[2,0] LIVRE SECOND. [2,1] Abrocome et la belle Anthia ne se virent pas plutôt seuls dans le petit réduit qu'on leur avait donné pour demeure, qu'ils se communiquèrent les indignes propositions des corsaires ; ils réfléchirent inutilement aux moyens de les prévenir ; que pouvaient-ils opposer à la force et à la brutalité, que les plaintes et les larmes, unique consolation des malheureux? On les eût comparés à deux tendres brebis que des loups carnassiers réservent à leur faim cruelle ; étendus par terre, l'un à côté de l'autre, ô mon père, disaient-ils, ô ma mère, ô ma chère patrie, ô mes chers amis, et vous mes parents et mes serviteurs fidèles qui m'étiez attachés ! le voilà donc accompli cet oracle ! voilà donc le commencement des malheurs dont il nous a menacés. Hélas ! reprenait ensuite Abrocome, qu'allons-nous devenir? Dans un pays barbare, réduits à la merci de l'insolence ; quel sera notre sort ? Cupidon, je reçois le châtiment de mon orgueil ! Corimbe, un vil corsaire est amoureux de moi, et le barbare Euxine veut m'enlever mon épouse qui est un autre moi-même. O fatale beauté ! que vous brillez à contre-temps et pour l'un et pour l'autre ! moi qui me suis conservé chaste jusqu'à ce jour, je serais assez lâche pour me livrer aux desirs d'un infâme ! Eh ! que me servira la vie lorsque je serai privé de ma chère Anthia, et que d'homme je serai devenu . . . Ah ! je fais serment, je le jure par vous, ô sainte pudeur, qui me suivîtes dans mon enfance et qui ne m'avez jamais quittée, que les vœux de Corimbe n'auront aucun effet; je mourrai plutôt mille fois, et je paraîtrai du moins un mort chaste aux mânes de qui l'on ne pourra faire aucun reproche. Tandis qu'Abrocome donnait un libre cours à ses soupirs, Anthia ne pouvait contenir ses larmes: quel sort inoui, disait-elle ! faut-il que nous ayons perdu si promptement notre liberté ? Faut-il, ô dieux, que nous soyons obligés sitôt de garder nos serments ? Un autre que mon époux est épris de mes faibles charmes, et le téméraire ose espérer quelque retour de mon cœur ; il ose croire qu'il remplacera mon cher Abrocome, et qu'il me trouvera docile à ses volontés ; il s'imagine donc que la vie m'est plus chère que ma tendresse, et que je souffrirois que le soleil m'éclairât de sa lumière divine après qu'on aurait outragé ma vertu ; ah, mourons, cher Abrocome, reprenait-elle en l'embrassant ! nous nous posséderons, après la mort, dans les Champs-Élisées ; là, les envieux ne troubleront point nos amours ; l'arrêt en est porté, mourons. [2,2] L'époux d'Anthia recevait la plus tendre consolation de lui voir prendre une résolution si hardie. Apsirte cependant, qui attendait Corimbe, se doutait bien qu'il était revenu chargé de richesses; il se transporte aux lieux où l'on gardait Abrocome et Anthia ; quelle est sa surprise en les voyant ; il ne pense qu'au profit considérable qu'il pourra faire sur la vente de ces deux esclaves; il les retient pour lui, et cède à Corimbe et aux autres corsaires, presque tout l'argent et les effets précieux ravis aux Ephésiens : Euxine et Corimbe demeurent mortifiés, mais ils n'osent pas répliquer à leur maître, qui leur commande de repartir pour la course. Apsirte en méme temps s'en retourne à Tyr, où il faisait un très gros commerce. Outre nos deux époux, il emmène avec lui deux autres esclaves, l'un qui se nommait Leucon, élevé avec le fils de Licomède, et l'autre qui s'appelait Rode, compagne fidèle d'Anthia. Nos jeunes Ephésiens avaient excité par-tout l'admiration des peuples ; mais on les prit ici véritablement pour des dieux. La beauté n'avait jamais paru dans un si grand éclat aux yeux de ces barbares. Chaque Tyrien qui les voyait passer, estimait Apsirte fort heureux de posséder de tels esclaves ; leur maître, les ayant menés chez lui, en confie la garde au plus