Sénèque, Médée

 

< Prologue >

v. 1-55

 

 

Au fil du texte

 


 

 

     

< Scaena Corinthi. Ara pro Medeae et Iasonis domo, Medea orans >

 

MEDEA

            Di coniugales tuque genialis tori,
            Lucina, custos quaeque domituram freta

            Tiphyn nouam frenare docuisti ratem,
            et tu, profundi saeue dominator maris,
5          clarumque Titan diuidens orbi diem,
            tacitisque praebens conscium sacris iubar
            Hecate triformis,
quosque iurauit mihi
            deos Iason, quosque Medeae magis
            fas est precari : noctis aeternae chaos,
10        auersa superis regna manesque impios
            dominumque regni tristis et dominam fide
            meliore raptam, uoce non fausta precor.
            Nunc, nunc adeste, sceleris ultrices deae

            crinem solutis squalidae serpentibus,
15        atram cruentis manibus amplexae facem,
            adeste, thalamis horridae quondam meis
            quales stetistis : coniugi letum nouae
            letumque socero et regiae stirpi date.
19        Mihi peius aliquid, quod precer sponso malum :

(uel {mihi / num / est / date} peius aliud, quod precer sponso, manet)

20        uiuat, per urbes erret ignotas egens
21        exul, pauens, inuisus, incerti laris ;
22        me coniugem optet, limen alienum expetat
            iam notus hospes, quoque non aliud queam

(quidam transponunt 22a et 23a : iam notus hospes…/ me coniugem optet…)

            peius precari, liberos similes patri
25        similesque matri pariat (uel parta). Iam parta ultio est :
            peperi. Querelas uerbaque in cassum sero.
            Non ibo in hostes ? Manibus excutiam faces
            caeloque lucem. Spectat hoc nostri sator
            Sol generis et spectatur et curru insidens
30        per solita puri spatia decurrit poli ?
31        Non redit in ortus et remetitur diem ?
            Da, da per auras curribus patriis uehi,
            committe habenas, genitor, et flagrantibus
            ignifera loris tribue moderari iuga :
35        gemino Corinthos litori opponens moras
36        cremata flammis maria committat duo.
37        Hoc restat unum, pronubam thalamo feram
            ut ipsa pinum postque sacrificas preces
            caedam dicatis uictimas altaribus.
40        Per uiscera ipsa quaere supplicio uiam,
41        si uiuis, anime, si quid antiqui tibi
            remanet uigoris ; pelle femineos metus
            et inhospitalem Caucasum mente indue.
44        Quodcumque uidit Pontus aut Phasis nefas
45        uidebit Isthmos. Effera, ignota, horrida,
            tremenda caelo pariter ac terris mala
            mens intus agitat : uulnera et caedem et uagum
            funus per artus ; – leuia memoraui nimis :
            haec uirgo feci ; grauior exurgat dolor :
50        maiora iam me scelera post partus decent.
51       Accingere ira teque in exitium para
52        furore toto. Paria narrentur tua
            repudia thalamis : quo uirum linques modo ?
            Hoc quo secuta es. – Rumpe iam segnes moras :
55        quae scelere parta est, scelere linquenda est domus.

< abit >


.

di coniugales : les " dieux du mariage " sont principalement Jupiter, Junon, Vénus, Hymen (ou Hymenaeus). Voir aussi l’expression en Thy., 1102-1103.

genialis tori : le lit nuptial est ainsi appelé parce que, dans le rituel du mariage romain, ce lit est consacré au genius ou à l’esprit protecteur de la chambre nuptiale : FESTVS, 83.23 L : genialis lectus, qui nuptiis sternitur in honorem genii.

