pris pas garde et, sans le moindre
souci, je m’endormis content […]. Un peu avant le jour, elle revint et ouvrit
la chambre. Comme je lui demandais pourquoi les portes avaient fait du bruit
pendant la nuit, elle répondit que la lampe s’était éteinte et qu’on avait été la rallumer chez les voisins. Je ne dis rien, croyant
que c’était vrai. Il me sembla qu’elle était fardée, trente jours à peine
après la mort de son frère. Mais je ne fis encore aucune réflexion à ce sujet
et je m’en allai sans rien dire » (Pour Ératosthène, 10-14 Gernet-Bizos). |
(7)4.1.3.
ISÉE (425‑350)
Logographe spécialisé dans les
affaires de succession, Isée nous a laissé 11 discours remarquables par leur
force de persuasion.
(7)4.2.
L'ÉLOQUENCE D'APPARAT
ISOCRATE
(436‑338)
LA BIOGRAPHIE
Fils d'un propriétaire d'une fabrique de flûtes, Isocrate
naquit dans un milieu aisé et put suivre à Athènes l’enseignement des
sophistes. Il se trouva ruiné à la fin de la guerre du Péloponnèse, ce qui
l'amena à devenir logographe; six discours de cette période sont parvenus
jusqu'à nous.
Comme des déficiences naturelles lui fermaient la
carrière d’orateur politique, il ouvrit en 393 une école de rhétorique, ce qui
convenait mieux à sa qualité de disciple des sophistes et de Socrate. Il
composa dès lors des discours d'apparat, dans lesquels il exposait ses idées. Il
mourut durant l’année qui vit la victoire de Philippe de Macédoine à Chéronée,
consacrant la fin de l’indépendance des cités grecques.
L’ŒUVRE
Une soixantaine de discours lui était attribuée dans l'Antiquité, dont la moitié seulement serait authentique. Seuls quelques-uns d’entre eux nous sont parvenus :
six plaidoyers de logographe : Contre Euthynous
Contre Callimaque Contre Lochitès
Sur l'attelage Trapézitique Éginétique Des discours à propos didactique : Contre les Sophistes Sur l’échange Evagoras Des éloges, dont un Éloge d'Hélène et un Busiris caractéristiques du goût sophistique pour les éloges paradoxaux. Les manifestes politiques : Panégyrique Archidamos Sur la paix L'Aréopagitique Philippe Panathénaïque |
Abstraction faite de ses plaidoiries, œuvres de
circonstances, et de ses éloges
paradoxaux, Isocrate tient à faire passer plusieurs messages à travers son
œuvre.
S’il prône l’art oratoire, comme les sophistes (Contre les Sophistes et
Sur l’Échange), à l’inverse de ceux-ci, il le place au service de la formation morale de l’homme et du citoyen : l’art
de bien parler repose en effet sur l’art de bien penser. C’est là la base de la
formation d’un homme politique de haute moralité et de grand talent, qui
fondera les « humanités » enseignées en Occident jusqu’à la seconde
moitié du XXe siècle.
