[0] DE LA TRANQUILLITÉ DE L'ÂME. PLUTARQUE A PACCIUS, SALUT. [1] I. J'ai reçu trop tard ta lettre pour t'envoyer quelques-unes de mes idées sur la tranquillité de l'âme, que tu me demandes, et pour te donner les éclaircissements que certains endroits du Timée rendent nécessaires. Elle m'est parvenue dans le temps qu'Éros, notre ami commun, a été obligé de partir précipitamment pour Rome, où il était appelé par Fundanus, qui, comme tu sais, est toujours fort pressant. Je n'ai donc pu m'occuper à loisir de cc que tu me demandais ; mais, ne voulant pas qu'Éros, en me quittant, parût devant toi les mains vides, je t'envoie quelques réflexions générales sur la tranquillité de l'âme, qui ne sont qu'un extrait des recueils que j'avais faits autrefois sur cette matière pour mon propre usage. Je pense que tu y chercheras bien moins la beauté et les grâces du style, que l'instruction et l'utilité. Je sais d'ailleurs que, quoique tu sois admis dans la société des hommes puissants, et que tu jouisses au barreau de la réputation la plus brillante, tu n'es pas comme ce Mérops de la tragédie qui s'enivra des applaudissements du peuple jusqu'à en perdre la raison. Tu te souviens de ce que je t'ai souvent répété, qu'une riche chaussure ne guérit pas de la goutte, ni un anneau précieux du panaris, ni le diadème du mal de tète. En eflèt, les richesses, la gloire, le crédit auprès des grands, peuvent-ils contribuer au contentement de l'âme et à la tranquillité de la vie, si l'on ne sait pas jouir avec satisfaction de ce qu'on possède, sans jamais désirer ce qu'on n'a pas? Et cette disposition, qu'est-elle autre chose que l'empire même de la raison sur la partie animale sujette à de fréquentes révoltes, et l'habitude acquise de réprimer promptement les saillies des passions qu'excite la présence des objets sensibles? Xénophon nous exhorte à honorer les dieux dans la prospérité, afin que, nous étant ménagé d'avance leur protection et leur faveur, nous puissions, dans nos disgrâces, recourir à eux avec plus de confiance. Nous devons de même, avant que les passions nous fassent sentir leurs atteintes, nous pourvoir de toutes les réflexions qui peuvent les combattre; préparés ainsi de longue main, nous serons plus assurés du succès. Les chiens d'un naturel sauvage s'irritent à toutes les voix qu'ils entendent, et ne s'apaisent qu'à celle qui leur est familière. Ainsi les passions, une fois irritées, se calment difficilement, à moins que, familiarisées de bonne heure avec la raison, elles ne contiennent leur fougue dès que sa voix se fait entendre. [2] II. Celui qui a dit que pour vivre tranquillement il ne faut se mèler d'aucune affaire, ni publique ni particulière met à un grand prix cette vie tranquille qu'il nous fait acheter par l'oisiveté : c'est nous dire, comme à des malades : Infortuné ! reste immobile sur ton lit. L'inaction serait un mauvais remède contre l'engourdissement : réussirait-on mieux si, pour guérir l'âme des affections qui causent son trouble et sa douleur, on lui prescrivait la mollesse, l'indolence, l'oubli de ce qu'on doit à ses parents, à ses amis et à sa patrie? D'ailleurs, il n'est pas vrai que ceux qui ont peu d'affaires aient pour cela l'esprit plus calme. A ce prix , les femmes seraient plus tranquilles que les hommes, puisqu'elles gardent presque toujours la maison. Le souffle de la bise "Ne pénètre pas dans la chambre de la jeune fille à la peau délicate", comme a dit Hésiode. Mais les ennuis, les peines, et ces désirs inquiets qu'enfantent la jalousie, la superstition, la cupidité, faussent les opinions, se glissent en foule dans le gynécée. Laërte, qui vivait seul à la campagne depuis vingt ans, "Avec une vieille esclave qui lui préparait sa nourriture et sa boisson", quittait, il est vrai, sa patrie, son royaume et son palais ; mais la tristesse, compagne inséparable de l'inaction et de la langueur, habitait toujours avec lui. Il en est même que cette inaction seule jette dans le trouble et dans l'inquiétude. Tel était celui dont il s'agit dans ces vers : "Ainsi, dans sa colère, restait assis sur les vaisseaux voyageurs L'illustre fils de Pélée, Achille aux pieds légers. Jamais il ne se rendait à l'assemblée des guerriers, Jamais au combat; mais il consumait son coeur, Immobile à cette place, et regrettait la mêlée et la guerre". Lui-même, dans l'indignation qu'il en conçoit, dit à sa mère : "Je languis près des vaisseaux , inutile fardeau de la terre". Aussi Épicure ne veut-il pas que les ambitieux se tiennent sans rien faire, mais bien qu'en suivant leur inclination naturelle, ils s'occupent des affaires publiques. Ils seraient, dit-il, plus tourmentés encore par leur inaction, qui les priverait de ce qu'ils désirent. Mais c'est, à mon gré, manquer de jugement que d'appeler à l'administration des affaires, non les hommes qui en sont le plus capables, mais ceux qui ne sauraient vivre en repos. Il ne faut pas juger de l'agitation ou de la tranquillité de la vie par le plus ou moins d'occupations qu'on a, mais par ce qu'elles ont en soi d'honnête ou de vicieux. L'omission du bien, je le répète, n'est pas moins une source d'inquiétude et de peine que le mal qu'on commet. [3] III. Ceux donc qui attachent la tranquillité à tel genre de vie particulier, comme à l'agriculture, au célibat, à la royauté , peuvent être détrompés par ce passage de Ménandre : "O Phanias! je pensais que les riches, Qui n'ont pas besoin d'emprunter, ne gémissaient point La nuit, ne se retournaient point en tous sens, En jetant des cris de douleur, et qu'ils dormaient un doux et agréable Sommeil". Mais quand, après les avoir fréquentés, il eut vu ces hommes si riches sujets aux mêmes peines que les pauvres, il se dit alors : "Il y a donc étroite parenté entre le chagrin et la vie! Le chagrin est dans une vie de délices; dans une vie de gloire Il nous suit; il vieillit avec nous dans une vie de pauvreté". Ceux que la mer incommode, ou qui craignent les dangers de la navigation, s'imaginent qu'ils se trouveront mieux en passant d'une chaloupe dans une barque, et d'une barque dans une trirème ; mais que gagnent-ils à ces changements? Ils portent partout avec eux ou les humeurs que met en mouvement l'agitation de la mer, ou la timidité qui leur est naturelle. De même, nous avons beau changer d'état, nous ne sommes pas délivrés pour cela des affections de l'âme, qui nous affligent et nous troublent; de l'inexpérience, du défaut de jugement, et surtout de cette inquiétude d'esprit qui fait que nous ne sommes jamais contents de notre condition présente. Voilà