AgoraClass & ITINERA ELECTRONICA


Le supplément pédagogique (l' Elenchus paedagogicus)

Numéro d'ordre: 5

AUTEUR: Hella S. HAASSE
TITRE: Les jardins de Bomarzo

Références: Editions du Seuil, juin 2000, 168 pp. Traduit du nééerlandais par A. M. de BOTH-DIEZ.
(édition originale: De tuinen van Bomarzo, 1968)

Présentation - Auteur:
Née à Djakarta en 1918, l’écrivaine hollandaise, Hella S. Haasse est parfois comparée à Marguerite Yourcenar, mais le public francophone n’a découvert qu’à partir des années 80 chez Gallimard et Actes-Sud des traductions de ses oeuvres Parmi celles-ci, « Een nieuwer testament » (Em. Querido’s Uitgeverij, Amsterdam 1966) dont la traduction par A.M. de Both-Diez fut publiée en 1988 par Actes-Sud, met en scène en 417 P.C. le poète latin Claudien.
L’ouvrage, dont il est ici question, fut proposé en cette année 2000 aux lecteurs francophones. Il remonte dans sa version originale De tuinen van Bomarzo à 1968, sans avoir rien perdu de son intérêt ni de sa fascination. [Cf. infra D. De Clercq]

Présentation - Roman:
Peuplé de statues et d’édifices étranges, que l’auteur fait remonter pour la plupart à la fin du XVe siècle - et non au cours du XVIe, comme on l’admet généralement -, le parc du château de Bomarzo, fief des Orsini, à quelques kilomètres d’Orte dans le Latium, a subi des outrages du temps et surtout d’une nature non maîtrisée et ne compte pas parmi les plus hauts lieux de l’art italien, mais sa genèse et sa signification ne laissent pas d’intriguer et sa structure embraie sur les sinuosités où des rêves tournant au cauchemar entraînent le dormeur.

Il a inspiré d’autres écrivains et artistes, dont André Pyeire de MandiarguesBelvédère») et l’Argentin A. Ginastera qui composa en 1967, l’opéra «Bomarzo», sans parler de Salvador Dali.

Jouant sur la parenté en anglais de «amazement» (émerveillement) et «maze» (labyrinthe), H.S. Haasse s’est longuement interrogée sur le sens, la datation et la raison d’être de ce site et sa longue quête mène le lecteur des labyrinthes crétois à la Rome des papes Borgia, Della Rovere et Farnèse, en passant notamment par les mythes d’Arachné, d’Hercule, d’Enée, mais aussi le Roland de l’Arioste, et s’attarde sur les influences et empreintes diverses et divergentes laissées dans le Latium par des peuples aussi différents que les Etrusques et les Germains. [Cf. infra D. De Clercq]

Extrait(s):

1. Arachné, Ariane et Hercule

Arachné, pp. 14-15:
La mythologie grecque relate l'histoire d'Arachné, experte en l'art de tisser. En cette qualité, elle était la rivale de la déesse Pallas Athéna, qui excellait à entrelacer une infinie diversitéde fils de chaîne et de trame. Arachné était non seulement adroite, mais encore ambitieuse; elle tissa une toile représentant les ébats amoureux des dieux avec des mortels, symboles de l'aspiration des humains à se joindre aux Titans révoltés. La rumeur se répandit jusqu'à l'Olympe; la déesse descendit sur Terre pour voir l'oeuvre d'art de ses propres yeux. Elle décida de donner une leçon à la créature mortelle en montrant par un enseignement concret, la différence entre le talent et l'intelligence des hommes, d'une part, et la puissance créatrice des dieux, d'autre part. Elle tissa sur place une toile ayant les dimensions et le mouvement de la réalité vivante, le cosmos. Arachné, confrontée à ce qui était hors de sa portée se pendit. Elle ne voulait pas tisser comme un être humain mais comme un dieu; "tout ou rien", telle était sa devise. Ainsi pendue, elle fut métamorphosée par la déesse en une araignée, une créature fragile et industrieuse, contrainte de tisser pour pouvoir survivre. La toile détruite aussitôt qu'achevée, qu'il fallait chaque fois refaire, tel est le châtiment de la créature, une répétition à l'infini de la vérité qu'Arachné refusait d'admettre: terra est daedalus (sic); la vie sur terre consiste à créer sans relâche, une tâche pour les mains, un défi à l'intelligence, mais limité à l'intérieur des frontières de la nature mortelle; le fil de mort qu'Arachné ne voulait pas inclure dans son tissage en fait partie.