Lucina : Lucine est une des épithètes de Junon dans sa fonction de déesse qui préside aux accouchements. À ce titre, elle compte parmi les principaux di coniugales. On sait la place que tiennent respectivement dans la pièce l’époux et les enfants de Médée ; l’invocation conjointe aux di coniugales et à Lucine est donc particulièrement à propos dans les premiers vers de la tragédie. On notera que, de façon générale, Junon est la protectrice des femmes et que, de la même façon que chaque homme avait son " genius ", chaque femme romaine pouvait compter sur l’assistance de sa " iuno ", sorte d’ange gardien ou de " double " divin réservé aux femmes.

quaeque : désigne Pallas ou Minerve, sous la protection de laquelle le navire Argo a été construit par Argus (cfr. 365-367). Médée invoque Pallas parce que la déesse a ainsi joué un rôle décisif dans sa rencontre avec l’Argonaute Jason.

domituram freta : leçon de E, qu’il faut préférer à la correction facilitante domitorem freti (i.e. Tiphyn) de A. Au v. 617, Tiphys sera appelé le domitor profundi, mais ici, la leçon de E préserve l’image poétique du navire qui domptera bientôt les flots, alors que Tiphys a appris à le conduire.

Tiphyn : Tiphys était le barreur du navire Argo ; son destin est raconté aux v. 617 sq.

nouam ratem : le navire Argo était " nouveau " dans la mesure où il était une " invention nouvelle ", une construction " étrange, inédite " : il est traditionnellement considéré comme le premier bateau qui a osé défier les mers : voir plus loin 318 sq, 364 sq ; OV., epist. XVI, 347 : Phasida puppe noua uexit Pagasaeus Iason.

profundi dominator maris : désigne Neptune, le dieu de la mer. Il est invoqué ici parce qu’il a permis à Jason de voyager vers la Colchide sur les mers, qui sont son territoire. Sénèque semble avoir une prédilection pour le substantif dominator, plutôt rare en latin classique : le mot apparaît plusieurs fois dans ses tragédies.

Titan : désigne un des Titans (fils du Ciel et de la Terre, vaincus dans leur lutte primordiale contre Jupiter), ou le descendant d’un Titan, en particulier, le Soleil, qui descend d’Hypérion (c’est le cas ici), ou, parfois encore, Prométhée, qui descend de Japet. Le Soleil est l’ancêtre de Médée (28-29). Voir OV., met. I, 10 : Nullus adhuc mundo praebebat lumina Titan.

tacitisque sacris : évoque les cérémonies silencieuses des rituels magiques et non pas à proprement parler des " mystères " ou des cérémonies " secrètes ". Le silence est une pratique habituelle dans la magie ancienne : voir e.g. HOR., epod. V, 51-54, où la sorcière Canidia invoque Nox et Diana, quae silentium regis, / arcana cum fiunt sacra, / nunc, nunc adeste, nunc in hostilis domos / iram atque numen uertite.

Hecate triformis : Hécate est une déesse primitive qui possède des pouvoirs magiques au ciel, sur terre et dans les enfers, l’associant ainsi respectivement à la Lune, Diane chasseresse et Proserpine ; d’où les épithètes qui l’accompagnent habituellement triformis, triceps, tergemina. Elle est invoquée ici dans sa fonction lunaire, qui apporte la lumière nocturne nécessaire à la pratique des cérémonies magiques ; la sorcière Médée l’invoquera plusieurs fois au titre de ses triples pouvoirs pour l’aider à préparer ses poisons mortels : voir 577, 750, 833. Médée peut se revendiquer de son ascendance solaire et de sa qualité de magicienne pour invoquer ici les deux divinités tutélaires des luminaires célestes.

quosque…deos : au témoignage d’Ovide, Jason a, en réalité, prêté serment de fidélité par les mêmes divinités que Médée, en particulier le Soleil et la triple Hécate : voir OV., epist. XII, 78 sq, met. VII, 94 sq.

quosque Medeae : il s’agit des divinités et des régions infernales qui vont être énumérées dans les vers suivants. Par sa qualité de sorcière, Médée est en relation étroite avec les divinités infernales et peut donc les invoquer tout particulièrement.

dominumque : il s’agit de Pluton, le souverain des enfers.

dominam fide meliore raptam : il s’agit de Proserpine, enlevée par Pluton à l’affection de sa mère Cérès, pour régner avec lui sur les enfers. Même si elle a été enlevée par le dieu des enfers, Proserpine a bénéficié de la part de son époux d’une " meilleure fidélité " que celle dont Jason a récompensé Médée après tout ce qu’elle avait fait pour lui.

