OVIDE

Métamorphoses

Dédale et Icare

VIII, 183-235

 

Au fil CONCLUSION texte

 


 

 

1. Un mythe de transgression

2. La transgression par la mŽtamorphose

 

 

1. Un mythe de transgression

Loin dĠtre une banale histoire dĠindiscipline filiale, la lŽgende de DŽdale et Icare appartient aux mythes de transgression où les hommes franchissent les limites qui leur sont imposŽes par les dieux. En lĠoccurrence, il sĠagit pour les hommes de violer des espaces, et plus particulirement les espaces aŽriens, que les dieux se sont rŽservŽs lors de la partition du monde. Mais cĠest, bien sžr, ˆ leurs risques et pŽrils : ils construisent alors des machines que lĠinterdit rend dangereuses : pericla (v. 196), arma (ars am. II, 50). En cela, le mythe de DŽdale et Icare est proche du mythe des Argonautes qui se sont rendus coupables dĠavoir fabriquŽ le premier bateau et dĠavoir pris le risque de naviguer dans les territoires propres des divinitŽs marines. Du reste, le vocabulaire et les images utilisŽs par Ovide pour raconter lĠenvol de DŽdale et Icare empruntent ˆ lĠunivers de la navigation. Les constellations qui sont citŽes sont les points de repre favoris du navigateur ; les ailes sont un remigium (v. 228) ; et, si DŽdale a vu Orion et le Bouvier en mme temps, c'est qu'il a observŽ le ciel au printemps, prŽcisŽment au moment o la navigation redevient possible. Par ailleurs, plusieurs commentateurs ont fait observer que la disposition, lĠassemblage, la courbure des ailes nĠŽtaient pas sans rappeler les Žtapes de la construction de la carne dĠun bateau. Quant au conseil inter utrumque uola, il projette ˆ la verticale la rgle essentielle de rectitude qui est celle du marin : aller droit, au milieu des repres qui balisent sa route. Pour rejoindre Athnes, DŽdale se dirige dĠabord, comme le feraient sans doute des marins, vers le nord-est et lĠAsie Mineure pour Žviter les vents dominants qui, en MŽditerranŽe, soufflent souvent du nord vers le sud et gnent toute navigation sud-nord : sĠil Žtait facile dĠaller en Crte depuis Athnes, le retour en revanche imposait aux Anciens un long pŽriple par lĠest ; de plus, comme lĠaurait fait un bateau dans lĠantiquitŽ, les voyageurs ont longŽ les c™tes, suivi les ”les et gardŽ la terre en vue tant que cĠŽtait possible. Dans ce contexte, il nĠest sans doute pas indiffŽrent quĠIcare tombe non pas sur terre, mais dans la mer : il expie sa transgression des espaces cŽlestes par une mort dans les espaces marins, comme si les dieux voulaient souligner quĠIcare a dĠabord commis une faute dĠimpiŽtŽ avant de commettre une faute dĠindiscipline.

Par ailleurs, la sŽquence du vol a ŽtŽ doublŽe par une tradition moins fameuse, mais assez rŽpandue, qui veut que DŽdale se soit enfui non par les airs, mais par la mer. Ainsi, lĠhistorien Diodore de Sicile (Ier s. ACN) relate, ˆ c™tŽ de la vulgate officielle du mythe, quĠavec lĠaide de la reine PasiphaŽ DŽdale se serait ŽchappŽ ˆ bord dĠun bateau et que son fils Icare se serait noyŽ en abordant ˆ lĠ”le qui depuis porte son nom. La prŽsence du bateau dans le tableau de Breughel est peut-tre une allusion ˆ cette version alternative et rationalisante du mythe. Selon le voyageur grec Pausanias (IIe s. PCN), le pre et le fils naviguaient c™te ˆ c™te sur de petites embarcations construites par DŽdale qui, ˆ cette occasion, aurait inventŽ la voile. Pendant ce voyage, Icare, pilote maladroit, a fait chavirer sa barque et se noie.

La version du mythe dans LĠart dĠaimer (II, 21-96) confirme ces deux aspects : le filigrane des images de la navigation (his carinis, uela secunda dato) et lĠenjeu de la transgression reconnu par DŽdale lui-mme qui sĠen excuse auprs de Jupiter : Ç Excuse mon entreprise, Jupiter, toi qui rgnes dans les cieux. Ce que je veux, ce nĠest pas violer la rŽgion des astres ; mais pour fuir un ma”tre, je nĠai pas dĠautre voie que ton domaine. Si le Styx mĠoffrait une route, nous passerions ˆ la nage les eaux du Styx. Je suis contraint de modifier les conditions de ma nature. È Mais prŽcisŽment, il sĠen excuse, ce quĠil ne fait pas dans les MŽtamorphoses, o il nĠŽprouve aucun besoin de se justifier.

