MARCUS (poème en hexamètres). Une grenouille, dressant son corps pâle au-dessus de l’eau blanche, Avait franchi les barrières marécageuses de l’Adriatique profonde. C’était un monstre que le monde n’avait pas prévu, horrible à regarder; N’appartenant pas à une espèce qui nous est familière, ni à celles que nous voyons souvent, Elle sautait sur la terre et plongeait dans les eaux. Son corps était énorme, plein de forces, Et la puissance de son esprit n’était pas méprisable; dédaignant ce qui était vil, En quête de grandeur, elle s’écartait loin de sa condition; Très audacieuse en paroles, elle tenait de grands discours, Et convoquait les peuples et les rois du voisinage Pour s’entretenir avec les hommes de grands projets et les consulter gravement Sur des desseins communs. Son visage, ses épaules, ses pieds étaient d’une grenouille, Tout en elle était grenouille; mais pourvue du titre de reine Des profondeurs de l’Adriatique, elle ne se contenta plus des marais, Ni de sa maison de boue ni de la vase, et les quitta; Elle avait revêtu une immense peau de lion, attachée à ses épaules, Attachée sur sa tête, et elle s’était aussi attaché la crinière et les griffes. Alors elle s’installa parmi les Vénitiens, sur les bords de l’Adige, Près des citadelles d’Altinum et de la ville d’Anténor, Et, parée de sa peau de lion, voulut passer pour tel. Et bien qu’elle n’eût, dans sa nature, rien en commun Avec les hommes, les dieux ou les oiseaux du ciel, Et qu’elle ne pût cacher que passablement ce qu’elle était, Cependant, s’avançant au milieu des hommes, elle prit la parole, Tenant un discours de ce genre, s’exprimant en ces termes : « Alors que je pourrais régner en toute quiétude sur les flots de l’Adriatique Et jouir de mon royaume, votre situation, Italiens, et votre fortune m’ont obligé À tourner ma pensée vers de plus grands desseins. J’ai ouï raconter, en effet, de quelle manière l’Allemagne, Franchissant les Alpes, a longtemps déchaîné les tempêtes de la guerre Dans une colère sauvage, levant les armes contre vous; Et comme de juste, vu mon génie et le caractère universel de ces affaires, Cela m’a affligé et, plein d’indignation, j’ai passé Des nuits douloureuses, oppressé, haletant et gémissant; Quand m’apparut, m’ôtant mes tracas et m’apportant le repos d’un doux sommeil, La Fortune de Rome qui, fuyant les murailles tarpéiennes, Loin du séjour de Quirinus, s’adressa à moi en ces termes, Endeuillée par un chagrin qui faisait peine à voir : « Toi, pour l’heure, tu exerces tranquillement ton empire Sur les fiers Vénitiens; tu règnes sur des eaux calmes, Sans souci du malheur de Rome, sans souci de l’Italie qui s’effondre, Et, dans l’opulence, tu jouis de ton repos; Certes, c’est à bon droit; mais si la perspective d’une gloire nouvelle te touche, Et si tu peux mettre un terme à ton loisir pour obtenir une durable renommée, Voici comment t’y prendre : quand tu auras soumis l’univers, je te placerai À sa tête; grâce à moi les royaumes d’Europe subiront ton joug Et les tyrans d’Asie, les villes des Carthaginois Et les Africains brûlés par le soleil exécuteront tes ordres; Je leur ajoute les reliques des Troyens, les pénates phrygiens, Les dieux romains, la majesté de Rome ensevelie; Quant à la puissante Vesta, aux gardiens de l’empire Et à la flamme qui jamais ne s’éteint, de la Ville, je les transporte ici. Exhorte seulement les hommes, rends courageusement la liberté À l’Italie qui s’effondre et défends-la en portant la guerre. Assez régné sur le Latium, la gloire d’un empire inébranlable Est entre tes mains. » Et ayant dit ces mots, très semblable au vent Et aux brises impalpables, elle s’évanouit dans l’air léger. Le sommeil me quitta, et avec lui la déesse qui vainquit mes soucis; Mais les avertissements des dieux, et les oracles d’un si grand destin, Citoyens de l’Oenotrie, il est dangereux de les dédaigner. Je suis le roi Physignathos et, dans le marais, On m’honore chaque jour comme souverain des grenouilles; Mon père Peleus m’a autrefois donné naissance, Après s’être uni d’amour à Hydroméduse sur les rives de l’Éridan; Je suis roi porte-sceptre et farouche guerrier; Jamais je n’ai fui la cruelle clameur s’élevant des combats Mais je me jette dans la mêlée pour rejoindre la première ligne; Je ne crains pas l’homme, si grand soit-il, Mais sur toute