Ode III. 9

À LYDIE

 

Donec gratus eram tibi
nec quisquam potior bracchia candidae
ceruici iuuenis dabat,
Persarum uigui rege beatior.

5 Donec non alia magis
arsisti neque erat Lydia post Chloen,
multi Lydia nominis,
Romana uigui clarior Ilia.

Me nunc Thressa Chloe regit,
10 dulcis docta modos et citharae sciens,
pro qua non metuam mori,
si parcent animae fata superstiti.

Me torret face mutua
Thurini Calais filius Ornyti,
15 pro quo bis patiar mori,
si parcent puero fata superstiti.

Quid si prisca redit Venus
diductosque iugo cogit aeneo,
si flaua excutitur Chloe
20 reiectaeque patet ianua Lydiae ?

Quamquam sidere pulchrior
ille est, tu leuior cortice et inprobo
iracundior Hadria,
tecum uiuere amem, tecum obeam lubens.

 

 

1. Vocabulaire

2. Grammaire et langue

3. Au fil du texte

4. Commentaire intégré

5. Traduction

 

 

1. VOCABULAIRE

 

 

donec : conj. + indicatif : jusqu'à ce que ; aussi longtemps que, tant que.
+ subjonctif : jusqu'à ce que, de sorte que à la fin (nuance consécutive restrictive).

gratus, a, um : adj. agréable, bienvenu; aimable, charmant; cher, précieux; reconnaissant.

potior, ior, ius : comparatif de potis, is, e : adj. qui peut, puissant. Le comparatif signifie : meilleur, préférable ; de plus de prix, estimable, supérieur. Appliqué à un rival amoureux, il adopte le premier sens et signifie le préféré, cfr. Horace, epod. 15, 13 (potiori) et Tibulle I.5, 69 (qui potior nunc est).

brachium, ii (bracch-) : n. le bras; calqué sur le grec brachiôn.

ceruix, icis : f. nuque, cou.

iuuenis, is : m.f. jeune homme, jeune fille; la jeunesse; adj. jeune.

uigere : intr. uigeo, uigui : être en vigueur, avoir de la force; être en honneur, en vogue, fleurir. J'ai choisi ici, avec Budé, de traduire par prospérer, qui combine le sens de bonne santé et d'opulence.

beare : tr. beo, aui, atum : rendre heureux, gratifier de. Part. pft. passif beatus, a, um : heureux; comblé de tous les biens, riche, opulent. J'ai suivi la traduction fortuné de Budé, étant donné que cet adjectif veut aussi dire à la fois heureux et riche.

ardere : intr. ardeo, arsi, arsurus : être en feu, brûler ; être transporté par un sentiment violent.

nomen, inis : n. nom, titre ; renom, célébrité.

Thressa (Thraessa/ Threissa/ Thraeissa), ae : f. femme thrace. Seul exemple de cette forme chez Horace. Thressa est la leçon de la plupart des manuscrits, mais l'apparat critique signale plusieurs autres propositions. Ovide, epist. XIX, 100, parle d'une Thressa puella.

docere : tr. doceo, cui, ctum : enseigner, instruire (+ 2 acc.). Part. pft. passif doctus, a, um : qui a appris, qui sait, instruit, docte, savant.

modus, i : m. mesure, mode; ici, mesure au sens technique et musical.

cithara, ae : f. cithare, art de jouer de la cithare (du grec kithara).

metuere : tr. metuo, ui, utum : craindre, redouter; intr. craindre au sujet de qqch.

mori, ior, mortuus sum : mourir.

parcere : intr. (+ D.) (quelquefois tr.) parco, peperci (rarement parsi), parsum (parcus) : retenir, contenir ; ne pas trop dépenser ; épargner.

anima, ae : f. souffle, air; âme, vie, principe vital; par opposition à animus, i : m. esprit.

fatum, i : n.(fari) oracle, prédiction; le destin, la fatalité.

superstes, itis : adj. (super, sto) qui est présent, témoin ; qui reste, qui subsiste, qui survit.

torrere : tr. torreo, ui, tostum : sécher, dessécher, griller, rôtir ; brûler, consumer. Cfr. Odes I.33, 6 ; III.19, 28 ; IV.1, 12.

fax, facis : f. torche, flambeau ; lumiére, astre, brandon.

mutuus, a, um : adj. (muto) prêté, emprunté ; réciproque, mutuel.

bis : adv. multiplicatif : deux fois.

quid : acc. n. adv. de quis : ici, interrogatif direct, formule oratoire de transition : eh quoi ?

priscus, a, um : adj. (pris inusité) trés ancien, vieux, antique; du temps passé. F. PLESSIS souligne qu'il ne s'agit pas ici de l'équivalent de pristinus, a, um : d'auparavant, d'autrefois, du vieux temps. Il a préféré dire le “vieil amour”, dit-il, et justement cela fait mieux ici (p.205).

diducere : tr. diduco, duxi, ductum (dis, duco) : séparer, partager, écarter, étendre.

iugum, i : n. (iungere) joug.

aeneus (aheneus), a, um : dissyllabique: de cuivre, de bronze, d'airain.

cogere : tr. cogo, coegi, coactum (cum, ago) : pousser ensemble, assembler, réunir; pousser de force, forcer.

flauus, a, um : adj. jaune, blond.

excutere : tr. excutio, cussi, cussum (ex, quatio) : faire sortir ou tomber en secouant ; agiter, arracher, faire tomber.

reiicere : tr. reiicio (reicio), ieci, iectum (re, iacio) : rejeter, jeter en arriére, repousser, écarter.

ianua, ae : f. porte d'entrée.

quamquam : conj. quoique, bien que (avec l'indicatif).

leuis, is, e : adj. léger, peu pesant; léger, de peu d'importance. À ne pas confondre avec leuis (laeuis), is, e avec /e/ long : lisse, uni.

cortex, icis : m. (féminin chez Lucréce et Virgile) enveloppe, ce qui recouvre, écorce, liége.

