LA
COMÉDIE AUX VE ET IVE SIÈCLES
(6)1.
DÉFINITION DU GENRE
Dès
l'Antiquité, cette définition est difficile à faire, parce que le genre est disparate
et parce que ses origines sont mal connues. Ainsi:
1. Aristote, dans la Poétique,
définit la comédie par rapport à la tragédie: « La
tragédie peint les hommes tels qu'ils devraient être et la comédie, tels qu'ils
sont ».
Cette définition est incorrecte, si on se réfère au théâtre d'Euripide.
2. La comédie
provoque le RIRE, mais elle n'est pas la seule à le faire; rappelons‑nous
les poèmes et drames satyriques, les épigrammes, les pamphlets.
3. Même au théâtre,
la comédie n'est pas la seule à faire rire; il y a aussi la farce,
la comédie de ballet, l'opéra‑bouffe, la
pastorale etc.
Toutefois,
on trouve quelques critères applicables à la comédie antique:
‑ alternance de dialogues et de chœurs,
tous en vers;
‑ le but est de faire
rire ou sourire;
‑ les personnages n'appartiennent plus au mythe ou à l'épopée, mais à
l'univers quotidien.
Enfin,
la comédie grecque a évolué au cours des temps et seul le troisième critère n'a
pas changé. Les Anciens distinguaient, en effet, trois étapes:
‑ La comédie ancienne (2e moitié
du Ve siècle): les sujets sont empruntés à l'actualité (satire
d'hommes publics ou vision comique d'événements importants); au plan de la
forme, la pièce comporte obligatoirement un agôn (débat contradictoire
entre camps opposés) et une parabase (chant du chœur interrompant
l'action et livrant au public les réflexions de l'auteur). Les représentants
les plus connus du genre sont ARISTOPHANE et ses rivaux Eupolis
et Platon le Comique.
‑ La comédie moyenne (1ère moitié
du IVe siècle): comédie de transition, connue à travers quelques
noms: Antiphane, Alexis de Thourioi,
qu'on appelle ainsi faute de pouvoir la définir avec précision.
‑ La comédie
nouvelle (2e moitié du IVe siècle): comédie qui prend ses distances
à l'égard de la politique pour privilégier l'intrigue et la psychologie; elle
n'a plus de forme fixe et ses chœurs deviennent des intermèdes musicaux.
Contemporaine du règne d'Alexandre, elle n'en subit pas l'influence et
s'inscrit encore dans la vie de la cité. MÉNANDRE est le représentant par
excellence de cette évolution.
(6)2. LES
PRÉCURSEURS
L'origine
de la comédie paraît mi‑religieuse, mi politique:
‑ religieuse,
parce que liée aux festivités burlesques des Lénéennes, fête qui célébrait
Dionysos, le dieu du vin;
‑ politique,
parce que, si elle est d'origine dorienne, elle s'implante à Athènes et
s'engage dans la politique.
Le
premier auteur comique connu est le Dorien ÉPICHARME, qui vécut en Sicile au
VIe siècle. Les prédécesseurs immédiats d'Aristophane sont MAGNÈS, CRATION et
CRATÈS.
(6)3. LES DEUX
GRANDS COMIQUES
(6)3.1. ARISTOPHANE (445‑385?)
BIOGRAPHIE
On
ne connaît pas grand-chose de lui sinon qu'il est né à Athènes et qu'il avait à
peine vingt ans lorsqu'il écrivit sa première comédie. Il connut toute la Guerre
du Péloponnèse, à l'égard de laquelle il prit des positions tranchées.
Pacifiste et partisan des petits, il malmena les tribuns, les fiers à bras et
les juges prévaricateurs. Il mourut peut
après la composition et la représentation du Ploutos (388).
OEUVRE
On lui attribue 44 pièces, dont 11
sont parvenues jusqu'à nous.