fidèle de ses affranchis, et lui recommande d'en prendre soin. [2,3] Certain trafic appelait Apsirte en Syrie ; il pria sa fille aussi d'y avoir l'œil pendant son absence, et partit peu de jours après. Cette fille s'appelait Manto ; elle n'avait point encore goûté les plaisirs de l'hymen, quoique jeune et belle, mais bien inférieure aux charmes d'Abrocome. La douce habitude de vivre avec lui, fut un moyen bien simple dont l'Amour se servit pour l'enflammer vivement ; elle ne peut plus résister au feu qui la dévore ; elle ne sait que résoudre, et la fierté plutôt que la pudeur, l'empêcha de déclarer. son amour au jeune Ephésien, qui d'ailleurs paraissait épris sincèrement de la belle Anthia son épouse. Comment vaincre ces obstacles ? Ouvrir son cœur à quelqu'un des siens, cela ne se pouvait pas; il y avait lieu de craindre qu'on ne la trahît auprès de son père. Tant de difficultés, en reculant ses plaisirs, avançaient les progrès de sa passion. Enfin Rode, compagne d'Anthia, se présente à ses yeux ; elle se flatte que cette jeune fille pourra seconder ses projets amoureux. Elle l'arrête, et l'ayant conduite en présence des dieux pénates de la maison : jure-moi, lui dit Manto, que tu feras aveuglément ce que je vais exiger de ta soumission. Rode, toute tremblante, lui promit tout ce qu'elle voulut. Alors la fille d'Apsirte l'instruit de sa passion pour Abrocome ; elle prie Rode de l'apprendre à ce jeune Éphésien, et d'employer son adresse pour qu'Abrocome ne sait pas rebelle à ses desirs. A ces supplications et à mille promesses, Manto joint les menaces les plus terribles : sache, ajoute-t-elle, que tu es mon esclave, et souviens-toi, si tu ne réussis pas, que je l'imputerai à ta seule négligence, et que les plus affreux tourments te sont préparés. Peut-être ignores-tu ce que c'est que la colère d'une Barbare, et d'une Barbare qui se sent outragée ; tu l'éprouveras : après ces paroles elle renvoie la jeune Rode toute troublée de ce qu'elle venait d'entendre. En effet, une pareille confidence s'accordait mal avec son attachement pour la belle Anthia ; mais les menaces de Manto n'étaient point à mépriser; Rode craignait la mort et les supplices. Dans cette incertitude, elle crut devoir prendre conseil de Leucon, à qui elle rapporta fidèlement les discours de Manto ; ce Leucon était ami de Rode depuis plusieurs années ; ils s'étaient connus à Ephèse ; l'ayant pris en particulier : nous sommes perdus sans ressource, lui dit-elle ; on veut rompre l'union de nos chers maîtres, de nos chers compagnons; on va nous les ravir. La fille d'Apsirte est éprise de la beauté d'Abrocome ; si nous ne faisons en sorte qu'il réponde à son amour, Manto nous menace de son courroux ; quel parti prendre, cher Leucon ? Vois, imagine quelque moyen pour nous tirer d'embarras ; il est dangereux de s'opposer aux desirs d'une Barbare ; il est impossible de détacher Abrocome de la belle Anthia ; nous ne parviendrons jamais à concilier des choses si contraires. Leucon n'eut pas sitôt entendu ce récit, qu'il en augura des suites funestes ; ses yeux se remplirent de larmes ; mais revenu à lui après quelques réflexions, il dit à Rode qu'il se chargeait de tout, et se rendit auprès d'Abrocome. [2,4] Ce tendre époux se croyait échappé à de l'orage ; depuis le départ de Corimbe et d'Euxime, il vivait exempt d'inquiétudes ; à peine se souyenait-il de ses fers; aimer la belle Anthia, en être aimé, lui parler, l'entendre, et répondre à ses caresses, voilà quelle était son occupation. Leucon vient, par ce discours, interrompre cette douce tranquillité. Que vas-tu résoudre, Abrocome ? La fille d'Apsirte te trouve charmant ; elle soupire pour toi. Quel expédient imaginer pour rejeter les feux d'une Barbare amoureuse? Saisis cette occasion pour nous sauver tous, et quelle que sait la résolution que