Ariane, p. 16:
Qui est Ariane? Quel est son rôle? Dans le rituel crétois : une prêtresse de sang princier, incarnation de nombreuses formes de la Déesse-Mère. Elle représentait la beauté sur Terre, mais aussi le royaume des ombres ; les plantes, arbres et pampres, le monde vert avec sa promesse de fleurs et de fruits ; les phases de la Lune, la fécondité et la naissance. Dans le mythe du labyrinthe, elle est la princesse qui donne à Thésée le fil grâce auquel il pourra s'introduire dans le labyrinthe, et en sortir. Elle lui offre la possibilité d'échapper au royaume des morts, de renaître après avoir vaincu le Minotaure. Il faut traverser le centre du labyrinthe pour trouver la sortie. Il faut affronter le monde paradoxal, l'équivoque et même l'imposible, oser prendre le risque de courir à sa perte. En ce sens, Ariane, maîtresse du fil est l'antipode d'Arachné, créatrice du fil d'où naît la toile à laquelle nul ne peut échapper.

Hercule, p. 70-72
--- dans la conscience de l'homme de la Renaissance en Italie, Hercule n'était pas seulement un personnage mythologique. Il appartenait à la lointaine préhistoire du peuple latin ; il avait parcouru le monde de province en province comme une sorte de sauveur, de porteur de nouvelles formes de culture, lorsqu'il regagna son pays après avoir accompli son Dixième Travail, venant d'Espagne en passant par les Pyrénées et la côte méditerranéenne de France et d'Italie. Dans le Latium, il aurait alors rencontré, parmi d'autres, la géante-nymphe Carmenta qui possédait le don de prophétie et avait apporté avec elle l'alphabet de son pays natal , l'Arcadie. C'était une déesse des arbres, surtout des chênes. Son image, elle aussi, était parfaitement à sa place dans la forêt sacrée des Latins; elle rappelait à ceux qui la contemplaient que leur pays, avant la venue d'Hercule, n'avait pas seulement été une région inculte et sauvage. Peu importe ce qui comptait le plus: la métamorphose d'un être primitif en mère ancestrale ou la rencontre du héros et de la sage déesse, d'égal à égal ; le fait est que le séjour sur cette terrasse créait le climat approprié pour permettre au visiteur de voir Hercule, même dans des circonstances ultérieures, un bienfaiteur et un modèle idéal. Disons plutôt que le promeneur s'identifiait à Hercule, faisait avec ses lévriers la chasse au dragon, gardien des pommes des Hespérides, descendait dans la gueule d'Orcus, les enfers, pour arracher au royaume des morts la chaste et pieuse Alceste. Or tout cela se rapportait à l'Hercule de la mythologie et de l'aube de l'histoire, dont tout le monde connaissait les travaux. Mais il y avait aussi un Hercule bien vivant à l'époque de Giancorrado Orsini: un géant de force et de sagacité, qui avait nettoyé les écuries d'Augas de son pays et de son époque ; un Chêne, comme l'indiquait déjà son nom au sens le plus littéral : le pape Della Rovere, Jules II. Autoritaire et brutal ("una bestia", disaient ses contemporains) mais accueilli comme un sauveur par les barons du Latium en mauvaise posture dans une situation pleine de confusion où la violence menaçait. Il les avait rétablis dans leurs droits de vassaux des Etats pontificaux. Avait-il pour autant la possibilité de prétendre à une admiration et une fidélité éternelles de leur part? Oui et non. Comme envers le héros Hercule, les seigneurs du Latium se ménageaient une porte de sortie à l'égard de Julles II, leur nouveau pape depuis 1503. Le parc aux statues de Bomarzo peut avoir été l'expression de cette réserve. Hommage au patrimoine d'Hercule, et parallèlement allusions aux valeurs locales. La grande nymphe, par exemple, est à la fois une figurante dans l'histoire d'Hercule et le symbole indépendant de la puissance et du savoir autochtones.

