HÉLOÏSE ET ABÉLARD

 

Correspondance

 

Héloïse II

Vnico suo post Christum, unica sua in Christo

 

 


INTRODUCTION GÉNÉRALE



 

Diaporama

(6,6 Mo)

 

1. Leur relation « historique »
2. Les aspects « romanesques » d'Héloïse

C. Le texte de la correspondance

D. Principes de navigation

E. Recommandations pour l'examen

 

Retour accueil

 


 

La Correspondance d'Héloïse et Abélard (deuxième lettre d'Héloïse) est hébergée sur le site du cours LGLOR2501 Auteurs latins du Moyen Âge et de la Renaissance, inscrit au programme de plusieurs masters de la Faculté de philosophie, arts et lettres. Une information documentaire sélective est disponible sous la rubrique autonome : ressources documentaires. Le texte latin de la lettre est accessible en version hypertexte et en version sans liens ; une traduction française est également disponible.

Les recommandations pour l'examen sont disponibles à la fin de l'introduction ainsi que les principes de navigation dans le site.

 

A. LIMINAIRE

 

La correspondance d'Héloïse et Abélard est l'un des grands textes de la littérature occidentale ; elle appartient aussi, quelles que soient les modalités de cette appartenance, à l'histoire. Denis de Rougemont considère qu'il s'agit ici du « premier grand roman d'amour-passion de notre histoire ». Héloïse et Abélard ! Pour une fois, dans la galerie des couples célèbres de la littérature et de l'histoire, une femme précède l'homme. On connaît Ulysse et Pénélope, Samson et Dalila, Antoine et Cléopâtre, Tristan et Yseult, Roméo et Juliette, mais l'histoire retient… Héloïse et Abélard. Et il est vrai que, au risque de se méprendre complètement sur la réalité de cette aventure exceptionnelle, pour nous, modernes, Héloïse invente, en quelque sorte, l'amour au féminin, au cœur d'un XIIe siècle qui a, tout simplement, inventé l'amour. « Dans l'ordre de l'amour humain, dit le philosophe Étienne Gilson, la grandeur d'Héloïse est absolue ». À l'époque où l'idéal épique réserve peu de place à la femme dans la Chanson de Roland, où l'idéal courtois commence seulement de prendre forme dans la poésie des troubadours et les premières œuvres de Chrétien de Troyes, ces deux êtres connaissent une passion amoureuse qui balaie toutes les conventions ou les codes d'amour lentement élaborés en ce siècle de haute culture : Héloïse et Abélard s'aiment d'un amour plus fort que les lois, qu'elles viennent des hommes ou même de Dieu, d'un amour qui survit à la séparation, à la mutilation du corps, au silence du monastère. Car ce silence est violemment interrompu par la fulgurance rhétorique d'une correspondance passionnée dont Héloïse prend l'initiative avec une audace qui a ému, troublé, sinon inquiété les générations, après qu'elle a eu connaissance d'une lettre où son époux racontait ses « malheurs » pour consoler un ami.

Pourtant, il faut savoir qu'il se pose à propos de cette œuvre un problème d'authenticité dont on n'a pas fini de parler (voir la bibliographie et les divers états de la question qui y sont établis). Deux approches ont effectivement départagé le public, surtout depuis le XVIIIe siècle :

• l'une, que l'on pourra qualifier de naïve, et qui serait volontiers la mienne, au moins pour une part : celle du grand public, des romanciers, des friands d'imaginaire et de belles histoires ;
• l'autre, celle de spécialistes qui ressassent à l'envi la question de l'authenticité de ce document, en négligeant parfois l'émotion étonnante qui s'en dégage, quels qu'en soient, en définitive, les auteurs.

Pour les médiévistes, l'intérêt de cette œuvre considérable réside, sans doute, dans la qualité humaine des personnages en présence et dans la mise en œuvre littéraire de leur expérience amoureuse d'exception, mais aussi dans le fait d'une tierce personne qui détient probablement une part importante du mystère de cette correspondance : Jean de Meung, l'auteur d'une partie du célèbre Roman de la Rose (deuxième moitié du XIIIe s.) et premier traducteur français de la correspondance d'Héloïse et d'Abélard, sinon peut-être son auteur, si l'on en croit la dernière mise au point d'Hubert Silvestre, l'avocat aujourd'hui le plus convaincu de la thèse du faux. Je n'entrerai pas ici dans les subtilités du débat sur l'authenticité du recueil épistolaire ; j'en dirai quelques mots à la fin de cette introduction et au cours de notre lecture du texte. Ce qui retiendra mon attention sera surtout la lecture et le commentaire d'une lettre, en tant que miroir d'un état fragmentaire des mentalités à un moment donné de l'histoire de la civilisation occidentale, le XIIe s., si l'on admet l'authenticité des lettres ou si l'on pense, comme certains, qu'elles ont toutes été écrites par Abélard lui-même, le XIIIe si on les attribue à Jean de Meung. L'édition d'Eric Hicks, recommandée au cours, présente le texte latin d'après le manuscrit le plus ancien et parmi les plus fiables, Troyes Bibl. mun. 802, et la traduction de Jean de Meung précisément.

