Horace, Ode I, 11

 

Grammaire et langue

 


 

        Tu ne quaesieris (scire nefas) quem mihi, quem tibi
        finem di dederint, Leuconoe, nec Babylonios
        temptaris numeros. Vt melius quicquid erit pati,
        seu pluris hiemes seu tribuit Iuppiter ultimam,
5      quae nunc oppositis debilitat pumicibus mare
        Tyrrhenum. Sapias,
uina liques et spatio breui
        spem longam reseces. Dum loquimur, fugerit
inuida
        aetas : carpe diem, quam minimum credula postero.

 

 


 

quaesieristemptaris : = quaesiueris…temptaueris: 2e pers. sg. subj. parfait actif pour marquer la défense en proposition principale.

scire nefas : = scire (est) nefas.

quem : adj. interr. qui détermine finem.

dederint: 3e pers. pl. subj. parfait actif de dare dans une interr. ind.

nec: = neue (ou neu: = et ne) après une première défense.

ut melius…pati: = ut melius (est)…pati.

pluris: = plures.

ultimam: attr. de eam (= hiemem), antécédent sous-entendu de quae.

sapiasliquesreseces: 2e pers. sg. subj. pr. act. La traduction "sois sage, filtre tes vins et […] retranche les longs espoirs" que l'on trouve dans la CUF (éd. F. Villeneuve) me paraît suspecte: l'asyndète sapias uina liques et spatio breui est dure: on attendrait plutôt, par exemple: sapias et uina liques spatioque breui (courant chez Horace) ou, plus banal, sapias et uina liques et spatio breui… Pomponius Porphyrion, le scoliaste d'Horace au IIIe s., et Priscien, le grammairien fameux du VIe s., nous affirment à propos de ce vers une chose à laquelle on n'a pas assez prêté attention: sapias serait une conditionnelle paratactique et équivaudrait à si sapias: "si tu veux être raisonnable, filtre tes vins, …":

• PORPH., ad 1, 11, p. 42 Hauthal: sapias pro si sapias ueterum consuetudine dictum (Acronis et Porphyrionis commentarii in Q. Horatium Flaccum, ed. F. Hauthal, Berlin 1864 (réimpr. Amsterdam, 1966).

• PRISC., XVIII, 89 (GL Keil, III, p. 247): Horatius in I Carminum sapias uina liques pro si sapias; il cite Ivv., III, 78: iusseris, ibit; STAT.., Theb. II, 242: uelint, deceat; VERG., Aen. VI, 31: Tu quoque magnam/ partem opere in tanto, sineret dolor, Icare, haberes ("Toi aussi, en un si grand ouvrage, tu aurais place importante, Icare, si la douleur le permettait").

• Voir aussi, avec le même verbe sapere: OV., am. I, 4, 29: quod tibi miscuerit, sapias, bibat ipse iubeto ("si tu es raisonnable, dis-lui de boire lui-même la mixture qu'il t'a préparée"); PERS., V, 167: euge puer, sapias, dis depellentibus agnam percute ("hé, mon garçon, immole une agnelle, si tu es sage"). Et, inversement, PLAVT., Merc., 373: si sapias, eas ac decumbas domi; MART., VIII, 77: si sapias…, splendeat et cingant.

• Comme sapias, l'expression familière si sapias peut aussi être accompagnée d'une apodose impérative: OV., epist. V, 99: si sapias, promitte; PLAVT., Merc., 801; MART., XII, 68, etc., et introduire un ordre atténué: "tu ferais bien de…". Dans tous les exemples cités, il apparaît clairement que sapere ne renvoie pas à une sagesse philosophique, mais appartient à la conversation familière. Ainsi sapias, uina liques veut dire exactement: "tu ferais mieux de filtrer ton vin", et cette expression va dans le sens d'une "mise en situation" du poème sur le mode d'une conversation en temps réel autour d'un verre de vin, sinon à la fin d'un repas, au moment du rite de l'ivresse.