improbus, a, um (in-probus) : adj. de mauvais aloi, mauvais ; méchant, malhonnête ; démesuré, sans arrêt ; qui ne laisse pas de répit ; effronté, impudent. La traduction de cet adjectif pose ici probléme. Virgile, georg. I , 145-46 l'utilise dans le sens de intraitable, acharné. F. PLESSIS (Œuvres d'Horace. Odes, épodes et chant séculaire, texte latin avec un commentaire critique et explicatif, des introductions et des tables par F. PLESSIS, P. LEJAY et E. GALLETIER, publiés par Frédéric PLESSIS, Hildesheim, 1966, p.205) estime que traduire cet adjectif par demesuré affaiblit l'expression, sans que l'on voie du reste quel élément, dans le mot, représenterait l'idée de mesure. Horace se dit pourtant irasci celerem en epist. I.20, 25. Si l'on songe à l'Ode I.13, ne serait-il pas contradictoire de traiter Horace de démesuré ? Ou ne considére-t-il pas qu'il ne faut être mesuré qu'en amour ? Questions auxquelles il semble difficile de répondre… PLESSIS préfére traduire par sans frein: cette figure évoque l'idée de moralité qui est dans probus, et c'est effectivement la traduction que suit Budé. Je suis cette hypothése tout en n'écartant pas la possibilité d'autres solutions.

iracundior, ior, ius : comparatif de l'adj. iracundus, a, um (irascor) : irascible, irritable, emporté.

obire : intr. (ici) obeo, iui/ii, itum : aller vers, se coucher, mourir, s'en aller, périr.

libens (lubens), tis : part. adj. de libet : qui agit volontiers, de bon gré, de bon cœur, avec plaisir.

 

2. GRAMMAIRE ET LANGUE

 

gratus : se construit avec un complément au datif (tibi).

nec quisquam potior...iuuenis : le iuuenis m'a posé problème dans cette séquence ; en effet, est-il un nom ou un adjectif ? S'il s'agit du nom, il doit avoir une fonction d'apposé par rapport à nec quisquam potior. Si c'est l'adjectif, il s'agit simplement d'un second adjectif (avec potior) se rapportant au pronom indéfini.

nec quisquam : équivalent de et nemo. Pourrait-on parler de litote ?

bracchia...dabat : expression poétique correspondant à circumdabat. Cfr. Ode II.12, 18.

bracchia candidae ceruici...dabat : allitérations en /c/ et /d/, accessoirement en /b/.

Persarum uigui rege beatior : hyperbate : Persarum est séparé de rege, et uigui de beatior.

beatior : Cicéron, Tusc. V. 8, 23, critique l'emploi de ce comparatif, estimant que l'on est soit heureux ou on ne l'est pas, et que le bonheur n'est pas susceptible d'un degré quelconque : je ne comprend pas ce que l'homme heureux, dit-il, requiert pour être plus heureux.

Chloen : accusatif grec de Chloe, es.

multi Lydia nominis : le génitif après un substantif indique fréquemment la qualité de la personne ou de la chose. Pour d'autres exemples de ce génitif de qualité, voir Odes I.36, 13 ; III.7, 4 ; IV.1,15.

Romana uigui clarior Ilia : variation du vers 4, avec disjonction très forte entre Romana et Ilia, encadrant le groupe uigui clarior. On observe en outre un chiasme à la fin des vers 4 et 8 : rege beatior / clarior Ilia.

dulcis docta modos et citharae sciens : reprise des sons /d/ et /c/.

dulcis : équivalent de dulces. Dulcis modos est le complément à l'accusatif de docta.

citharae : complément au génitif de sciens, qui fonctionne comme adjectif (règle "Amans patriam / amans patriae"); cfr. Ode I.15, 24-25 (sciens pugnae).

pro qua : la préposition pro avec l'ablatif signifie ici "en faveur de, pour". Cela m'a semblé plus élaboré qu'un simple cui, qui aurait le même sens. Peut-être Horace veut-il créer une uariatio avec le pro quo du vers 15 ? Ou peut-être faut-il prendre pro dans le sens de "à la place de, au lieu de": cela voudrait dire que le poète accepte de mourir à la place de celle qu'il aime, à la façon d'Alceste pour Admète, mais ceci n'est qu'une hypothèse.

metuam : indicatif futur ou subjonctif présent? F. PLESSIS penche pour la première solution (p. 204), estimant que "l'affirmation par l'indicatif donne plus de force à l'expression du sentiment ; puis, à la lecture, cette interprétation est la plus naturelle". Et c'est effectivement par un futur que l'on traduit généralement ce verbe. PLESSIS rejetait la proposition d'un "subjonctif optatif".

non metuam mori : reprise du son /m/.

Thurini Calais // filius Ornyti : finale en /i/ semblable de Thurini et Ornyti, tandis que les deux mots de part et d'autre de la césure se terminent tous deux par /s/.

pro quo bis patiar mori : uariatio par rapport au vers 11, avec reprise de pro et mori mais changements avec le quo, bis et patiar.

si parcent puero fata superstiti : reprise du vers 12, avec l'unique uariatio de puero au lieu d'animae.

Venus : métonymie pour l'amour. J'ai choisi de traduire par "Vénus" pour garder la figure de style.

prisca redit : rapprochement expressif du passé et du présent, le verbe séparant Vénus de son adjectif.

iugo cogit aeneo : disjonction du nom et de son adjectif, tous deux avec finales semblables.

aeneo : correspond à aheneo, dont : les deux premières voyelles ne sont pas scandées comme une diphtongue, mais comme deux voyelles séparées : brève pour la première, longue pour la seconde.

reiectaeque patet ianua Lydiae : disjonction très expressive de reiectae et Lydiae, insérant au milieu de ce thème du rejet l'image d'une porte qui s'ouvre. Signalons ici que l'apparat critique cite un certain Burmann qui propose de faire de reiectaeque Lydiae un génitif complément de ianua, ce qui semble néanmoins moins expressif et naturel que d'y voir un complément indirect au datif de patet.

ille (e)st : dans l'élision, lorsque le second mot est es ou est, c'est le e- de ces mots qui est supprimé (par "aphérèse").

ille est, tu : jeu d'opposition entre les pronoms placés l'un à côté de l'autre, en asyndète.

inprobo...Hadria : forte disjonction entre le nom et son adjectif.