En politique, il prône (1) une démocratie modérée (l'Aréopagitique),
(2) le panhellénisme,
qui ressort de la supériorité des Grecs sur les Barbares (le Panégyrique),
ou encore (3) la suprématie d'Athènes (le
Panathénaïque), dont il dénonce (4)
les erreurs (Sur la paix). Par rapport à Platon, Isocrate s’écarte des
spéculations théoriques et des mathématiques pour donner comme modèle à ses
concitoyens un « honnête homme », bien formé par des études
« littéraires », sensible à l’opinion des autres, sans être limité
par elle, capable de se situer avec indépendance et esprit critique dans le monde
dans lequel il vit parce qu’il connaît ce qui est bien pour lui et pour la
cité, condition indispensable au bonheur. Qu’on en juge par le portrait d’un
tel homme présenté dans le Panathénaïque :
« Quels sont donc les esprits
que je déclare bien formés, puisque j’écarte les arts, les sciences et les
dons naturels ? Ceux d’abord qui se comportent honorablement dans les
incidents de la vie quotidienne, qui se façonnent une opinion adéquate aux
circonstances et capable de viser, dans la plupart des cas, au pratique,
ensuite ceux qui nouent un commerce de courtoisie et d’équité avec leur
entourage familier, qui supportent avec sérénité et facilité les caractères
déplaisants et les difficultés d’humeur, qui se montrent les plus doux et les
plus modérés qu’il soit possible à l’égard de ceux qui constituent leur
compagnie ; qui encore ? ceux qui sont maîtres en toutes
circonstances de leurs plaisirs, qui ne sont pas abattus par le malheur, qui
devant lui se comportent en hommes avec une attitude digne de la nature qui
nous a été donnée ; en quatrième lieu, point capital, ceux qui ne sont
pas gâtés par le succès, qui ne sortent pas d’eux-mêmes, qui ne cèdent pas à
l’orgueil, mais demeurent au rang des esprits pondérés, qui ne tirent pas
plus de joie des biens que procure le hasard que de ceux qui sont imputables
dès leur origine à leur nature et à leur propre sagesse. Les hommes qui
possèdent une richesse spirituelle accordée non seulement avec l’une, mais
avec l’ensemble de ces qualités, je les déclare des hommes sages, des hommes
complets, doués de toutes les vertus » (Panathénaïque,
30-33 Brémond). |
L’ÉCRITURE
Isocrate est le maître grec de la période oratoire, ample et aménagée de
façon logique. A l’hiatus et à la rupture de construction, il préfère les
parallélismes et les rythmes continus.
(7)4.3.
L'ÉLOQUENCE POLITIQUE
(7)4.3.1.
DÉMOSTHÈNE (384‑322)
LA BIOGRAPHIE
Issu d'une famille riche, mais devenu très tôt orphelin, Démosthène
fut victime de la cupidité de ses tuteurs, qui dilapidèrent sa fortune. Il leur
intenta un procès et gagna sa cause en 363. Comme il ne put pas récupérer
l’ensemble de ses biens, il commença par devenir logographe: appartiennent à
cette période 5 discours concernant son héritage et quelque 30 plaidoyers, dont
un bon nombre sont inauthentiques.
En 355, Démosthène devint orateur politique, intervenant
dans des procès publics et dans l’Assemblée du peuple. Certains discours
concernent des problèmes de moralité publique, tel le Contre Androtion; un grand nombre de ses discours illustre ses
prises de position contre Philippe de Macédoine et les interventions de celui‑ci
dans la vie des cités. A partir de 351, date de la Première Philippique, Démosthène n’allait plus cesser de prôner la
lutte armée contre la Macédoine. S’il parvint en certaines circonstances à
secouer l’apathie de ses concitoyens, il n’était pas de taille à lutter contre
la force conquérante de Philippe et, ensuite contre celle d’Alexandre. Il fut
même accusé de vénalité et de détournement de fonds publics par ses propres
concitoyens, ce qui l’obligea à quitter Athènes. A la mort d’Alexandre, il crut
que l’heure de la revanche avait sonné : il rentra à Athènes et galvanisa
des troupes de démocrates, qui perdirent la bataille. Traqué par les
Macédoniens, Démosthène dut s’enfuir
d’Athènes et se donna la mort.