Les activitŽs du vol et de la navigation sont certes distinctes, mais elles sont pensŽes ˆ travers un modle intellectuel identique, un systme de reprŽsentation commun, qui, dans lĠimaginaire mythique signifiait la manifestation de lĠÇ audace È humaine ˆ vouloir construire des machines qui lui permettaient de violer des territoires interdits et dĠaugmenter ainsi les espaces de sa ma”trise sur le monde. La recommandation de DŽdale inter utrumque uola rŽsume bien le statut Ç mŽdian È de lĠhomme, invitŽ ˆ tenir sa conduite entre deux excs contraires, selon la dŽfinition antique, et notamment horatienne de la vertuÊ: Ç Virtus est medium uitiorum et utrimque reductum È, Ç La vertu est le milieu entre deux vices, ˆ Žgale distance de l'un et de l'autre È, dit Horace en epist. I, 18, 9, fidle au cŽlbre idŽal de l'aurea mediocritas invoquŽ en carm. II, 10, 5. Ë cet Žgard, le nouveau comportement de DŽdale est exemplaire de la Ç juste mesure È que les dieux imposent aux hommes pour garantir les Žquilibres naturelsÊ; ˆ l'inverse des dieux, dont la conduite se distingue par les excs de tous ordres, l'homme est contraint ˆ la vertu sous peine de terribles ch‰timents pour punir les transgressions de son hybris. Credidit esse deos : lĠhomme ordinaire ne sĠy trompe pas : il manifeste sa Ç stupŽfaction È (obstipuit) devant ce prodige qui relve dĠun orgueil inou•, dont Ovide avait fixŽ lĠenjeu ds les premiers vers : naturam nouat ; les hommes restŽs sur terre observent deux des leurs occupŽs ˆ Ç sĠemparer È dĠune route qui les conduit dans lĠÇ Žther È, la partie du ciel rŽservŽe au sŽjour habituel des dieux. Ces reprŽsentations ne sont, du reste, pas sans ambigu•tŽ lorsque lĠon sait quĠAthŽna a elle-mme participŽ ˆ la construction du bateau des Argonautes, quĠelle est une dŽesse technicienne protectrice des mŽtiers du bois, quĠelle protge les pilotes de navire en mer, comme, par exemple, Ulysse.

 

2. La transgression par la mŽtamorphose

Comme dans la lŽgende de Pyrame et ThisbŽ, le mythe de DŽdale et Icare pose la question du statut de la mŽtamorphose. Lorsque lĠon compare les deux versions ovidiennes du mythe dans LĠart dĠaimer et dans les MŽtamorphoses, on sĠaperoit rapidement que les deux textes se ressemblent de trs prs : les MŽtamorphoses citent la premire version en plusieurs endroits ˆ un tel point quĠelle en appara”t souvent comme une rŽcriture littŽrale (voir Daspet). Cela Žtant, ce qui les distingue, cĠest prŽcisŽment la dimension mŽtamorphique de lĠexpŽrience, mme sĠil sĠagit dĠune mŽtamorphose transitoire, volontaire et incomplte, car ceux qui la vivent ne sont censŽs la vivre que pour un temps, la rŽalisent de leur propre volontŽ et ne connaissent quĠune transformation Ç artisanale È de leur humanitŽ. Mais, il sĠagit bien alors dĠune mŽtamorphose : pour des humains, se munir dĠailes et prendre lĠair, cĠest opŽrer une transformation vers un Žtat nouveau qui les Žloigne de leur humanitŽ, mme si ici la nature humaine des deux personnages nĠest pas destinŽe ˆ sĠeffacer de manire irrŽversible. Cette transformation les rapproche du monde animal des oiseaux, sans pour autant les identifier ˆ des oiseaux. Quand DŽdale essaie prŽalablement son invention, Ovide dŽcrit son attitude : motaque pependit in aura, par les mmes mots que ceux quĠil vient dĠutiliser lorsquĠil a racontŽ la transformation de Nisus en aigle de mer : nam iam pendebat in aura (VIII, 145). Et la comparaison de DŽdale ˆ un oiseau est relayŽe explicitement aux vers 213-214 o il prŽcde son fils et craint pour lui comme lĠoiseau qui a poussŽ ses petits hors du nid.

Mais surtout, la mŽtamorphose rapproche, en lĠoccurrence, les humains du monde des dieux, comme lĠatteste la stupŽfaction des tŽmoins de lĠŽvŽnement, absente de la premire version. Les hommes qui voient passer DŽdale et Icare ne les prennent pas pour des oiseaux, mais pour des dieux. Contrairement au processus habituel de la mŽtamorphose qui correspond le plus souvent ˆ une dŽgradation par rapport ˆ lĠŽtat initial dĠtre humain, dans son audace, DŽdale se substitue aux dieux pour modifier son handicap humain. Il imagine une mŽtamorphose dont il est personnellement lĠacteur et lĠauteur, et non les dieux, mais quĠil ne subit pas : il Žtend les pouvoirs de lĠhomme en redŽfinissant sa nature et sĠil vole comme les oiseaux, il nĠen devient pas pour autant lĠun des leurs. Il devient mme, pendant son vol, une crŽature mixte, homme et oiseau, qui condamne par avance son entreprise, de la mme manire que le Minotaure, homme et taureau, avait finalement ŽtŽ tuŽ. Le travail de lĠartisan qui sĠapplique ˆ trouver les matŽriaux et ˆ ajuster la machine au corps aboutit ˆ une sorte de mŽtamorphose ˆ lĠenvers o la forme humaine ne dispara”t pas en animal ou en vŽgŽtal, mais suggre la prŽsence possible dĠune divinitŽ. Alors que la version du mythe dans les MŽtamorphoses abrge plut™t les dŽtails de la version de lĠArs, ˆ cet endroit prŽcis, Ovide se fait plus long et plus prŽcis que dans lĠArs pour souligner justement cette dimension subversive de lĠentreprise : la fabrication des ailes est lĠacte de lĠartisan qui lui permet dĠŽchapper ˆ sa condition sans subir une mŽtamorphose complte, en restant pleinement homme, mais dotŽ de nouveaux pouvoirs.

