[0] HIÉRON ou sur le TYRAN. [1] CHAPITRE PREMIER. Un jour le poète Simonide rendit visite au tyran Hiéron. Comme ils étaient tous les deux de loisir, Simonide lui dit : « Voudrais-tu bien, Hiéron, m’apprendre une chose que tu sais naturellement mieux que moi ? — Et quelle est la chose, demanda Hiéron, que je puis savoir mieux qu’un savant comme toi ? — Je sais, reprit Simonide, que tu as été simple particulier et que maintenant tu es un tyran. Il est donc naturel qu’ayant passé par les deux conditions, tu saches mieux que moi en quoi diffèrent la vie du tyran et celle du simple particulier sous le rapport des joies et des chagrins qui sont le lot de l’humanité. — Mais pourquoi, dit Hiéron, puisque tu es encore à présent un simple particulier, ne me rappellerais-tu pas toi-même ce qui se passe dans la vie privée ? Je crois qu’après cela je serais mieux à même de te montrer les différences des deux conditions. » Simonide reprit donc la parole : « En ce qui regarde les particuliers, Hiéron, je puis dire que j’ai remarqué qu’ils reçoivent du plaisir ou de la douleur des objets visibles par les yeux, des sons par les oreilles, des odeurs par le nez, du boire et du manger par la bouche, de l’amour par où nous savons tous. Quant au froid, au chaud, aux objets durs ou mous, légers ou lourds, c’est par le corps entier, ce me semble, que nous en jugeons et en recevons des impressions agréables ou pénibles. Pour les biens et les maux, c’est tantôt, je crois, par l’âme seule que nous en ressentons du plaisir ou de la peine, tantôt par l’âme et le corps ensemble. Il me paraît que le sommeil aussi nous procure des sensations agréables, mais comment, par quoi et quand, j’avoue que sur ces questions je suis plutôt ignorant. Peut-être ne faut-il pas s’en étonner, si nos sensations sont dans la veille plus distinctes que dans le sommeil. — Pour ma part, répondit Hiéron, en dehors des sensations que tu viens de dire, Simonide, je ne saurais dire quelle autre le tyran peut éprouver, en sorte que jusqu’à présent je ne vois pas que la vie d’un tyran diffère en quoi que ce soit de la vie d’un particulier. — Elle en diffère en ceci, reprit Simonide, que le tyran reçoit par chacun de ces sens des plaisirs infiniment plus grands et des peines beaucoup moins grandes. — Il n’en est pas ainsi, Simonide, répliqua Hiéron ; sache bien que les tyrans ont beaucoup moins de plaisirs que les particuliers qui vivent dans la médiocrité, et qu’ils ont des peines plus nombreuses et plus grandes. — Ce que tu dis est incroyable, repartit Simonide. S’il en était ainsi, pourquoi la tyrannie serait-elle convoitée par tant de gens, et des gens qui passent pour être très capables ? Pourquoi les tyrans seraient-ils enviés de tout le monde ? — C’est que, par Zeus, dit Hiéron, on examine la question, sans avoir passé par l’une et l’autre condition. Je vais essayer de te prouver que je dis la vérité. Je commence par la vue, puisque c’est par là, si je me souviens bien, que tu as commencé toi-même. Tout d’abord, à propos des objets qui frappent les yeux, je trouve, en y réfléchissant, que les tyrans sont les plus mal partagés. Chaque pays a ses raretés qui méritent d’être vues. Pour les voir, les particuliers se rendent dans telles villes qu’ils veulent, et dans les fêtes publiques où ils croient trouver réunies les choses les plus curieuses à voir. Or les tyrans ne se soucient guère de ces fêtes ; car il ne serait pas sûr pour eux d’aller où ils ne seraient pas plus forts que la foule, et leurs affaires ne sont pas chez eux assez solides pour qu’ils puissent les confier à d’autres et s’en aller en voyage. Ils auraient à craindre de perdre leur pouvoir et d’être dans l’impossibilité de se venger de ceux qui les auraient dépouillés. Tu me diras peut-être que ces sortes de plaisirs viennent à eux sans qu’ils aient à quitter leur résidence. Oui, par Zeus, Simonide ; mais il leur en vient fort peu, et ces plaisirs tels quels, on les fait payer si cher aux tyrans que ceux qui leur font voir la moindre curiosité prétendent, en les quittant, recevoir d’eux en peu de temps beaucoup plus qu’ils ne reçoivent du reste des hommes dans tout le cours de leur vie. » Simonide répondit : « Mais si vous êtes mal partagés pour la vue, vous avez certainement l’avantage du côté de l’ouïe, puisque la musique la plus douce, la louange, ne vous manque jamais : tous ceux qui vous entourent louent tout ce que vous dites, tout ce que vous faites. Quant au bruit le plus pénible à entendre, l’injure, il ne frappe jamais vos oreilles ; car personne ne se risque à blâmer un tyran en sa présence. — Comment peux-tu penser, repartit Hiéron, qu’un tyran se réjouisse de n’entendre dire aucun mal de lui, quand on sait pertinemment que ces gens silencieux ne nourrissent contre lui que de mauvais desseins ; et quel plaisir crois-tu qu’il prenne à s’entendre louer, quand il soupçonne que ces louanges sont dictées par la flatterie ? — Je suis, par Zeus, répondit Simonide, absolument de ton avis : les louanges les plus agréables sont celles des hommes les plus libres ; mais il y a, sais-tu, quelque chose que tu ne persuaderas à personne, c’est que vous ne trouviez pas plus de jouissances que les autres dans les plaisirs de la table. — Je sais, Simonide, répliqua Hiéron, que la plupart des gens se figurent que nous avons plus de plaisir à boire et à manger que les particuliers, parce qu’ils pensent qu’ils auraient plus d’agrément à manger les mets de notre table que ceux qu’on leur sert ; car c’est ce qui sort de l’ordinaire qui procure du plaisir. C’est pour cela même que tout le monde attend avec joie les jours de fête, excepté les tyrans : leur table, toujours