OVIDE

Métamorphoses

Pyrame et Thisbé

IV, 55-166

 

INTRODUCTION

 


 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

Dans ses Métamorphoses, Ovide donne la première version connue de l’histoire de Pyrame et Thisbé, mais elle est déjà, en réalité, une élaboration au second degré. En effet, au début du chant IV des Métamorphoses, Ovide résume ou raconte plusieurs légendes babyloniennes à travers le récit qu’en donnent des Grecques des temps mythologiques, les Myniades, filles de Minyas qui furent transformées en chauves-souris pour avoir refusé d’interrompre leurs occupations domestiques pendant les fêtes de Bacchus. Parmi ces légendes qu’elles racontent tout en travaillant la laine, l'épisode de Pyrame et Thisbé, qui apparaît ici pour la première fois dans l’antiquité, connaîtra une fortune considérable dans la littérature européenne.

 

A. La légende chez Ovide

Située à Babylone, la fable a pour sujet la rencontre de deux forces : amour et fatalité. Dès l’enfance, Pyrame, qui est un jeune Assyrien, est passionnément épris d'amour pour la jeune et belle Thisbé, qui éprouve pour lui les mêmes sentiments. Ils habitent la même ville, presque la même maison, et cependant ils ne peuvent ni se voir, ni s'entretenir ensemble librement à cause de l’hostilité de leurs pères. Un mur les rapproche et les sépare en même temps : leurs maisons sont mitoyennes, et la cloison « fendue de pitié » (Théophile de Viau, 1623) présente une fissure grâce à laquelle les amants peuvent communiquer et convenir d’un rendez-vous nocturne hors des murs de la cité, sous un mûrier blanc planté au bord d’une fontaine, près du tombeau du roi Ninus. Parvenue la première sous le mûrier, Thisbé, enveloppée dans un voile, est attaquée par une lionne et s’enfuit en laissant tomber son vêtement. Pyrame survient peu après, ramasse le voile qu'il reconnaît avec épouvante, en le voyant maculé de sang et lacéré par la lionne, et, reportant sur lui la culpabilité de cette mort, il se perce de son épée. Son sang jaillit sur les fruits blancs du mûrier et les teint de noir. Sur ces entrefaites, Thisbé, sortie du lieu où elle s’est sauvée, revient à l’endroit du rendez-vous ; mais, ayant trouvé Pyrame expirant, elle ramasse l'épée fatale, et s’immole à son tour. Sur sa prière, un même tombeau réunira les deux amants et les fruits du mûrier porteront la trace noire de cette double mort tragique.

Même si elle se passe à Babylone, l’histoire a toutes les allures d'un conte hellénistique dont on peut donner les caractéristiques suivantes :

— pas d'emprunt à l'héroïsme de l'épopée ;
— éloignement ou exotisme plein de fantaisie ;
— monde fantastique ou irréel ;
— dénouement dans une nature sauvage et encore inhospitalière, loin de la cité ;
— cette histoire se passe exclusivement dans le monde des hommes et n'a rien à voir avec la divinité ou la mythologie.

La légende de Pyrame et Thisbé est sans doute une des premières manifestations du genre romanesque en latin et peut être comparée avec les anciens romans d'amour grecs (voir e.g. Daphnis et Chloé). Le moindre des paradoxes n’est pas qu’elle apparaît dans un poème hexamétrique, qui est le mètre de l’épopée, et qu’elle est entièrement construite sur le ressort amoureux dont l’épopée avait précisément fait un obstacle à la quête héroïque. À cet égard, tout à fait remarquable est l'accumulation inhabituelle et la mise en évidence du mot amor : à la coupe 5 aux vers 60, 68, 150, 156 ; à la coupe 7 au vers 96 ; à la pause du vers 148 ; c'est aussi le mot qui, répété au singulier puis au pluriel, commence le récit suivant de Leucothoé au vers 170, annoncé par quoque au vers 169.

 

B. Les sources et les adaptations

D’origine asiatique, cette histoire était peu connue, comme le précise la fille de Minyas avant de commencer son récit : au v. 53, la légende est annoncée comme uulgaris fabula non est. Effectivement on ne connaît aucune source d'Ovide pour cette histoire telle qu'il la raconte. En revanche, après Ovide, l’antiquité tardive atteste d'autres versions de cette légende ou y fait allusion :

— la fable est racontée par le mythographe Hygin au IIe siècle PCN ;
— au IIIe ou IVe siècle, le roman chrétien des Recognitiones en 10 livres, qui raconte les voyages de saint Pierre, ses luttes avec Simon le Mage et la conversion de Clément de Rome, le troisième successeur de Pierre, par l’apôtre, parle d’une version de l’histoire de Pyrame et Thisbé selon laquelle Thisbé, se sachant enceinte, par peur de ses parents, se serait ôté la vie la première et où finalement Pyrame et Thisbé se seraient métamorphosés respectivement en fleuve et en fontaine ; cette version expliquerait peut-être la présence de la fontaine dans le récit d’Ovide (Recogn. X, 26, 3) ;
— plusieurs allusions dans le De ordine de saint Augustin, qui présente cette histoire comme l'archétype de la fable ou de la pensée mythique quand on l'oppose à la pensée philosophique ;
— allusion dans les Dionysiaques, gigantesque épopée mythologique sur le mythe de Bacchus en 48 chants, composée par Nonnos de Panopolis en Égypte au début du Ve s.) (VI, 344 sq) ; voir surtout le scholiaste de ce passage qui expose la légende tout en long dans Ad Nonni Dionys. VI, 347, p. 149 Ludwig) ;
— allusion dans les Progymnasmata du rhéteur Nikolaos de Myra (Ve s. ; Rht. gr., I, p. 271, n° 9 Walz).