uoce non fausta : sa prière n'est pas heureuse, elle est "mauvaise" ou "sinistre" parce qu'elle s'adresse aux puissances infernales et qu'elle présage la destruction, la mort, la catastrophe. Mais il y a aussi, dans cette formule, un écho inversé à une formule conventionnelle de la piété antique. Pour éviter qu'une parole néfaste ne soit prononcée lors d'une cérémonie religieuse, les assistants proclamaient, en effet, une formule rituelle qui devait assurer le bon déroulement du rite : fauete linguis, et un flûtiste devait alors éloigner tout bruit parasite en jouant de son instrument. Comme le dit Sénèque lui-même en dial. VII (= de uita beata), 26, 7 : …fauete linguis : hoc uerbum non, ut plerique existimant, a " fauore " trahitur, sed imperat silentium, ut rite peragi possit sacrum nulla uoce mala obstrepente. La prière de Médée est exactement l'inverse de la formule traditionnelle, d'autant plus qu'elle annoncera bientôt son intention de perturber la cérémonie nuptiale (37 sq). Dans son chant d'hyménée, le chœur prendra l'exact contrepied de la prière de Médée, en demandant aux dieux d'être présents cum populis rite fauentibus (58), rejoignant ainsi l'exhortation rituelle.

nunc, nunc adeste : paroles rituelles qui accompagnent l’invocation des divinités : voir e.g. la même expression dans HOR., epod. V, 53.

sceleris ultrices deae : voir 967, et l’expression ultrix Erinys en Octavie, 263 et 619. Il s’agit des Érinyes ou des Furies, également invoquées par Didon après qu’elle a été " trompée " par Énée, en VERG., Aen. IV, 610. Plus tard, Médée verra dans sa folie furieuse les Furies qui la poursuivent pour venger le meurtre de son frère Absyrte (958 sq). Les détails physiques de la chevelure hérissée de serpents et des torches enflammées sont conventionnels (cfr. 960 sq).

thalamis meis : métonymie pour désigner les noces de Médée ; l’idée que les Furies sont présentes comme pronubae, pour accompagner et assister la mariée, au moment d’un mariage placé sous le signe du malheur, apparaît plusieurs fois chez Ovide, e.g. met. VI, 428 sq (mariage de Terée et Procné) et dans les lamentations des épouses abandonnées des Héroïdes (epist. II, 117 sq ; VI, 45 sq ; VII, 96, où Didon évoque la présence des Euménides au moment de son union avec Énée dans la caverne de l’Énéide) ; voir aussi Cornélie, la femme de Pompée, dans la Pharsale de Lucain, VIII, 90 : Me pronuba ducit Erinys. Voir aussi ailleurs dans les tragédies de Sénèque : Oed. 644 ; Oct. 23-24. Aux v. 37 sq, Médée prétend prendre elle-même la place de l’Érinye comme pronuba de la nouvelle épousée et attirer ainsi le malheur sur la nouvelle femme de Jason.

coniugi…nouae : la nouvelle épouse de Jason, qui est la fille de Créon, n’est pas nommée dans la pièce d’Euripide. La tradition plus récente hésite entre les noms de Créuse ou Glaukè ; Sénèque suit Ovide qui l’appelle Créuse.

socero : il s’agit de Créon, le père de la nouvelle épouse de Jason.

regiae stirpi : de qui s'agit-il ? Sans doute pas des enfants que Jason et Créuse n'auront pas le temps d'avoir, puisque Médée appelle la mort sur Créuse. Peut-être, dans sa folie, Médée condamne-t-elle à mort tout l'environnement familial du roi Créon. Ou bien s'agit-il déjà, au moins pour le spectateur et l'auditeur du drame, d'une annonce prophétique de la mort des enfants de Médée, qui sont effectivement " de souche royale ".