servie avec abondance, ne leur offre aucun extra les jours de fête. Ainsi, et tout d’abord, pour cette douceur de l’attente, ils sont au-dessous des particuliers. Ensuite, ajouta-t-il, je n’ai pas à t’apprendre, tu le sais par expérience, que, plus le superflu abonde en un repas, plus la satiété vient vite, en sorte que, pour la durée du plaisir aussi, celui dont la table est servie à profusion est moins bien partagé que celui qui suit un régime modéré. — Mais, par Zeus, poursuivit Simonide, tout le temps que l’appétit dure, ceux qui ont des tables somptueusement servies ont bien plus de plaisir que ceux qui n’ont qu’une table frugale. — Ne crois-tu pas, Simonide, répondit Hiéron, que plus on prend de plaisir à une chose, plus elle a d’attirance ? — Si, répliqua-t-il. — Or remarques-tu que les tyrans s’approchent de leur table avec plus d’empressement que les particuliers de la leur ? — Non, par Zeus, répondit-il, non pas ; on pourrait souvent croire au contraire qu’ils y vont avec plus de dégoût. — Mais quoi ! reprit Hiéron, as-tu remarqué, à la table des tyrans, cette variété de mets apprêtés avec des sauces aigrelettes, piquantes, acerbes et autres du même genre ? — Oui, certes, répondit Simonide, et je les crois même fort contraires à la nature de l’homme. — Et ne penses-tu pas, continua Hiéron, que, si l’on fait de tels apprêts, c’est pour satisfaire un goût affaibli et corrompu par les délices ? car je sais bien, moi, et toi aussi sans doute, que, si l’on a bon appétit, on n’a besoin d’aucun de ces artifices. — Pour les essences précieuses dont vous vous parfumez, je crois, continua Simonide, que ceux qui vous approchent en jouissent plus que vous-mêmes, de même que ceux qui ont mangé des aliments qui gâtent l’haleine ne s’en aperçoivent pas, mais bien ceux qui les approchent. — C’est bien cela, dit Hiéron, et nous pouvons ajouter que celui qui a toujours devant lui des mets de toute espèce ne touche à aucun avec appétit ; c’est celui qui ne mange que rarement d’un plat qui s’en donne à coeur joie, quand on le lui présente. — Il se pourrait, dit Simonide, que les plaisirs de l’amour fussent la seule cause pour laquelle vous aspirez à la tyrannie ; car, une fois devenus tyrans, vous pouvez choisir, pour en jouir, ce qu’il y a de plus beau. — C’est justement en cela, dit Hiéron, je puis te l’affirmer, que les particuliers ont l’avantage sur nous. S’agit-il de mariage, c’est celui que l’on contracte dans une famille plus riche et plus puissante que soi qui paraît être le plus beau et procurer au marié de l’honneur et du plaisir. Après cela, c’est le mariage entre égaux ; le mariage avec des inférieurs est considéré comme tout à fait dégradant et désavantageux. Or le tyran, à moins d’épouser une étrangère, doit se marier au-dessous de lui, et il n’y a guère là de quoi le satisfaire. Les soins qu’on reçoit des femmes les plus fières sont de beaucoup ceux qui causent le plus de joie ; ceux qui viennent d’une esclave nous laissent insensibles, et, si elle y manque, excitent en nous de violents dépits et déplaisirs. S’agit-il des plaisirs que donnent les mignons, le tyran y trouve encore bien moins son compte que dans ses rapports avec les femmes. Nous savons tous que les plaisirs que l’amour assaisonne l’emportent de beaucoup sur les autres. Mais l’amour ne se résout guère à loger chez le tyran. Ce n’est pas le désir des jouissances toutes prêtes, mais des jouissances qu’on espère, qui ravit le coeur ; et, comme on ne prendrait aucun plaisir à boire, si l’on n’avait pas soif, de même celui qui ignore l’amour ignore les plaisirs les plus doux. » Ainsi parla Hiéron. Simonide se mit à rire et reprit : « Que dis-tu, Hiéron ? Tu prétends que l’amour des garçons n’a point de place dans l’âme d’un tyran ? D’où vient donc que tu aimes Daïloque, surnommé le beau garçon ? — Par Zeus, Simonide, répondit-il, ce que je désire le plus, ce n’est pas la faveur toute prête que je crois pouvoir obtenir de lui, mais celle que la condition du tyran lui interdit presque d’obtenir. J’aime en effet Daïloque pour certaines choses que la nature sans doute pousse l’homme à demander à ceux qui sont beaux, mais ces choses que je désire, c’est de son amitié et de son plein gré que je désire vivement les obtenir ; mais de les lui ravir de force, je ne m’en sens pas plus le désir que de me faire du mal à moi-même. Prendre quelque chose à l’ennemi malgré lui, c’est, à mon sens, le plus grand des plaisirs. Pour les faveurs des jeunes garçons, les plus douces, à mon avis, sont celles qu’ils accordent volontairement. Quel plaisir, par exemple, d’échanger des regards avec un ami qui vous paye de retour ! quel charme dans ses questions ! quel charme dans ses réponses ! même les querelles et les brouilles sont pleines de douceurs et d’attraits. Mais jouir d’un mignon malgré lui, c’est pour moi de la piraterie plutôt que de l’amour. Le pirate au moins trouve du plaisir dans le gain qu’il obtient, dans le dommage qu’il cause à l’ennemi ; mais se plaire à tourmenter celui qu’on aime, se faire haïr en l’aimant, le dégoûter par ses attouchements, n’est-ce pas une chose cruelle et pitoyable ? Pour le particulier, il a tout de suite la preuve, quand l’objet aimé a pour lui quelque complaisance, que c’est à l’amour qu’il la doit, parce qu’il sait que rien ne contraint le bien aimé à lui céder ; mais le tyran n’a jamais le droit de se croire aimé. Nous savons en effet que ceux qui se prêtent à nos désirs, parce qu’ils nous craignent, contrefont le plus qu’ils peuvent les complaisances de l’amour. Cependant, personne ne tend plus de pièges aux tyrans que ceux qui feignent de les aimer le plus sincèrement. » [2] CHAPITRE