ce qui agite également riches et pauvres, gens mariés et célibataires ; voilà ce qui les éloigne de l'administration des affaires, et qui leur rend bientôt le repos insupportable ; voilà enfin ce qui les porte à se produire dans les cours, et qui les dégoûte ensuite de l'état de courtisans. "Il est difficile de trouver moyen de contenter un malade". Sa femme l'importune, il accuse son médecin, il s'en prend à son lit. "Qu'un ami vienne, il l'importune ; qu'il s'en aille, il l'afflige", dit-on. Mais, quand la maladie a cessé, et que le tempérament a repris son équilibre, alors la santé revenue lui fait trouver tout bon et tout agréable. Hier , il rejetait avec aversion les oeufs, le biscuit et le pain mollet; aujourd'hui il mange avec délices du pain bis, des olives et du cresson. [4] IV. La saine raison opère en nous un changement semblable, et nous rend agréable quelque genre de vie que ce soit. Alexandre, ayant entendu dire au philosophe Anaxarchus qu'il y avait une infinité de mondes, se mit à pleurer. Ses amis lui en demandèrent la cause. "N'en ai-je pas bien sujet? leur répondit-il. Il existe un nombre infini de mondes, et je n'en ai pas encore conquis un seul". Au contraire, Cratès, qui n'avait pour tout bien qu'une besace et un méchant manteau, vécut toujours joyeux; toute sa vie ne fut qu'un jour de fête. Agamemnon gémissait sous le poids de la royauté. "Tu verras Agamemnon fils d'Atrée, qu'entre tous Jupiter a accablé de travaux continuels". Mais Diogène, étant couché lorsqu'on le voulut vendre, refusa d'obéir au crieur, qui lui ordonnait de se tenir debout. "Comment ferais-tu donc, lui dit-il en plaisantant, si tu avais des poissons à vendre?" Socrate, dans la prison, philosophait avec ses amis ; et Phaéton, après être monté jusqu'aux cieux, pleurait encore de ce qu'on ne voulait pas lui donner à conduire les chevaux et le char de son père. La chaussure prend la forme du pied, et non le pied celle de la chaussure ; de même la vie des hommes se modèle sur les dispositions de leur âme. Ce n'est pas l'habitude qui rend bon et agréable le genre de vie qu'on a choisi, comme quelqu'un l'a dit, c'est la sagesse seule qui fait l'honnêteté et la douceur de la vie. Puis donc que nous avons en nous-mêmes la source de la tranquillité, épurons-la, afin que, familiarisés d'avance avec les accidents du dehors , nous les supportions sans aigreur. "Il ne faut pas s'irriter contre les choses, Car elles ne s'en soucient aucunement; ce qui nous arrive Sera un bien si nous savons en user". [5] V. Platon compare la vie humaine au jeu des dés, où il faut et que le point soit favorable, et que le joueur place bien les coups qu'il amène. La fortune du dé ne dépend pas de nous ; mais d'user convenablement de ce que le sort nous envoie, de disposer de chaque événement de la manière la plus utile, s'il est favorable, ou la moins nuisible, s'il est contraire à nos vues, voilà ce qui est en notre pouvoir, si nous sommes sages. Les hommes qui n'ont ni jugement ni conduite, semblables à des malades pour qui le froid et le chaud sont également insupportables, ne savent ni se modérer dans la prospérité, ni se soutenir dans les disgrâces. Ils sont troublés par l'une et par l'autre fortune, ou plutôt par eux-mêmes dans l'une et dans l'autre, et surtout dans l'usage des biens. Théodore, surnommé l'Athée, disait que ses auditeurs recevaient de la main gauche les discours qu'il leur présentait de la droite : tels sont les imprudents; ils prennent souvent à gauche la fortune qui s'offre à droite, et ne doivent imputer qu'à eux-mêmes la honte dont ils se couvrent. An contraire, les gens sages, à l'exemple des abeilles, qui expriment du miel des plantes les plus amères, savent tourner à leur avantage les événements les plus fâcheux. [6] VI. Voilà la science à laquelle il faut principalement se former. Un homme, en jetant une pierre à un chien, frappa sa marâtre. "Le coup, dit-il, n'est pas perdu." Sachons de même tirer parti des accidents de la fortune. Diogène fut banni de son pays. Cet exil, loin de faire son malheur, le mena à la philosophie. Il ne restait à Zénon de Cittium qu'un seul vaisseau marchand, qui fit naufrage. Quand il en apprit la nouvelle, il s'écria : «Bon ! Fortune, tu m'envoies au Portique et au manteau de philosophe.» Qui empêche qu'on n'imite de pareils modèles? Vous poursuiviez une charge, et vous avez été refusé ; hé bien ! vous irez vivre à la campagne, occupé de vos propres affaires. Vous recherchiez la faveur d'un grand, et vous n'avez pu l'obtenir; vous en aurez moins de peine et plus de sûreté. Vous êtes engagé dans des emplois embarrassants qui ne vous laissent aucun loisir ; "Mais un bain chaud ne délasse pas tant nos membres fatigués", dit Pindare, que la gloire et l'honneur qui accompagnent le pouvoir n'en adoucissent les peines par le charme qu'ils répandent sur le travail. L'envie ou la calomnie vous ont attiré des refus ou des disgrâces; c'est un vent favorable qui vous portera dans le séjour des Muses ou dans l'Académie, comme le fut pour Platon l'orage qu'il essuya à la cour de Denys. Quel encouragement à cette tranquillité d'âme, que l'exemple de ces hommes illustres qui ne succombèrent jamais à leurs disgrâces ! Vous vous affligez de n'avoir pas d'enfants ; mais, de tous les rois de Rome, aucun n'a laissé l'empire à son fils. Vous supportez impatiemment la pauvreté; mais à qui des Thébains aimeriez-vous mieux ressembler qu'à Epaminondas, ou des Romains qu'à Fabricius? Votre femme vous est infidèle ; mais n'avez- vous pas lu cette inscription du temple de Delphes : "J'ai été consacré par Agis, roi de la terre et de la mer"; et ne savez-vous pas que sa femme Timéa fut séduite par Alcibiade, et que, lorsqu'elle était seule avec ses femmes, elle donnait tout bas à son fils le nom d'Alcibiade? Cela n'empêcha point Agis d'être le plus grand et le plus célèbre des Grecs. Stilpon, malgré les désordres de sa fille, fut le philosophe le plus gai de son temps. Le cynique Métrocles lui reprocha un jour la conduite de sa fille : «Est-ce ma faute ou la sienne? répondit Stilpon. - C'est sa faute et ton malheur, reprit Métroclès. - Comment l'entends- tu? Les fautes ne sont-elles pas des chutes? - Sans doute.