1. Les Acharniens
(425): un habitant du bourg d'Acharnes décide de faire la paix avec
Sparte. Pour calmer ses concitoyens bellicistes, il emprunte les accessoires tragiques
d'Euripide. Jouissant de la paix, il fait bombance tandis que les autres
meurent de faim. 2. Les Cavaliers (424):
charge contre le démagogue Cléon, devenu l'intendant du vieux Démos. Deux
serviteurs maltraités par Cléon lui trouvent un rival plus fort que lui: il
s'agit d'un marchand de saucisses qui triomphe par sa vulgarité. 3. Les Nuées (423): attaque
contre Socrate, présenté comme un sophiste qui apprend à un fils à se dresser
contre son père. 4. Les Guêpes (422): charge
contre les tribunaux d'Athènes, qui mettent les faibles sous la coupe de
démagogues, tels Cléon. 5. La Paix (421): Trygée, montant chez les dieux, extirpe la Paix du puits
où elle était dissimulée, ce qui provoque la joie générale. 6. Les Oiseaux (414):
comédie d'évasion: deux Athéniens vont vivre chez les oiseaux et fondent avec
ceux‑ci une cité idéale. 7. Lysistrata (411):
Lysistrata et les femmes grecques font la grève de l'amour tant que la paix
n'est pas conclue. 8. Les Thesmophories (411):
les femmes décident de punir l'attitude misogyne d'Euripide; un ami de ce
dernier se déguise en femme pour assister à la réunion des Thesmophories et
subit les conséquences de cette « trahison ». 9. Les Grenouilles (405):
comédie littéraire: Dionysos, manquant de bons poètes, descend aux Enfers
pour en ramener Euripide. Il se heurte à la jalousie d'Eschyle et organise
entre eux une joute, qui fera apparaître la supériorité d'Eschyle. 10. L'Assemblée des femmes
(392): projet féministe imposant la communauté des femmes, avec tout le
burlesque que comporte l'amour imposé aux hommes. 11. Ploutos (388): comédie allégorique: Ploutos recouvrera la vue malgré les doléances de Pauvreté et de tous les profiteurs. |
ANALYSE
Au point de vue du contenu, Aristophane apparaît essentiellement comme un pamphlétaire et un pourfendeur humoristique des hommes en vue (politiciens véreux, juges prévaricateurs, sophistes, dramaturges), des idées à la mode (sociétés idéales), ce qui ne l'empêche pas de prendre clairement position sur certains problèmes essentiels, tels que la guerre et la démocratie. Il a des convictions honorables, qu'il défend en se servant de l'arme imparable du rire. Par ailleurs, il témoigne, dans ses charges, d'une immense culture :
- Les Oiseaux et L'Assemblée des femmes sont ainsi une parodie des sociétés utopiques qui fleurissent en cette fin du IVe siècle, à une époque où la réalité est sombre et invite plutôt à l'évasion ;
- Dans Les Thesmophories et dans Les Grenouilles, Aristophane se moque certes d'Euripide, mais il le connaît par cœur ;
- En revanche, il ne semble pas avoir compris, dans Les Nuées que Socrate se voulait différent des sophistes ; encore que rien ne nous autorise à négliger sa vision pour privilégier celle de Platon.
Au point de vue du comique, on peut dire qu'en général Aristophane privilégie la tonitruance et le gros trait. Notons ainsi :
- Le comique des mots : Aristophane utilise abondamment un vocabulaire crû, voir obscène, dont la richesse et la diversité étonnent ; on découvre sans surprise que les mots évoquant les parties du corps et ses activités les plus triviales y sont nombreux et imagés, ce qui les rend régulièrement difficiles à traduire, tant ils renvoient à des expressions populaires, cf. L'Assemblée des femmes, où six vers (1169-1175) comprennent un mot de septante-sept syllabes !