la terre, seuls deux dangers m’effraient. Ranimez votre courage brisé et vos cœurs fatigués Et, pleins d’audace à votre tour, secourez une puissance qui chancelle. Sous mes ordres, portez la guerre contre tous les peuples; Ma grande éloquence et ma langue qui attise les colères Soutiendront tous les hommes de cœur.» Après qu’elle eut parlé, tous se turent, Frappés de stupeur; l’étonnement ressenti, à la hauteur des faits, Fit trembler les populations devant l’inouïe nouveauté. Mais aussitôt les Vénitiens accourent et saluent la grenouille du titre de roi; Et afin qu’elle puisse atteindre la gloire à laquelle elle aspire, Ils lui donnent des ailes et la nomment Marcus; elle accepte l’augure Et, l’ayant accepté, elle s’enorgueillit de son statut. Dès lors, entourée des grenouilles vénitiennes et d’un cortège de nouveaux dignitaires, elle envahit alors des royaumes et des villes, Soumit des généraux, chassa des rois, accumula Des richesses immenses; dans l’univers entier, c’était la même stupeur Devant le Polyphème des marécages. Les tyrans tremblèrent Et firent allégeance; tous les royaumes connurent la crainte De Marcus le Vénitien; l’Allemagne, seule, trouva indigne d’elle De se soumettre au monstre et de tendre son cou au joug. La grenouille osa pourtant envahir les montagnes du Trentin Et la forêt Hercynienne, du côté où elle couvre l’Istrie, Sous la fallacieuse apparence de son allure de lion. Par tous les moyens, licites et illicites, mêlant tout, l’honnêteté et la fourberie, Exaltant les méchants et précipitant dans le Tartare, Autant que possible, tous les hommes de bien dont elle avait la confiance; Elle s’associa aussi les criminels et, dans toutes les circonstances, Fit d’eux ses alliés; alors, ceux que ni la guerre, Ni son courage ne permettaient de soumettre, elle les vainquit, Quand ils hésitaient, en recourant au poison; tout ce qui était sacré, toutes les lois, Elle s’en affranchit et les souilla; la violence et les crimes de la guerre Furent son unique raison; elle mena de la même manière la paix Et la guerre, ne sachant respecter ni parole donnée, ni traités faits sous serment, Toujours armée de fourberie. Comme, de cette manière, elle avait accompli Bien des merveilles sur la terre et dans les flots, Elle s’efforça, grâce à des ailes légères, d’atteindre le ciel Quand, dit-on, quelqu’un avertit le monstre, qu’enivraient Sa réussite et le nom de Marcus : « Ne va pas t’enorgueillir, Grenouille, ni porter ta tête et tes regards plus haut Que ne te le permet ta condition; Dieu a un œil qui voit juste, Tu subiras un châtiment; n’aie pas l’audace de t’attaquer au ciel, Comme l’ont fait les géants, ni à ce qui est au-dessus de tes forces; Tu n’échapperas pas aux dieux, Physignathos, en agissant ainsi. » La grenouille méprisa ces avertissements et ne renonça pas à son entreprise Téméraire, malgré l’interdiction; et elle évita la noire Kère. Mais Jupiter, alors, furieux d’avoir vu, pendant tant d’années, Les crimes des grenouilles et l’accroissement du marais de Venise, Envoie son aigle, de la citadelle d’où il aperçoit tout, Et lui donne, concernant les grenouilles, des ordres sans douceur : Qu’il ôte à ce Marcus de pacotille tout caractère sacré, Qu’il lui enseigne qu’il n’est pas un dieu, qu’il dépouille Ce féroce pillard de son butin, qu’il disperse et chasse les grenouilles Des ondes de l’Adriatique et qu’il les replonge dans les eaux de leurs aïeux. L’oiseau accepta ces ordres, tant leur force était grande. Et, aiguisant son bec et ses serres acérées, l’oiseau porteur des armes de Jupiter Promit de chasser le peuple des grenouilles guerrières. Et pour tirer vengeance de l’ennemi dispersé, après l’avoir observé Du haut des sommets alpins, il s’élance contre les Vénètes, Frémissant d’éliminer les grenouilles; à peine a-t-elle vu cela Que la grenouille éperdue prend la fuite et saute sur la rive abrupte. Jetant au loin son sceptre, son déguisement de Lion farouche Et la conduite du pouvoir, implorant son pardon, Elle se jeta aux genoux de l’Aigle; devant le refus de celui-ci, Elle invoquait un vain repentir, en versant d’abondantes larmes; Et sans plus de recours en elle-même, dépouillée du secours des siens, Elle poussait de profonds gémissements, tremblant de tous ses membres, En proie à un trouble extrême; mais l’issue fut fatale.