- Et les chutes ne sont-elles pas des accidents? - J'en conviens. -- Mais les accidents ne sont-ils pas des malheurs personnels à ceux qui les éprouvent?» Par ce raisonnement simple et philosophique, Stilpon fit sentir avec douceur au cynique que ses reproches n'étaient que de vains aboiements. [7] VII. La plupart des hommes s'irritent non seulement des fautes de leurs proches et de leurs amis, mais encore de celles de leurs ennemis mêmes. La médisance, la colère, l'envie, la méchanceté, ne sont réellement des maux que pour ceux qui s'y livrent. Les esprits faibles qui s'en irritent se les rendent en quelque sorte personnels. Les querelles de vos voisins, la mauvaise humeur de vos amis, les infidélités de vos gens d'affaires, vous jettent dans un trouble violent ; et, comme ces médecins dont parle Sophocle , qui "Purgent une bile amère par d'amers remèdes", vous répondez à leurs passions et à leurs maladies par l'aigreur et par l'amertume. Cette conduite est-elle raisonnable? Les personnes que vous employez pour les affaires dont vous êtes chargé n'y portent pas toutes des vues pures et droites; ce sont, le plus souvent, des instruments grossiers ou vicieux. Pourquoi vous croire obligés de les redresser? La chose n'est pas facile ; employez-les plutôt tels qu'ils sont, fussent-ils comme les instruments dont les médecins se servent pour arracher les dents ou pour rapprocher les lèvres d'une plaie. Supportez avec une douceur tranquille tout ce qu'ils feront ; et cette disposition vertueuse vous donnera plus de satisfaction que leur perversité ne vous causera de peine. Regardez-les comme ces chiens qui croient avoir rempli leur tâche, lorsqu'ils ont aboyé après les passants ; sans cela, vous serez en proie à mille chagrins, et cette faiblesse vous rendra en quelque sorte personnelles les fautes d'autrui, qui submergeront votre âme , comme les eaux gagnent toujours les lieux les plus bas. Quelques philosophes blâment la pitié qu'on porte aux malheureux. Ils veulent qu'on leur donne des secours efficaces et non une molle compassion qui nous affaiblisse avec eux. Ils vont même plus loin : ils exigent que, lorsque nous avons commis quelque faute, ou que nous sentons en nous de mauvais penchants , au lieu de nous laisser aller au découragement, nous travaillions à les corriger sans nous livrer à la douleur. Quelle folie donc que de s'attrister et de se plaindre parce que tous ceux qui nous approchent ou qui traitent avec nous ne sont ni assez vertueux ni assez honnêtes ! Prenons garde, mon cher Paccius, de nous faire illusion. Craignons que ce ne soit moins la haine du mal que l'amour de nous-mêmes, qui, nous indisposant contre ce qui nous blesse, nous fasse chercher dans les défauts des autres des prétextes pour nous prévenir contre eux. D'une part, trop d'empressement pour le succès des affaires, trop d'ardeur dans nos recherches ; de l'autre, les dégoûts et les contradictions qui les accompagnent, nous inspirent de l'aversion contre ceux que nous accusons de nous avoir ou privé des objets de nos désirs, ou attiré des événements fâcheux. Au contraire, s'est-on accoutumé à conserver dans tous les événements un esprit de modération et de douceur, on se montre plus complaisant et plus facile envers ceux avec qui l'on traite. [8] VIII. Revenons donc à la manière dont on doit se conduire dans les événements de la vie. Un homme qui a la fièvre trouve tout amer et désagréable au goût; mais, quand il voit manger à d'autres avec plaisir les mêmes choses, il ne s'en prend plus aux aliments, mais à la maladie. De même, l'exemple de ceux que nous voyons supporter sans chagrin, ou même avec joie , les événements fâcheux, doit, dans l'adversité, faire cesser nos impatiences et nos murmures. Il est bon aussi, pour conserver alors sa tranquillité, de se rappeler les événements heureux qu'on a éprouvés, et d'adoucir, par le souvenir du bien, l'impression que le mal a pu faire. Quand notre vue a été fatiguée par des couleurs trop vives , nous la reposons sur les fleurs et sur la verdure. Pourquoi donc n'arrêter nos pensées, comme nous faisons, que sur ce qui nous afflige ? Pourquoi faire à notre âme une sorte de violence, pour la détourner des images agréables et la fixer sur des objets pénibles? On peut appliquer à ce sujet ce qu'on a dit spirituellement du curieux : "Pourquoi, homme jaloux, sur le mal d'autrui Ce regard si perçant, et cet aveuglement sur le tien"? Pourquoi, vous dirai-je aussi, n'envisager que le mal qui vous arrive, et, par cette attention continuelle, le rendre toujours présent, au lieu de tourner vos pensées sur les biens dont vous jouissez? Les ventouses attirent les humeurs les plus corrompues; vous, de même, vous ramassez dans votre âme ce que vous avez de plus vicieux, semblables à ce marchand de Chio, qui vendait aux autres du vin excellent et en cherchait d'aigre pour son dîner. Aussi son esclave répondit-il à quelqu'un qui lui demandait ce que faisait son maître : "Il a beaucoup de bien, et il cherche du mal." Tels sont la plupart des hommes : négligeant des jouissances douces et agréables, et courant après des objets tristes et affligeants. Aristippe agissait plus sensément : il mettait dans la balance les biens et les maux de la vie ; et montant, pour ainsi dire, avec les premiers, il laissait tomber les maux, qui servaient même à l'élever. Un de ses amis lui témoignait un jour ses regrets sur la perte qu'il avait faite d'une très belle terre. "N'as-tu pas, dit Aristippe, une seule métairie, tandis qu'il m'en reste encore trois ? - Cela est vrai, lui répondit son ami. - C'est donc à moi à te plaindre," reprit Aristippe. En effet, quoi de moins raisonnable que de s'affliger des pertes qu'on a essuyées, et de ne pas se réjouir des biens qu'on a conservés? Un enfant à qui on enlève un de ses jouets jette tous les autres et les foule aux pieds; il crie, il pleure : voilà notre image. Que la fortune nous afflige par un seul endroit, nous nous livrons à l'impatience, nous éclatons en plaintes, et nous rendons inutiles toutes les faveurs qu'elle nous a faites. [9] IX. Mais, dira-t-on, quel bien avons-nous ? Disons plutôt, quel bien n'avons-nous pas? L'un a de la réputation, l'autre une maison agréable; celui-ci une femme, celui-là un ami. Antipater de Tarse, étant sur le point de mourir, et rappelant à son esprit tous les biens dont il avait joui pendant sa vie, n'oublia pas d'y comprendre son heureuse navigation de la Cilicie à Athènes. Il faut même compter parmi nos biens les choses qui nous sont communes avec les autres hommes, la vie, la santé, le soleil qui nous éclaire ; nous réjouir de ce qu'il n'y a ni sédition, ni guerre; de ce que la terre est facile à nos travaux, et la mer à nos voyages; de ce que nous pouvons, à notre choix , parler ou nous taire, travailler ou nous reposer. Nous sentirons mieux le prix de toutes ces jouissances, si nous pensons