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Le supplément pédagogique (l' Elenchus paedagogicus)

Numéro d'ordre: 9

AUTEUR: Claude HAGEGE
TITRE: Halte à la mort des langues

Références: Ed. Odile Jacob, Paris, novembre 2000, 402 pp.

Présentation - Auteur:
Claude Hagège, né le 1er janvier 1936 à Tunis, Agrégé de lettres classiques (1958, Diplômé en arabe, hébreu, chinois et russe. Docteur d'État en linguistique (1971), Titulaire de la Chaire de théorie linguistique au Collège de France, Directeur d'études à l'École pratique des hautes études (IVè section "sciences historiques et philologiques"). Claude Hagège a reçu la Médaille d'or du CNRS en 1995.
Il est notamment, l'auteur de L'Enfant aux deux langues, Le Français et les siècles, qui ont été d'immenses succès.

Présentation - Roman:
"Sait-on qu'un moyenne, il meurt environ 25 langues chaque année?. Il existe aujourd'hui dans le monde 5 000 langues vivantes. Dans cent ans, si rien ne change, la moitié de ces langues seront mortes. A la fin du XXI e siècle, il devrait donc en rester 2 500 environ, et sans doute beaucoup moins encore si l'on tient compte d'une accélération, fort possible, du rythme de disparition. Certes, comme les civilisations, les langues sont mortelles et le gouffre de l'histoire est assez grand pour toutes. Pourtant la mort des langues a quelque chose de tout à fait insolite, et d'exaltant quand nous nous en avisons: les langes sont capables de résurrection ! Mais la vigilance s'impose, faute de quoi toutes sont menacées, y compris le français." (C.H.)
[Page de couverture (dos) du roman]

Commentaire:

Oeuvre foisonnante d’érudition, de passion et de conviction que le dernier ouvrage du célèbre linguiste français. Entraînant ses lecteurs dans un ailleurs souvent lointain dans l’espace et dans le temps, C. Hagège s’interroge sur l’accélération actuelle, dans le monde entier, de l’extinction de langues qui appauvrit le patrimoine humain tout entier par la perte souvent irrémédiable de perceptions et d’expressions originales de la réalité.

Mort à (plus ou moins) brève échéance, pour bien des raisons que l’auteur détaille avec une rare précision, de langues pratiquées par des communautés exotiques restreintes, politiquement et économiquement faibles, ou inadaptées à la mondialisation , mais aussi inquiétude pour des langues de prestige international, parlées par des millions de locuteurs, tels l’espagnol et le portugais sud-américains, plus menacés qu’il n’y paraît, par les progrès de l’américanisation au Mexique, en Argentine et au Brésil, menacés aussi sur ce continent dans les pays où l’on assiste à la réhabilitation et à l’officialisation de langues amérindiennes (quetchua, guarani), ce que C. Hagège considère comme un phénomène heureux en soi, mais qui pourrait aussi entraîner chez ces locuteurs l’éviction de l’espagnol ou du portugais en tant que langue véhiculaire au profit de l’anglo-américain et de la culture qu’il véhicule. Certes, de nouvelles langues naissent encore, en l’occurrence le plus souvent des créoles, mais ce phénomène est loin de compenser les pertes. Et l’auteur de citer ces lignes (prophétiques ?) où apparaît un monde « débabélisé » qu’il refuse de voir comme meilleur :

«La grande purge des langues du monde a déjà commencé; elle continuera jusqu’à ce qu’une petite poignée demeure, ou peut-être seulement une cargaison d’anglais pour l’âge nouveau de la terre reliée aux autres planètes par vaisseaux spatiaux. Dans la mythologie hindoue, l’extinction marque la fin du kalyuga, l’âge sombre où l’homme et le monde vivent dans le désespoir et la souffrance. Cette extinction est salutaire, car elle fait place à un monde nouveau et meilleur. (P. Mohan and P. Zador, 1986, Discontinuity in a life cycle: the death of Trinidad Bhojpuri in: Language, n° 62, 2, pp. 291-319).

Selon les prévisions de C. Hagège, qui ne sont pas les plus pessimistes, la moitié des cinq mille langues environ, encore pratiquées à ce jour, disparaîtra au cours de ce XXIe siècle !