Avec plus ou moins de discernement, toutes les époques se sont retrouvées dans cet échange et ont voulu y exalter les origines d'une libération morale par rapport à l'autorité religieuse ou sociale, les premiers pas de l'émancipation féminine, une nouvelle définition de l'amour et du couple, etc. Il y a, sans doute, de tout cela, mais, avant d'être une œuvre de combat ou de revendication idéologique, cette correspondance est une des plus poignantes illustrations de l'expression littéraire du sentiment amoureux. De tout temps, les romanciers et les poètes ont été les premiers attirés par ce recueil étonnant.  Ce qui a plu, depuis Jean de Meung précisément, c'est d'abord une certaine image de la femme médiévale, instruite et passionnée, excessive, entièrement dévouée à un amour qui lui fait renoncer à toutes les contraintes morales et sociales de son temps : sa dévotion absolue au maître envers et contre tout, y compris les remontrances et la violence sexuelle de celui-ci, la fidélité d'un amour martyrisé en la personne du bien-aimé, castré par les sbires de Fulbert, l'oncle d'Héloïse, le désir obstiné de l'amante, plus que tout autre voué à la frustration, tous sentiments qui sont notamment évoqués dans le Roman de la Rose, aux vers 8729-8802 (voir le dernier texte du volume de la collection 10/18 [1964]). Dans Abélard, on a vu le double éclat de l'intelligence et de la jeunesse, un intellectuel ambitieux, brillant par la parole et la rigueur dialectique, l'arrogance d'une pensée frondeuse, rebelle et sûre d'elle-même, même si, dans sa relation amoureuse, notre époque est tentée de lui reprocher son autosuffisance, son autoritarisme, son cynisme, son incompréhension.

Ce n'est pas le lieu de développer ici la pensée théologique et philosophique d'Abélard ; tout au plus, rappellerai-je qu'Abélard était un redoutable dialecticien, qui a, toute sa vie, placé la logique au centre de son activité intellectuelle, persuadé, comme saint Augustin, son auteur de prédilection, sept siècles auparavant, que la dialectique est « la discipline des disciplines ». Saint Bernard l'appelait « le nouvel Aristote » ; Pierre le Vénérable, « notre Aristote ». Dans sa fameuse « Confession de foi à Héloïse », à l'époque de sa condamnation au Concile de Sens, en 1140, Abélard écrit encore : « La logique m'a rendu odieux au monde ». Dans ce cadre, la question de la « nomination » est une de celles qui lui tient le plus à cœur et qu'il a illustrée par un exemple devenu célèbre, au moins depuis qu'Umberto Eco en a fait le titre de son roman, « Le Nom de la Rose ». S'il n'y avait plus la moindre rose dans le monde, le nom « rose » aurait toujours une signification pour l'entendement, quand bien même il n'y aurait rien à nommer, parce que la réalité singulière de la rose physique a existé avant son concept ; sans quoi, la proposition « il n'est point de rose » ne saurait avoir de sens. Cette question conduit au cœur du débat sur les universaux, qui oppose les philosophes nominalistes et réalistes : les concepts sont-ils antérieurs aux choses qui procéderaient d'eux ou bien n'ont-ils d'existence que purement verbale ? Les concepts existent-ils en dehors de notre esprit, de notre intelligence, ou ne sont-ils que des noms ? Pour le nominaliste, seuls existent des hommes concrets, des roses concrètes ; l'Humanité, la Rose ne sont que des noms, des moyens commodes d'organiser le réel ; pour le réaliste, l'objet concret, individuel, matériel n'est que l'expression d'une idée universelle qui existe en dehors de nous. Abélard sera l'initiateur d'une troisième voie, celle du « réalisme modéré » qui réconcilie la réalité ontologique de l'idée universelle abstraite (nomen) et la réalité psychologique de la chose individuelle concrète (res), en faisant valoir le travail intellectuel de l'abstraction, théorisé plus tard dans l'expression : « Ab indiuiduis, uniuersale abstrahitur ».

 

B. HÉLOÏSE ET ABÉLARD

 

1. Leur relation « historique »

Une des sources les plus importantes sur les rapports entre Héloïse et Abélard est donc un recueil épistolaire qui se compose de la façon suivante : l'Historia calamitatum, ou « Récit de mes malheurs », généralement comptée comme la première lettre, qu'Abélard aurait rédigée vers 1132-1133, et un dossier complémentaire qui comprend trois lettres d'Héloïse (lettres II, IV, VI Hicks) et trois lettres d'Abélard (lettres III, V, VII Hicks). La dernière lettre d'Abélard peut être considérée comme un « traité de la vie religieuse ou lettre de direction », destiné aux moniales dont Héloïse avait la responsabilité au couvent du Paraclet, en réponse à sa longue requête de la lettre 6. Les lettres qui ont le plus largement contribué à répandre l'image fascinante de ce couple d'exception, par leur intérêt biographique, littéraire et psychologique, sont la première (l'Historia calamitatum) et les lettres qu'on appelle « personnelles » ou « lettres d'amour » (lettres II à V Hicks).