au malheur d'en être privés ; si nous nous rappelons souvent combien dans la maladie on regrette la santé, et la paix pendant la guerre ; combien il est désirable à un inconnu, à un étranger qui arrive dans une ville, d'y acquérir de la considération et des amis, et quels regrets nous cause la perte de tous ces avantages. Un bien dont on nous prive acquiert-il par cette perte même un prix qu'il n'avait pas lorsque nous le possédions? Une chose vaut-elle mieux parce que nous ne l'avons pas? Est-il raisonnable d'en rechercher la possession avec empressement, comme digne de notre estime, de toujours trembler dans la crainte de la perdre, et, dès qu'elle est obtenue, de la négliger, ou même de n'avoir pour elle que du mépris? N'est-il pas plus sage d'en user, d'en jouir même avec satisfaction, afin, si elle nous est enlevée, d'en supporter la privation avec plus de tranquillité? La plupart des hommes, disait Arcésilas, jugent à propos d'examiner scrupuleusement les poèmes, les tableaux et les statues d'autrui. Ils en parcourent toutes les parties de l'oeil et de la pensée ; mais ils négligent l'examen de leur propre vie, qui leur fournirait des réflexions aussi agréables qu'utiles. Ils portent leurs regards hors d'eux-mêmes, et admirent la fortune et la puissance des autres, comme des maris libertins méprisent leurs femmes pour s'attacher à celles des autres. [10] X. C'est donc un moyen bien puissant, pour conserver la tranquillité de l'âme, que de se considérer principalement soi-même, et ce qui convient à son état, ou même de jeter les yeux sur ceux qui sont au-dessous de nous. Mais presque tous les hommes font le contraire : ils portent leurs regards sur ceux qui sont dans un rang plus élevé qu'eux. Les esclaves se comparent avec les affranchis, les affranchis avec les personnes libres, les personnes libres avec les citoyens, les citoyens avec les gens riches, les gens riches avec les satrapes, les satrapes avec les rois, et les rois avec les dieux : les rois voudraient presque pouvoir lancer la foudre et les éclairs. Ainsi, toujours privés de ce qu'ils voient au-dessus d'eux, ils ne jouissent jamais de ce qu'ils ont. "Peu m'importent les trésors de Gygès"; et encore : "Je n'envie ni ne désire La puissance des dieux ; je n'ambitionne point une tyrannie redoutée : Ce sont choses loin de mes regards". C'était un Thasien qui parlait ainsi ; mais un homme de Chio , un Galate, un Bithynien , non content de jouir d'un crédit et d'une considération honnête parmi ses concitoyens, regrettera de ne pas être au rang des sénateurs. Est-il sénateur , il ambitionne la préture romaine. Est-il préteur, il veut être consul ; et, parvenu au consulat, il se plaint de ce qu'on ne l'a pas proclamé le premier mais le second. N'est-ce pas là chercher contre la fortune des prétextes d'une ingratitude dont on est sur soi-même le premier vengeur? Un esprit sage pense différemment. Parmi cette multitude infinie d'hommes que le soleil éclaire , "Et qui mangent les fruits de la terre au vaste sein", il en voit un grand nombre de plus riches et de plus honorés que lui. Mais, loin de s'en plaindre, loin de s'abandonner à la tristesse, il bénit les dieux de ce qu'il vit plus commodément qu'un million d'autres, et il suit tranquillement la route dans laquelle la fortune l'a placé. Aux jeux olympiques, on n'est pas maître de choisir ses adversaires pour s'assurer la victoire ; mais, dans la vie humaine, la différence des fortunes nous donne l'avantage sur un grand nombre de rivaux, et nous met en état d'exciter l'envie plutôt que de la ressentir, pourvu qu'on n'aille pas se comparer avec un Briarée ou un Hercule. Lors donc que vous aurez admiré cet homme porté dans une litière , et qui vous paraît si supérieur à vous, abaissez votre vue sur les malheureux qui le portent. Quand, à l'exemple de cet habitant de l'Hellespont, vous aurez estimé Xerxès heureux pour avoir traversé ce détroit sur un pont de bateaux, pensez à ces misérables qu'on forçait à coups d'étrivières de percer le mont Athos. Souvenez-vous de ceux à qui Xerxès fit couper le nez et les oreilles, parce que la tempête avait rompu le pont, et convenez que tous ces malheureux eussent envié votre condition. Un ami de Socrate se plaignait un jour devant lui qu'il faisait cher vivre à Athènes. Le vin de Chio y coûtait une mine, une robe de pourpre trois, une cotyle de miel cinq drachmes. Socrate le mène chez un marchand de farine. "Combien la demi-mesure? Une obole. - C'est bon marché, lui dit son ami; de là chez un marchand d'olives : Une chénice pour deux doubles. - C'est encore à bon marché; enfin chez un fripier : Une exomide pour dix drachmes. - C'est pour rien. - Tu vois, lui dit alors Socrate, qu'on ne vit pas chèrement à Athènes." Vient-on nous dire que nous avons bien à nous plaindre de la fortune, parce que nous ne sommes ni consuls, ni gouverneurs de province, répondons que notre condition est honorable et notre sort heureux , puisque nous ne sommes pas réduits à mendier, à gagner servilement notre vie, à faire le vil métier de flatteurs. [11] XI. Du reste, les hommes en sont venus à un tel point de folie, qu'ils règlent leur vie plutôt sur autrui que sur eux-mêmes, et que tourmentés par une jalousie funeste, ils sont moins satisfaits de leurs propres biens qu'affligés de ceux des autres. Ne vous arrêtez donc pas à cet éclat si vanté qui environne ceux dont vous enviez la fortune. Écartez ce voile de l'opinion publique, qui leur prête un coloris imposant, pénétrez dans leur intérieur, et vous verrez à combien de peines et de dégoûts ils sont livrés. Pittacus, ce personnage si renommé par son courage, sa sagesse et son équité, donnait un jour à souper à des étrangers : au milieu du repas, sa femme arrive tout en colère, et renverse la table. Pittacus, voyant que ses convives en étaient tout honteux, leur dit : «Il n'est personne qui n'ait sa peine ; voilà la mienne , et peut-être ne suis-je pas le plus mal partagé.» "Tel dans la place publique est vanté pour son bonheur; Rentre-t-il chez lui , il est trois fois misérable : Sa femme y est maîtresse absolue; elle commande , elle querelle sans cesse. Mille choses le chagrinent, et moi je n'ai nul chagrin". Les richesses, les honneurs, la royauté même sont en proie à mille peines de cette espèce, que le vulgaire n'aperçoit pas, séduit par le faste qui les environne. "O heureux Atride, favorisé par le destin"! A la vue de cette multitude d'armes, de chevaux et de soldats dont il est entouré, mille voix extérieures proclament ainsi son bonheur; mais la