Hadria (Adr-), ae : f. la mer Adriatique, désignée habituellement par mare Hadrianum ou mare Hadriaticum ; Horace utilise le terme Hadria dans l'Ode I.3, 15 et III.3, 5. Ce mot désigne aussi deux villes, l'une du Picénum, l'autre de Vénétie.

tecum uiuere amem, tecum obeam lubens : vers final très bien construit, le premier tecum correspondant au second, le uiuere s'opposant à obeam et amem trouvant la même idée de volonté dans lubens. Chaque terme trouve ainsi son correspondant, les deux termes du milieu (uiuere/obeam) formant cependant un contraste.

amem /obeam : subjonctifs présent d'affirmation adoucie en principale.

obeam : le sens premier est "s'en aller", devenu "mourir"par euphémisme.

lubens : forme archaïque de libens.

 

 

3. AU FIL DU TEXTE

 

donec gratus eram : le premier vers situe d'emblée le poème dans le passé : ce sont des réminiscences d'un amour ancien mais très fort. Le gratus est en effet très suggestif : Horace ne dit pas "tant que tu m'aimais, tant que tu brûlais pour moi", mais "tant que je te plaisais" : que Lydie le trouve simplement aimable lui suffit, si profond est son amour pour elle. C'est un bonheur basé sur l'exclusivité de l'amour, ce que rend le nec quisquam potior iuuenis ; le jeune homme, son rival, n'est pas cité : il s'agit d'une condition générale — Horace ne nomme pas de rival, il rejette tous les préférés possibles. L'emploi de iuuenis suggère néanmoins que le poète est piqué dans son amour-propre d'être remplacé par un homme plus jeune que lui ; peut-être est-ce là le sens de l'emploi de puer au vers 16, Lydie remuant dans ce cas le couteau dans la plaie en soulignant la jeunesse de son amant.

Persarum rege : les Romains se faisaient de la richesse des rois de Perse une idée fabuleuse, comme la richesse proverbiale des Arabes. Cicéron, Tusc. V.12, 35, rappelle une scène du Gorgias de Platon, où Socrate déclare qu'il ne saurait pas dire si le roi de Perse est fortuné ou non, ce à quoi son interlocuteur s'exclame, surpris : "toi, tu ne sais pas dire si le roi de Perse est fortuné ou pas ?", suggérant le caractère proverbial de la richesse des souverains de ce pays. F. PLESSIS estime que Persarum rege beatior était probablement un dicton venant des Grecs (p.204).

v.1-4 : dans cette première strophe, Horace se rappelle, avec une pointe de mélancolie implicite, son amour passé avec Lydie, amour qu'il met sur le plan du bonheur et de la richesse, le vocabulaire (gratus qui peut signifier aussi ce qui est cher, précieux ; potior qui signifie ce qui est préférable, ce qui a plus de prix ; rege... beatior) faisant effectivement de l'amour de Lydie un véritable trésor.

donec...arsisti neque erat : la seconde strophe commence par la même conjonction que la première, poursuivant ainsi le thème des réminiscences mélancoliques abordé par Horace. Lydie renchérit cependant sur ce que le poète a dit, employant le verbe plus expressif ardere (en rejet) au lieu du simple gratus, tout en insistant elle aussi que c'est l'exclusivité de l'amour du poète qui faisait son bonheur, ce qu'expriment le non alia mais surtout le neque erat Lydia post Chloen. Lydie, contrairement à Horace qui ne nommait qu'un rival très général, n'a pas peur de nommer sa rivale Chloé ; elle parle d'elle-même à la troisième personne, prenant presque plaisir à prononcer son nom, ce que le vers 3 accentue. En se vantant de son grand renom, Lydie ajoute un élément supplémentaire au bonheur qu'Horace décrit dans la strophe précédente.

Romana Ilia : la Vestale Ilia ou Rhéa Silvia est aussi citée dans l'Ode I.2, 17. Le troyen Énée débarqua en Italie après s'être enfui de Troie en flammes ; son fils Ascagne fonda la ville d'Albe-la-Longue. Numitor, un des rois albains descendant d'Ascagne, fut déposé par son frère Amulius, qui fit de la fille de ce dernier, Ilia, une Vestale, pour empêcher la naissance d'enfants qui vengeraient leur mère et grand-père. Ilia fut cependant violée par le dieu Mars et donna naissance aux jumeaux Romulus et Rémus, qui fondèrent la ville de Rome. Ilia est qualifiée ici de "romaine", parce que c'est elle qui est à l'origine du peuple romain, alors qu'elle est en vérité troyenne, étant donné que son père descend d'Ascagne, fils du troyen Énée. Ilia est chez Ennius la fille, et Romulus ainsi le petit-fils, d'Énée, ce qui élimine la dynastie des Rois Albains, mais ne change rien à la nationalité troyenne d'Ilia (Serv.Dan., Aen., I, 273).

v.5-8 : dans cette deuxième strophe, Lydie fait écho aux sentiments d'Horace, tout en les complétant en faisant mention de son grand renom, qui fait d'elle un "trésor" encore plus précieux. Elle renchérit sur ce que le poète dit, utilisant des expressions plus percutantes comme arsisti et le dernier vers, qui devait toucher beaucoup plus la sensibilité des Romains de par la figure d'Ilia, par opposition aux rois de Perse plus distants.

Me nunc : l'adverbe horatien par excellence indique le passage du passé au présent, avec un nouveau genre de discours.

Thressa Chloe : le nom de Chloé se retrouve dans les Odes I.23, III.7 et III.26. Ces Odes ne nous donnent aucun renseignement sur elle, si ce n'est qu'elle fut la maîtresse du poète. Cette Ode la fait venir de Thrace, région au nord-est de la Grèce, qui fut divisée en deux par les Romains, de part et d'autre du mont Hémus : la partie au nord prit le nom de Mésie, tandis que celle à l'ouest de l'Hèbre (fleuve principal de la Thrace) fut incorporée à la province de Macédoine.

regit : poursuit le thème du "trésor", de la richesse et de la royauté de la première strophe.

citharae : une cithare est une sorte de lyre, dont le nombre de cordes variait entre 5 et 11.

dulcis docta modos et citharae sciens : Horace vante les qualités musicales de Chloé. Hors de son contexte musical, le modos pourrait peut-être être mis en rapport avec l'Ode I.13, où le poète loue les mérites d'un amour mesuré et profond. Si la Lydie de cette Ode III.9 est la même qu'en I.13, ce modos ne pourrait-il pas être une "pique" de la part du poète, qui provoque Lydie en insistant sur la douce modération de Chloé ?

animae : il ne s'agit pas de "sa vie", à savoir celle de Chloé, mais "celle qui est ma vie", nuance qui donne à l'amour du poète une grande force et profondeur. F. PLESSIS remarque que s'il s'agissait simplement d'une traduction comme "sa vie", un pronom ou un autre mot serait indispensable pour savoir de la vie de qui il s'agit (p.204). Plaute, Bacch. II, 2, 193, résume la situation en déclarant que "pour un amant, sa maîtresse, c'est son âme" (animast amica amanti).

v.9-12 : cette strophe est une déclaration d'amour peu banale, le poète jurant qu'il mourrait à la place de Chloé si cela pouvait lui éviter la mort. On sent toutefois que cette affirmation est plus une provocation et une bravade vis-à-vis de Lydie : la déclaration d'amour est trop provocante que pour ne pas cacher quelque intention d'enflammer la jalousie de Lydie.