II. A ce discours Simonide répondit : « Vraiment tout ce que tu viens de dire a bien peu d’importance à mes yeux. Je vois en effet, poursuivit-il, bien des gens estimés se restreindre volontairement sur le manger, le boire, la bonne chère et même s’abstenir des plaisirs de l’amour. Mais voici en quoi vous l’emportez de beaucoup sur les particuliers, c’est que vous formez de grands projets et que vous les exécutez rapidement, que vous avez quantité d’objets de luxe, que vous possédez des chevaux de qualité supérieure, des armes d’une beauté sans égale, des joyaux uniques pour vos femmes, de magnifiques palais décorés des meubles les plus précieux, que vous avez en outre une foule de serviteurs distingués par leurs talents, et que vous êtes, plus que personne, en état de faire du mal à vos ennemis et du bien à vos amis. » Hiéron lui répondit : « Que la tyrannie, Simonide, en impose au vulgaire, je ne m’en étonne pas ; car c’est surtout par les yeux que la foule me paraît juger du bonheur ou du malheur des gens. Or la tyrannie déploie pour les étaler à tous les yeux les biens que l’on croit d’un grand prix ; mais les tyrans renferment les peines au fond de leur âme, où résident en effet le bonheur et le malheur des hommes. Que ce soit là un mystère pour la multitude, je l’ai déjà dit, je ne m’en étonne pas ; mais que vous l’ignoriez, vous qui passez pour mieux voir la plupart des choses avec votre esprit qu’avec vos yeux, cela me paraît surprenant. Pour moi, je sais pertinemment par expérience et je t’assure, Simonide, que ce sont les tyrans qui ont la plus petite part aux plus grands biens, et la plus large aux plus grands maux. Si la paix, par exemple, paraît être un grand bienfait pour les hommes, ce sont les tyrans qui en jouissent le moins ; et si la guerre est un grand mal, c’est à eux qu’en revient la plus grande part. Tout d’abord, les particuliers, à moins que l’État ne soutienne une guerre où ils sont tous obligés de prendre part, peuvent aller où ils veulent, sans avoir à craindre d’être tués, tandis que les tyrans sont tous et partout en pays ennemi. Aussi croient-ils nécessaire d’être constamment armés et de mener partout avec eux des gardes du corps. Ensuite les particuliers vont-ils en guerre dans un pays ennemi, ils ne sont pas plus tôt de retour chez eux qu’ils se croient en sûreté, au lieu que les tyrans, quand ils rentrent dans leur ville, savent que c’est alors qu’ils sont environnés de plus d’ennemis. La ville est-elle attaquée par un ennemi supérieur, les citoyens inférieurs en nombre peuvent bien se sentir en danger hors des remparts, mais, quand ils sont rentrés dans leurs fortifications, ils se croient tous en sûreté ; le tyran, au contraire, a beau franchir les portes de son palais, il n’est pas à l’abri du danger ; c’est là justement qu’il croit avoir le plus besoin de se tenir sur ses gardes. Ensuite, à la faveur d’une trêve ou de la paix, la guerre cesse pour les particuliers ; mais le tyran n’est jamais en paix avec ceux qui vivent sous sa domination, et il ne peut compter sur aucune trêve pour lui assurer la tranquillité. Il y a les guerres que les États se font entre eux, il y a celles que les tyrans font contre les peuples qu’ils oppriment. Or les malheurs qu’entraînent celles de ces guerres qui se font entre les États atteignent également les tyrans. Les uns comme les autres sont forcés d’être en armes, de se garder, d’affronter le danger, et s’ils éprouvent quelque revers, ils en sont pareillement affligés ; jusque-là les guerres ont les mêmes effets sur les uns et les autres. Mais les joies qu’ont les États en guerre contre d’autres États, sont refusées aux tyrans. Quand un État a remporté la victoire sur ses adversaires, il est difficile d’exprimer la joie que les vainqueurs éprouvent à mettre en déroute leurs ennemis, celle qu’ils éprouvent à les poursuivre, celle qu’ils éprouvent à les tuer. Comme ils sont fiers de leur prouesse ! quelle gloire éclatante ils en retirent ! comme ils sont heureux à la pensée qu’ils ont agrandi leur patrie ! Chacun prétend avoir eu part à la délibération et avoir tué le plus d’ennemis. Il est difficile d’en trouver qui ne surfassent pas leurs exploits ; ils se vantent d’avoir tué plus d’ennemis qu’il n’y en a réellement de morts, tant la grande victoire leur semble belle ! Mais quand le tyran a conçu des soupçons, qu’il a découvert que l’on conspire réellement contre lui et qu’il a mis à mort les conspirateurs, il sait qu’il n’agrandira pas la cité, il sait qu’il diminuera le nombre de ses sujets ; aussi ne peut-il être joyeux, ni se glorifier de son ouvrage ; il l’atténue au contraire autant qu’il peut, et, tout en agissant, il se défend d’avoir fait une action injuste, tant il est vrai que lui-même ne trouve rien d’honorable dans sa conduite ! Et quand il a fait mettre à mort ceux qu’il craignait, loin d’être plus tranquille, il devient plus défiant encore qu’auparavant. Telle est la guerre que le tyran soutient pendant toute sa vie, comme mon exemple le fait voir. » [3] CHAPITRE III « Considère à présent l’amitié et vois celle que les tyrans ont en partage. Mais d’abord l’amitié est-elle un grand bien pour les hommes ? C’est ce qu’il faut examiner. Quand un homme est aimé, ses amis sont charmés de sa présence, charmés de lui faire du bien ; absent, ils le regrettent ; est-il de retour, ils l’accueillent avec allégresse, ils se réjouissent ensemble de son bonheur et lui viennent tous en aide, s’ils le voient en butte à quelque infortune. Les États eux-mêmes n’ignorent pas que, de tous les biens, l’amitié est le plus grand et le plus doux pour l’homme. En tout cas, il est admis dans beaucoup de