voix intérieure de ses passions dément cette fausse opinion : "Jupiter fils de Saturne m'a enchaîné dans ce malheur affreux", nous dit-il lui-même. Il dit, chez un autre poète : "Vieillard , je te porte envie; Oui, j'envie l'homme qui, exempt de périls , A passé une vie inconnue et sans gloire". Voilà des réflexions bien propres à apaiser nos plaintes contre la fortune, à faire cesser cette admiration pour le bonheur d'autrui , qui flétrit à nos yeux tous nos avantages. [12] XII. Un des plus grands obstacles à la tranquillité de l'âme, c'est qu'au lieu de diriger sagement ses voiles, et de régler sa course sur son pouvoir, on enfle témérairement ses désirs et ses espérances. Échoue-t-on ensuite dans ses projets, on accuse sa destinée, on s'en prend à la fortune de ce qui ne doit être imputé qu'à notre folie. Un homme qui voudrait lancer des flèches avec un manche de charrue, ou courre un lièvre, monté sur un boeuf, serait-il malheureux pour n'avoir pas réussi? Celui qui n'aurait pu prendre des cerfs dans des filets de pêcheurs, n'aurait-il pas pour ennemi, non un mauvais génie, mais son propre travers d'esprit, qui lui aurait fait entreprendre des choses impossibles? La principale cause de cet aveuglement est notre amour-propre, qui nous porte à vouloir primer en tout, qui nous rend opiniâtres dans nos prétentions, et nourrit en nous une insatiable convoitise. On veut être tout à la fois riche, savant, robuste, convive agréable et homme du bon ton. On recherche la faveur des rois et les premières dignités de l'État. Que dis-je? on désire même les plus beaux chiens, les meilleurs chevaux, les cailles et les coqs les plus hardis au combat ; et dans ces choses mêmes l'infériorité nous désespère. Denys l'Ancien, non content d'être le plus puissant des tyrans, voulait faire de plus beaux vers que Philoxénus et mieux raisonner que Platon. Forcé de se reconnaître inférieur à l'un et à l'autre, dans la colère qu'il en conçut, il fit enfermer le poète dans les carrières, et envoya vendre le philosophe dans l'île d'Égine. Alexandre pensait bien autrement. S'étant aperçu que l'athlète Crisson, qui disputait avec lui le prix de la course, s'était laissé vaincre à dessein, il lui en témoigna la plus vive indignation. Achille, après avoir dit dans Homère : "Nul des Grecs à la cuirasse d'airain ne m'égale," ajoute fort sagement : "Dans la guerre; mais au conseil, d'autres valent mieux que moi." Le Perse Mégabyse, étant entré dans l'atelier d'Apelle, se mit à parler peinture ; mais Apelle lui ferma la bouche, en lui disant : «Tant que tu as gardé le silence, l'or et la pourpre dont tu es couvert t'ont fait passer pour un homme important; mais, depuis que tu as parlé, il n'y a pas jusqu'à ces enfants qui broient mes couleurs qui ne se moquent de toi.» On a peine à croire que les stoïciens parlent sérieusement, lorsqu'ils attribuent à leur sage, non seulement la prudence, la justice, le courage, mais encore les talents de l'orateur, du poète, du général d'armée, les richesses, la royauté. Cependant, quel est l'homme qui ne se croie digne de tous ces avantages, et qui ne s'afflige de ne pas les posséder? Mais, parmi les dieux mêmes, les attributs ne sont-ils pas partagés? L'un est le dieu de la guerre, l'autre celui de la divination ; un troisième préside aux gains du commerce ; et, dans Homère, Jupiter renvoie Vénus au soin des mariages, en lui disant que les armes et les combats ne sont pas faits pour elle. [13] XIII. Entre les biens auxquels nous prétendons, il en est qui, loin de pouvoir subsister ensemble, s'excluent mutuellement. L'exercice de l'éloquence, l'étude des mathématiques, demandent une vie libre et tranquille. Pour parvenir aux charges, pour obtenir la faveur des princes, il faut s'intriguer et se livrer aux affaires. L'abondance des aliments rend le corps fort et robuste, mais elle énerve l'âme ; si le soin continuel d'amasser augmente notre fortune, le mépris des richesses est la voie la plus sûre pour arriver à la philosophie. Tout ne convient pas également à tous. Dociles au précepte de l'oracle pythique, apprenons à nous connaître nous-mêmes; discernons à quoi nous sommes propres; et, sans forcer notre caractère, sans passer successivement d'un état à un autre, tachons de remplir fidèlement la destination de la nature. "Le coursier traîne les chars de guerre, le boeuf la charrue; Le dauphin court rapidement à côté du navire; Qui veut chasser le sanglier Doit se procurer un limier courageux". S'affliger et se plaindre de ce qu'on n'est pas tout à la fois et un lion "Vivant dans les montagnes, fier de sa force", et un petit chien de Malte élevé mollement sur les genoux d'une riche veuve, c'est une prétention ridicule. Est-on plus sage, quand on veut être en même temps un Empédocle, un Platon, un Démocrite, qui écrivent sur la nature du monde ou sur la vérité des êtres, et le favori d'une vieille opulente, comme Euphorion ou le compagnon des débauches d'Alexandre, comme Médius? quand enfin on s'irrite de ce qu'on n'est pas admiré, et pour ses richesses, comme Isménias, et pour sa vertu comme Épaminondas? Ceux qui remportent le prix de la course, contents de la couronne qui leur est décernée, ne désirent pas celle des lutteurs. Sparte vous est échue en partage, ornez-la, dit le proverbe. Écoutons aussi la maxime de Solon : "Pour moi je n'échangerai pas Ma vertu contre leur richesse ; car la vertu reste toujours en nous, Tandis que les richesses passent des mains d'un homme à celles d'un autre". On disait à Straton le physicien que Ménédème avait beaucoup de disciples. "Faut-il s'étonner, répondit-il, qu'il y ait plus de gens qui aiment mieux se baigner que se frotter d'huile'" Aristote disait, dans sa lettre à Antipater : «Alexandre n'est pas seul en droit de se glorifier, parce qu'il commande à plusieurs peuples : tout homme qui a des idées pures de la divinité le peut à aussi juste titre.» Ceux qui sauront relever ainsi leur état n'envieront jamais celui des autres. Nous ne demandons pas que la vigne porte des figues, ni l'olivier des raisins. Plus inconséquents par rapport à nous-mêmes, si nous ne réunissons les avantages des riches, des savants, des guerriers, des philosophes, des flatteurs, des hommes vrais et sincères, des économes et des prodigues, nous calomnions notre vie avec ingratitude, nous la méprisons, nous l'accusons d'impuissance et de pauvreté. Considérons la marche de la nature : elle est un reproche de notre injustice. Elle a destiné aux divers animaux une pâture différente : ils ne se nourrissent pas tous de