Numéro d'ordre: 4
AUTEUR: Claude IMBERT Références: Grasset & Fasquelle, 2000, 248 pp.
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A propos de la lecture (pp. 115-118): Ma foi, cher Aurélien, la lecture chez nous est mal en point, et l'écrit lui-même ne se porte pas bien. Ne crois pas, pour autant, que la parole se revanche. Tout au contraire! L'écrit persiste tel que toi et moi le pratiquons, mais pour toutes les fonctions de transmissions et d'échanges rapides et lointains, nous commençons de nous passer de lui. Il perd ses voyelles et ses consonnes, il se change en codes chiffrés qui parcourent le monde à toute heure et en tout sens. Ce code que nous disons numérique prétend tout réduire à une combinaison de deux éléments : le 1 et ce fameux 0 que vous n'avez pas su découvrir - image du vide! - et que les Arabes nous ont transmis de l'Inde qui l'inventa. Depuis, nous ne calculons qu'avec ce superbe zéro qui a donné le premier branle à notre conquête mathématique. Sache au moins que, dans notre nouveau code, la couleur rouge intense se dit ainsi: (1111 1111, 00 00 0000, 0000 0000 ... ) Et que tous ces signes peuvent être transcrits par milliards dans des millionièmes de secondes... Est-ce que tu me suis? Ce même code étend ainsi dans l'atmosphère d'invisibles nuées. Il circule comme un vent, un courant d'air, et mille zéphyrs de signes invisibles environnent les hommes. En vérité, le triomphe de ces réseaux est tout récent, et bien des vieillards répugnent à s'y abandonner. Leur emprise va pourtant, j'en suis sûr, changer le monde. Au moins autant que la propagation de l'écriture. J'aurais d'abord dû te dire que depuis quatre siècles seuls les petits enfants parlent - nous disons ânonnent - ce qu'ils lisent. Il en va ainsi depuis qu'en ces quatre siècles, le livre s'est répandu par milliards de par le monde. Par quel miracle? Par une de ces inventions magistrales qui allaient tout bouleverser: celle des machines capables d'imprimer à répétition des lettres de plomb sur des feuilles de papier qui sont, comme celui que tu es en train de lire, nos modernes papyrus. Les machines « impriment » des livres selon le même principe (et d'ailleurs selon le même mot imprimare) dont vous vous servez pour l'impression de vos sceaux personnels sur les tablettes de cire. Or, au fur et à mesure que la confection des livres passa de la main de vos malheureux copistes jusqu'à ces machines innombrables capables de les imprimer partout et sans relâche, la familiarité, la commodité croissantes des livres firent que la lecture, gagnant peu à peu le plus gros de la population, se fit avec nos seuls yeux et sans le secours de la parole. Plusieurs sortes de savoirs, peu à peu communs, se mirent alors à flotter sur tous les hommes capables de lire et comprendre. Entre eux, les livres portaient des mots et des choses, des idées et des rêves détachés de tout son. On rencontrait bien encore chez nous, il y a cent ans, un écrivain conteur de récits imaginaires qui lisait chez lui, et à toute heure, les textes qu'il créait. Il les faisait passer, disait-il, par son « gueuloir » afin de s'assurer que leur rythme, leur timbre sonneraient dans la cervelle du lecteur comme dans sa propre tête.
«Ecrire avec ses oreilles... » Ultime et anecdotique
conseil, ultime hommage à la saveur corporelle du
verbe! Car si les poètes (d'ailleurs en voie de disparition) se soucient encore de la musique du mot et des
phrases, la prose, elle, s'anémie, le vocabulaire se raréfie, la syntaxe s'appauvrit. Oui, cher Aurélien, l'écriture
est bien loin de nos lèvres. Les idées l'entraînent dans
leur éther, loin des battements de notre sang, des couleurs de nos yeux, des accents de nos voix.