cités que seuls les adultères peuvent être tués impunément, et la raison en est évidente, c’est qu’on pense qu’ils détruisent l’affection des femmes pour leur mari. Qu’une femme ait été prise accidentellement par un autre homme, son mari ne l’estimera pas moins pour cela, si sa tendresse lui paraît n’avoir reçu aucune atteinte. Pour moi, je regarde comme un si grand bonheur d’être aimé que je crois que les biens viennent réellement d’eux-mêmes à l’homme aimé, et de chez les dieux et de chez les hommes. Mais ce bien si précieux, personne n’en jouit moins que les tyrans. Si tu veux, Simonide, te convaincre que je dis vrai, considère les choses de ce point de vue. «Les amitiés qui semblent les plus stables sont, n’est-ce pas ? celles des parents pour leurs enfants, des enfants pour leurs parents, des frères pour leurs frères, des femmes pour leurs maris, et des camarades pour leurs camarades. Si tu veux bien y réfléchir, tu trouveras ces amitiés très fortes chez les particuliers, tandis que parmi les tyrans tu trouveras beaucoup de pères qui ont tué leurs enfants, beaucoup qui ont été tués par eux, beaucoup de frères qui se sont entre-tués pour un trône, beaucoup de tyrans qui ont été égorgés par leur femme ou par des camarades dont ils se croyaient tendrement aimés. Si donc ceux que la nature dispose et que la loi contraint à nourrir pour les tyrans la plus grande affection ont pour eux une telle haine, quelle apparence y a-t-il que d’autres les chérissent ? » [4] CHAPITRE IV. « Parlons de la confiance. Si l’on en manque presque entièrement, on est infailliblement privé d’un grand bien. Quel charme peut-on trouver dans la société, si l’on n’y est pas en confiance ? quelle douceur dans l’union de l’homme et de la femme, s’ils se défient l’un de l’autre ? Comment le serviteur pourrait-il plaire, s’il n’inspirait pas confiance ? Or, à l’égard de la confiance, le tyran est le plus mal partagé de tous. Toute sa vie, il suspecte ce qu’il mange et ce qu’il boit, et, avant même d’en offrir les prémices aux dieux, il le fait goûter à ses serviteurs, parce qu’il se méfie et qu’il a peur d’avaler du poison dans ses plats ou dans sa coupe. « Un des biens les plus précieux pour les hommes, c’est la patrie. Les membres d’une même patrie se gardent les uns les autres, sans solde, contre les esclaves ; ils se gardent de même contre les malfaiteurs, afin que nul d’entre eux ne meure de mort violente. Et l’on a poussé si loin la précaution qu’en plusieurs pays la loi ordonne de réputer impur tout homme qui converse avec un meurtrier ; la conséquence est que, grâce à sa patrie, chaque citoyen vit en sûreté. Pour les tyrans, c’est la situation renversée. Au lieu de les venger, les États défèrent de grands honneurs aux tyrannicides, et, au lieu de leur interdire les sacrifices, comme aux assassins des particuliers, les États font élever des statues dans les lieux sacrés aux auteurs de ces exploits. Et, si tu penses qu’un tyran, parce qu’il a plus de biens que les particuliers, en retire aussi plus de jouissances, tu es encore une fois dans l’erreur, Simonide. Les athlètes n’ont pas de plaisir à vaincre, quand ils se battent contre des gens qui n’entendent rien à la lutte ; mais, s’ils sont vaincus par leurs rivaux, ils en ont du dépit ; de même le tyran ne se réjouit pas de paraître plus riche que les hommes privés, mais il s’afflige de voir d’autres tyrans plus opulents que lui ; car il les regarde comme des rivaux en richesses. « Il n’est pas vrai non plus que les désirs du tyran soient plus vite satisfaits que ceux de l’homme privé. Ce qu’un particulier désire, c’est une maison, un champ, un serviteur ; ce que le tyran convoite, ce sont des villes, de vastes pays, des ports, de fortes citadelles, choses qu’on acquiert avec beaucoup plus de peine et de danger que ce que désire un homme privé. D’ailleurs tu verras moins de pauvres parmi les particuliers que parmi les tyrans ; car ce qui est beaucoup et ce qui est suffisant ne se détermine pas par le nombre des objets qu’on possède, mais par l’usage qu’on en fait, et, selon cette idée, beaucoup, c’est ce qui est au delà de ce qui suffit, et peu, ce qui est en deçà. Or un tyran, avec beaucoup plus, se trouve avoir pour les dépenses nécessaires beaucoup moins que le particulier. Celui-ci en effet peut restreindre à son gré ses dépenses quotidiennes ; le tyran ne le peut pas ; car les dépenses les plus considérables et les plus nécessaires sont employées à la sûreté de sa vie, et il semble qu’il n’en peut rien retrancher sans se perdre. Et puis ceux qui peuvent pourvoir à leurs besoins par des voies légitimes, pourquoi les regarder en pitié, comme des pauvres ? tandis que ceux que leur indigence contraint pour vivre à des trafics malhonnêtes et honteux, comment ne pas les considérer à juste titre comme des malheureux et des pauvres ? Or les tyrans sont forcés de commettre des vols sans nombre et de dépouiller injustement les temples des dieux et les hommes, parce qu’ils ont toujours de nouveaux besoins d’argent pour subvenir à des dépenses indispensables. Etant pour ainsi dire toujours en état de guerre, ils sont obligés d’entretenir une armée ou de périr. » [5] CHAPITRE V. «Je vais te dénoncer encore, Simonide, une autre misère, une misère pénible de la vie des tyrans. Ils connaissent aussi bien que les particuliers les hommes vaillants, habiles, justes ; mais au lieu de les admirer, ils en ont peur : les braves pourraient tenter un coup de main en faveur de la liberté, les habiles ourdir un complot ; quant aux justes, le peuple pourrait vouloir les prendre pour maîtres. Et lorsque, cédant à la peur, ils ont supprimé de tels hommes, que leur