Les mots sapias, uina liques et…reseces forment donc une phrase qui se suffit, une conditionnelle avec sa protase et son apodose. Mais alors il devient difficile de rattacher ces mots à la phrase précédente comme le font de nombreuses éditions, qui mettent un point, ou un point d'exclamation, après pati, et une simple virgule après Tyrrhenum. Il suffit d'imaginer le texte sans ponctuation pour se convaincre qu'au premier abord la séquence seu pluris… aurait été considérée comme la suite logique de pati. En réalité, une mauvaise compréhension de sapias comme verbe principal a fait changer cette ponctuation pour lui rattacher l'alternative seu…seu… qui le précède et former ainsi une phrase confuse. La phrase qui commence à ut melius va donc jusqu'à Tyrrhenum; après ce mot, le lecteur antique rencontrait une tournure plus familière, la parataxe sapias, uina liques et…, qui d'emblée formait pour lui une autre phrase complète.

spatio breui…reseces : ce passage se prête à plusieurs interprétations:

1. on peut considérer spatio breui comme un complément de phrase, circonstanciel de temps ou de cause:

• dans le cas d'un abl. de temps, le sens de l'ode serait: "sache oublier, pendant un bref espace de temps, celui de l'ivresse, le souci de l'avenir": c'est le thème traditionnel, épique et lyrique, du banquet comme répit aux soucis du lendemain, qu'Horace adapterait ici à une réalité contemporaine et immédiate, l'intérêt pour l'astrologie. Cette interprétation se défend. En faveur de cette interprétation, on peut alléguer que le lecteur latin pouvait difficilement ne pas reconnaître dans spatio breui l'expression toute faite (in) spatio breui, "pendant un bref espace de temps" souvent attestée dans la poésie classique depuis Lucrèce.

• l'interprétation à l'abl. de cause: "à cause du bref instant de la vie", qui fonde notamment la traduction de la CUF et de nombreux commentaires, ne me paraît pas satisfaisante: on voit mal comment les mots spatio breui pourraient suffire à désigner, dans ce contexte, le bref instant de la vie: la durée de la vie se dit spatium uitae, spatium aeui (voir Plaute, Cicéron, Ovide). Cette interprétation est fondée sur un rapprochement abusif avec l'ode I, 4, 15, uitae summa breuis spem nos uetat incohare longam, mais justement le libellé est dans ce cas différent et plus explicite puisqu'il prévoit le génitif uitae.

2. une autre interprétation considère spatio breui comme un ablatif de mesure, dans le sens où A. ERNOUT - F. THOMAS, Syntaxe latine, p. 232 traduisent: "Réduis les longs espoirs à la mesure d'une courte durée", la leçon de l'ode étant alors "sache vivre dans un perpétuel présent." Dans ce cas, le verbe resecare signifierait plutôt "raccourcir", au lieu de "retrancher, ôter ce qui est en trop". En faveur de cette interprétation, on peut alléguer que le contraste entre spem longam et spatio breui prendrait ici toute sa valeur.

3. Je proposerais, enfin, une dernière interprétation, séduisante elle aussi, qui analyse l'expression spatio breui comme un abl. d'éloignement: "d'un bref instant élague les longues espérances". Le sens de l'ode serait, dans cette hypothèse: "n'échafaude pas sur un bref instant des espérances indues, et contente-toi de profiter de la brièveté de cet instant." Dans cette interprétation, resecare conserve son sens de "retrancher, élaguer", conforme au langage technique de l'agriculture, où le verbe désigne l'acte de couper, d'émonder, de tailler ce qui est en trop pour renforcer et encourager la croissance de l'arbre ou de la vigne.

dum loquimur: la construction en dum + ind. pour marquer la coïncidence de deux événements échappe habituellement à la concordance des temps: dum + ind. présent.

fugerit: 3e pers. sg. futur antérieur de fugio: après l'indicatif présent loquimur, cette construction au futur antérieur est très expressive: le temps est insaisissable et on ne peut en parler dans le présent, car dès le moment où on en parle, il est déjà passé. Le futur antérieur rejette dans le passé qqch. qui n'est même pas encore accompli. Il n'y a aucun moyen de fixer une durée, même pas dans la phrase: seul l'instant nous appartient.

quam minimum: quam + superlatif: tournure familière empruntée aux prosateurs ou à la comédie (Plaute, Térence): pour quam minimus, le ThLL ne cite qu'un exemple en poésie, celui-ci; pour la tournure avec l'adverbe, quam minime, il cite 29 références qui viennent toutes d'œuvres en prose, sauf une de Lucrèce (II, 852), dont on sait qu'il se permet parfois des prosaïsmes (si on consulte les bases informatiques, on pourrait encore y ajouter Lucrèce II, 244: quam minimum, et Ovide, Pont. IV, 8, 88: quam minima, mais c'est tout!). Le caractère prosaïque et familier de l'expression souligne peut-être davantage encore la "mise en situation" de ce poème.

postero: (diei) sous-entendu, qui reprend diem du premier hémistiche.

 

 

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Dernière mise à jour : 4 décembre 2020