Plusieurs années après leur séparation, Abélard, devenu abbé de Saint-Gildas-dhuys, en Bretagne, rédige à l'intention d'un ami dans la peine le récit de ses malheurs ou Historia calamitatum. Ce livre tombe entre les mains d'Héloïse, devenue entre temps abbesse du Paraclet, en Champagne. Bouleversée, elle rédige à son tour une lettre à celui qui est toujours son époux, son bien-aimé, son « unique ». Abélard lui répond. Ce sont les premières lettres d'une correspondance magnifique qui dit l'un des cris d'amour les plus violents et les plus bouleversants jamais issus de la poitrine d'une femme, peut-être aussi l'un des plus incroyables, si tant est qu'il se dégage de cet échange un portrait de femme tout à fait singulier. Mais voyons d'abord ce que l'on sait du personnage historique. Héloïse était la nièce de Fulbert, un sous-diacre qui détenait un canonicat à Notre-Dame de Paris. Fille d'une certaine Hersindis (Hersende) et d'un père inconnu, il est vraisemblable qu'Héloïse appartenait à la petite noblesse, même si son ascendance exacte reste controversée. Elle naquit aux environs de 1100 (peut-être même de 1090, s'il est vrai que les termes « jeune » et « adolescente », qui apparaissent plusieurs fois dans les textes, ne recouvrent pas les mêmes réalités qu'aujourd'hui). Très jeune, elle se signala par son goût pour les études de lettres et de sciences, étrangères comme telles à la religion, c'est-à-dire essentiellement les disciplines des artes liberales, ce qui était tout à fait exceptionnel à l'époque pour une bourgeoise laïque. Cette qualité d'exception (quod perrarum est) est confirmée par le témoignage authentique de Pierre le Vénérable, abbé de Cluny, dans les premières lignes de la lettre de condoléances qu'il écrivit à Héloïse, devenue abbesse du Paraclet, pour lui annoncer le décès d'Abélard, son époux. « Il existait à Paris une jeune fille nommée Héloïse, nièce d'un chanoine appelé Fulbert… Pour l'apparence, elle n'était pas la dernière ; pour l'étendue de son savoir, elle était la première (HC, p. 10, 248-255 Hicks) ». Abélard n'en dira pas plus sur l'amour de sa vie : nous ne saurons guère plus sur son nom, sa famille, la couleur de ses yeux, le son de sa voix. Mais tout ce qui devait séduire Abélard est dans ce portrait, où le trait rhétorique trahit la marque d'une rare passion, ou, en tout cas, son souvenir indélébile : la jeunesse, la beauté, la sagesse.

Au début du XIIe siècle, les écoles parisiennes de philosophie et de théologie attirent les esprits les plus déliés du temps. Parmi eux, Pierre « Abélard », qui avait suivi les leçons du très controversé philosophe nominaliste Roscelin à Loches, entre 1093 et 1099, avant de se brouiller avec lui. Originaire de Bretagne, Abélard est né en 1079 au Pallet, à 20 km au sud-est de Nantes. Il est le fils aîné d'un chevalier, mais il a délaissé l'apprentissage du métier des armes pour se tourner vers celui des lettres et de la philosophie. Son nom peu flatteur, qui signifie « lécheur de lard », lui vient peut-être de sa corpulence imposante. Arrivé à Paris vers 1100, il suit les leçons du chef de file de l'école parisienne, le redoutable Guillaume de Champeaux, conseiller du roi Philippe Ier et futur fondateur de la célèbre école théologique de Saint-Victor aux portes de Paris. Abélard devient ensuite magister à Melun puis à Corbeil entre 1102 et 1105 ; il retourne au pays entre 1105 et 1108 et regagne Paris en 1108, où il défie son ancien maître Guillaume sur la question des universaux. Interdit de séjour dans la Cité, il fonde ensuite une école sur la montagne Sainte-Geneviève. Il retrouve Paris en 1114, en tant que maître de Notre-Dame. En 1117, instruit de la valeur intellectuelle d'Abélard, Fulbert lui confie la formation de sa nièce, qui reçoit, au domicile du chanoine, des leçons très « particulières » : Héloïse est séduite par ce brillant magister, qui la rend promptement enceinte. Les amants fuient en Bretagne, dans la maison des parents d'Abélard au Pallet, où Héloïse donne naissance à un garçon prénommé Pierre. Dans l'HC, Abélard indique qu'Héloïse lui donna le cognomen d'Astrolabe ; en réalité, ce surnom peu courant, qui désigne un instrument de mesure astronomique, lui a été donné lorsqu'il est devenu chanoine à Nantes, en 1150. Cet enfant a été élevé en Bretagne par la sœur d'Abélard.

Après avoir marqué son accord pour le mariage des deux amants, Fulbert a été soudainement très irrité par un certain comportement d'Abélard, sur lequel nous ne sommes pas vraiment éclairés, mais qui a, sans doute, trait au contrat de mariage négocié entre eux. Certes, Abélard avait doublement trahi la confiance du chanoine en abusant de sa nièce et en l'enlevant en Bretagne, mais il s'était accusé de cette trahison auprès de Fulbert, il avait imploré le pardon du chanoine et, surtout, il retenait Héloïse « en otage » en Bretagne pour se protéger de quelconques représailles. Il avait proposé à Fulbert de lui donner satisfaction « en [s'] unissant par le mariage à celle qu'[il] avai[t] déshonorée » (HC, p. 13, 372-373 Hicks). Plus tard, Héloïse fera même observer à Abélard qu'il avait « largement donné réparation en [s'] humiliant pour [elle] et en [les] élevant [elle] et [sa] famille » (Vnico suo…, p. 64, 111-113 Hicks). Cela dit, Abélard n'a jamais caché que l'apparente générosité de son offre à Fulbert était assortie d'une condition : que le mariage « ait lieu secrètement, afin que ma réputation ne soit pas touchée » (HC, p. 13, 373-374 Hicks), sa « réputation de continence » auprès des étudiants qui lui venaient de l'Europe entière, mais aussi le statut, notamment financier, des clercs non mariés, qui venait d'être décrété dans le diocèse de Paris par le canoniste Ives de Chartres. Toujours est-il qu'une fois assuré du retour de sa pupille et le mariage célébré, après qu'Héloïse fut entrée au couvent d'Argenteuil sur l'ordre d'Abélard, Fulbert ne s'est pas contenté de cet accord et qu'il l'a « trahi », selon les termes des deux amants : conformément aux mesures répressives du temps, qui punissent le criminel par où il a péché, Fulbert soudoie des hommes de main pour agresser Abélard et l'émasculer pendant la nuit. Au moins deux des sicaires furent rattrapés et punis sévèrement : ils subirent le même sort que leur victime et, en outre, on leur creva les yeux. Quant à l'oncle chanoine, ses biens furent confisqués, mais sa disgrâce ne dura pas et il fut réintégré parmi les chanoines de Notre-Dame, probablement en 1119, soit à peine un an après le mariage « secret » d'Héloïse et Abélard.