v. 19 : après avoir appelé la mort sur Créuse et sa famille, Médée évoque le sort qu’elle réserve à Jason, le traître : il vivra, mais pour une destinée plus terrible que la mort, à savoir l’exil, abandonné et haï de tous. La leçon transmise par les manuscrits pose quelques difficultés : la forme aliquid marque un pronom et non un adj. ; on s’attendrait plutôt ici à aliquod, adj. déterminant de malum, qui serait alors antécédent de la relative, comme semble l’indiquer la ponctuation de la CUF ; ceci explique les corrections de aliquid par aliquod ou aliud. Certains ont également jugé maladroite la succession peius/malum, et ont corrigé malum par manet, rendant ainsi inutile le verbe est sous-entendu au début du vers. Enfin, la présence emphatique de mihi en tête de vers a étonné, d'autant plus qu'elle suppose métriquement une synizèse ; certains philologues ont proposé de corriger le pronom par est, num ou date. Avec num interrogatif, le vers devient : Num peius aliquid quod precer sponso malum ? uiuat : " Y a-t-il quelque chose de pire que je pourrais souhaiter comme mal à mon époux ? " Aucune de ces corrections n’étant attestée par les manuscrits, je propose de conserver le texte de ces derniers, en supprimant la virgule que l’on trouve devant malum dans la CUF.

sponso : désigne Jason à la fois époux de Médée et futur époux de Créuse.

uiuat : emphatique et apparemment contradictoire avec ce qui vient d’être dit : souhaiter à Jason de vivre ne paraît pas a priori un sort pire que la mort appelée sur Créuse et sa famille ; au contraire. Il faut attendre la suite de la phrase pour en comprendre toute l’horreur.

v. 21 : une succession similaire en asyndète, qui traduit ici le trépignement rageur de Médée contre son époux, est déjà attestée chez Accius, frg. 415 R : exul inter hostes, exspes, expers, desertus, uagus. La peine de l’exil était considérée comme un châtiment particulièrement lourd, plus pénible que la mort.

me coniugem optet : rappelle l’imprécation de Didon contre Énée en VERG., Aen. IV, 383-384 : Nomine Dido / saepe uocaturum (" [J’espère qu’au milieu des écueils… tu subiras jusqu’au bout ton supplice et que] souvent tu appelleras Didon par son nom ").

iam notus hospes : valeur proleptique pour désigner un exilé bien connu partout à cause d'une mauvaise renommée qui le précède ; indésirable, il est toujours à la recherche d'une hospitalité que sa réputation lui refuse, et il ne trouve jamais un lieu qui lui soit " étranger " et qui puisse l'accueillir dans l'anonymat.

v. 22-23 : l’inversion que l’on trouve dans plusieurs éditions depuis l’édition de Leo ne me paraît pas s’imposer, sauf, peut-être, si l’on choisit la leçon parta au lieu de pariat au v. 25.

v. 25 : ce vers est obscur et la tradition manuscrite est partagée : E propose pariat. Iam parta ; A propose une autre leçon, souvent retenue dans les éditions : parta iam parta.

– la leçon de A est moins évidente, mais métriquement plus correcte, car elle évite la succession de deux longues au quatrième pied  : dans ce cas, la phrase se termine à matri, et liberos ne peut être alors que le COD de expetat, ou mieux le COD de optet, justifiant ainsi l’inversion de 22a et 23a : " Qu’il me désire, moi son épouse, et, chose par rapport à laquelle je ne pourrais rien souhaiter de pire, qu’il désire ses enfants semblables à leur père et à leur mère ", mais ce sera en vain, car, bien entendu, personne ne répondra à l’appel de l’exilé. Cependant, si patri désigne bien Jason, le sens de matri n’est pas clair :

• le mot peut désigner Médée : dans la souffrance de son exil, Jason désirerait alors ardemment retrouver son épouse et les enfants qu’il lui a donnés : mais il ne trouvera ni l’une ni les autres, car les enfants sont semblables à leur père qui a trompé Médée et à leur mère qui a trompé son propre père pour suivre Jason ; instruits par de tels exemples, ces enfants ne feront rien pour adoucir la souffrance de leur père. En même temps, il y a comme une allusion voilée, peut-être encore ignorée de Médée, mais pressentie par le lecteur, au sort futur de ses enfants : Jason ne trouvera jamais ses enfants dans son exil puisqu’ils auront été tués auparavant par leur mère. C’est peut-être la première annonce du destin tragique des enfants de Médée, alors que chez Euripide la décision de l’infanticide n’apparaîtra que beaucoup plus tard dans l’esprit de Médée (au v. 792).