2. l'esprit romain; l'image de la femme (pp. 105-110):

Contexte: Rodrigo BORGIA, (1431-1503), pape sous le nom d'Alexandre VI (1492-1503), père de Lucrèce et de César Borgia et amant de Julia Farnèse, épouse d'Orsino ORSINI, créateur du parc de Bomarzo.

p. 105: Borgia savait très bien que le véritable pouvoir a ses racines dans l'attachement de la masse. Il connaissait l'histoire de l'esprit romain; plus que l'élite italienne orientée par naissance et formation vers les idéaux chevaleresques des « Germains », il a dû avoir l'intuition des désirs et des besoins ancestraux méditerranéens jamais tout à fait refoulés. A Rome, autour de l'an 1500, d'innombrables usages et fêtes étaient en fait les mêmes que ceux qu'avaient connus l'Empire, la République et, avant eux, la période archaïque. Divinités et génies remontant à un passé très éloigné survivaient, à peine déguisés, dans des saints et des martyrs chrétiens vénérés. La Renaissance avait donné un nouvel essor à des notions et des représentations antiques, seulement chez les lettrés, les savants et les artistes; en revanche, ces notions et ces représentations n'avaient jamais disparu de la conscience de la foule beaucoup plus primitive, même si elles n'avaient plus de noms depuis un nombre incalculable de générations, et si les gens ignoraient ce qui les motivait.

L'image d'une femme, surtout de la femme jeune et belle, a toujours exercé une séduction irrésistible sur la masse, elle peut éveiller des émotions fortes, aujourd'hui tout autant qu'il y a cinq cents ou trois mille ans.

p. 106: C'est un archétype lié à la volonté de vivre, à l'espoir, aux expectatives, à l'amour et la vitalité, la foi en un renouveau et une survie, en la prospérité pour tous; et tout cela sur le plan d'une réalité terrestre, avec l'acceptation de la mort inéluctable et des mystères « quotidiens » que sont la naissance, l'accouplement et la mort. Cela suggère que le paradis peut se trouver quelque part sur terre, qu'il doit être possible à l'homme de vivre en harmonie avec la réalité donnée, à condition qu'il ne veuille pas être immortel et tout-puissant et qu'il reconnaisse le caractère inépuisable de la Nature. Jamais peut-être le sentiment de libération de la sévère théocratie médiévale, cette percée vers un temps nouveau, ne s'est exprimé d'une manière à la fois aussi émouvante et impérative qu'en 1485, lorsque le peuple de Rome montra un intérêt passionné pour le cadavre parfaitement conservé d'une belle jeune Romaine, qui avait été trouvé, lors de fouilles, dans un sarcophage antique. On voyait pour la première fois le triomphe de la mort sur la décomposition, incarné sous une forme charmante; l'antipode de la danse macabre médiévale des régions nordiques qui, au coeur même de la vie, déclare que cette vie est pourriture: ici, la Mort rappe- lait au contraire la jeunesse et la joie dont on doit jouir sur terre.