Aussitôt après leur mariage, Abélard ordonne à Héloïse d'entrer au couvent d'Argenteuil, à 9 km. au nord-ouest de Paris, où, enfant, elle avait été élevée et éduquée. Elle devient prieure de cette communauté vers 1123. Par la suite, en 1129, sous un prétexte obscur — immoralité notoire selon les autorités religieuses et civiles, revendication juridique selon Abélard —, Suger de Saint-Denis prend possession du couvent et il en chasse Héloïse et sa communauté. Il faut, cependant, noter que, même si l'expulsion des moniales d'Argenteuil est un fait historique avéré, qui avait reçu l'aval du légat du pape, des évêques de la région et du roi de France lui-même, le séjour d'Héloïse dans ce couvent est contesté par certains critiques : ils font observer que cet épisode de la vie d'Héloïse n'est attesté que par le dossier controversé de l'HC et des lettres personnelles. Héloïse entre alors au couvent du Paraclet, qu'Abélard avait fondé près de Nogent-sur-Seine (Aube) et placé sous le patronage du Saint-Esprit Consolateur. Abélard fait donation du couvent à la communauté et lui laisse tout ce qu'il possède. Héloïse en devient l'abbesse et le pape Innocent II place le couvent sous sa protection en 1131. Héloïse termine ses jours dans son couvent un 16 mai d'une année non précisée, probablement en 1164.

Au lendemain de sa mutilation, Abélard se retire, quant à lui, à l'abbaye de Saint-Denis, au nord de Paris, où il fait profession monastique. En 1121, après la publication de la première édition de sa Theologia, dont la doctrine trinitaire était le sujet principal, le concile de Soissons condamne Abélard pour hérésie et voue son livre aux flammes. Après avoir été retenu prisonnier à Soissons, il retourne à Saint-Denis, où il se rend coupable d'un nouveau scandale en contestant l'authenticité du martyr saint Denis lui-même, patron de l'abbaye et du royaume de France. Accusé de trahison, il est protégé par le comte Thibaud de Champagne, avant de faire la paix avec Suger, « son » abbé, en 1122. La même année, il reçoit de l'évêque de Troyes une terre, près de Nogent-sur-Seine, sur laquelle il fonde un ermitage dédié à la Trinité et qui deviendra, par la suite, le couvent du Paraclet ; il s'y installe avec quelques disciples et y compose le Sic et non, dans lequel il collationne des centaines d'énoncés apparemment contradictoires des Pères de l'Église, pour inviter ses étudiants à lire les autorités avec un esprit critique. Il abandonne ensuite cette fondation pour devenir abbé de Saint-Gildas de Rhuys en Bretagne, dans la presqu'île qui ferme le golfe du Morbihan, au sud de Vannes, probablement entre 1125 et 1127. En 1129, il donne son ermitage à Héloïse et à ses religieuses, lorsque Suger de Saint-Denis les chasse d'Argenteuil. Vers 1133, après avoir complètement échoué dans sa charge abbatiale à Saint-Gildas, où il raconte qu'il a notamment été plusieurs fois menacé de mort par ses propres moines, il rentre à Paris et enseigne à la montagne Sainte-Geneviève, où son enseignement, parfois audacieux, suscite des adhésions enthousiastes, mais aussi des controverses acerbes : en juin 1140, saint Bernard accuse Abélard d'hérésie au concile de Sens pour la publication des deuxième et troisième versions de sa Theologia, respectivement intitulées Theologia christiana et Theologia Scholarium, et le pape Innocent II le condamne comme hérétique pour la deuxième fois, au titre de quoi il lui impose « le silence perpétuel », excommunie ses partisans, ordonne son enfermement dans une maison de religion et la destruction par le feu de ses livres. À la suite de cette condamnation, Abélard adresse à Héloïse une célèbre et admirable profession de foi, éditée par Béranger de Poitiers, un de ses disciples : cette « confession » figure notamment dans les pièces annexes du recueil traduit par Jean de Meung (voir Hicks, p. 149-150). Abélard trouve alors refuge et protection auprès de Pierre le Vénérable, le puissant abbé de Cluny, qui le défend auprès des autorités ecclésiastiques, notamment romaines, et qui obtient finalement d'Abélard une conversion totale. Maître Pierre meurt le 21 avril 1142 à l'âge de 63 ans, précisément dans une dépendance de l'abbaye de Cluny, le prieuré Saint-Marcel-de-Chalon, établi sur les bords de la Saône. Deux ans après sa mort, Pierre le Vénérable fera le déplacement au Paraclet pour que la dépouille mortelle d'Abélard repose dans le couvent de son épouse. Jusqu'à la fin de sa vie, Abélard aura entretenu avec Héloïse des relations discrètes, mais très affectueuses.