reste-t-il à employer, que des scélérats, des débauchés, des gens serviles ? Les scélérats ont leur confiance, parce qu’ils redoutent, comme les tyrans, que les États, redevenus libres, ne les réduisent au devoir, les débauchés, à cause de la licence actuelle dont ils jouissent, les gens serviles parce qu’ils ne demandent pas, eux non plus, à être libres. C’est donc encore, à mon avis, une cruelle misère de reconnaître qu’il y a des gens de mérite et de se voir obligé d’employer les autres. « En outre, il faut bien que le tyran aime sa cité, car, sans elle, il ne peut ni vivre, ni être heureux ; mais la tyrannie le contraint à ravaler les citoyens ; il ne prend pas plaisir à leur inspirer la vaillance ni à les bien armer ; il préfère élever des étrangers au-dessus des citoyens, et c’est à des étrangers qu’il confie la garde de sa personne. Même dans les bonnes années qui amènent l’abondance, il ne prend point de part à la joie publique. Plus ses sujets sont pauvres, plus il espère les trouver soumis. » [6] CHAPITRE VI. « Je veux, Simonide, poursuivit Hiéron, exposer aussi à tes yeux les plaisirs que je goûtais au temps où j’étais simple particulier, et dont je sens la privation depuis que je suis tyran. Je m’entretenais avec les camarades de mon âge, content d’eux comme ils l’étaient de moi ; je m’entretenais avec moi-même, quand je souhaitais la tranquillité ; je passais le temps à festoyer, souvent jusqu’à oublier tous les chagrins de la vie, souvent jusqu’à absorber mon esprit dans les chants, les festins et les choeurs, souvent jusqu’au moment où l’envie de dormir nous saisissait tous ensemble, mes camarades et moi. Maintenant j’ai perdu ceux qui se plaisaient avec moi, depuis que mes camarades, d’amis qu’ils étaient, sont devenus mes esclaves, et je suis privé du charme de leur commerce, parce que je ne vois en eux aucune bienveillance à mon égard ; je me garde de l’ivresse et du sommeil comme d’un piège. Or craindre la foule et craindre la solitude, redouter d’aller sans gardes et redouter ses gardes mêmes, ne pas vouloir autour de soi des gens sans armes et s’inquiéter de les voir armés, n’est-ce pas une terrible condition ? De plus, se fier à des étrangers plutôt qu’à ses concitoyens, à des barbares plutôt qu’à des Grecs, souhaiter de tenir les hommes libres dans l’esclavage et se voir contraint d’affranchir les esclaves, ne crois-tu pas que ce soient-là les marques d’une âme éperdue de crainte ? Et cette peur ne se borne point à tourmenter les âmes qu’elle habite, elle accompagne encore tous les plaisirs et les gâte. Si toi aussi, Simonide, tu as fait l’expérience de la guerre et si tu t’es jamais trouvé en face et tout prêt de la phalange ennemie, souviens-toi quels repas tu faisais en de pareils moments et de quel sommeil tu jouissais. Eh bien, les alarmes que tu éprouvais alors, telles, et plus terribles encore, sont celles que ressent le tyran ; car ce n’est pas seulement en face de lui, c’est de tous les côtés qu’il croit apercevoir des ennemis. » Après ce discours, Simonide prit la parole et dit : « Tu n’as que trop raison sur certains points, je te l’accorde. La guerre est en effet une chose redoutable. Cependant Hiéron, lorsque, nous particuliers, nous sommes en campagne, une fois les avant-postes établis, nous mangeons et dormons tranquillement. — Oui, par Zeus, Simonide, reprit Hiéron, car en avant de ces sentinelles, il y a d’autres sentinelles, les lois ; c’est pour cela que vos gardes craignant pour eux-mêmes ont peur à votre place. Mais le tyran n’a pour gardes que des salariés comme des aoûterons. Or la première qualité à exiger des gardes, c’est, je présume, la fidélité ; mais il est beaucoup plus difficile de trouver un seul garde fidèle que des centaines d’ouvriers pour n’importe quelle besogne, surtout parce que les gardes, qui ne servent que pour de l’argent, peuvent en recevoir en un moment beaucoup plus en tuant le tyran qu’ils n’en reçoivent de lui pour de longs services. « Quant à la faculté que tu nous enviais, d’être capables, plus que personne de faire du bien à nos amis et d’écraser nos ennemis, c’est encore une illusion. Comment croire que tu fais du bien à tes amis, quand tu sais que celui à qui tu donnes le plus est le plus empressé à fuir ta présence aussi vite que possible ; car quoi qu’on ait reçu du tyran, on ne le regarde pas comme sien, tant qu’on n’est pas hors de sa domination. En outre, comment peux-tu prétendre que le tyran est mieux à même que personne d’écraser ses ennemis, quand il sait qu’il a pour ennemis tous ses sujets et qu’il est impossible de les mettre à mort ou de les emprisonner tous ; car sur qui régnerait-il alors ? Mais, tout en reconnaissant leur hostilité, il doit en même temps se garder d’eux et les employer. J’ajoute, Simonide, qu’à l’égard de ceux des citoyens qu’il redoute, il souffre également de les voir vivre et de leur ôter la vie. Il en est d’eux comme d’un cheval généreux, mais qui vous fait peur d’un accident irréparable : on se résout difficilement à le tuer, à cause de ses qualités, on se résout difficilement à le garder et à le monter, de peur qu’il ne fasse un écart fatal dans un moment critique. On peut en dire autant de tous les autres objets qui sont à la fois dangereux et utiles : on souffre de les garder, on souffre de s’en défaire. » [7] CHAPITRE VII. Quand Simonide eut entendu ces paroles, il dit : « Il me semble, Hiéron, que l’honneur est quelque chose d’important, puisque le désir d’être honoré fait supporter tous les travaux et braver tous les dangers. Et vous-mêmes, il me semble, quoique la tyrannie comporte tous les ennuis que tu viens de dire, que vous ne vous en précipitez