Cet amŽnagement, apparemment anodin, donne en rŽalitŽ ˆ lĠŽpisode toute sa place dans le pome. La mŽtamorphose est ici elle-mme la transgression, plut™t quĠelle ne la punit comme cĠest souvent le cas ailleurs. Lorsque lĠartisan DŽdale construit ses ailes, il donne ˆ son travail une dimension presque surnaturelle qui remet en cause lĠordre du monde. Comprise dans cette perspective, lĠindiscipline dĠIcare prend alors une tout autre dimension : le jeune garon ne sĠest pas seulement trop rapprochŽ du soleil ; il a surtout violŽ lĠespace du ciel rŽservŽ aux immortels. Contrairement ˆ DŽdale, qui a rŽussi ˆ ne rester que lĠimitateur des oiseaux, Icare a ŽtŽ pris par lĠivresse des hauteurs et il a quittŽ lĠespace des oiseaux pour entrer dans celui des dieux, rŽalisant ainsi compltement la mŽtamorphose, mais la condamnant du mme coup comme impie et sacrilge. La transformation rŽussie par DŽdale Žchoue en la personne dĠIcare, car ce qui ne nĠŽtait que mŽtaphore tolŽrŽe chez le pre est devenu une mŽtamorphose intolŽrable chez le fils. Et cela dĠautant plus quĠelle est due non pas ˆ une insouciance de jeune garon, mais ˆ une pulsion, un dŽsir, une jouissance qui, dans la premire version Žtaient plus diffus et, ˆ tout le moins, le fait des deux personnages (ars am. II, 75 : iamque nouum delectat iter). Dans la version des MŽtamorphoses, Ovide dŽfinit trs prŽcisŽment la faute du vol d'Icare au v. 223 qui en rŽunit les deux aspectsÊ: la jouissance (gaudere) et l'audace (audaci). Icare ne meurt pas ˆ cause de son imprudence, mais ˆ cause de sa dŽsinvolture et de son audace ; sa chute nĠest pas seulement la consŽquence logique de son insouciance, elle est la punition de sa lŽgretŽ et de sa dŽsobŽissance, pareilles ˆ celles de PhaŽton mort aussi de nĠavoir pas su respecter les conseils de son pre : lĠun et lĠautre expient leur dŽsir de puissance, leur griserie du vol, lĠattrait irrŽsistible du vol interdit. En amollissant la cire qui lie la voilure d'Icare, le soleil punit, du reste, les enfantillages du garon qui avait lui-mme jouŽ avec l'Ïuvre de son pre avant qu'ils ne prennent leur envol.

Pour autant, la punition nĠŽpargne pas non plus DŽdale lui-mme. Certes, il ne meurt pas, mais il paie son invention au prix fort par la mort de son fils, et toute la fin de lĠŽpisode des MŽtamorphoses est traversŽe par lĠŽmotion du pre, alors que, dans la premire version, cĠest le malheureux Icare qui occupe toute la conclusion de la lŽgende. DŽdale Ç maudit son art È quĠil voue aux dieux infernaux, renonant ainsi dŽfinitivement et compltement ˆ la transgression religieuse quĠa induite son entreprise ; de plus, le chiasme final du nomen du pre et du nomen du fils fusionne le destin tragique des deux personnages dans ce cri dŽsespŽrŽ que lance dŽsormais la mer icarienne ˆ celui dont elle a englouti le fils (v. 229-230). Sans compter que la chute du garon fait pendant ˆ celle de Perdix, sauvŽ de son c™tŽ par une mŽtamorphose complte en oiseau : lĠŽchec dĠIcare retombe sur DŽdale comme une contrepartie du meurtre que lĠarchitecte a commis jadis contre son neveu. DŽdale Žprouve une lourde responsabilitŽ personnelle dans ce dŽsastre quĠil pressent beaucoup plus intensŽment dans la version des MŽtamorphoses : au moment des derniers conseils ˆ Icare, Ovide y souligne lĠŽmotion et lĠangoisse du vieil homme dans les larmes, mais aussi dans les gestes, notamment de ses mains — absentes de la version de lĠArs —, qui Ç tremblent È, perdant ainsi lĠassurance des mouvements auxquels on reconna”t un habile artisan.

 

Responsable académique : Paul-Augustin Deproost  
Analyse : Jean Schumacher  
Design & réalisation inf. : Boris Maroutaeff

Dernière mise à jour : 30 août 2017