• le mot peut désigner Créuse : Médée évoquerait alors les enfants hypothétiquement issus du nouveau mariage de Jason, et donc " semblables à leur père et à leur mère " légitimes, mais Jason ne les trouvera pas puisque leur mère aura péri, victime de la vengeance de Médée avant même d’avoir pu les concevoir. Médée souhaite ainsi à Jason de désirer dans son exil les enfants qu’il aurait pu avoir de Créuse, mais qu’il n’aura jamais.

– la leçon pariat de E implique qu'il s'agit des futurs enfants de Jason. Cette leçon a l'avantage de préparer la suite du texte, qui joue sur les formes du verbe parere, permettant ainsi un passage habile et très rhétorique du sens propre au sens figuré. Mais elle présente plusieurs difficultés :

l’emploi du verbe pario avec un sujet masculin est surprenant ;

• d'autre part, la leçon pariat introduit un anapeste quelque peu incongru à cet endroit du vers à cause de l'irrégularité métrique de la succession de deux longues qu'il provoque au quatrième pied ; cette irrégularité disparaît avec le trochaïque parta de A ;

enfin, comment interpréter ce souhait obscur ? Pour qu'il soit malveillant, le souhait d'" engendrer des enfants semblables à leur père et à leur mère " ne peut désigner que Jason et Médée, dont les trahisons respectives seront reproduites dans la nouvelle progéniture de Jason. Mais comment Jason pourrait-il engendrer des enfants "semblables à leur mère" Médée, puisque, la situation étant ce qu'elle est, il est évident que Jason ne pourra plus avoir d'enfant avec Médée. Par ailleurs, comment Médée peut-elle souhaiter à Jason d'" engendrer " des enfants qu'en tout état de cause, il ne pourra pas avoir, même avec Créuse, puisque Médée vient d'appeler la mort sur la nouvelle épouse, à moins que ce souhait d'une impossible descendance ne relève justement du dernier cynisme. Dans ce dernier cas, le père et la mère sont bien Jason et Créuse qui, comme tout parent, souhaitent donner naissance à des enfants qui leur ressemblent, mais la méchanceté de Médée serait d'encourager Jason à un bonheur qu'il ne trouvera jamais ; le subjonctif d'exhortation de pariat se doublerait alors d'une valeur de conatu : le plus grand malheur que Médée pourrait souhaiter à Jason est " qu'il essaie d'avoir des enfants " avec sa nouvelle femme, sous-entendu " il n'en aura même pas le temps. "

peperi : rejet d’autant plus expressif qu’il s’accompagne d’un jeu de mots rhétorique sur parta…est / peperi, où Médée assimile son enfantement à la naissance de sa propre vengeance : ses enfants seront l’instrument de la vengeance de Médée, laissant ainsi pressentir le destin tragique qu’elle leur réserve pour punir Jason.

sero : cfr. 281. Médée se lasse d’accumuler des imprécations et des plaintes et, dans la deuxième partie de son monologue, elle va réfléchir aux moyens d’assurer personnellement sa vengeance : plutôt que d’attendre une intervention des dieux, elle décide de prendre elle-même l’initiative de la vengeance et d’attaquer ses " ennemis ". Le discours monte vers un climax : Médée envisage résolument de mettre en œuvre un crime qui surpassera tous ses anciens forfaits, pour effacer une union fondée sur le crime.