Λεπαδοτεμαχοσελαχο- γαλεοκρανιολειψανοδριμυποτριμματο- σιλφιοτυριμελιτοκατακεχυμενοκιχλεπικοσσυφαττο- περιστεραλεκτρυονοπτοκεφαλιοκιγκλοπελειολαγωιοσιραιο- βαφητραγαλοπτερυγών |
«patelles –saline –raies- mustelles
– rémoulade de restants de cervelles assaisonnée de silphium
et de fromage – grives arrosées de miel – merles – ramiers –bisets – coqs –
fritures de muges – bergeronnettes – pigeons – lièvres – croquants en forme d'ailes
macérés dans du vin cuit » (trad. Hilaire Van Daele). |
"Femme: Ici, viens Clisthènes: le voici l'homme dont tu parles. Clisthènes: Que faut-il donc que je fasse? Femme: Déshabille-le. Il ne dit rien qui vaille. Le Parent: Et alors, vous allez déshabiller une mère de neuf enfants? Clisthènes: Défais vite ce soutien-gorge, effronté que tu es. Femme: Qu'elle a l'air robuste et vigoureuse! Et, par Zeus, elle n'a pas de tétons comme nous! Le Parent: C'est que je suis stérile et je n'ai jamais été enceinte. Femme: Maintenant. Mais tout à l'heure tu étais mère de neuf enfants! Clisthènes: Tiens-toi debout. Où pousses-tu ton membre en-dessous? Femme: Le voici qui passe la tête, et de belle couleur. Ah! coquin" (trad. Hilaire Van Daele). |
- Le comique de situation : ainsi, l'assemblée des femmes, dans la comédie du même nom, ayant édicté qu'il reviendrait aux femmes de choisir leur époux, on voit un malheureux jeune homme poursuivi par les assiduités d'une vieille mégère... Les décrets qui entraînent ces comportements sont énoncés dans les vers 617-618 et 628-629 :
« Les laides et les camardes se tiendront à côté des superbes ; et qui désirera celle que tu veux devras d'abord secouer la laide » (trad. Hilaire Van Daele). |
« Il ne sera pas permis aux femmes de coucher avec les beaux et les grands avant d'avoir accordé leurs faveurs aux laids et aux petits » (trad.Hilaire Van Daele). |
(6)3.2. MÉNANDRE (342‑294)
BIOGRAPHIE
Né
à Athènes, il donna sa première pièce en 321, soit deux ans après la mort
d'Alexandre. Dans sa jeunesse, il connut Épicure et fréquenta l'école
d'Aristote. Malgré de pressantes invitations des Égyptiens et des Macédoniens,
il demeura à Athènes où il fit jouer ses comédies fraîches et subtiles,
qui n'ont pas été influencées par l'érudition et l'ouverture au monde initiées
par la création de l'éphémère empire d'Alexandre et par les bouleversements que
celui-ci, malgré sa brièveté, a introduits dans la culture hellénique .
OEUVRE
Jusqu'au
début du XXe siècle, on ne connaissait de ses 108 pièces que de maigres
fragments et les imitations dues à Térence. Des papyrus commencèrent alors à
restituer Ménandre. La découverte la plus importante (en 1959) fut celle du Dyscolos,
« L'Atrabilaire », mais on peut également se faire une bonne idée de
trois autres pièces.
1. L'Arbitrage: deux jeunes
époux se sont séparés, parce que la jeune femme a eu un enfant peu après le
mariage. Or le mari avait fait violence à une jeune femme, lors d'une fête,
peu avant. Il découvrira après de nombreuses péripéties qu'il s'agissait de
sa propre épouse. 2. La Femme aux cheveux coupés:
deux jumeaux abandonnés ont été confiés à deux familles différentes. Un jour,
le frère (qui a été élevé en homme libre et riche et qui ne sait rien)
embrasse la sœur (qui est une pauvre concubine et qui sait tout); celle‑ci
est tondue par son amant furieux de cette privauté, mais qui se calmera quand
il découvrira la parenté de la fille. Il finira même par l'épouser. 3. La Samienne: le maître
de maison absent, on opère une substitution d'enfant. Le maître soupçonne
son fils d'avoir fait un enfant à sa propre maîtresse, la Samienne. Or
l'enfant de la Samienne est mort et celui qu'elle élève comme sien est en
réalité l'enfant du fils et de la fiancée que ce dernier s'apprête à
épouser. 4. L'Atrabilaire (316): Cnémon, qui hait ses semblables, ne veut plus rencontrer personne, au grand dam de Sostrate, amoureux de la fille de Cnémon. Heureusement, Cnémon aura besoin de Sostrate pour le tirer du puits où il est tombé et il finira par consentir au mariage. |
ANALYSE
La comédie de Ménandre est plus proche du théâtre d'Euripide, moins l'aspect dramatique et la haute classe des personnages principaux que des « charges » d'Aristophane et de ses utilisations de l'obscénité. Elle ne s'adresse plus de façon privilégiée aux Athéniens, mais à l'ensemble des Grecs et ne s'intéresse ni à la politique ni à l'actualité en général.