Je pressens que la dernière mue, celle de l'écriture
vers le code numérique, va décolorer un peu plus encore nos échanges. On communiquera de plus en plus
mais on se parlera de moins en moins. Déjà la conversation telle que tu la prises, agonise. Et déjà s'éteint
l'éloquence - elle ira rejoindre la rhétorique, la tragédie,
le grand théâtre de musique et de danse qu'on appelle
l'opéra dans la vaste crypte des arts défunts... Mais
faut-il là-dessus gémir? Pas sûr! Le monde sera autre,
voilà tout! Nous n'avons cure en tout cas de ce que
nous laissons derrière nous. Nous jouissons du vertige
de puissance et de vitesse où s'oublient la pesanteur et
peut-être aussi la densité de la chair et de la glèbe.
je sais bien ce que tu vas me dire, que nos corps restent lents et lourds... Mais nos pensées, elles, volent
plus vite que nos machines volantes. Nous ne pouvons
oublier qu'en un demi-millénaire nos machines mécaniques, électriques, chimiques, atomiques auront, pour
un milliard d'hommes, allégé la peine des travaux et
des jours. Pourquoi ne pas espérer en la mobilisation
aisée et rapide de toutes sortes de savoirs, circulant à la
vitesse de l'éclair? Ne penses-tu pas que nos esprits, tirés par ces messagers volatils, deviendront plus rapides
et légers, mieux préparés à se comprendre et se
concerter dans notre planète rétrécie? Suis-je naïf? Il
m'arrive de douter. Rassure-moi, cher Aurélien, toi qui
m'observe du lointain de ton passé! J'aime avec toi y
jeter l'ancre...
A propos du bien vivre et du bien mourir (pp. 119-122):
Cher Antoine, je ne te sens guère assure - tout auréolé que tu sois des mirifiques conquêtes de tes
contemporains - sur ce nuage de bâtons et de ronds
qui forment votre code numérique et immatériel.
L'incertitude de ce qui vous attend te démange et tu t'y
grattes jusqu'au sang. C'est une maladie de toutes
époques, mais il me semble qu'elle frappe durement la
tienne. Chez nous, seuls les Orientaux, les Phéniciens,
les esclaves, quelques affranchis sont à ce point saisis
du même mal, mais les citoyens romains, comme moi
de l'ancienne école, paraissent mieux immunisés.
Je t'avouerai qu'à te lire, je me sens plutôt heureux
de ma condition et peu envieux de la tienne. Cet équilibre que mes amis et moi tentons de préserver entre
l'otium - le loisir - et son contraire le negotium
- les affaires, le travail -, on dirait que vous n'en avez nulle
idée. Il y a, chez tout citoyen romain, un homme qui
rêve, comme Lucrèce, à «la divine oisiveté du berger».
Tout paraît chez vous dirigé vers le seul negotium, vers
la conquête de biens nouveaux, vers la possession de
tout, et de tous, et très peu vers le souci de vous
connaître pour maîtriser, s'il se peut, la conduite de
vos vies. Je ne vois pas que vos machines à tout faire,
votre acquis de puissance aient en rien diminué
l'horrible légèreté humaine (foeda hominum levitas). De
votre vie vous semblez être des visiteurs hagards et
pressés.
J'ai beaucoup rêvé à ce code, à cet assemblage de
nombres dont tu me parles. je me souviens que mes
maîtres, pour m'enseigner les pythagoriciens, me
répondaient ce qu'en dit Aristote: «Bons mathématiciens, étonnés des analogies des nombres et des
choses, ils crurent que les éléments des nombres
étaient les éléments des êtres, et que tout le Ciel est un
nombre... » Est-ce cela que vous croyez à votre tour?
Pensez-vous, avec votre combinaison de nombres,
percer le secret de la matière? Ou le voyez-vous seulement comme un code apte à transmettre et reconstituer les textes et les rendre aussitôt disponibles ? Cette
extension de maîtrise à elle seule m'impressionne et
sans doute servira-t-elle, comme tu le penses,
l'humanité autant que la propagation de l'écriture. Ton
époque y est, je l'espère, préparée...
De même, je craindrais pour mon compte cette mobilité qui t'exalte tellement. Tant je prise, quant à moi,
la fermeté d'un ordre stable. «Sine lare sine sedibus fixis»,
Sans foyer ni assiette ferme, je ne sais plus où je suis ni
qui le suis. Je m'échappe à moi-même et je ne vois rien
de plus opposé à une vie heureuse. «Le mouvement
perpétuel est le fait d'une âme malade.»
Source(s):
Références notamment sur la Toile:
Lecture (murmurée):
Critique littéraire: Descripteurs: |
Responsable académique : Alain Meurant Analyse : Jean Schumacher Design & réalisation inf. : Boris Maroutaeff Dernière mise à jour : 17 août 2000 |