À la mort d'Abélard, Héloïse s'est inquiétée de l'absence de déclaration officielle de pardon, alors qu'elle savait, notamment par la lettre de condoléances de Pierre le Vénérable, que son époux était revenu à la « grâce apostolique ». Dans la lettre qu'elle a écrite pour le remercier de sa visite au Paraclet, Héloïse demande à Pierre de lui remettre un certificat scellé, qu'elle accrocherait au-dessus du tombeau d'Abélard, déclarant ses péchés remis (epist. CLXVII Constable). Ce document, qui garantit l'absolution de l'abbé, responsable du salut de ses moines, est ainsi libellé : « Moi, Pierre, abbé de Cluny, qui ai reçu Pierre Abélard en tant que moine et qui ai concédé son corps, transporté en secret, à Héloïse, abbesse du Paraclet et aux religieuses de ce monastère, par l'autorité du Dieu tout-puissant et de tous les saints, dans la vertu de mon office, je l'absous de tous ses péchés » (epist. CLXVIII Constable). Le geste de Pierre le Vénérable à l'égard d'un personnage aussi controversé qu'Abélard est d'autant plus remarquable qu'il émane du plus puissant abbé de la chrétienté, qui était aussi le plus grand prélat de toute l'Europe à l'exception du pape ; il conclut de manière admirable les démarches entreprises par l'abbé de Cluny auprès des autorités ecclésiastiques pour réhabiliter Abélard, en ce compris l'exceptionnelle visite au Paraclet pour remettre à Héloïse la dépouille d'Abélard, alors qu'elle revenait de droit au prieuré clunisien dans lequel il avait terminé sa vie.

Comme supérieure du Paraclet, qui a compté jusqu'à 60 moniales, Héloïse a fait preuve de remarquables qualités de gestionnaire, dont témoigne la succession de documents pontificaux garantissant, pratiquement à l'avènement de chaque nouveau pape, les droits de l'abbaye sur des possessions toujours croissantes ; des documents royaux émanant des rois Louis VI et Louis VII, et d'autres archives officielles confirment cette prospérité matérielle de l'abbaye. Sous la direction dynamique de son abbesse, le couvent a pu se prévaloir de la fondation de six dépendances. Héloïse a également veillé à procurer une règle pour sa communauté : on la connaît par un document appelé Institutiones nostrae, dont le contenu est souvent en contradiction formelle avec les prescriptions de la longue lettre de direction d'Abélard, en réponse à la demande d'Héloïse (lettres VI et VII Hicks). En dépit des devoirs de sa charge, Héloïse a continué à manifester beaucoup d'intérêt pour les études et elle a mis tout en œuvre pour que ses subordonnées pussent s'y adonner ; plusieurs œuvres théologiques, hymniques, homilétiques ou exégétiques d'Abélard ont été écrites en réponse à des questions ou à l'invitation d'Héloïse. Dans sa lettre de direction, Abélard s'inspire de saint Jérôme pour dresser un programme d'études à l'intention des protégées d'Héloïse, où l'accent est mis sur la nécessité d'apprendre les langues (latin, grec, hébreu) pour être en mesure de bien saisir les sens de l'Écriture ; dans cette lettre, le magister fait une référence flatteuse aux connaissances linguistiques d'Héloïse, sans doute un peu surfaites.

Deux visites ont marqué la communauté du Paraclet. Celle de saint Bernard, qui a produit sur Héloïse une forte impression, dont on est instruit par une lettre d'Abélard à l'abbé de Clairvaux. Celle, plus tard, en 1144, de l'abbé de Cluny, Pierre le Vénérable, qui amenait avec lui la dépouille mortelle d'Abélard. Cette fois, c'est une lettre d'Héloïse à l'abbé de Cluny qui nous apprend son émotion : « Il ne m'est pas possible de dire ni même de concevoir combien votre visite fut bienfaisante et agréable. Ego certe non dicam enarrare dictu, sed nec ipso ualeo comprehendere cogitatu, quam utilis, quam iocundus uester mihi fuerit aduentus. » (epist. CLXVII Constable).

Le dossier historique révèle donc, en Héloïse, une femme cultivée, manifestant un réel penchant pour tout ce qui touche aux activités intellectuelles. Il atteste qu'elle a connu une aventure sentimentale forte dans sa jeunesse, qui s'est soldée par une tragédie pour son compagnon et pour elle. La solution la plus normale qui s'offrait à deux chrétiens de ce temps, placés dans une situation aussi dramatique, était d'entrer dans les ordres. C'est ce qui s'est produit, encore qu'il soit possible — mais ceci est une conjecture — qu'Héloïse demeura d'abord quelques années dans le monde pour élever son jeune enfant. Elle assuma, en tout cas, au Paraclet les devoirs de sa charge avec une assiduité exemplaire et un succès incontestable ; aux yeux des personnages les plus unanimement respectés du temps, comme saint Bernard ou Pierre le Vénérable, Héloïse était jugée digne d'une très haute considération. Par ailleurs, elle resta toujours fidèle à Abélard, à qui la liait une très grande tendresse. À son décès, elle réclama le corps à Pierre le Vénérable et la réception de la dépouille lui fut une suprême consolation ; à sa demande, Pierre expédia aussi à Héloïse l'absolutio d'Abélard. Dans sa lettre qui annonçait le décès d'Abélard, Pierre a décrit, à l'intention d'Héloïse, en termes émouvants, les derniers mois de la vie du vieux magister malade, qui, toujours livré à la prière et à la méditation, à l'écriture ou à la dictée, se montrait au sein de la communauté le plus effacé et le plus humble des frères.

Héloïse fut également une mère attentionnée. Cet amour maternel vigilant n'est établi que par un seul indice, mais il est significatif. À l'issue de la lettre envoyée à Pierre le Vénérable pour le remercier de sa visite au Paraclet, Héloïse entreprend avec beaucoup d'habileté une démarche en faveur d'Astrolabe, demandant à son correspondant d'aider son fils à obtenir une prébende dans un diocèse (epist. CLXVII Constable). On pourrait donc résumer le personnage historique en disant qu'Héloïse a été une jeune fille intelligente, cultivée, passionnée, qu'elle fut une épouse fidèle, une mère aimante, la supérieure avisée d'un monastère administré avec diligence, une abbesse soucieuse de la formation et du développement intellectuels et spirituels de sa communauté, bref une femme à la hauteur de la réputation dont elle a joui dans son siècle et qui a permis à François Villon de perpétuer la mémoire de la « très sage Éloïs » dans sa fameuse « Ballade des dames du temps jadis ».