chair, de fruits ou de racines. De même, elle fournit aux hommes divers moyens de subsistance. "L'un vit de son troupeau, l'autre de sa charrue, l'autre de sa chasse", celui-là de sa pêche. Choisissons l'état qui nous convient, et travaillons à le faire valoir, sans envier le partage des autres, et ne prouvons point, par notre conduite, qu'Hésiode est encore resté au-dessous du vrai quand il a dit : "Et le potier porte envie au potier, et le forgeron au forgeron". En effet, ce n'est pas seulement entre les hommes d'une même profession qu'on voit régner cette jalousie. Les riches portent envie aux savants, les nobles aux riches, les orateurs aux philosophes, et, le croirait-on ? des hommes libres, des gens d'une haute naissance, ne rougissent pas de regarder avec une stupide admiration des comédiens qu'on applaudit sur les théâtres, des histrions et des esclaves parvenus dans les cours. Le bonheur qu'ils attachent à de pareils succès les jette dans le trouble et dans le découragement. [14] XIV. Chacun de nous porte en soi-même le principe de sa tranquillité ou du trouble de son âme. Ce n'est pas au seuil du palais de Jupiter que sont placés les deux tonneaux d'où découlent les biens et les maux de la vie, c'est dans notre âme. En faut-il d'autre preuve que la différence des passions dans les hommes? L'imprudent qui veut toujours étendre ses pensées vers l'avenir, néglige et sacrifie le présent; le sage, au contraire, jouit même du passé par le vif souvenir qu'il en conserve. Le présent, qui n'offre qu'un point imperceptible par où l'on puisse le saisir, et qui nous échappe aussitôt, l'imprudent le regarde comme étranger pour lui, semblable à cet homme qu'on peint dans les enfers, qui laisse manger par un âne une corde de jonc à mesure qu'il la file. Ainsi la plupart des hommes, ingrats envers la nature, insensibles à ses faveurs, laissent périr dans leur mémoire toute action vertueuse, tout loisir délicieux, toute conversation agréable, toute jouissance honnête. Par là, ils ôtent à leur vie cette unité qui enchaîne le présent au passé ; séparant le jour d'hier du jour actuel, et celui-ci du lendemain, ils anéantissent tout ce qui a existé pour eux, et, par cet oubli, le confondent dans un même abîme avec ce qui ne fut jamais. Les philosophes qui, dans leurs écoles, nient tout accroissement des corps, à cause de l'émanation continuelle qu'ils supposent dans les substances, font de nous à chaque instant comme autant d'êtres différents ; mais ceux qui, ne pouvant fixer le passé dans leur mémoire, l'en laissent continuellement s'écouler, s'altèrent réellement chaque jour, s'appauvrissent et se rendent toujours dépendants du lendemain. Ce qu'ils ont fait il y a peu d'années ou peu de jours, que dis-je ! ce qu'ils ont fait la veille est perdu pour eux, comme s'il n'avait jamais existé. [15] XV. Cette négligence est un grand obstacle à la tranquillité de l'âme. Un plus grand encore, c'est qu'ils passent légèrement sur les événements agréables de leur vie pour s'arrêter à ceux dont le souvenir leur est pénible : ainsi l'on voit les mouches glisser sur les endroits les plus polis d'un miroir, et s'arrêter sur les parties rêches et raboteuses. On dit qu'il y a dans la ville d'Olynthe un lieu mortel aux scarabées : dès qu'une fois ils y sont entrés, ils ne peuvent plus en sortir; emportés par un mouvement rapide, ils tournent malgré eux, et périssent en peu de temps. Il en est de même des hommes dont je parle : une fois tombés dans le souvenir de leurs malheurs passés, ils s'obstinent à y fixer leur esprit, sans se donner le temps de respirer. Ne vaudrait-il pas mieux faire dominer dans notre âme, comme on fait dans les tableaux , les couleurs agréables et brillantes, et cacher les teintes tristes et sombres, puisqu'il n'est pas en notre pouvoir de les effacer entièrement? L'harmonie du monde, comme les cordes d'une lyre ou d'un arc, est composée de dissonances; et, dans la vie humaine, rien n'est pur et sans mélange. Il y a dans la musique des tons graves et des tons aigus, et, dans la grammaire, des voyelles et des consonnes : n'employer qu'une espèce de tons ou de lettres, ce ne serait pas être musicien ou grammairien. Il faut savoir faire usage des uns et des autres, et les combiner avec art. Les choses humaines sont pleines de vicissitudes et de contrariétés. Dans le monde, selon Euripide, "Le mal et le bien ne sont point séparés : Ils se mêlent ensemble ; et c'est là l'harmonie". Loin donc de perdre courage et de nous laisser abattre par les disgràces, sachons, à l'exemple des musiciens, couvrir les tons discordants par des consonnances agréables, et, en entremêlant le bien avec le mal, en former un ensemble d'où résulte dans notre vie une harmonie parfaite. Ménandre se trompe quand il dit : "Tout homme a près de lui, Dès l'instant de sa naissance , un bon Génie Qui le guide dans la vie". Pour moi, je suis du sentiment d'Empédocle, qui assure que l'homme, dès sa naissance, est soumis à l'empire de deux Génies et de deux destins : "Là étaient Chthonia, et Héliopée aux yeux perçants, Et la Discorde sanglante, et l'Harmonie au doux visage, Et la Beauté, et la Laideur, et Thoosa, et Dénéa, Et la Franchise aimable, et le Mensonge aux fruits empoisonnés". [16] XVI. Ces différents Génies désignent les différentes passions de l'âme dont les hommes apportent le germe en naissant, et qui mettent dans notre vie tant d'inégalité. Le sage désire les plus heureuses ; mais il s'attend à celles qui ne le sont pas, et il use des unes et des autres en évitant l'excès. Épicure disait que celui qui fait le moins de voeux pour le lendemain y arrive le plus agréablement; on peut dire la même chose des richesses, de la gloire, des dignités et de la puissance : on ne les possède jamais avec plus de plaisir que lorsqu'on craint moins d'en être privé. Un désir trop vif de les avoir produit en nous une crainte aussi vive de les perdre, et met dans leur jouissance une incertitude et une agitation semblables à celle de la flamme poussée par le vent. Mais lorsque, fortifié par la raison, on peut dire avec assurance : "C'est un plaisir pour moi de le recevoir, mais j'ai peu de chagrin si on me l'enlève", cette fermeté d'âme, qui ne voit dans un revers qu'un événement ordinaire, nous laisse jouir des biens présents avec la plus douce satisfaction. Anaxagore dit, en apprenant la mort de son fils : «Je savais qu'il était mortel.» Disposition que nous pouvons, non pas seulement admirer, mais imiter dans tous les événements fâcheux qui nous arrivent. Je savais que mes