Me torret face mutua : la réplique de Lydie est défiante : le torret face évoque une passion brûlante, tandis que le mutua est une petite pique : "Chloé te gouverne, elle te mène par le bout du nez, tandis que moi, mon amour est réciproque", triomphe Lydie.

Thurini Calais filius Ornyti : en réponse aux qualités musicales de Chloé, Lydie vante, quant à elle, l'origine illustre de son amant Calaïs. Thuries ou Thurium est une importante cité de Lucanie en Grande-Grèce, bâtie en 443 av. J-C sur l'emplacement de l'ancienne ville de Sybaris qui avait été détruite. Sybaris était célèbre pour son luxe et sa richesse, ainsi que sa mollesse. Comme Horace avait précisé que Chloé était thrace, Lydie donne aussi un qualificatif à son amant : filius Ornyti. On ignore qui est cet Ornytus, mais en donnant ainsi son origine, Lydie va bien plus loin qu'Horace qui disait simplement de Chloé qu'elle était Thressa. Lydie se moque ainsi de la maîtresse d'Horace, soulignant avec dédain qu'elle a un amant grec venant d'une ville luxueuse et riche.

pro quo bis... superstiti : Lydie fait à son tour une déclaration d'amour à son amant, renchérissant sur celle d'Horace en incorporant le bis. Le vers 16 est presque parallèle au vers 12, avec le seul changement d'animae en puero. Ce puero pourrait-il répondre à la pique que faisait le poète avec animae, en insistant sur la jeunesse de son amant et remuant ainsi le couteau dans la plaie ? Rappelons-nous qu'Horace était heureux tant qu'aucun rival jeune n'était préféré par Lydie.

v. 13-16 : cette strophe contient une déclaration d'amour sur le modèle de la précédente, avec des amplifications et changements la rendant toutefois encore plus forte que celle d'Horace. Lydie et Horace se relancent, mais il est tout aussi clair ici que la fière déclaration de Lydie a pour motif caché de provoquer la jalousie du poète.

quid si prisca redit Venus : le quid marque un passage à une étape suivante. Horace se demande sur un ton léger, voire indifférent, ce qui se passerait si l'amour d'autrefois renaissait entre lui et Lydie. Le prisca placé à côté du redit (à l'indicatif présent) souligne cette possibilité d'union entre le passé et le présent. Vénus apparaît ici dans sa qualité de déesse de la beauté et surtout de l'amour.

diductosque iugo cogit aeneo : image très forte qui suggère un amour très solide (aeneo), comme il l'était dans les premières strophes.

flau(a) excutitur : le verbe est ici très fort : il s'agit de "secouer Chloé pour la faire tomber, pour l'arracher". F. PLESSIS (p.205) signale deux interprétations de ce verbe : soit arracher Chloé de son esprit, soit de sa maison ; il considère que la seconde interprétation est tout aussi possible que la première, étant donné la référence à une porte ouverte au vers suivant. Il estime cependant que ce verbe combine ici les deux : fermer son cœur et sa porte. La plupart des traductions rendent ce verbe par
"congédier", qui aurait à la fois le sens de "rompre de son cœur"et de "mettre hors de chez soi". Je trouve personnellement la traduction très difficile mais, faute de trouver mieux, j'ai suivi l'avis général. Il me semble néanmoins que "congédier" rend très peu le premier sens d'excutitur, qui pourrait presque être traduit familièrement par "laisser tomber Chloé". L'élision me paraît ici significative de ce rejet de Chloé, celle-ci disparaissant déjà par la métrique.

ianua : évoque Janus, dieu des portes et des passages, représenté avec deux visages (surveillant l'entrée et la sortie) ; il était aussi dieu des commencements et donna son nom au mois de Janvier. On fermait les portes du temple de Janus sur le forum en temps de paix, ce que fit par exemple Auguste en 29, marquant la fin des guerres civiles et la défaite d'Antoine à Actium.

v.17-20 : cette strophe s'interroge sur un ton léger sur la possibilité d'un regain d'affection entre Lydie et le poète. Le quid et les conditionnelles trahissent peut-être la nervosité d'Horace, qui ne sait pas à quoi s'attendre de Lydie. Malgré le ton presque indifférent de la question, il est certain que c'est bien là un sujet qui est très cher à Horace ; le ton léger est une trace de la défiance qui apparaissait dans les strophes précédentes. Horace veut paraître peu soucieux de la question, comme si Lydie le préoccupait finalement très peu. Cela ne cache-t-il pas finalement une pointe d'humour ?

quamquam sidere pulchrior ille (e)st, tu leuior cortice : la réponse de Lydie commence par une proposition concessive, dans laquelle elle compare en badinant Horace et son amant. L'élision signale peut-être, comme Chloé, le progressif effacement du rival du poète, alors même qu'il semble avoir l'avantage sur Horace.

inprobo iracundior Hadria : la colère violente d'Horace est peut-être la cause de la rupture ; dans ce cas, il s'agit ici d'un rappel ironique de la part de Lydie.

tecum uiuere amem, tecum obeam lubens : après avoir fait attendre le poète jusqu'au dernier vers, Lydie répond enfin à tous ses espoirs dans cette phrase débordante d'affection.

v.21-24 : cette strophe est largement composée d'une critique d'Horace, mais on sent comme dans la strophe précédente que le dédain n'est qu'artificiel et lourd d'une profonde tendresse. Lydie feint le détachement comme Horace, le faisant attendre cependant plus longtemps —jusqu'au dernier vers —pour lui donner son amour en retour.