Les restes présumés des deux époux reposent dans un mausolée néo-gothique au cimetière du Père-Lachaise, depuis 1817, après que le tombeau du Paraclet eut été déplacé à l'église paroissiale de Nogent-sur-Seine en 1792, à la dissolution du couvent du Paraclet sous la Révolution française, puis détruit en 1794.

 

2. Les aspects « romanesques » d'Héloïse

L'HC et les quatre premières lettres du dossier qui lui est joint nous présentent une image moins « sage » d'Héloïse : celle d'une amante échevelée, prête à enfreindre toutes les prescriptions morales en usage. On y apprend notamment, et sans aucune ambiguïté possible, que la jeune femme était radicalement opposée au mariage et qu'elle n'a épousé Abélard que contrainte et en désespoir de cause. Ce rejet catégorique du mariage ne signifiait nullement qu'Héloïse souhaitait se ménager la possibilité d'une autre union, mais au contraire un désir ardent de rester l'amante d'Abélard par les seules lois de l'amour, sans être retenue par une règle juridique ou canonique : c'est la thèse de l'amour libre dont Jean de Meung sera un fervent défenseur. En fait, Héloïse revendique plus exactement pour le clerc soumis au célibat le droit d'entretenir une concubine, ce qui correspond à des thèses soutenues dans l'entourage de Jean de Meung, mais qui étaient aussi une pratique en usage à l'époque d'Abélard. Au titre d'épouse d'Abélard, Héloïse déclare explicitement préférer celui de fille de joie, de « prostituée » (meretrix : voir Domino suo, immo patri…, p. 49, 155 Hicks) soumise à tous les caprices de son amant, et jusqu'à ses coups, sévices ou exigences prohibées par la morale de l'époque. Cette passion échevelée, cette brûlure extrême, Héloïse nous la décrit seulement 15 ans après la mutilation d'Abélard, avec un grand luxe de détails et de multiples références savantes pour justifier son comportement, notamment lors de sa prise de l'habit religieux au monastère d'Argenteuil où Abélard l'avait envoyée après leur mariage secret.

Dans ses premières lettres, Héloïse ne se contente pas de dévoiler et de décrire sa passion. Elle ne craint pas d'affirmer qu'elle place dans son cœur Abélard avant Dieu. Elle proclame qu'elle est entrée dans la vie religieuse sans la moindre vocation et exclusivement pour se plier à la volonté de l'homme qu'elle aimait, et qu'elle vit dans ces sentiments depuis longtemps. Devenue abbesse malgré elle, elle s'en tient avec obstination à sa morale du cœur et n'hésite pas à reprocher à Dieu lui-même l'issue tragique de leur amour. Pas l'ombre d'un repentir ni d'une hésitation ou d'un scrupule ne se manifeste dans ces lettres brûlantes. Héloïse se révèle une païenne farouche qui ne se reconnaît qu'un seul maître : Abélard, et une seule raison de vivre : sa passion amoureuse. Cette image inattendue qui nous est transmise par l'HC et les quatre premières lettres du dossier annexe, est celle qui a, bien sûr, plu aux romanciers postérieurs, et notamment à des auteurs romantiques comme Alphonse de Lamartine.

Il faut cependant signaler un document d'authenticité incontestable qui évoque chez Héloïse des sentiments apparemment très proches de ceux que nous révèle le dossier épistolaire suspect : il s'agit d'un long poème didactique et moral, écrit en distiques élégiaques, composé par Abélard à l'intention de son fils, le Carmen ad Astralabium, dont Josepha M.A. Rubingh-Bosscher a donné en 1987 la première édition critique (Peter Abelard. Carmen ad Astralabium. A Critical Edition, Groningen, chez l'auteur, 1987). Un bref passage a trait à Héloïse et nous révèle une femme désemparée et désespérée après le drame qu'elle a connu : « Ce sont plutôt tes péchés qui renoncent à toi que toi qui renonces à tes péchés, / si tu te repens alors que tu ne peux mal faire. / Certains ont encore tant de plaisir de leurs péchés passés / que jamais ils ne s'en repentent véritablement ; / au contraire, la douceur de la volupté leur est si grande / qu'aucune réparation pour cette volupté ne leur pèse. / C'est la plainte incessante de notre Héloïse à ce propos ; / elle ne cesse de me dire ce qu'elle se dit à elle-même : "Si je ne peux être sauvée, à moins de me repentir / d'avoir commis mes fautes passées, pas d'espoir pour moi. / Les joies de ce que nous avons fait me sont douces, au point / qu'est un plaisir le souvenir de ce qui a plu à l'excès." » Ce texte émouvant nous livre le témoignage d'une femme accablée et désespérant de son salut parce que se sentant incapable de regretter un passé où elle a atteint le bonheur sans avoir eu conscience de commettre le péché ; c'est le cri pathétique d'une femme frappée par l'adversité et luttant en vain pour ressentir un repentir exigé d'elle, mais qu'au fond de sa conscience elle ne peut reconnaître ni éprouver ; nous retrouverons ce cri dans la lettre que nous lirons au cours. H. Silvestre fait cependant observer que cet appel pathétique est très différent des textes de la correspondance suspecte qui met en scène une femme argumentant, à grand renfort de citations, de syllogismes, en faveur d'une thèse hétérodoxe, celle de la supériorité de l'amour libre sur le mariage. Cette façon de voir les choses n'est pas partagée par tous les spécialistes du dossier.