Quand elles en parlent, ces versions ne situent pas l'histoire à Babylone, mais en Cilicie, dans le sud de l’Asie Mineure, à proximité du fleuve qui porte le nom de Pýramos, Pyramus en latin déjà cité par Cicéron. Selon ces versions, Pyrame et Thisbé auraient été respectivement transformés en fleuve et en fontaine, métamorphoses dont Ovide ne parle pas, tout en évoquant, cependant, la présence d’une fontaine à côté du mûrier. Il n'est dès lors pas impossible que la légende racontée par Ovide soit un remaniement, peut-être même personnel, d’une version plus ancienne, attestée par ces témoignages tardifs. La métamorphose de Pyrame en un fleuve qui porte son nom semble indiquer un état ancien de la légende, au départ toponymique. Le détail du mûrier pourrait avoir été inspiré à Ovide par une sorte de vogue littéraire : cet arbuste devient pour la première fois un objet d'intérêt littéraire avec VERG., buc., VI, 22 (voir aussi le commentaire de Servius à ce propos), ou HOR., serm. II, 4, 22. Cette intervention personnelle d'Ovide au départ d'une légende originale serait très significative de la fantaisie du poète. Avant d'être mythographe, Ovide est un poète, qui, tout en les conservant, redistribue et souligne les mythèmes qui structurent la fable en autant de symboles repris, du reste, dans les nombreuses adaptations ultérieures : le mur et sa fissure, le mûrier, la fontaine, le tombeau de Ninus, la lionne, la présence de la lune, le double suicide à l'aide du même poignard, la métamorphose du mûrier, le tombeau qui unit les deux corps.

Cette légende connaîtra un succès considérable au moyen âge (voir les dépouillements de Tania van Hemelryck à l'Institut d'études médiévales de l’UCL) et aux Temps Modernes, dans la littérature, mais aussi dans les arts plastiques et la musique (voir le livre de SCHMITT - von MUHLENFELS). Au moyen âge, dans l’Ovide moralisé (XIVe s.), Pyrame est une figure du Christ et Thisbé une figure de l’âme humaine, dont l’union mystique est empêchée par le péché d’Adam symbolisé par le mur ; la fissure symbolise la médiation des prophètes ; le lion est le diable ; le mûrier la Croix « teinte du sang du Christ » et la fontaine celle du baptême. Cette allégorie chrétienne constitue l’argument de la première adaptation théâtrale du sujet dans la Moralité nouvelle de Pyrame et Thisbé (1535). Au XIVe siècle, Boccace raconte brièvement l’histoire de Pyrame et Thisbé au chant XX de L’Amorosa Visione, et Chaucer évoque l’histoire dans sa Legende of Goode Women (v. 749-752). En 1598, dans le Songe d'une nuit d'été, Shakespeare paraphrase sous une forme comique en V, 1, 126-352 la légende de Pyrame et Thisbé : la légende devient « play in the play », mise en scène de la fable dans le théâtre. La même année, il reprend la trame de la légende pour sa pièce Roméo et Juliette ; voir aussi la stance de Jessica dans le jardin de Portia du Marchand de Venise du même Shakespeare (V, 1) : « Par une nuit pareille Thisbé timide, effleurant du pied la rosée, voyait l'ombre du lion devancer le lion même et fuyait de frayeur. » En 1623, Théophile de Viau écrit une tragi-comédie française sur la fable. En 1685, Jean de la Fontaine reprend l’histoire dans son poème Les Filles de Minée. Cette vaste et persistante popularité, Pyrame et Thisbé la doivent exclusivement à l’art et à l’émotion d’Ovide, car avant Ovide, personne n'avait parlé d'eux.

 

C. La place de la légende dans les Métamorphoses

Cette fable occupe une place à part dans le catalogue des mythes des Métamorphoses, dans la mesure où il n'y apparaît aucune figure divine, et où la « métamorphose » n'en est pas proprement une : elle n'affecte pas un personnage du récit ou du mythe, mais un témoin extérieur et végétal, qui se trouve seulement modifié en surface, dans la couleur de ses fruits. Ovide fait raconter cette fable par les Myniades, les trois filles de Minyas, rebelles au culte dionysiaque. Pendant une des fêtes de Bacchus, elles refusent d'interrompre leurs occupations domestiques et tout en travaillant la laine, elles se racontent à tour de rôle des histoires romanesques, toutes empruntées ou reliées à des mythes babyloniens. Avant qu'elles ne commencent leurs histoires, Ovide évoque d'abord Dercétô, la Déesse-Mère originelle, changée en poisson, et sa fille, Sémiramis, la fondatrice mythique de Babylone, la cité aux grandes murailles, changée en colombe. Les Myniades se racontent ensuite trois fables babyloniennes, entrecoupées de légendes secondaires :