Les processions de mai, qui avaient lieu durant le Quattrocento dans de nombreuses villes d'Italie, spécialement à Florence, sous le régime de Laurent de Médicis, étaient non seulement la célébration exubérante du retour de la saison de l'épanouissement, mais encore un hommage rendu ouvertement à la femme, à l'amour, à la beauté. Les poèmes de Poliziano (spécialement celui

p. 107: où est chantée la « Nymphe de la vallée ombreuse », la « belle Étrurienne ») et les tableaux de Botticelli (« La Naissance de Vénus », et « Le Printemps ») donnent une impression de l'ambiance de ces fêtes, ou plutôt du raffinement et de la fantaisie avec lesquels Laurent le Magnifique transformait les usages populaires antiques, préchrétiens, en ballets et cortèges gigantesques autour de sa maîtresse Simonetta Vespucci - tout cela aussi dans l'intention d'associer, en tant qu'image de marque, ce modèle de grâce florentine à son règne, à son rôle de souverain.

Rodrigo Borgia fut, lui aussi, un représentant de conceptions auxquelles adhéraient d'autres grands de l'époque et que l'historien du XIXe siècle Ludwig Pastor qualifie d'une manière significative de « falsche unchristliche Renaissance (1) ». Celui qui, avant Borgia, alla le plus loin dans ce sens fut sans aucun doute Sigismond Malatesta (1417-1468), le « tyran » de Rimini, qui, outre guerrier, fut également « érudit en matière d'histoire et de philosophie », pour reprendre les termes des chroniques, et qui fit consacrer un autel dans la cathédrale de sa ville à sa maîtresse, la « divine Isotta » en 1450. Une curieuse particularité est que ce Malatesta fut accusé d'inceste, comme Borgia plus tard; mani- festement, c'était là le dernier et plus radical moyen de faire rendre les armes à un libertin.

Pendant le pontificat de Borgia parut un recueil d'odes dans lesquelles étaient exaltées la Vierge Marie, des saintes, des héroïnes, des artistes et des courti- sanes. Le seul critère exigé dans chaque domaine était

(1) Fausse Renaissance sans Christ [N.du T.]

p. 108: l'excellence. Que le pape Alexandre VI ait fait representer la belle Julie Farnèse dans l'un de ses appartements privés du Vatican comme étant la mère de Dieu ne doit sans doute pas être considéré comme blasphématoire au sens usuel du terme, pas plus que la fête appelée « fête des courtisanes » n'était en réalité une orgie satanique. Julie représentée comme la Mère à l'Enfant, et les prêtresses de l'amour (selon le mythe en effet Vénus elle-même leur enseignait leur métier) qui s'amusaient nues à un jeu où étaient utilisés des marrons et des bougies allumées; tout cela ressemble à certains aspects d'un culte antique de la fécondité. Naturellement, il y avait là de quoi choquer profondément ceux qui voulaient croire que l'ascétisme d'un pape était sans conteste d'une essence supérieure, et considéraient la renonciation au monde comme la condition du salut éternel. Au fond, Borgia était plus porté vers l'Antiquité et de ce fait peut-être aussi plus « oriental » que les autres prélats ses confrères, même les plus attachés à la Renaissance. Cet aspect de sa nature semblait le prédestiner à devenir un grand-prêtre dans l'esprit d'un monde qui avait sombré plus de mille ans auparavant. A sa manière, c'était certainement un homme pieux; il ne lui sera pas venu un instant à l'esprit de commettre un sacrilège ou de rendre culte à une sensualité vulgaire. Sa ligne de conduite était plutôt basée sur le principe suivant: Véritablement souverain est l'homme qui ose être fils et amant de la nature, de la terre, du monde de la matière; quiconque se comporte en esclave ou en tyran rompt l'équilibre.

Ce qui s'était perdu, ou plutôt avait été refoulé, ne pouvait ni ne devait prendre la forme d'une nouvelle

