FRANCK L. SCHOELL,
ÉTUDES sur L'HUMANISME CONTINENTAL EN ANGLETERRE A LA FIN DE LA RENAISSANCE : M. FICINUS, L. GYRALDUS, N. COMES, D. ERASMUS G. XYLANDER, H. WOLFIUS, H. STEPHANUS, J. SPONDANUS
PARIS, LIBRAIRIE ANCIENNE HONORÉ CHAMPION
LIBRAIRE DE LA SOCIÉTÉ DE L'HISTOIRE DE FRANCE ET DE LA SOCIETE DES ANCIENS TEXTES FRANCAIS, 1926.

pp. 62 - 66 :
"LE PLUTARQUE LATIN DE XYLANDER EN ANGLETERRE. Qui dit lecture ou mise à contribution de Plutarque par les grands écrivains occidentaux du XVIe siècle et du début du XVIIe pense habituellement au Plutarque complet d'Amyot (Vies parallèles, 1559; Oeuvres morales, 1572), ou aux Vies parallèles de Lord North (1579), à moins que ce ne soit à la traduction, tard venue, que Philemon Holland donna des Moralia/i> (1603).

Au Plutarque grec, on ne songe guère à l'ordinaire. Et l'on a sans doute raison. Car l'influence littéraire de Plutarque s'exerça surtout par le canal de ces traductions en langues vulgaires. Et de quel écrivain de l'époque, à part peut-être Rabelais, a-t-on la certitude absolue qu'il se soit adressé au texte original?

Mais où beaucoup de critiques ont sans doute tort, c'est en négligeant, dans leurs renvois à des sources plutarquiennes, les éditions latines des Vies et des Moraux. Il fut pourtant publié, entre 1470 et 1625, environ deux fois plus d'éditions des Vies latines complètes et des Moraux latins complets que des Plutarque d'Amyot, de North, et de tous les translateurs en langue vulgaire qui les précédèrent. Prenons le cas, particu- lièrement intéressant, des Moraux en Angleterre. Il n'en exista pas de version anglaise complète jusqu'en 1603. Croit-on donc que les écrivains anglais qui s'inspirèrent de cet ouvrage pendant tout le XVIe siècle s'adressèrent uniquement aux Moraux en grec (quel écrivain savait assez de grec pour les lire dans l'originale), ou aux Moraux traduits par Amyot (quel écrivain savait assez de français pour les lire dans la version française, et jouir de sa lecture). Toutes les présomptions s'opposent à cette hypothèse. En réalité, l'Angleterre du XVIe siècle connut et pratiqua les Moraux dans les nombreuses traductions latines qui en circulaient alors.

Ce furent d'ailleurs de beaux monuments que plusieurs de ces traductions latines de l'historien de Chéronée. Après des multitudes de traductions d'essais isolés, successivement entreprises par des humanistes de la première heure comme Lapus le Florentin, Guarinus le Véronais, Ange Policien, Erasme, Mélanchthon, Budé et beaucoup d'autres, vinrent enfin deux traductions latines complètes, toutes deux dues à des humanistes allemands, celle de Guilielmus Xylander (Wilhelm Holtzman) et celle de Hermannus Cruserius (Hermann Crüser).

Wilhelm HOLTZMAN : Né à Augsbourg le 26 décembre 1532, Xylander traduisit en hexamètres latins, dès l'âge de seize ans, tout le g-Iliou g-halohsis de Tryphiodore.
Après avoir étudié à l'Université de Tubingue, il revint à Augsbourg, où il fut vite distingué par le grand helléniste Hier. Wolf. Ce fuit sans doute ce dernier qui l'introduisit dans le cercle des Fugger. Après un court séjour à l'Université de Bâle, il fut appelé en 1558 à succéder à Micyllas comme professeur de grec et bibliothécaire à Heidelberg. Travailleur acharné, quoique toujours pauvre, il fut l'un de ceux dont les éditions d'auteurs grecs firent réaliser le plus de progrès à l'hellénisme continental dans la seconde moitié du XVIe siècle.

Il est surtout connu pour son édition princeps de Marc-Aurèle (1558) et ses éditions ou traductions latines des oeuvres complètes de Plutarque (Vies, 1560; Moraux, 1570), de la Géographie de Strabon (1571), de la Chronique de G. Cedrenus (11366). La plupart de ces éditions parurent à Bâle, d'où elles circulèrent par toute l'Europe. Les mérites de Xylander comme critique du texte de Plutarque sont fort bien établis par R. Sturel dans son livre si solide sur Jacques Amyot, traducteur des Vies parallèles.

Il mourut, bien trop jeune, en 1576.

Ces deux traductions sont d'une étonnante exactitude, et pourtant rédigées en une très bonne langue. Elles se firent concurrence jusqu'à la fin du XVIe siècle. Les Vitae de Cruserius paraissent avoir eu plus de succès auprès des lecteurs que celles de Xylander, tandis que les Moralia de Xylander furent plus populaires que ceux de Cruserius. André Wechel, le célèbre éditeur francfortois, ou plutôt ses héritiers, Claude Marni et Jean Aubry, ne firent que tenir compte de l'exemple de H. Estienne et de l'opi.nion courante quand, dans leur Plutarque complet gréco-latin de 1599, ils imprimèrent, après la traduction Cruserius des Vies, la traduction Xylander des Moraux.

A lire ces traductions, si vivantes à la fois et si heureusement modelées sur l'original grec - dont elles ont su conserver toute la bonhomie et toute la richesse de métaphores, sans en éluder une - il apparaîtrait surprenant que le XVIe siècle, qui lisait tant de latin, et si aisément, ne les ait pas lues, voire pillées; qu'il n'existe aucune ceuvre importante sur laquelle Plutarque latin - à l'exclusion de Plutarque grec, ou français, ou anglais - ait laissé une empreinte certaine.

Est-il croyable qu'aucun prosateur notoire, qu'aucun poète de marque, à tendances savantes, «humanistes» (comme il y eu eut tant), n'ait de parti pris écarté à la fois l'original grec, bien trop difficile, et la version française ou anglaise, par trop accessible au vulgaire, et ne se soit inspiré, ou nourri, de Plutarque latin?
Poser la question, on en conviendra, c'est presque y répondre, surtout si l'on se souvient à nouveau de l'énorme quantité de Plutarque latins qui circulèrent alors en Europe, et que l'on trouve maintenant répartis entre toutes les grandes bibliothèques mondiales, de Cracovie à Urbana (Illinois), et d'Oxford à la Bibliothèque du Congrès.

Négligeons, dans notre enquête, les Vies parallèles, dont il semble que l'influence au XVIe et au XVIIe siècle, plus aisément constatable que celle des Moraux, ait été presque épuisée par de consciencieux chercheurs, et limitons-nous à l'étude des Moralia, apparemment plus négligés. Ne retenons pas les traductions variorum, ni celle de Cruserius, ni même le choix de traductions diverses, quoique principalement xylandriennes, qu'a donné Henri Estienne dans son prestigieux Plutarque grec et latin de 1572. Mais familiarisons-nous avec la belle et si solide traduction de Xylander, basée sur un texte soigneusement corrigé par le traducteur, celle même dont Jacques Amyot et Henri Estienne firent tant de cas, et qui les guida parfois l'un et l'autre dans le maquis des variantes et des passages corrompus ou tronqués. ..."