tu prennes, ne permets pas que nous succombions sous la colère de nos maîtres ! Abrocome, indigné de ce conseil, jeta sur Leucon le regard le plus terrible : ô scélerat ! dit-il, plus barbare mille fois que ces Phéniciens, oses-tu bien me tenir ce langage ? oses-tu parler d'une autre femme au tendre Abrocome en présence de sa chère Anthia ? tout esclave que je suis, je sais observer mes engagemens ; on est maître de mon corps, mais mon âme est libre. Que Manto me menace de tout ce que la fureur d'une femme est capable d'inventer ! qu'elle offre, si elle veut, à mes yeux, et le fer et le feu, et tous les supplices que peut endurer le corps d'un esclave, elle ne me réduira jamais à manquer de fidélité à la belle Anthia. Pendant qu'il parlait ainsi, cette malheureuse épouse succombait sous le poids de cette nouvelle disgrâce, sans pouvoir prononcer un seul mot; enfin, rappelant ses esprits ; mon cher époux, dit-elle, je possède ton cœur, et très sûre de ta délicatesse et de ta fidélité, l'une et l'autre sont pour mon amour d'un prix inestimable; mais, au nom de ce même amour, au nom de tout celui que tu me portes, crains de te trahir toi-même et d'exposer tes jours à la fureur d'une femme violente, réponds plutôt à ses desirs; je vais, par ma mort, lever le seul obstacle qui t'arrête, et je meurs contente si je puis espérer seulement, ô cher Abrocome, que tu prendras soin de ma sepulture. Ne cesse pas de m'aimer, même après que j'aurai cessé de vivre, souviens-toi toujours d'Anthia, de cette infortunée qui te fut si chère, et qui t'aimait si tendrement. Ces réflexions étaient pour Abrocome plus cruelles encore que tout ce qu'il avait souffert; il était hors de lui-même, ne sachant ce que le sort pouvait lui reserver de pire, après une aventure aussi funeste. [2,5] Cependant la fille d'Apsirte, impatiente du retardement de Rode, n'écoute plus que la fougue de ses sentiments, et trace ces mots par écrit : "Manto au bel Abrocome ; Salut. Ta maîtresse a de l'amitié pour toi, et ne peut plus vivre sans te l'apprendre ; la démarche qu'elle fait en est une assez grande preuve : mais plains une fille tendre que l'amour y contraint. Voudrais-tu m'abandonner ? Songe que tu ferais un outrage sensible à qui s'intéresse pour toi ; songe que si tu te soumets à ce que mon cœur souhaite, j'obtiendrai de mon père qu'il nous unisse par l'hymenée. Quant à ta femme, nous nous en débarasserons aisément ; tu deviendras riche et magnifique, tu seras heureux : mais au contraire, si tu m'offenses par tes refus, il n'est point de peine à laquelle tu ne doives t'attendre ; et ma vengeance ne se bornera pas à punir ton audace, elle pourrait être fatale aussi à ceux qui te conseillent de résister à mon amour". Ce billet achevé, Manto le cachète, et le donne à l'une de ses femmes, Phénicienne de nation, pour le rendre ; Abrocome le lut avec un trouble extrême ; mais surtout ce qui concernait Anthia lui perça le cœur : révolté de la proposition de Manto, il lui répond sur-le-champ par cet autre billet. « Maîtresse de ma liberté, dispose de mon corps comme du corps d'un esclave; si tu veux ma mort, je suis prêt à la souffrir ; si tu veux m'éprouver par les supplices, tu le peux : mais espérer que j'aille partager ton lit, c'est une erreur ; en cela tes ordres excèdent ton pouvoir, et je n'y souscrirai jamais ». Manto n'eut pas sitôt parcouru la réponse d'Abrocome, que son cœur fut ouvert à mille passions, toutes plus violentes les unes que les autres ; l'affliction, la haine, la jalousie, la terreur s'en emparèrent, et son unique embarras fut de savoir comment elle se vengerait de la fierté d'Abrocome. Le retour de son père lui en fournit un moyen. Apsirte ramena de Syrie un riche marchand de ses amis, qu'il devait donner pour époux à Manto ; ce marchand s'appelait Méris. Dès qu'elle