p. 109: Vénus Pandemos, la Vénus du sexe pour les masses, ou d'une nouvelle Junon Capitolina, glorification de la matrone conservatrice, satisfaite de soi. Autrefois avait existé une représentation d'une Femme divine qui réunissait en elle aussi bien les caractéristiques de la Vierge que le rattachement à la terre dans toutes ses nuances, de l'épanouissement à la mort: Isis l'Égyptienne, épouse d'Osiris, mère d'Horus; lune, étoile du matin et étoile du soir, symbole charmant et imposant de l'universel féminin. A l'époque la plus glorieuse de son culte dans la Rome impériale, Isis s'appelait « celle aux mille noms ». Elle était la patronne de la verdure, des fleurs et des récoltes. Elle était la fidèle épouse, la tendre mère, la reine clémente de tout ce qui vit. Surtout dans les périodes houleuses de violence et de dépravation des moeurs, elle inspirait une dévotion comparable à la vénération de Marie au Moyen Age. Son rituel comprenait des prêtres avec tonsure, des services religieux matin et soir du même type que les matines et les vêpres, des chants liturgiques, le baptême, l'aspersion d'eau bénite, les processions, bref toute la pompe et l'apparat mystiques que l'Église, après ses débuts sobres, devait reprendre. Alexandre VI a-t-il eu les mêmes pensées que les membres érudits et indisciplinés des dynasties des Ptolémées et des Séleucides, souverains de l'Égypte et de la Syrie dans la période hellénistique, qui se faisaient représenter et adorer comme l'incarnation d'un dieu, parce que, de cette manière, les émotions aveugles de la masse peuvent être canalisées et dirigées? Strabon a écrit un jour: « On ne peut amener les femmes et le petit peuple

p. 110: à la foi et à la piété par la philosophie; pour cette sorte de gens, une crainte révérencielle est indispensable, avec son cortège de légendes et de contes fantastiques. » Mais qu'est-ce qu'un dieu sans déesse? Qui plus est: l'image vénérée de la Femme détermine celle de l'Homme, qui est alors son serviteur et protecteur. Pour être accepté comme étranger dans un pays, on y prend une femme. Qui veut fonder un royaume quelque part se lie symboliquement à la terre.

Source(s):

Michiel KOOLBERGEN, Bomarzo en de Zondvloeid-mythe

Le concept général du parc, qui fait le lien entre les différentes ses parties, est la représentation du mythe du déluge. Dans cette légende transmise entre autres par des poètes comme Ovide le personnage central est une épouse fidèle, femme du dernier couple humain survivant au déluge, qui obtient des dieux d'épargner le genre humain. Au travers de la repésentation de cette histoire via les scultures installées dans le parc Vicino Orsini a composé une ode unique à son épouse défunte Giulia Farnese.

Ovide décrit cette histoire dans le premier livre des Métamorphoses où il met en scène Deucalion et son épouse Pyrrha qui sont les derniers survivants du déluge envoyé par Zeus (Juppiter) pour punir le genre humain de ses péchés. Zeus décide de donner une dernière chance à ce dernier couple survivant.

OVIDE, Métamorphoses, I, 318-366 [Latin Library]