Mais peut-on parler de langue morte? Dans la foulée de Saussure, C. Hagège affine cette notion:
L’étroite relation entre parole et langue vaut pour les langues qui sont vivantes, mais elle n’a pas pour conséquence qu’une langue qui n’est plus parlée cesse, pour autant d’exister. Etre vivant et exister, ce sont là deux notions, et deux situations, qu’on ne saurait confondre. Ainsi la distinction de la langue comme système et de la parole comme activité nous conduit à cette conclusion essentielle : une langue dite morte n’est autre chose qu’une langue, si l’on ose ainsi dire, qui a perdu l’usage de la parole. Mais on n’est pas en droit de dire qu’elle soit morte, comme le serait un animal ou un végétal. C’est ici que les métaphores trouvent leur limite. Car une langue morte continue d’exister Les langues possèdent une propriété tout à fait singulière: celle d’être des systèmes virtuels qui, certes passent à l’état d’actes dès qu’ils sont mis en paroles, mais qui, cependant, n’ont pas besoin d’être mis en parole pour exister ... Il «suffit» qu’une langue disparue soit de nouveau parlée, pour qu’elle cesse d’être morte. La mort d’une langue n’est que celle de la parole. Les langues, en tant que systèmes de règles ne sont pas mortelles, bien qu’elles n’aient pas de vie par elles-mêmes et ne vivent que si des communautés les mettent en parole(s). Cela ne signifie pas qu’il soit facile de ressusciter une langue, c’est-à-dire de lui rendre la parole. C’est au contraire une entreprise d’une immense difficulté. Mais un groupe d’individus a réussi, pour une langue particulière à relever ce défi. Il y a plus: cette langue était morte depuis des temps très anciens. Qu’en conclure, sinon que la mort des langues n’est pas la fin de tout espoir de les faire revivre? (pp.44-45).

La langue morte en question est l’hébreu, qui, dès le VIe siècle A.C., fut dans la communauté juive nettement concurrencé par l’araméen et, plus tard, conjointement par le grec. Par ailleurs, au cours de l’ère chrétienne, le yidiche et le judéo-espagnol devinrent les langues vernaculaires des Juifs de la diaspora. Tout en subissant diverses évolutions, l’hébreu demeura au cours de 25 siècles une langue écrite, essentiellement utilisée sur le plan religieux, mais à l’occasion aussi dans des ouvrages profanes, inspirés notamment par le siècle des Lumières. Le XXe s. vit sa reviviscence, portée par l’idéalisme de Ben Yehouda, promoteur de l’hébreu israélien, et relayée par une ardente volonté politique, ce qui provoqua souvent l’anathème des religieux, qui y voyaient la profanation d’une langue sacrée. Les locuteurs se trouvèrent particulièrement confrontés à la création d’un vocabulaire adapté aux réalités du siècle et nombreux furent les emprunts à l’arabe et aux langues européennes. La marque du yidiche se fit sentir au niveau de la prononciation et aussi dans l’expression de l’affectivité, et aujourd’hui, comme partout, sévit l’influence de l’anglo-américain sur cette langue en pleine évolution dans les nouvelles générations (pp. 271 à 341).

Il va sans dire que des documents épigraphiques, archéologiques et surtout des textes d’une certaine importance et interprétable ont empêché des langues anciennes de mourir complètement, tandis que pour les langues non écrites, actuellement en voie d’extinction, le rôle du linguiste est déterminant pour recueillir les derniers vestiges oraux, les codifier aux points de vue phonologique, lexical et grammatical, et transcrire les littératures orales.

Tout en illustrant des points importants, le latin et le grec n’occupent dans ce vaste ouvrage qu’une place quantitativement restreinte, car si C. Hagège évoque la disparition de langues anciennes, tels le sumérien, l’étrusque, le hittite (pp. 81-82), son propos est avant tout de sensibiliser ses lecteurs à la situation actuelle et à la mort annoncée de langues encore parlées ou récemment éteintes partout dans le monde.

Dans le cas de langues anciennes, il ne traite délibérément que de celles qui n’ont pas de descendants directs. Sont donc exclus le grec ancien et l’arabe classique au même titre que le français médiéval tandis que le latin est évoqué comme exemple type du processus d’extinction d’une langue (pp.68- 74). Soit dit en passant, C. Hagège redoute de voir nos deux langues anciennes toujours plus écartées des programmes scolaires français. (p. 68). Pour le latin, comme d’autres langues mortes «il s’agit d’une langue certes disparue de l’usage, mais néanmoins douée de prestige, et regardée comme part inaliénable de la culture».