 

4. COMMENTAIRE INTÉGRÉ

 

1. Le chant amébée.

2. Les phrases. 

3. Structure linéaire.

4. Triptyque.

5. Postérité.

6. L'Ode I. 13 et l'Ode III.9.


1. Le chant amébée

Cette Ode III.9 est la seule dans laquelle Horace utilise la forme du dialogue : il s'agit de la forme du "chant amébée", concours rustique originaire de Sicile, où un berger renchérit sur les vers d'un autre pour remporter un prix. La cinquième Idylle de Théocrite —querelle de Lacon et Comatas — en est un exemple.

Le genre fut repris dans la poésie latine par Catulle, carm. 62, qui présente un concours entre, alternativement, un chœur de jeunes hommes et un chœur de jeunes filles, scellé par la victoire du chœur masculin. Virgile employa aussi cette forme compétitive dans sa troisième Bucolique, où il met en scène un concours entre deux bergers, Ménalque et Damète ; un voisin, Palémon, se dira incapable de décerner les prix. La septième Bucolique en est un autre exemple, décrivant un concours poétique entre le pâtre Thyrsis et le chevrier Corydon, qui finit par l'emporter. Enfin, cette Ode est aussi une illustration de cette forme dialoguée compétitive.

Servius définit dans son commentaire aux Bucoliques (ad Buc. II, 38) les règles du chant amébée : il s'agit d'un chant compétitif où les deux adversaires doivent utiliser le même nombre de vers et traiter essentiellement d'un sujet. Chaque concurrent doit conserver le même nombre de vers que son adversaire, en exprimant soit une idée semblable mais renchérie, soit une idée opposée, avec reprise des mêmes structures. Cela crée ainsi des répliques du tac au tac, de plus en plus développées au fil du concours. Le concours se termine par la victoire d'un des deux partis, déterminée par un juge.



2. Les phrases


Cette Ode contient six phrases :

a) première phrase formée d'une proposition temporelle introduite par donec, divisée en deux par nec, et une proposition principale.
b) seconde phrase constituée d'une proposition temporelle introduite par donec, divisée en deux par neque, et une proposition principale.
c) troisième phrase composée d'une courte principale dans laquelle figure le nom Chloe, nom qui se trouve complété par une série d'épithètes et une proposition relative, le tout suivi d'une proposition conditionnelle.
d) quatrième phrase constituée d'une courte principale dont le sujet en rejet au vers suivant se trouve complété par des épithètes et une proposition relative, le tout terminé par une proposition conditionnelle.
e) cinquième phrase débutant par l'interrogatif quid, suivi de deux propositions conditionnelles, toutes deux divisées en deux par un -que.
f) sixième phrase composée d'une proposition concessive introduite par quamquam, divisée en deux par une virgule (asyndète), et d'une proposition principale.

Cette brève analyse prouve bien que nous sommes ici en présence d'un chant amébée, chaque phrase reprenant la structure de la précédente, à quelques différences près.

L'unité métrique correspond à l'unité syntaxique, aucune strophe ne débordant effectivement sur la strophe suivante, ce qui fait de chaque strophe une unité de sens mais n'exclut cependant pas les rejets ou enjambements d'une phrase à l'autre à l'intérieur des strophes. Cela correspond aussi bien à la forme du chant amébée, où chaque strophe est limitée à un concurrent et donc à un sens.

 

3. Structure linéaire


Observons à présent plus en profondeur la structure linéaire du poème pour déceler d'autres indices de ce chant amébée. Cette Ode, de date inconnue, est découpée en six strophes de 4 vers, soit 24 vers en tout, et formée de distiques constitués d'un glyconique et d'un asclépiade mineur.

a) dans la première strophe, Horace fait part à Lydie des réminiscences mélancoliques qu'il a de leur bonheur passé, au temps où elle le préférait à tout autre.
b) dans la seconde strophe, Lydie se souvient du grand renom dont elle jouissait au temps où Horace n'aimait qu'elle.
c) dans la troisième strophe, Horace se vante de la relation qu'il entretient avec Chloé, pour qui il serait prêt à mourir en échange de la vie de celle-ci.
d) dans la quatrième strophe, Lydie crie haut et fort l'amour qu'elle éprouve pour Calaïs, et Calaïs pour elle ; elle déclare être disposée à mourir deux fois pour assurer la vie de celui-ci.
e) dans la cinquième strophe, Horace envisage de quitter Chloé et évoque la possibilité d'un amour renouvelé entre lui et Lydie.
f) dans la sixième et dernière strophe, Lydie compare le poète à Calaïs, pour conclure que, malgré les qualités supérieures de son présent amant, elle n'a jamais cessé d'aimer Horace, à qui elle jure un amour éternel.



Vu la forme du chant amébée, où une strophe répond à une autre, nous étudierons ces six strophes par groupes de deux.



STROPHES 1 ET 2 :

1. Ces deux strophes ont des points communs :

- toutes deux sont composées d'une temporelle introduite par donec et d'une principale.
- toutes deux introduisent le/la rival(e) par une négation : nec quisquam / non alia.
- on y trouve de part et d'autre un comparatif dans le dernier vers : beatior / clarior.
- le dernier vers de chacune contient le verbe uigui et évoque une personnalité royale (le roi des Perses / Ilia, fille de roi).

2. Elles diffèrent aussi entre elles :

- le premier vers de la strophe 1 présente un sens complet, tandis que le sens du premier vers de la seconde strophe n'est complet qu'en incluant le arsisti en rejet au vers suivant. Lydie développe plus longuement l'idée d'Horace.
- ce premier vers de la strophe 1 est moins fort que l'équivalent à la strophe 2, particulièrement avec l'usage d'arsisti. Horace se contentait de plaire à Lydie, tandis qu'elle introduit l'idée d'un amour enflammé.
- le comparatif potior de la strophe 1 trouve son correspondant non en un comparatif, mais en l'adverbe magis.
- Horace ne nomme pas son rival, se contentant de dire iuuenis ; Lydie n'hésite pas à nommer sa rivale Chloé.
- les derniers vers des deux strophes, bien que très proches, présentent une disposition différente : tous deux ont uigui à la même place, mais l'emplacement des comparatifs et des personnalités royales est différent, formant par ailleurs un chiasme.
- dans ces derniers vers, Horace évoque une réalité beaucoup moins proche du public romain que Lydie, qui touche à l'histoire de la fondation de Rome en mentionnant Ilia.
- la strophe 1 est plus visuelle et physique que la seconde, qui est plutôt centrée sur le renom, ce qu'on entend : d'où termes physiques d'une part (bracchia, ceruici) et plaisir d'entendre prononcer son nom d'autre part (Lydiae, Chloe, multi Lydiae nominis).