Sa langue est fluide, comme celle d'Euripide, et jamais triviale, comme celle d'Aristophane.
Elle présente des types humains et des caractères, empruntés à la vie quotidienne, auxquels Monsieur Tout le Monde peut s'identifier. Les types humains sont les plus nombreux et répétitifs : tels sont le cuisinier, l'esclave de la maison et la courtisane : cf. par exemple cet échange entre l'esclave Parménon et le cuisinier dans La Samienne, vv. 455-465:
« - Non, par les dieux ! cuisinier, je ne sais pas pourquoi tu promènes partout des couteaux : tu es bien capable, avec ton bavardage, de scier toutes choses... -
Misérable
ignorant ! - Moi ? - Tu m'en as bien l'air, par les dieux ! Quand je cherche à savoir le nombre des tables que vous comptez faire, le nombre de femmes invitées, l'heure prévue pour le repas, s'il sera nécessaire de s'adjoindre un aide pour disposer les tables, si vous avez chez vous la vaisselle suffisante, si la cuisine est couverte, s'il ne vous manque rien... - Tu
me scies les oreilles, si tu ne le vois, mon cher, tu me réduis en fricassée,
et de main de maître. - Va te faire pendre ! » (trad. Jean-Marie Jacques). |
Parmi les caractères émerge Cnémon, le bourru, ébauche du Misanthrope, qui ne veut voir personne, mais se trouve un beau jour avoir besoin de l'aide d'autrui pour découvrir les dangers de la solitude (vv. 713-723 et 740-747). À ce titre, il apparaît comme un précurseur - très lointain - de Molière.
"Mon unique erreur était sans doute de croire que, seul entre tous, je pouvais me suffire et n'aurais besoin de personne. Maintenant que j'ai vu avec quelle soudaineté imprévisible la vie peut prendre fin, j'ai trouvé que j'avais tort de penser comme je le faisais alors. On doit toujours avoir, et avoir près de soi, quelqu'un prêt à porter secours. Mais, par Héphaistos, non - tant j'avais la tête à l'envers, en voyant les diverses façons de vivre des gens, leurs calculs intéressés - je n'aurais pas cru qu'il y eût un seul être au monde capable d'agir gratuitement, par sympathie pour son prochain. Tel est l'obstacle où je butais, lorsqu'enfin, il s'est trouvé un homme pour m'en fournir la preuve aujourd'hui, Gorgias..." (trad. Jean-Marie Jacques). | " Parler plus qu'il ne faut, ce n'est pas à mes yeux se conduire en homme; pourtant, il est encore une chose que tu dois savoir, mon garçon. Je n'ai que deux mots à ajouter sur moi-même et mon caractère. Si tous les hommes étaient comme moi, il n'y aurait pas ces tribunaux, ni ces prisons où ils traînent leurs semblables, il n'y aurait pas de guerre: chacun vivrait content du peu qu'il a. Mais, sans doute, cet état de choses vous plaît-il davantage. Eh bien! ne changez rien à vos manières. Vous n'aurez plus dans les jambes le vieillard malcommode et bourru" (trad. Jean-Marie Jacques). |
Surtout, elle met en scène une intrigue construite et des situations compliquées, qui finissent par trouver une fin heureuse.
Enfin, l'élément comique repose sur la distance ironique de Ménandre par rapport aux personnages et sur la caricature discrète de certains types.
Dès lors, il vaut mieux convoquer à propos du théâtre de Ménandre l'humour et l'évasion.