manibus excutiam faces : les mains sont celles de ceux qui accompagneront le cortège nuptial de Jason et Créuse, et qui porteront les flambeaux rituels. Médée songe à se précipiter au milieu de la procession, rappelant ainsi OV., epist. XII, 155-156 : Ire animus mediae suadebat in agmina turbae / sertaque compositis demere rapta comis (" La colère me poussait à aller au milieu de la foule assemblée et à arracher ces couronnes qui ornaient des cheveux bien arrangés "). Médée annonce ainsi son intention de s’emparer elle-même des torches nuptiales pour accompagner le cortège comme pronuba (37 sq).

caeloque lucem : rejet expressif qui fait allusion aux pouvoirs magiques de Médée, capable d’obscurcir le soleil par son chant ou ses poisons : cfr. 768 ; en met. VII, 207-209, Ovide évoquait déjà le pouvoir qu’a Médée d’attirer la lune à elle et de faire pâlir le char du soleil, son aïeul : Te quoque, Luna, traho,…/… currus quoque carmine nostro/ pallet aui, pallet nostris Aurora uenenis. Ici, lucem renvoie sans doute à la question rhétorique qui suit et où Médée s’interroge sur l’insouciance et l’indifférence du soleil devant le spectacle des noces de Jason, avant de demander à son aïeul l’autorisation de pouvoir prendre elle-même les rênes de son char.

nostri sator generis : Médée est la fille d’Aeétès, qui est lui-même le fils du Soleil et de la nymphe Persa.

puri…poli : il n’y a même pas un nuage pour cacher à la vue du Soleil la traîtrise dont est victime Médée.

v. 31 : uariatio stylistica : ce vers évoque de deux façons une inversion du cours du soleil devant une situation horrible, telle qu’on la trouve e.g. en Thy., 784 sq avant le repas cannibale de Thyeste, ou en Phaedra, 677-679, au moment où Hippolyte demande au Soleil de cacher sa lumière en apprenant la passion incestueuse de Phèdre.

flagrantibus ignifera : les deux adjectifs qui évoquent l’ardeur du soleil sont mis en évidence et rapprochés au passage du vers.

loris : synonyme de habenae ; amplification rhétorique de la phrase : le v. 34 est une expansion du v. 33, qui développe les attributs du char solaire.

committat : une fois brûlée, Corinthe réunira les deux mers dans les flammes. Cfr. HO, 83, où Hercule imagine aussi la réunion des deux mers séparées par l’isthme de Corinthe : committat undas Isthmos. En HN IV, 10, Pline énumère plusieurs tentatives anciennes d’ouvrir un canal à travers l’isthme : perfodere nauigabili alueo angustias eas tentauere Demetrius rex, dictator Caesar, Gaius princeps, Domitius Nero…Cette dernière tentative de Néron est peut-être à l’esprit de Sénèque quand il évoque la prétention de Médée de réunir les deux rivages séparés par l’isthme de Corinthe. On sait que le canal de Corinthe sera finalement creusé en 1893.

v. 31-36 : l’adresse passionnée et insensée de Médée au Soleil a été paraphrasée avec emphase par Corneille, dans sa Médée, v. 261 sq : Soleil, qui vois l’affront qu’on va faire à ta race,/ Donne-moi tes chevaux à conduire en ta place:/ Accorde cette grâce à mon désir bouillant./ Je veux choir sur Corinthe avec ton char brûlant. Voir aussi la Médée de Longepierre, II, 1 sq : Ou plutôt donne-moi tes chevaux à conduire,/ En poudre dans ces lieux je saurai tout réduire,/ Je tomberai sur l’isthme avec ton char brûlant,/ J’abymerai Corinthe et son peuple insolent,/ J’écraserai ses rois, et ma fureur barbare/ Unira les deux mers que Corinthe sépare.

v. 37-40 : les propos énigmatiques et sinistres de Médée peuvent être interprétés de plusieurs façons. Après qu’elle a émis son souhait insensé d’écraser le char du Soleil sur Corinthe à la manière de Phaéton, elle revient à un plan plus réaliste : il ne lui reste plus qu’à prendre part à la noce comme une pronuba et à immoler les " victimes " sur les autels. Mais de quelles victimes s’agit-il ?