STROPHES 3 ET 4 :

1. Ces strophes se ressemblent à plusieurs niveaux :

- toutes deux commencent par le pronom personnel de la 1ère personne du sg, mis en évidence (me).
- toutes deux sont composées d'une principale suivie de la précision d'un nom de cette proposition, d'une relative et d'une conditionnelle.
- les noms respectifs du rival et de la rivale y apparaissent : Chloé et Calaïs.
- on y trouve des deux côtés une indication géographique : Thressa / Thurini.
- les deux relatives sont de part et d'autre introduites par pro et un pronom relatif, et se terminent toutes deux sur mori.
- les deux conditionnelles sont identiques à un mot près.
- chacune des deux strophes garde une trace d'un thème présent dans le premier couple de strophes : ainsi, pour Horace, le regit rappelle le thème de richesse et royauté abordé dans la strophe 1, tandis qu'avec torret face, Lydie fait écho au arsisti de la strophe 2.

2. Elles présentent aussi des différences :

- l'adverbe horatien par excellence, nunc, se retrouve uniquement dans la strophe d'Horace.
- si Horace se dit soumis à Chloé (me nunc Thressa Chloe regit), Lydie renchérit en soulignant que son amour est passionné et mutuel (me torret face mutua).
- le nom de Chloé est cité au premier vers de la strophe 3 et suivi d'un vers qui le qualifie, tandis que Calaïs n'apparaît qu'au second vers de la strophe 4, au centre des épithètes qui le décrivent.
- Horace loue les simples mérites musicaux de Chloé, alors que Lydie vante de son côté l'illustre origine de son amant.
- les propositions relatives diffèrent entre elles par le genre du pronom relatif (qua /quo), de même que le non metuam d'Horace pâlit à côté de Lydie qui déclare être prête à mourir deux fois pour son amant.
- les propositions relatives diffèrent dans le choix du complément au datif : animae pour Horace, puero pour Lydie. J'ai évoqué au fil du texte l'hypothèse que ces termes traduisent des "piques" de la part des anciens amants ; animae provoquerait alors la jalousie de Lydie qui voit Chloé la dépasser de loin dans l'affection du poète — alors qu'elle aimait justement se savoir en première place dans son cœur, cfr. vers 2 de la strophe 2. Puero piquerait de même Horace dans son amour-propre, vu qu'il est remplacé par quelqu'un de plus jeune que lui —ce que le iuuenis de la strophe 1 semblait suggérer.



STROPHES 5 ET 6 :

1. Ces strophes ont des points communs :

- Lydie et Horace essaient de part et d'autre de se blesser, lui en feignant l'indifférence en ce qui concerne leur réunion potentielle, elle en mettant en parallèle les défauts du poète et les qualités de son amant.
- de part et d'autre, le/la rival(e) est placé(e) syntaxiquement avant l'ancien amant ou l'ancienne maîtresse : ainsi, ce que Lydie redoutait dans la strophe 2, à savoir passer après Chloé, se réalise effectivement dans la strophe 5 où Chloé précède au vers 19 Lydie en fin du vers 20. De même, l'expression ille est, tu de la strophe 6 place Calaïs avant Horace, opposition renforcée par l'asyndète.
- les élisions de part et d'autre semblent trahir un progressif effacement ou oubli du rival ou de la rivale : flau(a) excutitur / ille (e)st.
- les derniers vers sont des deux côtés très bien construits.
- la strophe 5 évoque Vénus, déesse entre autres de la beauté ; la strophe 6 place au même endroit l'adjectif pulcher, beau.
- elles présentent toutes deux au troisième vers une idée de violence : excutitur / iracundior.

2. Elles diffèrent aussi entre elles :

- la strophe 5 est introduite par quid et est composée de deux conditionnelles ; le mode est interrogatif. La strophe 6 est composée d'une concessive introduite par quamquam et d'une principale.
- la solidité du iugo aeneo de la strophe 5 s'oppose à l'expression leuior cortice de la strophe 6.
- la strophe 5 évoque, par son image de la porte ouverte, un endroit plus clos et intime que la vaste mer Adriatique à laquelle Lydie compare la colère d'Horace dans la strophe 6.
- le dernier vers de la strophe 6 est plus élaboré et expressif que celui de la strophe 5 qui, bien que d'une construction intéressante avec disjonction et groupe sujet-verbe au centre, n'atteint pas le niveau du vers 24, avec ses correspondances symétriques.

D'après ces observations personnelles, on remarque un mouvement d'"enflure" à travers le poème et une tension entre les strophes. Lydie renchérit en effet à chaque fois sur la strophe d'Horace, allant plus loin que lui en utilisant des termes plus forts ou en faisant déborder le sens du vers —tout en reprenant une structure similaire et en développant ou opposant les idées de la strophe précédente. La présence marquée de comparatifs souligne en outre ce mouvement d'enflure.

A. DEBIDOUR (Les Carmina d'Horace. Odes et Epodes, Paris, Hachette, 1936, p.17) estime qu'Horace a transformé le genre du chant amébée en "un véritable petit drame humain et psychologique", ce qui semble tout à fait vrai après lecture des chants amébées chez Virgile. Horace a dépassé le caractère artificiel de ces concours et a quitté le monde des bergers pour créer un poème amoureux et mondain, qui garde certes le ton compétitif du chant amébée, tout en injectant cependant dans son Ode beaucoup de sentiments et de drame. Il omet par exemple la figure du juge, laissant Lydie et Horace décider seuls du sort de leur amour ; le "prix" est en outre bien différent ici de ce qu'il est chez Virgile. De fait, il s'agit non pas de gagner un prix rustique, mais de regagner l'amour de l'autre.