pas moins vers elle, afin qu’on vous honore, que tout le monde exécute sans mot dire toutes vos volontés, que tout le monde ait les yeux sur vous, qu’on se lève de son siège, qu’on vous cède le pas, que tous ceux qui paraissent successivement devant vous vous glorifient par leurs paroles et par leurs actions ; car tels sont les hommages que leurs sujets rendent aux tyrans et à tout autre qui est le héros du moment. Pour moi, Hiéron, je pense que ce qui fait la différence de l’homme aux autres animaux, c’est ce désir de l’honneur ; car pour le boire et le manger, le sommeil et l’amour, il me semble que ce sont des jouissances communes à tous les animaux indistinctement ; mais le désir d’être honoré n’existe ni dans les brutes ni dans tous les hommes. Ceux à qui la nature a donné l’amour de l’honneur et de la louange sont ceux qui diffèrent le plus des animaux ; et ils sont regardés, non plus comme de simples créatures humaines, mais comme des hommes. Ce n’est donc pas sans raison, à mon avis, que vous supportez tous ces inconvénients de la tyrannie, puisqu’on vous honore plus que les autres hommes. Aucun plaisir humain, ce me semble, ne nous rapproche plus de la divinité que la joie que procurent les honneurs. » A ce discours, Hiéron répondit : « Mais, Simonide, les honneurs des tyrans me semblent être du même genre que leurs plaisirs d’amour, tels que je te les ai dépeints. Nous avons reconnu que les complaisances d’amants insensibles n’ont point de charmes et que les faveurs arrachées par force ne donnent point de plaisir. On peut en dire autant des hommages dictés par la crainte : ce ne sont pas des honneurs. Comment en effet pourrions-nous prétendre que ceux qui se lèvent par force de leur siège le font pour honorer leurs oppresseurs, ou que ceux qui cèdent le pas à leurs supérieurs le font pour honorer l’injustice ? Le vulgaire fait des présents à ceux qu’il déteste, et cela dans le temps où il craint le plus d’en être maltraité ; mais ces hommages-là, je pense, doivent être regardés comme des actes serviles ; les honneurs me paraissent, à moi, dériver d’une source différente. Quand les hommes jugent qu’un homme est capable de leur rendre service et qu’ils espèrent jouir de ses bienfaits, lorsque, en conséquence, ils ont toujours son nom à la bouche pour le louer, qu’ils le regardent chacun comme son bienfaiteur, qu’ils lui cèdent le pas volontairement et se lèvent devant lui par affection, et non par crainte, qu’ils le couronnent pour sa vertu patriotique et sa bienfaisance et veulent lui offrir des présents, c’est alors, à mon avis, que ceux qui donnent ces marques de respect honorent véritablement et que celui qu’ils en jugent digne est réellement honoré. Pour moi, j’estime heureux l’homme ainsi honoré, car je vois qu’au lieu de comploter contre lui, on appréhende qu’il ne lui arrive du mal, et qu’à l’abri de la crainte, de l’envie, du danger, il passe sa vie dans le bonheur, tandis que le tyran, sache-le, Simonide, vit jour et nuit comme s’il était condamné à mort par tout un peuple, à cause de son injustice. » Après avoir écouté toutes ces déclarations, Simonide demanda : « Comment se fait-il, Hiéron, si la tyrannie est une chose si misérable et si tu en es convaincu, que ni toi, ni aucun autre n’ait jamais volontairement abdiqué la tyrannie, dès qu’une fois il en a pris possession ? — C’est justement là, répondit Hiéron, la plus grande misère de la tyrannie : on ne peut pas s’en défaire. Comment un tyran pourrait-il arriver à rembourser ceux qu’il a dépouillés ? Combien d’années de prison lui faudrait-il faire pour compenser les emprisonnements qu’il a commandés ? Combien de vies lui faudrait-il avoir pour les rendre à tous ceux qu’il a tués ? Ah ! Simonide, si quelqu’un a intérêt à se pendre, apprends que, pour moi, il n’est personne qui ait autant d’avantage à le faire que le tyran, puisque lui seul ne gagne rien à garder ni à déposer ses misères. » [8] CHAPITRE VIII. Simonide reprit la parole et dit : «je ne m’étonne plus à présent, Hiéron, que tu sois dégoûté de la tyrannie, puisque, désirant être aimé des hommes, tu la regardes comme un obstacle à ton désir. Cependant, je crois être à même de te prouver que le pouvoir n’empêche pas d’être aimé et qu’il a même, à cet égard, de grands avantages sur la condition privée. Pour examiner si j’ai raison, laissons de côté pour le moment la question de savoir si, parce qu’il est plus puissant, le souverain peut rendre plus de services, et demande-toi seulement, quand le particulier et le tyran font les mêmes choses, lequel des deux, à services égaux, s’attire plus de reconnaissance. Commençons par des exemples de peu d’importance. Supposons qu’un souverain et un simple particulier rencontrent un homme et le saluent amicalement, quel est alors, selon toi, celui des deux saluts qui sera écouté avec le plus de plaisir ? Et maintenant supposons qu’ils louent tous les deux la même personne, lequel des deux crois-tu qui lui causera le plus de joie par ses éloges ? Que l’un et l’autre l’invitent après un sacrifice, auquel des deux crois-tu qu’elle sera le plus obligée de cet honneur ? Si elle est malade et que tous les deux la soignent également, n’est-il pas évident que ce sont les soins du plus puissant qui lui donneront le plus de joie ? Qu’ils fassent des présents d’égale valeur ; en ce cas encore, n’est-il pas évident que les demi-faveurs du plus puissant ont bien plus de poids que le présent entier du particulier ? Il me semble d’ailleurs que les dieux ont attaché à la personne du souverain une sorte de dignité et de grâce ; car non seulement l’autorité ajoute à la beauté, mais nous avons plus de plaisir à voir un