Enfin, la légende s'est elle-même emparée de l'histoire d'Héloïse et Abélard : quelques années après la mort d'Héloïse, la Chronique de Tours rapporte que « sur le point de mourir, Héloïse ordonna que son corps fût déposé, après sa mort, dans le tombeau de son mari. Sa volonté fut exécutée. Lorsqu'elle fut portée dans le tombeau que l'on venait d'ouvrir, Abélard, qui était mort bien des jours avant elle, étendit les bras vers elle pour la recevoir et les ferma, en la tenant embrassée. »

Du reste, le roman de cet amour était trop profondément humain pour rester dans l'enceinte d'un cloître. Le recueil épistolaire fut au point de départ d'une longue tradition littéraire de traductions et d'adaptations dont Charlotte Charrier a inventorié les jalons, mais aussi d'un travail de relecture et de recréation d'une histoire qui est devenue un mythe littéraire, et dont La Nouvelle Héloïse de Jean-Jacques Rousseau est sans doute le texte le plus célèbre. Jusqu'à l'époque la plus récente, le destin hors du commun de ce couple a suscité des partitions musicales, des films et d'innombrables pièces de théâtre dont on trouvera un inventaire dans un article de R. Asni, Abélard et Héloïse sur l'écran et la scène de 1900 à nos jours, publié dans le recueil collectif Jolivet-Habrias (p. 185-203).

 

C. LE TEXTE DE LA CORRESPONDANCE

 

Pour ce qui concerne le texte latin du corpus épistolaire suspect, les manuscrits sont relativement récents : aucun témoin ne remonte à l'époque de la rédaction, en admettant que celle-ci soit le fait des deux amants. Ils sont tous postérieurs d'une centaine d'années au moins aux événements. À l'exception notable, peut-être, du manuscrit de Troyes, tous les manuscrits conservés sont même postérieurs à l'époque où Jean de Meung a donné une traduction française de ces textes dans les années 1270, si on admet que la traduction que nous possédons est due à l'auteur du Roman de la Rose, mais là aussi la question est controversée. En effet, le manuscrit français de la correspondance, lui-même tardif, a été copié vers la fin du XIVe siècle, à la même époque que la plupart des copies latines. Si l'on admet l'authenticité du recueil, le manque de manuscrits du XIIe ou du début du XIIIe siècle ne laisse pas de surprendre, d'autant plus que l'on possède des manuscrits plus anciens d'autres œuvres d'Abélard. Nonobstant d'autres arguments d'ordre idéologique et historique, ceci a amené plusieurs auteurs à conclure à une forgerie, en particulier J.T. Muckle, qui édita les lettres en 1953, John Benton qui a soutenu, en 1972 au Colloque de Cluny, que l'HC était un faux, et Hubert Silvestre qui, en 1985, a tenté de dégager « la part du roman » dans « l'idylle d'Abélard et d'Héloïse ».

Abstraction faite des éditions anciennes dont il est admis qu'elles disposaient de manuscrits aujourd'hui perdus, il existe neuf témoins de la correspondance propre, dont plusieurs sont incomplets. Parmi eux le manuscrit de Troyes est le premier dans l'ordre d'excellence et le plus ancien ; longtemps daté de la fin du XIIIe siècle ou même du début du XIVe s., on pense aujourd'hui que ce manuscrit aurait été copié plutôt dans le deuxième quart du XIIIe siècle, ce qui le situerait à un peu moins d'une centaine d'années après le décès d'Héloïse. Il contient le texte complet de la correspondance (f. 1r - 88v), et il est suivi du texte des Institutiones nostrae, qui décrivent la règle monastique du Paraclet probablement rédigée par Héloïse en personne. Ce manuscrit appartient au chapitre de Notre-Dame de Paris en 1346 : il est vendu à cette date à un ami de Pétrarque, Roberto de Bardi, chancelier de l'Université. En 1617, le manuscrit figure parmi les biens légués par François Pithou pour la fondation d'un collège à Troyes : il passe ainsi aux Pères de l'Oratoire (1630), puis, à la Révolution, à la bibliothèque de la ville. Pétrarque a lui-même lu et annoté un manuscrit qui contenait l'Historia calamitatum et les lettres (Paris, BN, lat. 2923) ; en marge du passage de l'HC où Abélard dit s'être brisé le cou en chutant de cheval, Pétrarque écrit : « Et moi de nuit » (HC, p. 42, 1360-1363 Hicks).

Il semble acquis qu'aucune des pièces du recueil n'a de tradition isolée et que c'est le recueil tout entier tel qu'il est représenté dans le manuscrit de Troyes (pièces I-VII de l'édition de Hicks) qui a été mis en circulation, sans doute à partir du Paraclet, comme l'a montré Jacques Monfrin dans son édition : il ne s'agit donc pas d'un recueil tardivement composé au moyen de pièces ayant circulé isolément ; c'est un recueil homogène dès le départ, et c'est là un argument supplémentaire en faveur du « faux », rédigé pour soutenir une thèse. Ce manuscrit contient toutes les salutations et les titres. Concernant la question de l'authenticité, j'y reviendrai dans la conclusion de ce cours. Disons simplement ici que les lettres d'Héloïse et Abélard n'ont pas été conservées sous la forme de missives individuelles et signées, au sens où nous entendons ces mots aujourd'hui ; par ailleurs, les premières copies datant de plus d'un siècle après les événements, on ne saurait prouver qu'aucune de ces lettres ait été réellement échangée entre Abélard et Héloïse, ni qu'ils sont effectivement les auteurs des lettres de ces copies : un inconnu a fort bien pu les forger au XIIIe siècle, voire au XIIe siècle. Cela dit, s'il fallait considérer ces arguments comme décisifs, on devrait aussi remettre en cause l'authenticité de la correspondance de Cicéron, de Pline le Jeune, de saint Jérôme, de saint Augustin, etc., dont toutes les copies sont généralement postérieures de plusieurs siècles à leur composition originale. D'autre part, s'il s'agit de faux, il reste à expliquer de manière satisfaisante qui aurait pu faire ces faux et pour quelle raison. Enfin, l'HC contient de nombreux points de détail qu'un faussaire aurait eu beaucoup de difficultés à connaître, à moins qu'il fût un contemporain ou un familier d'Abélard.