richesses étaient fragiles et périssables ; que ceux qui m'avaient élevé à cette dignité, m'en pouvaient faire descendre ; que ma femme était honnête, mais pourtant femme ; que mon ami était homme, c'est-à-dire, suivant Platon, un être d'un naturel bien changeant. Un coeur ainsi préparé, lorsqu'il éprouve des revers fâcheux, mais qu'il avait prévus, ne dit pas: Je ne l'eusse jamais cru; j'espérais que la chose tournerait autrement; je n'y avais pas compté : paroles dictées par l'émotion et les mouvements convulsifs d'un coeur troublé, et que la préparation de l'âme à tous les événements pourra seule prévenir. Carnéade disait que, dans les affaires importantes, la douleur et le découragement qu'on éprouve viennent toujours de la surprise que causent les accidents imprévus. Le royaume de Macédoine était bien peu de chose en comparaison de l'empire romain. Cependant Persée, dépouillé de ses États, déplorait son sort et passait pour le plus malheureux des hommes. Au contraire, Paul-Émile, vainqueur de Persée, après avoir mis entre les mains de son successeur un pouvoir qui s'étendait sur la terre et sur la mer, couronné de fleurs, sacrifiait aux dieux, et était regardé comme un des plus heureux mortels : c'est qu'il n'avait reçu le commandement qu'a la charge de le céder à un autre, tandis que Persée ne s'était pas attendu à perdre son royaume. Nous voyons dans Homère cet effet naturel d'un accident imprévu. Ulysse pleure la mort de son chien, sur laquelle il n'avait pas compté ; mais, assis auprès de Pénélope en larmes, il ne laisse voir rien de semblable, parce qu'il était préparé à l'attendrissement de son épouse, et que depuis longtemps sa raison s'était prémunie contre les surprises de la sensibilité. [17] XVII. En général, entre les accidents qui nous arrivent, les uns sont fâcheux par leur nature même; les autres, et c'est le plus grand nombre, par l'idée que nous avons l'habitude d'y attacher. Dans ces derniers, il faut avoir toujours présent à l'esprit le vers de Ménandre : "Tu n'as rien éprouvé de fâcheux, à moins que tu ne te le figures". Que nous importe, en effet, si nous ne souffrons aucun mal ni dans notre corps ni dans notre âme? De ce genre sont l'obscurité de la naissance, l'infidélité d'une femme, l'impuissance de parvenir à un honneur ou à une dignité à laquelle on aspirait : toutes privations qui n'empêchent pas l'homme d'être parfaitement sain de corps et d'esprit. Aux accidents fâcheux par eux-mêmes, tels que les maladies, les douleurs, la perte de nos amis ou de nos enfants, opposons ce mot d'Euripide : "Hélas! Pourquoi hélas? le malheur était dans la condition humaine". Rien n'est plus propre à réprimer l'emportement des passions que le souvenir de cette nécessité naturelle et commune à tous les hommes, suite de notre union avec un corps mortel : c'est le seul endroit par où nous donnions prise à la fortune ; ce qu'il y a de plus grand en nous est au-dessus de ses coups. Démétrius, après la prise de Mégare, demandait au philosophe Stilpon si on ne lui avait rien pillé : "Je n'ai vu personne, répondit Stilpon, rien emporter qui fût à moi." Quand la fortune nous aurait ravi tout le reste, nous aurions toujours en nous-mêmes quelque chose "Que les Grecs ne pourraient ni piller ni ravir". Pourquoi donc nous rabaisser et déprimer notre condition, comme si elle n'avait rien de stable et de solide, rien qui fût supérieur au pouvoir de la fortune? Ce n'est que par la partie de nous-mêmes la plus frêle et la plus caduque qu'elle peut avoir prise sur nous. Nous restons toujours les maîtres de la meilleure, de celle où résident nos plus grands avantages, les opinions saines, les sciences utiles et toutes les connaissances qui mènent à la vertu, biens précieux dont la substance est incorruptible, et qui ne peuvent jamais nous être enlevés. Avec cela, de quel oeil assuré ne pouvons-nous pas fixer l'avenir? avec quelle confiance ne devons-nous pas dire à la fortune ce que Socrate, en paraissant ne parler qu'à ses accusateurs, adressait en effet à ses juges : "Anytus et Mélitus peuvent me faire périr, mais ils ne sauraient me nuire!" La fortune peut bien nous rendre malades, nous enlever nos richesses, nous faire tomber dans la disgrâce du peuple ou du prince; mais d'un homme bon, courageux et magnanime, elle ne saurait faire un coeur bas, lâche, vil et jaloux. Peut-elle lui ôter cette sagesse dont la présence continuelle est plus nécessaire au milieu des flots de cette vie que celle du pilote dans une mer agitée? En effet, il n'est pas au pouvoir du pilote de calmer les flots irrités, d'apaiser la fureur des vents, de gagner la terre quand le danger est pressant, et d'y attendre l'événement avec une entière tranquillité; seulement, tant qu'il ne s'abandonne pas au désespoir, il fuit à travers les ondes, faisant usage de tout son art, et repliant la voile enflée par le vent, afin de relever son mât au-dessus de la mer ténébreuse. Il s'arrête enfin tout tremblant, partagé entre la crainte et l'espérance. Mais la sagesse fait plus : elle entretient le calme dans les organes mêmes du corps, et prévient souvent, par la tempérance, par des exercices et des travaux modérés, les causes des maladies. Si une violence étrangère la menace, alors elle s'empresse de retirer ses antennes, comme dit Asclépiade, et elle échappe facilement à l'écueil. Survient-il une tempête imprévue qui annonce un naufrage inévitable, le port n'est pas éloigné. On peut abandonner son corps comme on abandonne une chaloupe qui fait eau. [18] XVIII. C'est moins le désir de la vie que la crainte de la mort qui rend l'homme faible si dépendant de son corps, et l'y attache aussi fortement qu'Ulysse l'était au figuier sauvage qui le tenait au-dessus de Charybde, ce gouffre "Où le vent ne permet ni de s'arrêter ni de passer". La vie déplaît, et l'on craint de la quitter. Celui donc qui connaît la nature de son âme, qui sait que la mort n'est pour lui qu'un passage à une condition meilleure, ou du moins aussi bonne, trouve dans ce mépris de la mort un des plus sûrs moyens d'avoir l'âme tranquille. Quand la vertu, quand la portion la plus noble de nous-mêmes domine sur la fortune, le sage vit content de sa condition ; mais, si des passions étrangères à sa nature viennent l'assaillir et prennent le dessus, il s'en dégage sans crainte, en disant : "La divinité elle-même, quand je voudrai, m'affranchira". Un tel homme trouvera-t-il rien qui l'inquiète et qui le trouble? Quand il peut dire avec confiance : «Fortune, je t'ai prévenue ; toutes les avenues de mon coeur te sont