homme, s’il a le pouvoir, que s’il est simple particulier, et nous sommes plus fiers de converser avec nos supérieurs qu’avec nos égaux. Quant aux mignons, qui t’ont suggéré tes plaintes les plus amères contre la tyrannie, ils ne sont nullement choqués par la vieillesse du prince et celui avec lequel ils sont liés peut être laid, ils n’y font pas attention. Le haut rang suffit pour embellir un homme : il empêche de voir les traits déplaisants et fait paraître la beauté plus brillante. Du moment que par des services égaux vous gagnez plus de reconnaissance, comment, quand vous avez beaucoup plus de moyens d’être utiles aux hommes et de faire de plus grandes libéralités, comment ne seriez-vous pas naturellement beaucoup plus aimés que les particuliers ? » Hiéron répliqua vivement : « C’est que, par Zeus, Simonide, nous sommes aussi, bien plus que les particuliers, contraints de faire des choses qui nous rendent odieux. Il nous faut lever des impôts, si nous voulons pourvoir aux dépenses nécessaires ; il faut garder ce qui a besoin d’être gardé, punir les malfaiteurs, empêcher les actes de violence et, s’il faut conduire en hâte une expédition sur terre ou sur mer, il ne faut pas la confier à des gens négligents. Le tyran ne peut pas se passer non plus de mercenaires, et il n’y a pas de charge plus lourde pour les citoyens. Ils s’imaginent qu’on les nourrit, non pour faire respecter les droits de tous, mais pour satisfaire son ambition. » [9] CHAPITRE IX. Simonide lui répondit : « Qu’il faille prendre tous ces soins, Hiéron, je n’en disconviens pas. Mais parmi ces soins, il me semble que les uns produisent inévitablement l’impopularité et que les autres attirent infailliblement la reconnaissance. Enseigner ce qui est bien, dispenser les louanges et les honneurs à ceux qui le pratiquent le mieux, voilà des soins faits pour gagner la reconnaissance ; mais réprimander, contraindre, châtier et punir ceux qui manquent à leur devoir, on ne peut le faire sans se rendre impopulaire. Aussi mon avis est que, lorsqu’il faut user de contrainte, le souverain laisse à d’autres la charge de châtier et qu’il se réserve le privilège de décerner les récompenses. Que ce partage soit bon, c’est ce que démontre l’expérience. Ainsi, lorsqu’on veut faire concourir des choeurs, l’archonte propose des prix, mais il charge les chorèges d’assembler les choeurs, d’autres de les instruire et de réduire à leur devoir ceux qui manquent à leur tâche. Qu’arrive-t-il alors ? C’est que les tâches agréables se font par l’archonte, les tâches ingrates par d’autres. Eh bien, qu’est-ce qui empêche de conduire les autres affaires publiques de la même manière ? Toutes les cités sont divisées en tribus, en mores, en loches, et chacun de ces corps a ses chefs. Si donc on leur proposait des prix, comme aux choeurs, pour la beauté des armes, pour la discipline, la science équestre, la vaillance à la guerre, la loyauté commerciale, il est à croire que l’émulation les engagerait à s’entraîner vigoureusement dans toutes ces branches d’activité, et certainement, avec la récompense en vue, ils iraient avec plus d’empressement où le devoir les appellerait et paieraient plus vite les taxes de guerre, quand l’occasion l’exigerait. L’agriculture elle-même, la plus utile de toutes les occupations, mais où l’émulation n’intervient guère d’ordinaire, ferait de grands progrès, si l’on établissait, dans les fermes et dans les villages, des prix pour ceux qui travailleraient le mieux la terre ; et ceux des citoyens qui s’y adonneraient vigoureusement en retireraient de grands profits. Leurs revenus s’accroîtraient et la tempérance se trouverait chez eux plus étroitement unie à l’amour du travail. L’idée de mal faire vient moins aux gens occupés. « Comme le négoce aussi est profitable à l’État, en récompensant ceux qui s’y montrent les plus actifs, le nombre des marchands augmenterait à proportion. Et si l’on était sûr que celui qui trouverait quelque nouveau revenu qui ne contrariât personne serait récompensé par l’État, la recherche ici non plus ne chômerait pas. En un mot, si dans toutes les branches d’activité, on était assuré que l’auteur d’une invention utile ne restât pas sans récompense, cette certitude engagerait beaucoup de gens à se faire une étude de chercher quelque amélioration ; et lorsque plusieurs sont occupés à la recherche des choses utiles, on en trouve et réalise nécessairement davantage. « Si tu crains, Hiéron, qu’en proposant des prix en beaucoup de matières, tu n’aies beaucoup de dépenses à faire, considère qu’il n’y a pas de denrées à meilleur marché que celles qui s’achètent par ces prix. Vois dans les concours hippiques, gymniques et chorégiques, combien sont chétifs les prix qui provoquent des dépenses immenses, des travaux sans nombre et des soins innombrables. [10] CHAPITRE X. Hiéron reprit : « Sans doute, Simonide, ce que tu viens de dire me paraît juste ; mais à propos des mercenaires, peux-tu me dire comment je pourrais les employer sans m’exposer à l’impopularité ? ou bien prétends-tu qu’un prince qui a gagné l’affection de ses sujets n’aura plus besoin de gardes ? — Non, par Zeus, répliqua Simonide ; il en aura toujours besoin ; car je sais qu’il en est de certains hommes comme des chevaux : plus ils ont de quoi satisfaire leurs besoins, plus ils sont portés à la violence. Rien ne peut mieux assagir de telles gens que la crainte des gardes. Quant aux bons citoyens, tu n’as pas de meilleur moyen de leur rendre service que tes mercenaires. Tu les entretiens sans doute, toi, comme les autres, pour la garde de ta personne. Mais comme il est arrivé souvent que des maîtres ont été assassinés par leurs