a) Les victimes animales que l’on offre habituellement à l’occasion des sacrifices de la cérémonie de mariage. Mais que signifierait, dans ce cas, l’expression quaere supplicio uiam du v. 40 ? À moins que ce sacrifice ne soit pour Médée non pas un sacrifice d'action de grâces, mais un sacrifice de " consultation ", une " prise d'auspices " dans les entrailles des victimes sacrifiées pour y découvrir le meilleur chemin de la vengeance.

b) Jason et Créuse, ou Créuse seule (cfr. Déjanire en HO, 348, qui souhaite " tomber comme victime de la main du perfide " [i.e. Hercule] le jour de ses noces avec la captive Iole : me nuptiali uictimam feriat die ; aussi Octavie en Oct., 663-664, qui craint d’être la victime du nouveau mariage de son époux Néron avec Poppée : hos ad thalamos seruata/ diu uictima tandem funesta cades [" Conservée depuis longtemps en vue de cet hymen, tu lui seras finalement immolée en victime funeste ! "]). Dans ce cas, les uiscera du v. 40 seraient une sorte de métonymie sordide pour désigner Jason et Créuse, dont les corps immolés sur l’autel seraient le châtiment obtenu par Médée transformée en Furie vengeresse ; la pinus pronuba de la procession nuptiale serait ainsi l’image de la torche enflammée dont est traditionnellement armée la Furie.

c) Médée elle-même, qui provoque sa propre perte en provoquant celle des autres, à l’image de Déjanire évoquée en b). Gronovius glosait ce passage : " peri dum perdas " (" Péris au moment où tu fais périr "). Sa propre mort serait ainsi le signe du châtiment cherché et obtenu par Médée contre les nouveaux époux.

d) Les propres enfants de Médée, en une allusion voilée à l’infanticide final. Médée trouverait ainsi dans " ses propres entrailles " le chemin du châtiment destiné surtout, dans ce cas, à Jason. Pour les enfants désignés par la métonymie des uiscera, voir aussi Ag., 27.

pronubampinum : les torches de la procession de mariage étaient en pin : cfr. 111 ; CATVLL., 61, 15 : pineam quate taedam.

ipsa : mis en évidence pour les deux verbes feram et caedam, eux-mêmes soulignés à la fin et au début du vers.

si uiuis : " si tu as encore de la vie en toi, si tu n’es pas déjà mort ". Médée s’apostrophe elle-même par le biais de son animus : cfr. 895, 937, 976, 988.

inhospitalem Caucasum : inhospitalis est presque une épithète de nature du Caucase (Caucasus, i), montagne qui borde au nord la Colchide natale de Médée, et qui relie d’est en ouest la Mer Caspienne et la Mer Noire (ou Pont-Euxin, dont l’adjectif eúxeinos est un euphémisme pour l’adj. original áxe(i)nos précisément [" inhospitalier "]). Cfr. Thy., 1048-1049 ; HOR., carm. I, 22, 6-7 ; epod. I, 12. La rigueur du pays se retrouve dans le caractère sauvage de ses habitants : cfr. Phae. 906-907 ; VERG., Aen. IV, 366-367.

v. 44-45 : au v. 44 sont évoqués les crimes que Médée a commis dans son pays natal, en Colchide, désignée par le Pont-Euxin et la rivière du Phase (en particulier, le meurtre et la mutilation de son frère Absyrte) ; en rejet, elle annonce les crimes qu’elle commettra à Corinthe, signifiée par la métonymie de son détroit.

efferatremenda : succession exaltée d’adjectifs en asyndète, fréquente dans les tragédies de Sénèque. Cfr. 395. Il s’agit ou bien d’épithètes qui se rapportent toutes à mala, ou bien d’adj. substantivés, à l’exception de tremenda seule épithète de mala ; cette dernière solution est peut-être stylistiquement préférable, car elle permet d’isoler les trois adjectifs subst. au n. plur. dans le deuxième hémistiche du v. 45, et de leur donner une expansion au v. 46 dans l’expression tremenda…mala qui enveloppe le vers ; la double élision de effer(a) ignot(a) horrida renforce, du reste, l'impression d'unité et d'autonomie du deuxième hémistiche du v. 45.