L’auteur, souligne, en expliquant la mort du latin, que dans des sociétés complexes, occupant un vaste territoire et très hiérarchisées s’établissent des différences linguistiques. Ainsi, à côté d’une langue littéraire, s’installe le parler de ceux qui ne subissent que très peu ou pas du tout l’influence de modèles scolaires et écrits, ce qui fut le cas à Rome: les pièces de Plaute se font l’écho d’un latin vulgaire où s’amorcent des changements, dont les élites eurent conscience (Varron, Cicéron, Quintilien). Ce latin parlé s’était imposé depuis longtemps dans l’usage, quand au IVe s., sous Constantin le latin littéraire devint l’instrument de la prédication chrétienne. D’où des difficultés toujours croissantes, puis, au cours du VIIIe, l’impossibilité de communiquer s’installe entre des prédicateurs lettrés et leurs ouailles, dont la langue orale ne cesse d’évoluer pour aboutir aux langues néo-latines, qui ne procèdent pas du latin classique et dont les traits s’affirment: disparition du neutre (sauf en roumain) et des déclinaisons, accroissement du nombre et du rôle des prépositions, apparition d’articles, substitution aux formes du futur simple et du passif de formes composées, remplacement de l’infinitif des complétives par un mode personnel, renouvellement de système des conjonctions. Bref, le latin meurt et, sous Charlemagne, les efforts de restauration des études latines entrepris par Alcuin ne font qu’approfondir la scission. La compréhension passive des masses ne cessa de décroître tout comme la compétence active des prédicateurs, qui durent s’adapter.

Cependant l’Espagne chrétienne et latine, au sortir de la Reconquista, eut l’impression dans sa fierté nationaliste d’apporter aux Indiens d’Amérique la latinité en leur imposant le castillan, d’où la notion d’Amérique latine. D’autre part, au XVIe siècle, les remarquables travaux de missionnaires franciscains sur les langues amérindiennes, dont certaines furent promues comme véhiculaires, étaient marqués par le modèle latin (p.167) ! Enfin dans l’Europe du XVIIe s., l’emploi - encore timide - des langues vernaculaires en philosophie et en sciences illustra aussi l’émancipation de la pensée par rapport à une autorité dogmatique exprimée en latin, alors que la plupart des lettrés et des savants, même dans des pays non latins, continuaient à communiquer en latin. «En outre le latin n’a pas partout disparu de l’usage. Il est encore la langue de l’Eglise, comme il fut jadis la langue de l’Empire romain. Sa manière de n’être plus vivant sans être tout a fait mort est typique du destin des langues humaines» (p. 74)

C. Hagège cite comme source de ce développement sur la mort du latin, M. Banniard,1992, Viva voce, Communication écrite et communication orale du IVe au IXe siècle en Occident latin, Paris, Institut des Etudes Augustiniennes.

L’ouvrage revient aussi au latin et au grec au cours du chapitre VII, consacré aux causes de l’extinction des langues pour conclure la partie intitulée : «Les rivalités de prestige et leurs effets sur le sort des langues», où il a évoqué notamment la résistance de l’anglais à l’anglo-normand au XIVe siècle et, plus récemment, celle du persan et du turc à l’arabe, et enfin celle du coréen, du vietnamien et du japonais au chinois et maintenant à l’anglais.

Recourant abondamment à M. Dubuisson, 1980, «Toi aussi, mon fils», Latomus XXXIX 4, 881 à 890 et 1981 «Utraque lingua», L’antiquité classique, L, 1-2, 274-286, C. Hagège évoque le bilinguisme de l’élite sociale romaine, acquise au prestige culturel du grec, qui fut pour bien de ses représentants, dont César et Tibère, leur langue maternelle. Il souligne aussi l’attitude nationaliste et antigrecque adoptée par Cicéron en public et sur les vertus de force et de sérieux, qu’avant Varron, Sénèque et Quintilien, celui-ci attribuait au latin, le jugeant supérieur au grec. C. Hagège souligne au passage la connotation négative de l’adjectif bilinguis, qui implique, d’une part, le mélange des langues et, de l’autre, fourberie et duplicité. Toutefois, selon C. Hagège, le latin n’avait rien à craindre.