— l'histoire de Pyrame et Thisbé (v. 55-166) ;
— puis celle de la vengeance de Vénus sur Apollon, qui a rendu publiques ses amours avec Mars, et qu'elle punit indirectement à travers Leucothoé, la fille du roi des Perses dont le Soleil s'était follement épris et qui est changée en arbre à encens (v. 190-255) ;
— et enfin l'histoire des amours d'Hermaphrodite et Salmacis, nymphe d’un lac de Carie (province à l’ouest de l’Asie Mineure, sur la Mer Égée) ; après avoir entraîné son amant sous ses eaux, elle ne forme plus avec lui qu’un seul corps au double sexe (v. 285-388).

Au terme de ces histoires, les Myniades sont châtiées par Bacchus qui les change en oiseaux de nuit.

 

D. Les noms des personnages

Le nom de Pyrame est transparent si on pense à la version ancienne qui situe la légende en Cilicie, où coule le fleuve du même nom. Comme Thisbé, ce nom sonne d'abord grec : il semble dérivé de pýr (le feu) : cette parétymologie explique que Pyrame soit devenu, depuis la Renaissance, un nom de chien, indiquant soit l'ardeur du courage, soit la couleur fauve de la robe ; le mot signifierait brun-jaune, et, selon le géographe Strabon, le Pyrame charriait un important dépôt boueux (I, 3, 7 ; XII, 2, 3). En réalité, ce nom est par son suffixe en -amos, un nom anatolien qu'il faut comparer avec Príamos, Pérgamos, Lýgdamos, Tíamos, ou Orchamus, roi d’Assyrie et père de Leucothoé dans la légende suivante, etc. D’après Pierre Chantraine (Dictionnaire étymologique de la langue grecque), l’étymon du mot pýramos en grec serait un synonyme de l’hortus latin, enceinte entourant un jardin. Ceci nous ramène au symbole du mur : le mur est généralement perçu comme un symbole de séparation, mais il peut aussi signifier l’enceinte sacrée qui entoure le cosmos dans la plupart des religions orientales. Dans ce contexte, il devient symbole de protection pour la communauté, et la fissure signale alors un danger, la pénétration des forces du mal et de la mort, ce qui se vérifie en l’occurrence dans l’issue tragique de cet amour interdit.

Le nom de Thisbé rappelle la petite ville de Thísbé en Béotie. En réalité, cette homonymie doit être fortuite. Le nom de Thísbé en Béotie semble le doublet de celui de la ville voisine de Thespies, et le nom de la ville grecque provient plutôt du nom de Thisbé, la fille du dieu du fleuve Asope. Certains ont également suggéré d’y trouver un toponyme préhellénique d’où serait issu le nom de la ville de Thèbes : ceci pourrait justifier la présence de la légende dans le cycle des légendes thébaines racontées par les Myniades. Dans la légende racontée par Ovide, Thisbé paraît cependant être un nom anatolien, à rapprocher d’Arisbé, nom d'une héroïne et d'une ville de la Troade ou de Lesbos.

En fait, Ovide a dû trouver ces noms dans la légende préexistante, et le seul fait des sonorités exotiques des finales en -isbé  et en -amos lui a suffi pour construire sa propre légende : la poésie exotique des noms propres convenait bien à une histoire d’amour telle que celle-ci. Même si l’étymologie a pu jouer un rôle dans la formation de la légende et du mythe, il est peu probable qu’Ovide lui-même en ait été informé. Après Ovide, les noms de Pyrame et Thisbé apparaissent aussi comme noms de personnes historiques, particulièrement dans les cercles d'esclaves (voir plusieurs inscriptions funéraires dans le commentaire de Bömer, p. 35).

 

E. Plan du récit

I. 55-58 : exposition: quando ? ubi ?

II. 59-90 : événements préliminaires :

1. 59-80 : amour secret depuis l'enfance entre les deux personnages.
2. 81-90 : résolution qui accélérera le destin : les amants décident de se donner rendez-vous.

III. La partie centrale de la légende occupe trois scènes, dont la dernière est aussi longue que les deux premières réunies;

1. 91-104 (14 vers) : Thisbé.
2. 105-127 (23 vers) : Pyrame.
3. 128-164 (37 vers) : deuxième scène de Thisbé, elle-même divisée en plusieurs scènes:

a. 128-141 (14 vers) : retour de la cachette et vision du corps inanimé de Pyrame.
b. 142-153 (12 vers) : plainte de Thisbé et mort de Pyrame.
c. 154-157 (4 vers) : paroles de Thisbé aux parents.
d. 158-161 (4 vers) : dernières paroles de Thisbé au mûrier.
e. 162-164 (3 vers) : mort de Thisbé.

IV. 164-166 (3 vers) : conclusion du récit.

 

Responsable académique : Paul-Augustin Deproost  
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Dernière mise à jour : 3 octobre 2017