Hic ubi Deucalion (nam cetera texerat aequor)
cum consorte tori parua rate uectus adhaesit,
Corycidas nymphas et numina montis adorant 320
fatidicamque Themin, quae tunc oracla tenebat:
non illo melior quisquam nec amantior aequi
uir fuit aut illa metuentior ulla deorum.
Iuppiter ut liquidis stagnare paludibus orbem
et superesse uidit de tot modo milibus unam, 325
innocuos ambo, cultores numinis ambo,
nubila disiecit nimbisque aquilone remotis
et caelo terras ostendit et aethera terris.
nec maris ira manet, positoque tricuspide telo 330
mulcet aquas rector pelagi supraque profundum
exstantem atque umeros innato murice tectum
caeruleum Tritona uocat conchaeque sonanti
inspirare iubet fluctusque et flumina signo
iam reuocare dato: caua bucina sumitur illi, 335
tortilis in latum quae turbine crescit ab imo,
bucina, quae medio concepit ubi aera ponto,
litora uoce replet sub utroque iacentia Phoebo;
tum quoque, ut ora dei madida rorantia barba
contigit et cecinit iussos inflata receptus, 340
omnibus audita est telluris et aequoris undis,
et quibus est undis audita, coercuit omnes.
iam mare litus habet, plenos capit alueus amnes,
flumina subsidunt collesque exire uidentur;
surgit humus, crescunt sola decrescentibus undis, 345
postque diem longam nudata cacumina siluae
ostendunt limumque tenent in fronde relictum.
Redditus orbis erat; quem postquam uidit inanem
et desolatas agere alta silentia terras,
Deucalion lacrimis ita Pyrrham adfatur obortis: 350
'o soror, o coniunx, o femina sola superstes,
quam commune mihi genus et patruelis origo,
deinde torus iunxit, nunc ipsa pericula iungunt,
terrarum, quascumque uident occasus et ortus,
nos duo turba sumus; possedit cetera pontus. 355
haec quoque adhuc uitae non est fiducia nostrae
certa satis; terrent etiamnum nubila mentem.
quis tibi, si sine me fatis erepta fuisses,
nunc animus, miseranda, foret? quo sola timorem
ferre modo posses? quo consolante doleres! 360
namque ego (crede mihi), si te quoque pontus haberet,
te sequerer, coniunx, et me quoque pontus haberet.
o utinam possim populos reparare paternis
artibus atque animas formatae infundere terrae!
nunc genus in nobis restat mortale duobus. 365
sic uisum superis: hominumque exempla manemus.'

Traduction française:

318 Lorsqu'en ce lieu, le seul que la mer n'eût
pas recouvert, Deucalion, monté sur une petite barque,
aborda avec la compagne qui partageait sa couche, ils
320 adressèrent leurs prières aux Nymphes Coryciennes, aux
divinités de la montagne et à Thémis Fatidique, qui y
rendait alors des oracles. Jamais homme ne fut plus
vertueux que celui-là, ni plus soucieux de la justice
jamais femme n'eut plus que la sienne la crainte des
dieux. Quand Jupiter voit que l'univers inondé ne forme
325 plus qu'une plaine liquide, que de tant de milliers
d'hommes il n'en reste qu'un seul, de tant de milliers de
femmes une seule, innocents l'un et l'autre, pieux adorateurs
de la divinité l'un et l'autre, Il dissipe les nuages
et, chassant les brouillards au souffle de l'Aquilon, il
33O montre la terre au ciel et le ciel à la terre. Il ne subsiste
plus rien des fureurs de la mer; déposant son trident, le
roi des océans apaise les flots; au-dessus des abîmes se
dressait le corps azuré de Triton, les épaules couvertes
des pourpres qu'il y a vus naître; le dieu l'appelle, lui
ordonne de souffler dans sa conque sonore et de ramener
335 en arrière par un signal les flots de la mer et les fleuves.

Triton prend sa trompe, dont la spirale creuse va en
s'élargissant depuis la volute inférieure, cette trompe qui,
à peine animée de son souffle au milieu de l'océan, fait
retentir les rivages qui s'étendent aux deux bouts de la
carrière de Phébus. Alors aussi, dès qu'elle eut touché la
bouche du dieu, toute ruisselante de l'eau que distille
340 sa barbe, et transmis par ses sons éclatants l'ordre de la
retraite, elle se fit entendre à toutes les eaux de la terre
et de la mer et toutes les eaux, en l'entendant, reculèrent.

Maintenant la mer a des rivages; les fleuves rentrent
dans leur lit, où ils coulent à pleins bords; les eaux
345 baissent; on voit sortir les collines; la terre surgit et
toutes ses parties croissent au fur et à mesure que décroissent
les ondes; après de longs jours, les forêts
montrent leurs cimes dénudées et leur feuillage où reste
encore attaché un dépôt de limon.