les sut arrivés, Manto eut recours à l'imposture pour perdre nos jeunes Ephésiens; elle s'arracha les cheveux, dechira sa robe de toutes parts, et, se jetant aux genoux d'Apsirte : ô mon père, lui dit-elle toute en pleurs, prends pitié de ta fille, elle est outragée par un vil esclave ! Le téméraire Abrocome a voulu me séduire, en me persuadant qu'il m'aimait avec passion ; un aussi grand attentat restera-t-il impuni? Que son châtiment soit égal à l'insolence de son procédé! Voudrais-tu m'allier avec une race d'esclaves? je préviendrais plutôt par mille morts une destinée aussi humiliante. [2,6] Apsirte ne se donna pas la peine de l'examen ; sur la simple accusation de sa fille, il condamna le malheureux Abrocome, et se l'étant fait amener en sa présence : O le plus coupable, lui dit-il, et le plus effronté de tous les mortels ! A quoi pensois-tu de déshonorer ainsi tes maîtres ? Quoi, simple esclave, tu voulais faire violence à une Vierge ? Le repentir va suivre de près ton impudence ; on te châtiera de façon à faire trembler les autres esclaves, et ton ignominie va leur servir d'exemple. Et, sans permettre qu'Abrocome répliquât un seul mot, il commanda qu'on mît ses habits en pièces, et que, traîné devant les flammes, on le battît avec des verges brûlantes. La compassion n'eut jamais d'objet plus digne d'elle ; ce corps si peu fait pour l'esclavage, perd la délicatesse de sa taille et de sa blancheur-, le sang lui découle partout; sa beauté ne fait plus d'jmpression aux yeux de ses impitoyables bourreaux ; on le charge de chaînes qui sortent du feu. Quels tourments, ô ciel ! Apsirte les avait fait redoubler, pour montrer à son gendre qu'il allait épouser une fille chaste. En cet instant la tendre Anthia embrasse les pieds de son maître; sa beauté, son état auraient touché des barbares autres que des Phéniciens et des corsaires ; elle veut demander grace pour son époux, mais Apsirte lui répond que c'est précisément à cause d'elle qu'Abrocome mérite une plus grande punition, puisqu'outre l'outrage fait à son maître, il devenait infidèle à sa légitime épouse, en portant ses vœux ailleurs ; et tout de suite il le fait lier comme un scélérat, pour être traîné dans un cachot, où l'on alla le renfermer. [2,7] Dans quelle consternation se trouve cet époux infortuné, lorsqu'il ne voit plus sa chère Anthia! il rêve sans cesse aux moyens de se donner la mort ; mais des gardes surveillants qui sont en grand nombre autour de lui, l'observent nuit et jour, et rendent tous ces moyens inutiles. Cependant Apsirte fit célébrer les noces de sa fille, et la solemnité de cette fête dura plusieurs jours. Anthia ressentait un chagrin mortel ; son imagination travaillait jour et nuit pour tromper la vigilance des gardes d'Abrocome; est-il rien d'impossible à l'amour! Cette tendre moitié, ou par prières, ou par subtilité, s'était glissée deux ou trois fois dans la prison; ils profitaient alors des moindres instants pour se consoler de leur mutuelle disgrâce. Mais quand tout fut prêt pour le départ de Manto, il n'y eut plus de remède à leurs maux : elle devait s'en aller en Syrie plusieurs jours avant son époux. Apsirte lui fit un équipage considérable ; il lui donna pour dot beaucoup d'or et d'argent, grand nombre d'habits à la babylonienne, et entre autres esclaves, Rode, Leucon, et la belle Anthia. Quel coup de foudre pour cette Ephésienne, lorsqu'elle apprit son sort! elle épie avec impatience le moment de se rendre auprès d'Abrocome pour lui dire adieu ; elle y vole enfin, et pense l'étouffer par ses embrassements. O souverain de mon âme, lui dit-elle, on m'entraîne en Syrie avec les autres esclaves qu'Apsirte a donnés à Manto; me voilà entre les mains de ma rivale, tandis que tu demeures enseveli dans les ténèbres d'une prison où tu mourras sans avoir une main chérie