fermées ;» alors ce n'est pas sur des barrières placées autour de lui, sur des verrous ni des clefs qu'il compte, mais sur les principes d'une saine raison, dont il est toujours en notre pouvoir de faire usage. Gardons-nous, par une lâche défiance, d'en envisager la pratique comme impossible: estimons-les plutôt, admirons-les; et, pleins d'enthousiasme pour ces grandes vérités, faisons l'essai de nos forces sur des objets moins considérables, pour parvenir ensuite aux plus importants; et qu'une crainte pusillanime ne nous fasse pas abandonner ou négliger le soin de cultiver notre âme. Peut-être n'y trouverons-nous pas autant de difficultés que nous l'avions cru d'abord. Une âme délicate, qui se détourne des objets pénibles pour ne s'arrêter que sur ce qui est doux et facile, en contracte une langueur et une mollesse qui la font bientôt succomber. Au contraire, celle qui s'habitue à la pensée des maladies, des douleurs et de l'exil; qui, sous l'empire de la raison, se prépare à les supporter courageusement, reconnaît bientôt le vide et la fausseté des opinions que les hommes se forment sur les événements qu'ils regardent comme fâcheux et terribles. La raison elle-même en convaincra facilement ceux qui les voudront examiner chacun en particulier. [19] XIX. Mais la plupart des hommes ne pensent qu'avec frayeur à ce mot de Ménandre : "Nul vivant ne peut dire : Je n'éprouverai point ce mal". Ils ignorent combien on est fortifié contre la douleur lorsqu'on peut envisager d'un oeil fixe la fortune, ne pas repaître son imagination de pensées molles et efféminées, ni se bercer d'espérances flatteuses, que la plus légère adversité déconcerte et fait évanouir. Il est vrai, dirons-nous à Ménandre, que nul homme, tant qu'il vit, ne saurait répondre qu'il n'éprouvera pas tel ou tel accident. Mais ne peut-il pas dire : Tant que je vivrai, je ne mentirai pas ; je ne commettrai ni injustice, ni fraude, ni violence? Cet engagement, qu'il est toujours en notre pouvoir de remplir, est un sûr moyen pour parvenir à la tranquillité de l'âme. Mais, quand la conscience nous reproche quelque mauvaise action, le remords, tel qu'un ulcère rongeur, laisse dans l'âme un souvenir cruel qui la déchire sans cesse. La réflexion, qui dissipe les autres sujets de peine, produit le repentir, dont l'amertume excite une honte pénible, qui nous fait trouver en nous-mêmes notre supplice. Le froid et le chaud que nous éprouvons en hiver et en été nous font bien moins souffrir que le frisson et la chaleur de la fièvre : de même les peines que nous causent les revers de fortune sont moins sensibles, parce qu'elles viennent du dehors ; mais, quand on peut se dire : "Je n'ai de reproche à faire à personne qu'à moi-même", alors, au regret intérieur du mal qu'on a fait, se joint le sentiment plus pénible encore de la honte qui le suit. Ce n'est donc point à des palais magnifiques, à des monceaux d'or et d'argent, à une naissance illustre, à des dignités brillantes, à la force de l'éloquence, aux grâces du langage, qu'on doit le calme et la tranquillité de la vie; c'est bien plutôt à la disposition d'une âme pure, qui ne s'est jamais souillée par des actions ou des pensées mauvaises, et dont les affections, source naturelle de nos moeurs, sont exemptes de toute corruption : c'est de cette source que découlent les actions honnêtes et vertueuses; c'est elle qui leur donne cette énergie puissante qui tient de l'enthousiasme, cette gaieté, cette noble élévation, enfin ce souvenir plus délicieux encore et plus durable que l'espérance, la nourrice des vieillards, comme s'exprime Pindare. Des vases où l'on a mis des parfums, dit Carnéade, en conservent l'odeur longtemps après que les parfums sont retirés. Il en est de même des actions vertueuses : elles laissent dans l'âme du sage un souvenir agréable et toujours nouveau, qui, comme une douce rosée, humecte et nourrit sa joie et lui fait mépriser ces lugubres calomniateurs de notre vie, qui la représentent comme un séjour de misères, comme un lieu d'exil où sont reléguées nos âmes. [20] XX. J'admire le mot de Diogène à un étranger qui, se trouvant à Lacédémone, se préparait pour un jour de fête avec un soin extraordinaire. «Hé quoi! tous les jours ne sont-ils pas pour l'homme de bien des jours de fête?» Oui, sans doute, et même des plus solennels, si nous savons le bien prendre. Ce monde est le temple le plus saint et le plus digne de la majesté de Dieu. L'homme y est introduit à sa naissance, pour y contempler, non des statues immobiles, ouvrages de la main des hommes, mais celles que l'intelligence divine a créées, et qui, selon la pensée de Platon, sont les images sensibles des substances invisibles, et ont en elles-mêmes le principe de leur mouvement et de leur vie : je veux dire le soleil, la lune, les étoiles, les rivières, dont les eaux se renouvellent sans cesse, et la terre, qui fournit aux animaux et aux plantes une abondante nourriture. La contemplation de ces grands objets est pour nous l'initiation la plus parfaite aux mystères, et doit répandre sur notre vie un calme et une joie inaltérables. N'imitons pas cette multitude grossière qui, pour se réjouir, attend les fêtes de Saturne, de Bacchus et de Minerve, ou d'autres jours semblables, et qui paye des baladins et des farceurs pour rire à prix d'argent. Cependant nous assistons à ces fêtes avec recueillement et modestie: on ne voit personne pleurer dans l'initiation aux mystères, ni s'affliger aux jeux pythiens, ni jeûner pendant les Saturnales; et les mystères augustes, auxquels Dieu daigne nous initier, les fêtes qu'il dirige lui-même, on les déshonore par des pleurs, des gémissements et des plaintes éternelles. On écoute avec plaisir les sons agréables des instruments de musique et les chants harmonieux des oiseaux; on aime à voir des animaux pleins de gaieté qui sautent et qui bondissent : au contraire, les cris et les rugissements des animaux féroces nous inspirent de l'horreur. Mais, quand nous voyons notre propre vie livrée à une sombre tristesse qui la consume, sans cesse déchirée par des passions funestes, par des soins et des sollicitudes qui n'ont point de bornes, nous ne voulons ni chercher en nous-mêmes un soulagement à nos peines, ni recevoir les consolations que d'autres nous présentent. Si nous savions en faire usage, elles nous feraient jouir du présent d'une manière irréprochable; elles nous rappelleraient avec joie le souvenir du passé, et nous conduiraient à l'avenir avec cette douce espérance que ne nous enlèveraient jamais la crainte et les soupçons.