caelo pariter ac terris : i.e. pour les dieux et pour les hommes.

mala : est explicité au vers suivant par le polysyndète qui rappelle les méfaits dont Médée a déjà été capable : uulnera…artus. On observera le mélange très rhétorique de structures en asyndète et en polysyndète.

uagum funus per artus : désigne probablement les morts lentes qui tuent membre après membre et dont la sorcière Médée peut insinuer les poisons dans les corps ; il ne s’agit sans doute pas, comme beaucoup d’éditeurs semblent le croire, d’une référence au corps démembré d’Absyrte. Cfr. HO, 706 : uagus per artus errat excussos tremor : " un frisson court et se répand à travers mon corps secoué ".

leuia…grauior : les deux adj. s’opposent au même endroit du vers sous un même schéma accentuel, juste après la césure.

uirgo : i.e. à l’époque où elle n’était pas encore totalement Médée, où elle n’était pas encore " femme ", ni " mère " : cfr. 908-910 : " Avec ces méfaits, ma rancœur a préludé : que pouvaient oser de grand des mains novices, une fureur de jeune fille ? Maintenant je suis Médée. " Virgo s’oppose à post partus du v. 50.

furore toto : rejet expressif après le v. 51 entièrement entouré des deux impératifs agressifs. Totus souligne une entière allégeance de Médée à sa fureur : elle ne doit en rien défaillir à ce sentiment et doit s’y adonner complètement : cfr. 446 pour l’application de cet adj. à un mot qui évoque une émotion. Les connotations militaires du verbe accingere et le débit exalté de la double élision au v. 51 donnent à cette phrase une force expressive remarquable.

repudia thalamis: rapprochement expressif en rejet de deux mots violemment opposés qui résument toute la souffrance de Médée : elle est l'épouse de Jason, et elle est répudiée par lui. La métrique souligne la force de ce rejet : c'est le seul vers du prologue qui commence par un tribraque, lui-même suivi par un autre tribraque, enchaînant ainsi une succession exceptionnelle de six brèves consécutives aux deux premiers pieds ; la suite du vers, au contraire, multiplie les longues, comme pour opposer le martèlement de l'affront conjugal et la froide volonté de le venger : Médée n'accepte pas d'être répudiée, elle prendra elle-même l'initiative d'abandonner son mari (uirum) aux conditions qu'elle lui imposera.

segnes moras : cfr. VERG., georg. III, 42-43 : segnes/ rumpe moras.

v. 52-55 : " que l’histoire de ma répudiation rappelle celle de mon mariage ". Médée expose le thème de sa conclusion, de façon très rhétorique, avant de l’expliciter par une double amplification répétitive qui constitue le climax de ce " prologue " :

a) quo…linques modo ? Hoc (modo) quo : les crimes qu’elle a commis pour suivre Jason (fratricide, trahison de son père) seront bientôt égalés par ceux qu’elle accomplira au moment de quitter Jason ;

b) quae scelere…domus : répétition de la même idée avec reprise du même verbe linquere ; de plus, redoublement, dans le même vers, de la même séquence métrique et accentuelle sous le mot scelere, qui scande la résolution criminelle de Médée.

On notera les antithèses : repudia/thalamis ; linques/secut(a) es ; scelere part(a) est/scelere linquend(a) est, et le double tribraque qui introduit le v. 53 sur les 6 premières syllabes : repudia thala(mis) : cfr. Ag., 959 ; Tro., 642, 908.

parta est : rappelle le v. 50 où l’on trouvait la même alliance de mots : scelera / partus. Abandonnée et trahie par Jason, Médée prend maintenant conscience de son passé coupable. Dès le prologue de la pièce, et éminemment dans les derniers vers, Médée est hantée par son état de mère et de criminelle.

 

 

Responsable académique : Paul-Augustin Deproost
Analyse : Jean Schumacher
Design & réalisation inf. : Boris Maroutaeff

Dernière mise à jour : 7 septembre 2020