qui te rende les derniers devoirs, qui prenne soin de ta sépulture ! mais j'atteste le génie qui nous accompagne, je te jure que je te rejoindrai, soit que je vive ou que la noire Atropos coupe le fil de mes jours. Chaque parole qu'Anthia prononçait était suivie d'une caresse passionnée. Elle prodiguait mille baisers à son cher Abrocome, le tenant serré dans ses bras ; puis elle s'inclinait devant ses chaînes, se jetait par terre pour saluer les fers de ses pieds, et faisait toutes sortes d'actes de tendresse. [2,8] Enfin, Anthia s'étant arrachée de cette prison qui renfermait la plus précieuse partie d'elle-même, Abrocome se trouva seul abandonné à toute l'horreur de sa situation ; il soupirait, il gémissait, s'écriant avec douleur, ô mon père, ô Xhemisto, ma mère ! Qu'est devenue cette félicité, cette perspective riante que les premiers jours de notre mariage semblaient nous annoncer à Éphèse ? En quel état se trouvent-ils, ce bel Abrocome, cette belle Anthia, ces heureux époux, si brillants, et que chacun regardent avec des yeux de satisfaction ? Celle-ci s'en va loin de son pays vivre misérablement dans la servitude, et moi privé de ma plus chère consolation, je mourrai peut-être tout seul dans cette prison. A peine a-t-il fini ces plaintes, que le sommeil ferme ses yeux : les songes voltigent sur sa tête ; ils lui montrent son père Licoméde, vêtu de noir, errant par mer et par terre, qui vient dans sa prison briser ses fers et le tirer de servitude; ensuite, devenu cheval lui-même, il parcourt différents pays à la poursuite d'une jument de son espèce qu'il trouve à la fin; pour lors il prend sa première forme, et redevient homme. Frappé de ce songe, Abrocome ouvre les yeux ; il le prend pour un secret avertissement du ciel de ne perdre pas toute espérance. [2,9] Cependant sa prison ne finissait point, et sa chère Anthia se laissait conduire en Syrie avec Leucon et Rode. Manto, depuis que ces derniers l'avaient si mal servie, était indisposée contre eux, et surtout elle conservait une haine mortelle pour Anthia. Aussitôt qu'ils furent tous arrivés à la ville d'Antioche (c'était la patrie de Méris) la fille d'Apsirte fit embarquer Leucon et Rode pour être vendus dans quelque pays éloigné de cette province. Pour ce qui est d'Anthia, Manto devait la marier avec un esclave de Méris à la campagne; elle crut que c'était la seule manière de se bien venger d'Abrocome ; cet esclave à qui elle destinait Anthia s'appelait Lampedon ; son emploi était de garder des chèvres sur le bord de la mer ; Manto le fit venir et lui remit Anthia pour en faire sa femme; elle lui ordonna même de la traîner de force en cas qu'elle fît de la resistance. Le chevrier la conduit donc chez lui, et prépare tout pour la noce. Anthia se voyant à la veille de prendre unautre époux qu'Abrocome, se prosterne devant le chevrier, l'invoque comme son génie tutélaire, et tâche d'émouvoir sa compassion ; elle lui dévoile sa naissance, lui dit qu'elle est d'une famille illustre, ainsi que son mari, et de quelle façon ils étaient tombés au pouvoir des corsaires. Lampédon, attendri par ses pleurs, la recevait sous sa garde ; il lui jure de ne pas user des draits qu'il a sur elle, et s'efforce même de l'encourager. Laissons pour quelque temps Anthia chez le chevrier se plaindre de la rigueur du sort et de la perte d'Abrocome. [2,10] Apsirte que le hasard conduisit dans l'endroit où couchait Abrocome, avant l'accusation de Manto, aperçut le billet que sa fille avait écrit à ce jeune Ephésien ; il en reconnut le caractère, et, très-convaincu que le malheureux Abrocome était innocent, il ordonna qu'on brisât ses liens, et se le fit amener. Abrocome, voyant son maître radouci, se jete à ses pieds; Apsirte le relève et lui dit, avec bonté : c'est à tort que je te condamnai, ajoutant foi trop