Il me semble ressortir de cette analyse que les strophes présentent entre elles, pour la plupart, un plus grand nombre de différences que de points communs, ces derniers souvent consignés d'ailleurs à des simples reprises de mots ou structures. Bien que ces points communs soient en grande partie dus aux règles du chant amébée, ne serait-il pas possible d'y voir une sorte de reflet de la relation même de Lydie et Horace ? En effet, à travers les nombreuses différences se révèlent des points communs — cela ne pourrait-il pas trahir l'harmonie profonde et l'amour subsistant d'Horace et Lydie, derrière un semblant d'opposition et de querelles ? La jalousie et les "piques" du poète et de Lydie ne cachent-elles pas après tout un amour qui n'a jamais cessé d'exister ? Comme dit Térence, Andr. III, 3, 555, "fâcherie d'amoureux, renouveau d'amour" (amantium irae amoris integratiost).



4. Triptyque

Je ne pense pas que cette Ode présente une structure cyclique comme l'Ode I.13. Pourrait-on cependant y voir un triptyque ? En effet, il me semble que le poème est clairement divisé en trois parties :

a) deux strophes évoquant un bonheur passé ;
b) deux strophes décrivant un bonheur présent ;
c) deux strophes évoquant la conciliation entre passé et présent pour envisager la possibilité d'un bonheur futur.


Cette division a ainsi partie liée avec le temps, chaque groupe étant placé à une époque bien différente. Le donec du premier volet indique que l'on est au passé ; l'adverbe horatien par excellence, nunc, situe le panneau central au présent ; enfin, le prisca redit et les conditionnelles se tournent vers le futur, de même que les subjonctifs du vers 24.

Le premier volet est fermement au passé, amorçant toutefois la situation présente par la mention de iuuenis au vers 3 et Chloé au vers 6 ; en outre, l'insistance sur la profondeur de l'amour passé suggère une situation présente tout autre. Le panneau central décrit la situation présente, tout en abordant l'avenir par le metuam et patiar — mais cette possibilité future dépend d'une condition (si parcent...). Le deuxième volet envisage une réunion du passé et du présent dès le vers 17 (prisca redit) : Horace se demande si le bonheur passé ne pourrait pas exister dans la situation présente, à certaines conditions (si excititur... patet). Lydie donne une réponse positive au vers 24, où elle lie le présent (uiuere) au futur (obeam).

Le panneau central me semble être le pivot des deux volets : en effet, la situation présente est l'obstacle qui empêche le retour au bonheur passé, tandis qu'elle est en même temps ce qui déclenche la jalousie et pousse Lydie et Horace à envisager un avenir à deux. Par la mention d'un potior iuuenis et de Chloé, le premier volet s'achemine vers le centre et vers ce qui bloque effectivement un retour au passé ; le panneau central contient quant à lui des références à une situation future ; enfin, le second volet évoque, jusqu'au dernier vers, une possibilité de réconciliation au moment actuel, avant de glisser avec le obeam vers le futur. C'est, à mon avis, un futur différent de celui du panneau central : le dernier mot est lubens, marquant une volonté de mourir avec Horace — contrairement aux strophes 3 et 4 où le non metuam et patiar évoquaient, tout en les niant, la peur et la souffrance de mourir pour la personne aimée. Le lubens exprime, par contre, une volonté de mourir avec cette personne. Il me semble par conséquent que les strophes 3 et 4 sont un point central qui conditionne l'expression des deux autres volets. Comme dans l'Ode I.13, le temps est un facteur fondamental, lié à l'amour.

 

5. Postérité

Le chant amébée, et particulièrement ce poème, eut du succès dans les siècles qui suivirent. Molière (1622-1673) surtout adapta ce genre : dans Le dépit amoureux, il met en scène une querelle de Marinette et Gros-René, qui se demandent s'ils rompront ou non leur relation ; après s'être lancé des invectives sur plusieurs pages, ils finissent, comme Horace et Lydie, par se réconcilier et avouer qu'ils n'ont jamais cessé de s'aimer :



GROS-RENÉ
Ma foi, nous ferons mieux de quitter la grimace ;
Touche, je te pardonne.

MARINETTE
Et moy, je te fais grâce.

GROS-RENÉ
Mon Dieu ! qu'à tes appas je suis acoquiné !

MARINETTE
Que Marinette est sotte après son Gros-René !

(René BRAY, Molière. Théâtre de 1655 à 1660. L'Estourdy. Dépit Amoureux. Les Précieuses Ridicules. Sganarelle, Paris, Les Belles Lettres, 1935, p.232).



De même, dans Le Bourgeois Gentilhomme, Molière met en scène la brouille de Cléonte et Covielle, qui, après une longue tirade où les propos de l'un contrastent de façon piquante avec ceux de l'autre, finissent par se réconcilier. Le même thème se retrouve dans le Tartuffe (II, 3 et 4) où Dorine intervient pour réconcilier les amants brouillés Valère et Mariane. La longue tirade de Climène et Philinte dans Les Amans magnifiques est quant à elle calquée sur cette Ode III.9 :



PHILINTE
Quand je plaisois à tes yeux,
J'estois content de ma vie,
Et ne voyois Roy ny Dieux
Dont le sort me fît envie.

CLIMÈNE
Lors qu'à toute autre personne
Me preferoit ton ardeur,
J'aurois quitté la Couronne
Pour regner dessus ton cœur.

PHILINTE
Une autre a guery mon ame
Des feux que j'avoys pour toy.

CLIMÈNE
Un autre a vangé ma flâme
Des foiblesses de ta foy.

PHILINTE
Cloris qu'on vante si fort,
M'aime d'une ardeur fidelle,
Si ses yeux vouloient ma mort,
Je mourrois content pour elle.

CLIMÈNE
Mirtil si digne d'envie,
Me cherit plus que le jour,
Et moy je perdrois la vie
Pour luy montrer mon amour.

PHILINTE
Mais si d'une douce ardeur
Quelque renaissante trace
Chassoit Cloris de mon cœur
Pour te remettre en sa place ?

CLIMÈNE
Bien qu'avec pleine tendresse
Mirtil me puisse chérir,
Avec toi, je le confesse,
Je voudrois vivre et mourir.

TOUS DEUX ENSEMBLE
Ah plus que jamais aymons-nous,
Et vivons et mourons en des liens si doux.



(René BRAY, Molière. Théâtre (1669-1670). Monsieur de Pourceaugnac. Les Amans Magnifiques. Le Bourgeois Gentilhomme, Paris, Les Belles Lettres, 1949, p.135-37).