L'univers était restauré; en le voyant vide, devant ces
350 déserts où régnait un profond silence, Deucalion fond en
larmes et parle ainsi à Pyrrha : " 0 ma soeur, o mon
épouse, seule survivante de toutes les femmes, toi à
qui m'ont uni la communauté du sang, le lien fraternel
de nos deux pères et, plus tard, le mariage, nous voici
encore unis maintenant par nos dangers; sur toutes les
terres que voit le soleil, du couchant au levant, nous
355 sommes à nous deux toute la population, le reste est devenu
la proie de l'océan. Aujourd'hui même, nous ne
pouvons encore nous flatter que notre vie soit assurée;
des nuages jettent toujours l'effroi dans mon âme. Si
tu avais été arrachée aux destins sans moi, quel serait
aujourd'hui, infortunée, l'état de ton coeur? Comment
360 pourrais-tu, à toi seule, supporter tes alarmes et qui
consolerait ta douleur? Pour moi, crois-le bien, si tu
étais ensevelie dans les flots, je te suivrais, o mon épouse,
et moi aussi je serais enseveli dans les flots. Ah! puissé-je
créer des peuples nouveaux avec l'art de mon père et
introduire des âmes dans de la terre façonnée par mes
365 mains! Aujourd'hui nous sommes à nous deux tout ce
qui subsiste de la race mortelle; ainsi l'ont voulu les
dieux, et il ne reste point d'autres exemplaires de l'humanité
que nous."

[G. LAFAYE, OVIDE, Les Métamorphoses, t. I, Paris, "Les Belles Lettres, 1957]

Critique littéraire:

Danielle De Clercq pour les ITINERA ELECTRONICA: [Cf. aussi supra]

Elle [Hella S. Haasse] s’attache, par touches successives, à cerner l’énigmatique Orsino Orsini, qui, borgne et contrefait, marqué par un destin humiliant et contrarié, aurait conçu ce site peuplé de monstres légendaires pour conjurer ses fantasmes. Bien d’autres personnalités affleurent fascinantes et complexes, dont le cardinal Rodrigo Borgia, le futur pape Alexandre VI, sa jeune maîtresse Giulia Farnese, épouse d’Orsino Orsini, lui-même fils présumé de Rodrigo Borgia, le dominicain de Viterbe, Fra Anni ou Annius, faussaire de génie, confident et conseiller d’Alexandre VI, qu’il aida par ses «découvertes archéologiques» à légitimer son pouvoir, l’implacable Jules II, Vicino Orsini, seigneur de Bomarzo de 1532 à 1570, imprégné de culture humaniste et qui donna au domaine son visage définitif.

On prend surtout conscience en lisant - et c’est là le but de l’auteur - combien la redécouverte de «ce tas de cendres éteintes qu’on appelle le passé» (V. Hugo) est problématique, pour ne pas dire impossible. A l’image des jardins de Bomarzo et de la quête d’un temps révolu, la structure de ce livre impossible à résumer est labyrinthique et entraîne allègrement le lecteur sur des chemins qui ouvrent des perspectives qui bientôt s’ouvrent sur d’autres et le font voyager dans d’incessants allers et retours dans l’espace et le temps.
Un merveilleux exercice d’écriture que cette oeuvre très particulière qui participe de l’essai et du roman et s’avère aussi inclassable qu’attachante.

Deux faiblesses sont toutefois à mentionner. On peut, sans mettre en doute le sérieux de l’auteur, regretter l’absence de tout renseignement sur ses sources: pas de notes infrapaginales, sauf celles très ponctuelles dues à la traductrice, ni de bibliographie. D’autre part on s’étonnera aussi de ce qu’aucune photographie, sauf celle de la couverture, n’illustre un texte si visuel. Le lecteur devra recourir à un document sur Internet à partir de http.//www. altavista. com, bien documenté en images et qui fait remonter la création du parc à Vicino Orsini au XVIe s. [Danielle De Clercq, novembre 2000]

Références sur la Toile:

Descripteurs: Bomarzo; Orsini; Farnese; sculptures; Ovide; Métamorphoses; parc;

Crédit: Danielle De Clercq


Responsable académique : Alain Meurant     Analyse : Jean Schumacher     Design & réalisation inf. : Boris Maroutaeff
Dernière mise à jour : 2 mai 2001