légèrement aux discours de ma fille ; pour réparer mon injustice, d'esclave que tu étais, je te rends libre, et te confie la surintendance de toute ma maison ; je te choisirai même, si tu le souhaites, une femme parmi les plus belles filles de nos citoyens ; oublie le passé, je t'en prie, ce n'est pas volontairement que je t'ai traité si mal. Que mille graces te soient rendus, ô mon cher maître, lui répond Abrocome, de ce que tu as bien voulu reconnaître la vérité, et récompenser mon innocence. Tous les affranchis et les esclaves d'Apsirte surent bon gré à leur maître de cet acte de justice. Chacun s'empressa d'en venir marquer sa joie à Abrocome, mais Abrocome paraissait peu sensible à ces légères faveurs du destin ; Anthia seule pouvait lui tenir lieu de tout, et sans elle rien n'était capable de le toucher ; il se disait souvent à lui-même, à quoi me sert la liberté ? que m'importe les richesses et l'administration de tous les biens d'Apsirte ? ce n'est pas là mon état ; ah, que ne puis-je la retrouver ou vivante ou morte. Ces pensées ne sortaient point de l'esprit d'Abrocome ; Anthia l'occupait même au milieu des plus grands embarras que lui causaient les affaires d'Apsirte ; il ne songeait qu'à l'endroit et au moment où la fortune lui rendrait ce précieux trésor. Rode et Leucon avaient été emmenés et vendus à Xante, ville de Lycie, située à quelques lieues de la mer, auprès du fleuve du même nom. Le maître qui les acheta les traitait avec douceur; sa vieillesse le mettant hors d'état d'avoir des enfants, ces deux esclaves lui en tenaient lieu ; il les regardait d'un œil de père et les faisait vivre dans la plus grande abondance ; malgré cela le regret de ne plus voir Abrocome et Anthia les jetait dans une langueur continuelle. [2,11] Anthia était toujours restée avec le chevrier. L'époux de Manto, Méris, venait fréquemment à sa campagne. A peine eut-il apperçu la belle Anthia, que son cœur fut embrasé des desirs les plus vifs. Cependant il se contraignit, et tint ses feux cachés ; mais à la fin il ne put s'empêcher d'en faire confidence au chevrier, en le flattant des plus belles promesses, s'il ne le trahissait point. Lampédon convint avec Méris de tout ce qu'il voulut ; mais il redoutait trop la furie de Manto pour lui tenir parole : en effet, à la première occasion il se hâta d'apprendre à la fille d'Apsirte que son époux était infidèle. Manto s'abandonne à toute sa colère : Est-il de femme plus infortunée que moi, dit-elle ? Une misérable fut cause, en Phénicie, que le plus aimable mortel ne répondit point a mon amour, et, non contente de ce triomphe, elle vient m'enlever ici le cœur de mon époux ! mais je la punirai d'avoir paru belle aux yeux de Méris-; elle paiera cher toutes les larmes que ses outrages m'ont fait verser. Manto n'effectua pas néanmoins ses menaces sitôt, elle attendit que son époux se fût mis en route pour un long voyage : alors elle envoie chercher le chevrier, et lui commande de conduire Anthia dans le plus épais de la forêt, pour être égorgée. Manto lui promet en même temps une récompense proportionnée à sa jalousie. Le chevrier recevait avec chagrin cette cruelle commission ; mais la crainte d'irriter Manto par sa désobéissance paraît la plus forte: il s'en retourne aux champs, et raconte à la belle Anthia ce qu'on avait résolu contre ses jours. Hélas, s'écrie-t-elle avec les exclamations les plus touchantes, que nos étoiles se ressemblent bien ! Abrocome est à Tyr ou mort, ou mourant, et je vais mourir ici. Mais je te prie, poursuivit-elle, ô chevrier, de te comporter avec la même générosité que tu m'as témoignée jusqu'à présent. Lorsque tu m'auras ôté la vie, porte-moi dans un terrain tout auprès, pose ensuite tes deux mains sur mes yeux, et, dans le moment que tu m'enseveliras, appelle à haute voix, et pendant longtemps : Abrocome! Abrocome ! Que cette sépulture me serait agréable, si Abrocome la partageait avec moi ! Elle dit, et le chevrier saisi de compassion, n'eut pas le courage d'exécuter les ordres de Manto; il craignit de commettre l'action d'un scélérat en immolant une femme si jeune, si belle, et qui n'avait fait de mal à personne ; l'ayant donc rassurée, il lui tint ce discours : Anthia, tu sais que Manto, notre maîtresse, m'a très rigoureusement ordonné de t'ôter la vie. Par respect pour les dieux, et par pitié pour ta jeunesse et pour ta beauté, je ne le fais point : au contraire, je veux te vendre dans quelque port éloigné ; Manto me ferait châtier trop vivement, si elle apprenait que tu n'es pas morte ; au lieu que ne te sachant plus ici, elle croira que j'ai suivi ses ordres. L'épouse d'Abrocome, pénétrée de reconnaissance, embrassa, toute en pleurs, les pieds du chevrier ; levant ensuite les yeux, elle adressa cette prière au ciel : O dieux, dit-elle, et vous, Diane d'Éphèse, puissiez-vous tenir compte à ce chevrier d'une aussi bonne action ! En même temps Anthia confirma son bienfaiteur dans le dessein de la vendre au plutôt ; ils se rendirent ensemble au port le plus voisin. Des marchands de Cilicie offrirent d'Anthia un prix considérable au chevrier ; celui-ci le reçut, et s'en retourna aux champs. Les nouveaux maîtres d'Anthia l'ayant fait passer sur leur vaisseau, voguèrent vers la Cilicie à l'entrée de la nuit ; mais une tempête ayant brisé le navire, ils se sauvèrent avec Anthia sur des débris, et les vagues les portèrent à la première plage. Il y avait en cet endrait un bois extrêmement touffu. Hipotoùs, chef de brigands, aussi célèbre par terre que les plus fameux Pirates sur mer, s'y était réfugié avec sa compagnie ; les Ciliciens qui cherchaient quelque route frayée, s'étant égarés à la fin, furent rencontrés par ces brigands qui les prirent avec la belle Anthia. [2,12] Cependant la cruelle Manto, pour se justifier dans l'esprit de son père, lui envoya cette lettre par un esclave. "Vous m'avez mariee dans une terre étrangère. Parmi les esclaves que vous m'avez donnés, Anthia s'est mal comportée ; ses actions ont été cause que je l'ai fait passer à la campagne ; mais le beau Méris mon époux, époux, que ses affaires appelaient souvent en cet endroit, en est devenu amoureux ; son infidélité m'a causé tant de chagrin, que j'ai donné ordre au chevrier, à qui j'avais abandonné Anthia, de la vendre dans quelque ville de Syrie.» Abrocome, à qui son maître Apsirte fit part de cette lettre, ne put se contenir d'impatience et de douleur ; le premier projet que l'amour lui fit naître, fut de s'enfuir pour s'aller informer du pays où l'on avait vendu sa chère Anthia. Il se rendit donc à Antioche, où il se fit instruire secrètement par les gens de Manto de la demeure du chevrier ; il y court aussitôt, et le prie avec instance de lui donner des nouvelles de la jeune fille de Tyr. "Vous voulez dire, lui répond le chevrier, de la belle Anthia ; et tout de suite il apprit au jeune Ephésien son mariage, la conduite religieuse qu'il avait tenue avec elle, l'amour passionné de Méris, et la résolution qu'il avait prise plutôt que d'immoler cette jeune épouse, de la vendre à des marchands de Cilicie. Le chevrier ajoute qu'un certain Abrocome occupait nuit et jour le souvenir d'Anthia ; qu'elle ne se lassait point de prononcer son nom. Le jeune Ephésien n'avoua pas au chevrier qu'il était ce même Abrocome ; mais, l'ayant remercié de sa complaisance, il prit dès le lendemain, de très bonne heure, la route de la Cilicie, où il espérait de trouver Anthia. [2,13] Hypotoùs avec ses compagnons avait passé la nuit dans la bonne chère, ne devant sacrifier que le lendemain ; tous les apprêts du sacrifice étaient déjà faits ; la statue de Mars était placée, le bois