L’ŒUVRE
Si Démosthène a
été appelé « l’Orateur », de même qu’Homère était « le
Poète », c’est à ses discours politiques qui le doit. Les principaux sont
dans l’ordre chronologique :
Contre Androtion Sur la loi de Leptine Sur les Symmories Pour les
Mégalopolitains Contre Timocrate Contre Aristocratès Première
Philippique Pour la liberté
des Rhodiens Les trois Olynthiennes Contre Midias Sur la paix Deuxième
Philippique Sur les
prévarications de l’ambassade Sur l’Halonnèse Sur les
affaires de Chersonèse Troisième
Philippique Sur la Couronne |
Or sa lutte pour l’indépendance d’Athènes a été un échec. De même sa
propre indépendance a été suspectée, certains de ses contemporains et des
critiques grecs ultérieurs voyant en lui un partisan des Perses, éventuellement
subsidié par eux. Ses
choix politiques ont, eux aussi, été contestés : dans son désir de
résistance à l’emprise croissante de
Philippe, Démosthène déplorait la paralysie dans lequel s’enfermait un système
démocratique soumettant toute décision à de longs débats préalables. L’éloge de
l’Athènes des aïeux et de Périclès n’était-il pas en quelque sorte
« réactionnaire » ? D’autant plus que les cités grecques, en
cette fin du IVe siècle ne s’étaient pas privées de bafouer les règles
élémentaires de bonne conduite entre puissances de force plus ou moins égales
et que Philippe de Macédoine, loin d’être le barbare cruel et hypocrite dépeint
par Démosthène, était un fin stratège et un remarquable politique. Quoi qu’il en soit, Démosthène a été et
demeure respecté en tant
que symbole du patriote aimant son pays et prêt à se battre pour lui. Et
s’il n’appréciait plus la démocratie athénienne telle qu’elle était pratiquée à
son époque, il n’en défendait pas moins sa valeur essentielle, la liberté.
L’ÉCRITURE
S’il
connaissait les règles de la rhétorique, Démosthène a refusé de se laisser
enfermer dans un carcan et ne
craint pas de bouleverser le plan codifiée du discours : exorde,
narration, preuve, épilogue. Il est capable d’utiliser la manière abstraite et rigoureuse d’un
Thucydide, mais pour faire appel au sentiment et non exclusivement à la raison,
il recourt à des images
fortes et inattendues et peut aussi bien utiliser un ton sobre qu’un ton familier
ou des envolées lyriques exaltées.
Bref, il met toutes les ressources de l’éloquence « au service d’une
conviction passionnée, tragiquement dramatisée par le contraste entre l’idéal
affirmé et la misère de la réalité vécue » (Suzanne Saïd). Le texte que
voici résume Démosthène tel qu’en lui-même :
« Vous avez abandonné,
Athéniens, le principe fondamental que vos ancêtres vous avaient légué ;
tenir en Grèce le premier rang, entretenir une armée sur pied pour secourir
tous ceux à qui on a fait tort vous a été représenté par les hommes qui vous
dirigent comme une tâche pénible et superflue, qui coûte cher
inutilement ; et, au contraire, vivre en repos, ne rien faire de ce qui
s’impose, abandonner tout, petit à petit, et laisser les autres s’en emparer,
c’est à vos yeux la condition d’une prospérité merveilleuse et d’une pleine
sécurité. En conséquence, un autre, se substituant à vous dans le rôle qui
vous appartenait, est devenu, lui, prospère et puissant et s’est fait une
vaste domination. Rien de plus naturel : car cette primauté glorieuse,
pleine de grandeur, que, de tout temps, les plus puissantes républiques
s’étaient disputées […], par suite de notre indifférence à nous, il la trouva
non gardée et n’eut qu’à la prendre » (Quatrième Philippique,
46-47 Croiset). |
(7)4.3.2.
ESCHINE (env.390‑env.330)
Eschine fut, à certains moments du moins, le grand
adversaire de Démosthène. De milieu modeste, il rêvait de paix et de prospérité
économique; il finit dès lors par prôner l'entente avec Philippe de Macédoine.
On a conservé de lui 3 discours, dont le Contre Ctésiphon, où il combat
Démosthène, l’invective et suscite sa réponse cinglante. Son style est tortueux,
alambiqué et froid.
Dans l’ombre de ces deux grands
adversaires, on trouve comme alliés de Démosthène Hypéride
(389‑322), dont on possède 6 discours, et Lycurgue (390‑324), dont on possède 1
discours ; comme alliés d'Eschine, Dinarque
(env.360‑292) et Démade (env.380‑env.319).
On leur doit de beaux morceaux de littérature, dans des œuvres qui ne nous ont
été que partiellement conservées.
La fin de l’indépendance des cités grecques marque la fin
de l’éloquence tirant sa grandeur de la force de conviction de ses orateurs.
L’éloquence de la seconde sophistique, au IIe siècle de notre ère, sera d’une
tout autre facture.