 

D. PRINCIPES DE NAVIGATION

 

Le contenu de ce cours sur la Correspondance d'Héloïse et Abélard est réparti sous huit rubriques : Introduction générale ; Ressources documentaires ; Texte latin (avec et sans liens) ; Traduction (personnelle du titulaire du cours) ; Vocabulaire ; Grammaire et langue (morphologie, syntaxe, procédés de style ; le commentaire grammatical renverra, le cas échéant, au Précis grammatical électronique rédigé par A.-M. BOXUS et hébergé sur le site des Itinera electronica); Au fil du texte (realia, histoire, problèmes critiques, sources, survie, interprétation du texte, etc.) ; Conclusion générale.

À l'entrée du site, on accède au contenu des onglets Introduction générale — Ressources documentaires — Texte, traduction et commentaires — Conclusion générale.

On accède au contenu des autres rubriques à partir de la page Texte latin, soit en cliquant sur les onglets qui apparaissent en haut de la page, soit à partir des liens de couleur qui apparaissent dans le texte. Cette interrogation, plus fine et accrochée à la progression du texte, conduit directement au mot commenté. Un lien bleu conduit vers le fichier Vocabulaire ; un lien rouge conduit vers le fichier Grammaire et langue ; un lien vert conduit vers le fichier Au fil du texte. Un même mot peut faire l'objet de commentaires multiples : dans ce cas, il apparaît sous un lien de couleur dès qu'on a ouvert le premier lemme. Une certaine « hiérarchie » de navigation a été respectée : un mot qui apparaît en bleu dans le texte latin fait uniquement l'objet d'un renvoi au fichier Vocabulaire ; un mot qui apparaît en rouge dans le texte latin renvoie au fichier Grammaire et langue, d'où il peut repartir vers le fichier Vocabulaire, si le lemme est muni d'un lien bleu ; un mot qui apparaît en vert dans le texte latin renvoie au fichier Au fil du texte d'où il peut repartir, selon la couleur du lemme, vers les deux autres fichiers.

 

E. RECOMMANDATIONS POUR L'EXAMEN

 

Examen oral en juin.

L'évaluation porte sur deux points :

a. connaissance du cours

b. Préparation personnelle:

I. Lecture cursive : traduction et compréhension grammaticale de la très belle lettre de consolation écrite par Pierre le Vénérable annonçant à Héloïse la mort d'Abélard (epist. CXV Constable) (E. Hicks, p. 156-161). La traduction doit être la plus proche possible du texte latin et éviter les dérives des « belles infidèles » ; le commentaire grammatical doit pouvoir rendre compte de toutes les formes et les structures syntaxiques, en prenant exemple sur les analyses de vocabulaire et de grammaire faites au cours. Aucun commentaire « Au fil du texte » n'est demandé. Ce travail peut être réalisé en groupes, mais, les étudiants sont, bien entendu, individuellement responsables de l'ensemble de la cursive. Au moment de l'examen, les étudiants peuvent disposer de tout leur dossier (traduction et justifications grammaticales). Ce travail n'est pas remis à l'interrogateur ; il ne doit pas être dactylographié.

Pour la préparation de la cursive, le dictionnaire latin-français de Félix Gaffiot et la grammaire CLAVIS de A.-M. Boxus et M. Lavency sont une bonne base de départ ; on recommande aussi les outils électroniques Collatinus (Y. OUVRARD), pour la recherche lexicographique, et Précis grammatical (A.-M. BOXUS), pour le commentaire morphologique et syntaxique, hébergés sur le site des Itinera electronica.

II.  Travail écrit ou dissertation : réponse à la question suivante :

Après une lecture de l'ensemble de cette correspondance et éventuellement des pièces annexes, comparez la conception de l'amour telle qu'elle apparaît dans cet échange épistolaire, avec ce que vous savez de la typologie médiévale du sentiment amoureux (différences, points de contact avec la poésie des trouvères et des troubadours, l'épopée, le roman courtois, les progrès de l'esprit laïc dans le Roman de la Rose, par exemple, les formes mystiques de l'amour, etc.). La bibliographie doit vous aider à rédiger ce travail, en particulier, l'introduction de P. Zumthor à l'édition de la correspondance dans la collection Babel et les belles biographies d'Abélard par M. Clanchy et d'Héloïse par G. Lobrichon ; même s'il est sujet à controverses, le livre classique et enflammé de Denis de Rougemont, L'amour et l'occident, Paris, Plon, 1939, peut aussi ouvrir des pistes de réflexion.

Cette dissertation est remise sous forme dactylographiée le jour de l'examen et ne fait pas l'objet d'une interrogation orale. Elle ne dépassera pas dix pages. 

La note globale de l'examen porte pour moitié sur la connaissance du cours et pour moitié sur la préparation personnelle (cursive + dissertation).

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Responsable académique : Paul-Augustin Deproost
Analyse : Jean Schumacher
Design & réalisation inf. : Boris Maroutaeff

Dernière mise à jour : 18 février 2020