esclaves, tu devrais tout d’abord faire un devoir à tes mercenaires d’agir comme s’ils étaient les gardiens de toute la communauté et de prêter main-forte à tous les citoyens, dès qu’ils ont vent de quelque méfait semblable. D’autre part, comme il est notoire qu’il y a des malfaiteurs dans toutes les cités, tu pourrais charger tes mercenaires d’avoir aussi l’oeil sur eux, et tes sujets se rendraient compte que cela aussi est un service qu’ils leur doivent. Ce n’est pas tout : ces gardes pourraient naturellement donner la confiance et la sécurité la plus complète aux travailleurs des champs et aux bestiaux, à la fois dans tes domaines et dans toute la campagne. Ils peuvent encore assurer aux citoyens le loisir de vaquer à leurs affaires personnelles, en gardant les postes avantageux. En outre, si l’ennemi médite une attaque secrète et soudaine, qui est plus à même de la pressentir et de la prévenir qu’une force armée permanente et organisée ? Et en cas de guerre, qu’y a-t-il de plus utile aux citoyens qu’un corps de mercenaires ? Ils sont naturellement les premiers prêts à affronter la fatigue et le danger et à prendre la garde. Enfin cette force armée permanente n’inspire-t-elle pas forcément aux États voisins un désir plus ardent de garder la paix ? car rien n’égale un corps de troupes réglées pour protéger les biens de ses amis et traverser les desseins de l’ennemi. Or lorsque les citoyens se seront convaincus que ces mercenaires ne font aucun tort aux honnêtes gens et tiennent en échec ceux qui veulent faire du mal, qu’ils portent secours aux opprimés, qu’ils veillent et s’exposent au danger pour les citoyens, comment pourraient-ils ne pas contribuer de bon coeur à leur entretien ? Ne nourrissent-ils pas dans leur maison des gardiens pour des objets moins importants ? » [11] CHAPITRE XI. « Tu ne dois pas non plus, Hiéron, balancer à dépenser pour le bien commun une partie de ta fortune particulière. Car j’estime que les dépenses faites pour l’État sont plus nécessaires que celles qui sont faites pour le tyran. Entrons dans le détail. Tout d’abord penses-tu qu’un palais embelli à grands frais te ferait plus d’honneur qu’une ville entière munie de remparts, de temples, de galeries, de places et de ports ? Paré des armes les plus formidables, paraîtrais-tu plus terrible aux ennemis que si ta ville tout entière était bien armée ? Crois-tu que tes revenus seraient plus grands, si tu te bornais à faire valoir tes biens personnels que si tu trouvais le moyen de faire valoir les biens de tous les citoyens ? L’occupation la plus belle et la plus magnifique de toutes, selon l’opinion générale, c’est l’élevage des chevaux pour les courses de chars. Crois-tu qu’il serait plus glorieux pour toi d’être celui de tous les Grecs qui nourrirait et enverrait aux concours le plus grand nombre d’attelages que si le plus grand nombre des éleveurs et le plus grand nombre des concurrents venaient de ton État ? Et quelle est, à ton avis, la plus belle victoire, celle que tu gagnes par l’excellence de ton attelage, ou par le bonheur de la cité que tu commandes ? Pour moi, je prétends qu’il ne sied même pas à un tyran d’entrer en concurrence avec des particuliers. Vainqueur, tu ne seras pas admiré, mais envié, parce que tu auras dépouillé un grand nombre de maisons pour fournir à tes dépenses ; vaincu, tu seras le plus ridicule des hommes. Je te le dis, Hiéron, c’est contre d’autres chefs d’État qu’il te faut concourir, et, si tu rends la ville que tu gouvernes la plus heureuse, tu peux être assuré que tu seras vainqueur dans le concours le plus beau et le plus magnifique qui soit au monde. Tout d’abord tu obtiendras tout de suite l’affection de tes sujets, objet de tes désirs. Ensuite ta victoire ne sera point proclamée par un seul héraut, mais tous les hommes célébreront ta vertu. Point de mire de tous les yeux, tu seras chéri non seulement par les particuliers, mais encore par beaucoup d’États ; tu seras admiré non seulement dans ta maison, mais encore en public parmi tous les hommes. Tu pourras en toute sécurité aller où tu voudras pour satisfaire ta curiosité, tu pourras même la satisfaire sans sortir de chez toi. Car ce sera dans ta maison un défilé perpétuel de gens empressés à te montrer ce qu’ils auront trouvé d’ingénieux, de beau et de bon, et d’autres encore, désireux de te servir. Tout homme présent te sera dévoué, tout absent désirera te voir, et tu seras non seulement chéri, mais aimé d’amour. Pour les beaux jeunes gens, loin de les solliciter, tu auras à souffrir leurs sollicitations ; tu n’auras plus à craindre, mais tout le monde craindra qu’il ne t’arrive quelque malheur. Tes sujets t’obéiront sans contrainte et tu les verras veiller d’eux-mêmes sur tes jours. En cas de danger, ils ne seront pas seulement des alliés, mais tu les verras, pleins de zèle, te faire un rempart de leur corps. Comblé de présents, tu ne manqueras pas d’amis à qui en faire part. Tous se réjouiront de ta prospérité, tous combattront pour défendre tes intérêts comme les leurs. Pour trésors, tu auras tous les biens de tes amis. Courage donc, Hiéron, enrichis tes amis, tu t’enrichiras toi même ; accrois ton État, tu accroîtras ta force, gagne-lui des alliés. Regarde ta patrie comme ta maison, tes concitoyens comme des camarades, tes amis comme tes enfants, tes enfants comme ta propre vie, et essaye de les vaincre tous par tes bienfaits. Car si tu l’emportes par tes bienfaits sur tes amis, tu n’as pas à craindre que les ennemis puissent te résister. Si tu fais tout ce que je viens de te dire, sache que tu auras acquis le bien le plus beau et le plus précieux du monde : tu seras heureux sans être envié. »