Un siècle plus tard, Alfred de Musset (1810-1857) donna dans ses Poésies Nouvelles une traduction et une imitation poétiques de l'Ode III.9, dont l'intérêt et la qualité m'ont poussée à les reproduire ci-dessous :



A LYDIE (traduction libre)


HORACE
Lorsque je t'avais pour amie,
Quand nul jeune garçon, plus robuste que moi,
N'entourait de ses bras ton épaule arrondie,
Auprès de toi, blanche Lydie,
J'ai vécu plus joyeux et plus heureux qu'un roi.

LYDIE
Quand pour toi j'étais la plus chère,
Quand Chloé pâlissait auprès de Lydia,
Lydia, qu'on vantait dans l'Italie entière,
Vécut plus heureuse et plus fière
Que dans les bras d'un dieu la Romaine Ilia.

HORACE
Chloé me gouverne à présent,
Chloé, savante au luth, habile en l'art du chant ;
Le doux son de sa voix de volupté m'enivre.
Je suis prêt à cesser de vivre
Si, pour la préserver, les dieux voulaient mon sang.

LYDIE
Je me consume maintenant
D'une amoureuse ardeur que rien ne peut éteindre,
Pour le fils d'Ornytus, ce bel adolescent,
Je mourrais deux fois sans me plaindre
Si, pour le préserver, les dieux voulaient mon sang.

HORACE
Eh quoi! si dans notre pensée
L'ancien amour se rallumait?
Si, la blonde Chloé de ma maison chassée,
Ma porte se rouvrait? si Vénus offensée
Au joug d'airain nous ramenait?

LYDIE
Calaïs, ma richesse unique,
Est plus beau qu'un soleil levant,
Et toi plus léger que le vent,
Plus prompt à t'irriter que l'âpre Adriatique ;
Cependant près de toi, si c'était ton plaisir,
Volontiers j'irais vivre, et volontiers mourir.



A LYDIE (imitation)


HORACE
Du temps où tu m'aimais, Lydie,
De ses bras, nul autre que moi
N'entourait ta gorge arrondie ;
J'ai vécu plus heureux qu'un roi.

LYDIE
Du temps où j'étais ta maîtresse,
Tu me préférais à Chloé ;
Je m'endormais à ton côté,
Plus heureuse qu'une déesse.

HORACE
Chloé me gouverne à présent,
Savante au luth, habile au chant ;
La douceur de sa voix m'enivre.
Je suis prêt à cesser de vivre
S'il fallait lui donner mon sang.

LYDIE
Je me consume maintenant
Pour Calaïs, mon jeune amant,
Qui dans mon cœur a pris ta place.
Je mourrais deux fois, cher Horace,
S'il fallait lui donner mon sang.

HORACE
Eh quoi! si dans notre pensée
L'ancien amour se ranimait?
Si ma blonde était délaissée?
Si demain Vénus offensée
A ta porte me ramenait?

LYDIE
Calaïs est jeune et fidèle,
Et toi, poète, ton désir
Est plus léger que l'hirondelle,
Plus inconsistant que le zéphyr;
Pourtant, s'il t'en prenait envie,
Avec toi, j'aimerais la vie;
Avec toi je voudrais mourir.

(Philippe VAN TIEGHEM, Musset. Oeuvres complètes, Paris, 1963, 941p.).



6. L'Ode I.13 et l'Ode III.9

Pour terminer, j'aimerais dire un mot sur les relations entre ces deux Odes. Toutes deux sont dédiées à Lydie, mais est-ce la même femme ? Je ne prétend pas réaliser une analyse détaillée à ce sujet, mais simplement mettre en lumière certains traits qui m'ont intriguée lors de l'analyse de ces deux poèmes.


a) la première strophe en I.13 est très physique, trait que la première strophe en III.9 semble reprendre ; que l'Ode III.9 répète deux termes de l'Ode I.13 me semble significatif (bracchium / ceruix).
b) en I.13, 10, les épaules de Lydie sont qualifiées de candidos ; le cou de Lydie est dit candidae en III.9, 2.
c) les deux Odes mettent en relation l'amour et le temps, l'amour et la mort : I.13, 20 / III.9, 24.
d) Vénus est citée des deux côtés : I.13, 15 / III.9, 17.
e) l'amant de Lydie est qualifié de puer dans les deux poèmes : I.13, 11 / III.9, 16.
e) dans l'Ode I.13, Horace louait un amour modéré ; en III.9, 10, Horace semble aimer Chloé pour ses qualités musicales, parmi lesquelles apparaît le mot modos, mesure.
f) d'une façon plus générale, l'Ode III.9 est une querelle, ce que l'Ode I.13 condamne en amour (diuulsus querimoniis).



Nous ne saurons jamais, bien sûr, s'il s'agit de la même femme des deux côtés, mais j'aimerais personnellement penser que c'est le cas. Ajoutées aux poèmes I.8 et I.25, ces deux Odes refléteraient ainsi les hauts et les bas de l'amour du poète pour Lydie.

 

 

5. TRADUCTION

 

Tant que je te plaisais à toi
et qu'aucun jeune plus aimé de ses bras
n'entourait ton cou blanc,
j'ai prospéré, plus fortuné que le roi des Perses.

Tant que à cause d'une autre pas plus
tu ne brûlais et que Lydie ne passait pas aprés Chloé,
Lydie au grand renom,
j'ai prospéré, plus illustre que la Romaine Ilia.

Moi, maintenant, la Thrace Chloé me gouverne,
instruite des douces harmonies et savante à la cithare,
elle pour qui je ne craindrai pas de mourir,
si les destins épargnent et conservent mon âme.

Moi, me brûle d'un feu partagé
Calaïs de Thurium, fils d'Ornytus,
lui pour qui deux fois je souffrirai de mourir,
si les destins épargnent et conservent l'enfant.

Eh quoi, si l'ancienne Vénus revient
et réunit nos cœurs séparés sous un joug d'airain,
si la blonde Chloé est congédiée
et si à Lydie rejetée la porte s'ouvre ?

Bien qu'il soit plus beau qu'une étoile,
celui-là, et que toi, tu sois plus léger que le liége
et plus irritable que l'Adriatique sans frein,
avec toi j'aimerais vivre, avec toi je mourrais volontiers.