Laissons l’auteur conclure à sa manière: «Le grec ne pénétra jamais au-delà de la société patricienne, car la plèbe n’avait pas les moyens de stipendier des précepteurs héllénophones. Or seul un véritable enracinement du grec dans les milieux plébéiens aurait eu le pouvoir de lui donner un statut assez puissant pour qu’il pût rivaliser avec le latin. En d’autres termes, une langue intruse ne s’implante solidement que si elle touche une communauté, et non ses seules élites. L’éclatante et très longue destinée du latin en Occident, alors qu’aujourd’hui le grec est la langue d’un petit pays d’Europe soumis pendant près de quatre cents ans au joug ottoman, devait montrer que le bilinguisme de l’aristocratie romaine n’était qu’un épisode sans lendemain. Le prestige du grec n’avait pas tué celui du latin, même s’il avait donné des complexes aux Romains cultivés. Et une langue qui garde son prestige malgré la rivalité d’une autre, même très prestigieuse, n’est nullement mise en situation précaire» (p. 186).

Il est clair que cette présentation n’épuise pas tous les aspects d’un ouvrage qui, étayé par une vaste bibliographie, ouvre de larges perspectives sur la linguistique, mais aussi sur l’histoire et l’actualité, l’ethnographie et l’anthropologie, sans jamais se départir d’une expression aisée et d’un vocabulaire précis et accessible.

Ajout bibliographique:

  • René Martin, Qu’est-ce que l’Antiquité «tardive»? Réflexion sur un problème de périodisation, in: Aiôn. Le temps chez les Romains, pp. 261 à 304. Ed. A & J. Picard. Paris 1976.
  • Michel Dubuisson, Le conflit linguistique gréco-romain. Dossier :Textes traduits et commentés. Université de Liège. Philologie classique, 1983. (Entretiens sur l’Antiquité gréco-romaine.) et Les intellectuels grecs et le pouvoir romain. Textes commentés. F.P.G.L. 1986.

Texte: Lucrèce, De Nat. rerum, IV, 1153 - 1170. (pour illustrer la grécomanie - les mots transcrits ou adaptés du grec sont en italiques)

Nam faciunt homines plerumque cupidine caeci
et tribuunt ea quae non sunt his commoda uere.
Multismodis igitur prauas turpisque uidemus 1155
esse in deliciis summoque in honore uigere.
Atque alios irrident Veneremque suadent
ut placent, quoniam foedo afflictentur amore
nec sua respiciunt miseri mala maxima saepe.
Nigra melichrus est, inmunda et foetida acosmos, 1160
caesia Palladium, neruosa at lignea dorcas,
paruula, pumilio, chariton mia, tota merum sal,
magna atque inmanis, cataplexis, plenaque honoris.
Balba loqui non quit, traulizi; muta pudens est;
at flagrans, odiosa, loquacula, Lampadium fit. 1165
Ischnon eromenion tum fit, cum uiuere non quit
prae macie; rhadine uerost iam mortua tussi.
At tumida et mammosa Ceres est ipsa ab Iaccho;
simula Silena ac Saturast, labeosa philema.
Cetera de genere hoc longum est si dicere coner. 1170
N.B. Cet extrait s’inspire de Platon, Rep. 474 d. à 475 a. Le thème est repris aussi par Ovide, A.A. II, mais sans excentricités linguistiques. D’autre part, Molière a adapté librement Lucrèce dans Le Misanthrope II , 5.

Traduction ex: Lucrèce. De la Nature. De rerum natura. Texte original. Traduction, introduction et notes de José Kany - Turpin, Aubier, Paris, 1993.

Ainsi font les hommes que leur désir aveugle:
ils prêtent à celles qu’ils aiment des mérites irréels.
On voit donc des femmes laides et repoussantes 1155
dorlotées et tenues dans le plus grand honneur.
Chacun se rit de l’autre, pourtant et lui conseille
d’apaiser Vénus qui l’afflige d’un amour si honteux.
Malheureux qui ne voient l’excès de leur misère!
Noire, elle est couleur miel, sale et puante, naturelle 1160
yeux glauques, c’est Pallas, nerveuse et sèche une gazelle;
la naine paraît une des Grâces, à croquer,
la géante une déesse pleine de majesté;
la bègue gazouille, la muette est modeste;
la mégère odieuse et bavarde, ardente flamme; 1165
petite chose adorable, celle qui dépérit
de maigreur; délicate, celle qui tousse à mourir;
la grosse mamelue, Cérès accouchée de Bacchus;
la camarde, Silène et Satyre, pur baiser la lippue.
Mais je serais trop long, si je voulais tout dire. 1170

Crédit: Danielle De Clercq, 21 décembre 2000

Extrait(s):

Source(s):

Références sur la Toile:

Descripteurs: Hagège; linguiste; langue morte; hébreu; yidiche; langue; latin; grec;


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Dernière mise à jour : 5 janvier 2001