apporté, et les fleurs pour les guirlandes toutes choisies ; il fallait que le sacrifice se fît suivant l'ordre accoutumé; la victime qui devait être immolée, soit un homme, soit une femme, ou quelque animal que ce pût être, était attachée à un arbre ; ensuite chacun se retirait en arrière à certaine distance, et l'on faisait pleuvoir une grêle de dards sur le corps de la victime. Tous ceux qui l'atteignaient étaient sûrs que Mars agréait leur sacrifice ; mais tous ceux qui tiraient à côté étaient obligés d'appaiser le dieu par de nouvelles offrandes. Anthia devait servir ce jour-là de victime. Comme tout était prêt, et qu'on l'allait attacher, un grand bruit frappa l'air subitement : des gens armés parurent de toutes parts ; c'étaient les troupes de Périlas, préfet dela paix, homme puissant et des plus renommés de la Cilicie, qui vint surprendre la compagnie d'Hypotoùs : la plupart des brigands furent massacrés, et le reste pris en vie ; le seul Hypotoùs se sauva les armes à la main. Périlas se fit amener Anthia, qui lui raconta ses malheurs et de quelle manière on l'allait immoler, s'il ne l'eût secourue : la douceur de sa voix, son regard, l'éclat de son teint que le trouble avait ranimé, la couronne de fleurs et les guirlandes dont elle était parée, lui donnaient tant de graces que Périlas prit un peu trop de part à son infortune ; et ce sentiment devint la source d'une passion vive qui se développa par la suite. Le Préfet emmena cette belle Ephésienne à Tarse, ville capitale de Cilicie, où les compagnons d'Hypotoùs subirent la peine de leurs crimes. Périlas n'était point engagé sous les lois de l'hymen; mais les beaux yeux d'Anthia le rangeaient insensiblement sous les lois de l'amour, et des chaînes de l'un, on passe volontiers aux chaînes de l'autre. Il propose donc à cette charmante personne de partager les richesses considérables qu'il avait amassées, et l'assure qu'il la regardera moins comme sa femme, que comme la souveraine absolue de son cœur et de ses biens. Les premiers jours, Anthia fit voir une ferme résistance ; accablée enfin des poursuites de Périlas, et, craignant quelque violence de sa part, elle feignit de consentir à l'épouser ; mais elle prit du temps. Périlas, trop charmé de l'avoir amenée en partie à ce qu'il souhaitait, lui donna trente jours pour achever de se déterminer : il lui promit, en attendant, de mettre un frein à ses desirs et de suspendre ses sollicitations. Anthia obtint donc quelque relâche à ses maux ; mais elle appréhendait plus que la mort l'expiration du temps qu'elle avait demandé. [2,14] Pendant qu'elle s'agitait de la sorte, Abrocome continuait sa route vers la Cilicie. Ce tendre époux s'était égaré : il n'était pas éloigné de la grotte des brigands, lorsqu'il rencontra le fameux Hypotoûs. Celui-ci accourut au-devant de lui, et le pria de le recevoir pour compagnon de voyage. Qui que tu sois, lui dit-il, ô charmant jeune homme ! je trouve du plaisir à te considérer ; mes yeux ne virent jamais de mortel qui me parût, tout ensemble, et si beau et si vaillant. Nous voilà, continua-t-il, à une grande distance de la route ordinaire ; crois-moi, laissons la Cilicie, et passons vers le Pont de Cappadoce; cette province est remplie de richesses, et convient à ma profession. Abrocome intimidé se rendit à la force, et fut contraint de l'accompagner. D'ailleurs, il se flattait qu'en voyageant, de côté et d'autre, aux environs de la Cilicie, où devait être Anthia, il rencontrerait à la fin cette chère épouse ; il crut cependant à propos de garder le silence sur le vrai motif qui le conduisait. Après s'être donc juré réciproquement de ne se jamais nuire l'un à l'autre, ils s'en retournèrent dans la grotte : Hypotoùs prit ce qu'il y avait laissé; il avait aussi caché dans la forêt un cheval, qui servit pour Abrocome.